Emma Goldman
Le patriotisme
Une menace contre la liberté
Qu’est-ce que le patriotisme ? Est-ce le fait d’aimer le lieu où l’on est né, l’endroit où se sont déployés les rêves et les espoirs de notre enfance, nos aspirations les plus profondes ? Est-ce l’endroit où, dans notre naïveté enfantine, nous regardions les nuages défiler dans le ciel à vive allure en nous demandant pourquoi nous ne pouvions nous déplacer aussi rapidement ? Le lieu où nous comptions des milliers d’étoiles scintillantes, effrayés à l’idée que chacune d’entre elles puisse être l’un des yeux du Seigneur et fût capable de percer les grands secrets de notre petite âme ? L’endroit où nous écoutions le chant des oiseaux, et désirions ardemment avoir des ailes pour voler, tout comme eux, vers de lointaines contrées ? Ou celui où nous nous asseyions sur les genoux de notre mère, fascinés par des contes merveilleux relatant des exploits inouïs et d’incroyables conquêtes ? En résumé, le patriotisme se définit-il par l’amour pour un morceau de cette terre où chaque centimètre carré représente des souvenirs précieux, chers à notre cœur, et qui nous rappelle une enfance heureuse, joyeuse, espiègle ?
Si c’était cela le patriotisme, il serait difficile de faire appel à ces sentiments aujourd’hui en Amérique : en effet, nos terrains de jeux ont été transformés en usines, en fabriques et en mines, et le vacarme assourdissant des machines a remplacé la musique des oiseaux. Il ne nous est plus possible d’écouter de belles histoires, de rêver à de nobles exploits, car aujourd’hui nos mères ne nous parlent plus que de leurs peines, leurs larmes et leur douleur.
Alors, qu’est-ce que le patriotisme ? « Le patriotisme, monsieur, est l’ultime ressource des vauriens», a déclaré le Dr Johnson. Léon Tolstoï, le plus célèbre des antipatriotes de notre époque, le définit ainsi : le patriotisme est un principe qui justifie l’instruction d’individus qui commettront des massacres de masse ; un commerce qui exige un bien meilleur outillage pour tuer d’autres hommes que la fabrication de produits de première nécessité — chaussures, vêtements ou logements ; une activité économique qui garantit de bien meilleurs profits et une gloire bien plus éclatante que celle dont jouira jamais l’ouvrier moyen.
Gustave Hervé, un autre grand antipatriote,[1] considère le patriotisme comme une superstition, bien plus dangereuse, brutale et inhumaine que la religion. La superstition de la religion provient de l’incapacité de l’homme à expliquer les phénomènes naturels. En effet, lorsque les hommes primitifs entendaient le roulement du tonnerre ou voyaient des éclairs, ils ne pouvaient leur trouver d’explication. Ils en concluaient donc que, derrière ces phénomènes, se cachait une force plus puissante qu’eux-mêmes. De même, les hommes ont vu une entité surnaturelle dans la pluie et dans les différentes manifestations de la nature. Le patriotisme, quant à lui, est une superstition créée artificiellement et entretenue par tout un réseau de mensonges et de faussetés ; une superstition qui enlève à l’homme tout respect pour lui-même et toute dignité, et accroît son arrogance et son mépris.
En effet, mépris, arrogance et égoïsme sont les trois éléments fondamentaux du patriotisme. Permettez-moi de vous donner un exemple. Suivant la théorie du patriotisme, notre globe serait divisé en petits territoires, chacun entouré d’une clôture métallique. Ceux qui ont la chance d’être nés sur un territoire particulier se considèrent plus vertueux, plus nobles, plus grands, plus intelligents que ceux peuplent tous les autres pays. Et c’est donc le devoir de tout habitant de ce territoire de se battre, de tuer et de mourir pour tenter d’imposer sa supériorité à tous les autres.
Les occupants des autres territoires raisonnent de la même façon, bien sûr. Résultat : dès ses premières années, l'esprit de l’enfant est empoisonné par de véritables récits d’épouvante concernant les Allemands, les Français, les Italiens, les Russes, etc. Lorsque l’enfant atteint l’âge adulte, son cerveau est complètement intoxiqué : il croit avoir été choisi par le Seigneur en personne pour défendre sa patrie contre l’attaque ou l’invasion de n’importe quel étranger. C’est pourquoi tant de citoyens exigent bruyamment que l’on accroisse les forces armées, terrestres ou navales, que l’on construise davantage de bateaux de guerre et de munitions. C’est pourquoi l’Amérique a, en une très courte période, dépensé quatre cents millions de dollars. Réfléchissez à ce chiffre : on a prélevé quatre cents millions de dollars sur les richesses produites par le peuple. Car ce ne sont pas, bien sûr, les riches qui contribuent financièrement à la cause patriotique. Eux, ils ont un esprit cosmopolite et sont à l’aise dans tous les pays. Nous, en Amérique, nous connaissons parfaitement ce phénomène. Les riches Américains sont Français en France, Allemands en Allemagne et Anglais en Angleterre. Et ils gaspillent, avec une grâce toute cosmopolite, des fortunes qu’ils ont accumulées en faisant travailler des enfants américains dans leurs usines et des esclaves dans leurs champs de coton. Leur patriotisme leur permet d’envoyer des messages de condoléances à un despote comme le tsar de Russie, quand il lui arrive malheur, comme par exemple lorsque le président Roosevelt, au nom du peuple américain, a présenté ses condoléances après que l’archiduc Serge eut été abattu par les révolutionnaires russes.
C’est le patriotisme qui aidera le super meurtrier Porfirio Diaz[2] à supprimer des milliers de vies à Mexico, ou fera même arrêter des révolutionnaires mexicains sur notre sol et les enfermera dans des geôles américaines, sans la moindre raison.
Le patriotisme ne concerne pas ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir. C’est un sentiment valable uniquement pour le peuple. Cela me rappelle la phrase historique de Frédéric le Grand, l’ami intime de Voltaire : « La religion est une escroquerie mais il faut l’entretenir pour les masses. »
Le patriotisme est une institution plutôt coûteuse et personne n’en doutera après avoir lu les statistiques suivantes. La progression des dépenses pour les principales armées du monde durant le dernier quart de siècle est tellement fulgurante que ce seul fait devrait faire réagir toute personne s’intéressant tant soit peu aux problèmes économiques. En l’espace de 24 ans, de 1881 à 1905, les dépenses ont évolué de la façon suivante :
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Grande-Bretagne : de 2 101 848 936 de dollars à 4 143 226 885 de dollars.
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France : de 3 324 500 000 à 3 455 109 900 de dollars.
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Allemagne : de 725 000 200 à 2 700 375 600 de dollars.
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États-Unis : de 1 275 500 750 à 2 650 900 450 de dollars.
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Russie : de 1 900 975 500 à 5 250 445 100 de dollars.
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Italie : de 1 600 975 750 à 1 755 500 100 de dollars.
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Japon : de 182 900 500 à 700 925 475 de dollars.
De 1881 à 1905, les dépenses militaires de la Grande-Bretagne ont quadruplé, celles des États-Unis ont triplé, celles de la Russie ont doublé ; quant à celles de l’Allemagne, de la France et du Japon elles ont augmenté respectivement de 35, 15 et 500 %. Si nous comparons les dépenses militaires de ces nations avec leurs dépenses totales pendant cette période de 24 années, l’augmentation est la suivante :
La part des dépenses militaires est passée de 20 à 37 % du budget global en Grande-Bretagne, de 15 à 23 % aux États-Unis, de 16 à 18 % en France, de 12 à 15 % en Italie, de 12 à 14 % au Japon.
D’un autre côté, il est intéressant de noter que la proportion en Allemagne a diminué de 58 à 25 %, baisse due à l’énorme augmentation des dépenses impériales dans d’autres domaines, et au fait que les dépenses militaires pour la période 1901-1905 étaient proportionnellement plus élevées que dans toutes les tranches de 5 ans antérieures.
Les statistiques montrent que les pays où les dépenses militaires représentaient la part la plus importante dans le revenu national total étaient, dans l’ordre, la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Japon, la France et l’Italie.
En ce qui concerne les différentes marines nationales, la progression est également impressionnante. De 1881 à 1905, les dépenses navales ont augmenté de la façon suivante : Grande-Bretagne, 300 % ; France, 60 % ; Allemagne, 600 % ; États-Unis, 525% ; Russie, 300 % ; Italie, 250 % et Japon, 700 %. A l’exception de la Grande-Bretagne, les États-Unis gaspillent plus pour leur marine que n’importe quelle autre nation ; cette dépense représente également une fraction plus importante du budget national que chez toutes les autres puissances. De 1881 à 1905, les dépenses navales des États-Unis sont passées de 6,2 dollars sur 100 consacrés au budget de l’Etat, à 6,6, puis 8,1, 11,7 et enfin 16,4 dollars pour la dernière période (1901-1905). Les chiffres des dépenses pour la période 1905-1910 indiqueront certainement une croissance encore supérieure.
Le coût de plus en plus élevé du militarisme peut être encore illustré si on le calcule comme un impôt affectant chaque contribuable. De 1889 à 1905, en Grande-Bretagne, les dépenses sont passées de 18,47 dollars par habitant à 52,5 dollars ; en France de 19,66 dollars à 23,62 dollars ; en Allemagne, de 10,17 dollars à 15,51 dollars ; aux États-Unis, de 5,62 dollars à 13,64 dollars ; en Russie, de 6,14 dollars à 8,37 dollars ; en Italie, de 9,59 dollars à 11,24 dollars, et au Japon de 86 cents à 3,11 dollars.
Ces calculs montrent à quel point le coût économique du militarisme pèse sur la population. Quelle conclusion tirer de ces données ? L’augmentation du budget militaire dépasse la croissance de la population dans chacun des pays cités ci-dessus. En d’autres termes, les exigences croissantes du militarisme menacent d’épuiser les ressources humaines et matérielles de chacune de ces nations.
L’horrible gâchis qu’entraîne le patriotisme devrait être suffisant pour guérir les hommes, même moyennement intelligents, de cette maladie. Cependant les exigences du patriotisme ne s’arrêtent pas là. On demande au peuple d’être patriote et, pour ce luxe, il paie non pas en soutenant ses « défenseurs», mais en sacrifiant ses propres enfants. Le patriotisme réclame une allégeance totale au drapeau, ce qui implique d’obéir et d’être prêt à tuer son père, sa mère, son frère ou sa sœur.
« Nous avons besoin d’une armée permanente pour protéger le pays contre une invasion étrangère», affirment nos gouvernants. Tout homme et toute femme intelligents sait pourtant qu’il s’agit d’un mythe destiné à effrayer les gens crédules et les obliger à obéir. Les gouvernements de cette planète connaissent parfaitement leurs intérêts respectifs et ne s’envahissent pas les uns les autres. Ils ont appris qu’ils peuvent gagner bien davantage en recourant à l’arbitrage international pour régler leurs conflits qu’en se faisant la guerre et en essayant de conquérir d’autres territoires. En vérité, comme l’a dit Carlyle, « la guerre est une querelle entre deux voleurs trop lâches pour mener leur propre combat ; c’est pourquoi ils choisissent deux jeunes gens issus de villages différents, leur mettent un uniforme sur le dos, leur donnent un fusil et les lâchent comme des bêtes sauvages pour qu’ils s’entre-tuent».
Nul besoin d’être très savant pour trouver une cause identique à toutes les guerres. Prenons la guerre hispano-américaine, censée être un grand événement patriotique dans l’histoire des États-Unis. Comme nos cœurs ont brûlé d’indignation en apprenant les atrocités espagnoles ! Reconnaissons que notre indignation n’a pas éclaté spontanément. Elle a été nourrie par la presse, durant des mois et des mois, et longtemps après que le boucher Weyler[3] eut tué de nombreux nobles Cubains et violé de nombreuses Cubaines.
Néanmoins, rendons justice à la nation américaine : non seulement elle s’est indignée et a montré sa volonté de se battre mais elle a combattu courageusement. Cependant, lorsque la fumée s’est dissipée, que les morts ont été enterrés et que le coût de la guerre est retombé sur le peuple sous la forme d’une augmentation du prix des marchandises et des loyers, lorsque nous avons émergé de notre cuite patriotique, nous avons soudain compris que la véritable cause de la guerre hispano-américaine était le prix du sucre : ou, pour être encore plus explicite, que les vies, le sang et l’argent du peuple américain avaient été utilisés pour protéger les intérêts des capitalistes américains, menacés par le gouvernement espagnol.
Je n’exagère absolument pas. Mon affirmation se fonde sur des faits et des statistiques incontestables, comme le prouve également l’attitude du gouvernement américain face aux travailleurs cubains. Lorsque Cuba s’est trouvée coincée entre les griffes des États-Unis, les soldats envoyés pour libérer Cuba ont reçu l’ordre de fusiller les travailleurs cubains pendant la grande grève des fabriques de cigares, grève qui s’est déroulée peu après la guerre hispano-américaine.
Et nous ne sommes pas les seuls à faire la guerre pour de telles raisons. On commence seulement à dévoiler les véritables motifs de la terrible guerre russo-japonaise qui a coûté tant de sang et de larmes.
Et nous voyons de nouveau que, derrière le cruel Moloch de la Guerre, se tient le dieu encore plus cruel du Commerce. Kouropatkine, le ministre russe de la Guerre durant ce conflit, a révélé le véritable secret qui se cache derrière les apparences. Le tsar et ses grands ducs avaient investi de l’argent dans des concessions coréennes ; ils ont imposé la guerre uniquement dans l’intérêt des fortunes qui étaient en train de s’édifier à toute allure.
La constitution d’une armée permanente est-elle la meilleure façon d’assurer la paix ? Cet argument est absolument illogique : c’est comme si l’on prétendait que le citoyen le plus pacifique est celui qui est le mieux armé. L’expérience montre que des individus armés désirent toujours tester leur force. Il en est de même pour les gouvernements. Les pays véritablement pacifiques ne mobilisent pas leurs ressources et leur énergie dans des préparatifs de guerre, évitant ainsi tout conflit avec leurs voisins.
Ceux qui réclament l’augmentation des moyens de l’armée et de la marine ne pensent à aucun danger extérieur. Ils observent la croissance du mécontentement des masses et de l’esprit internationaliste parmi les travailleurs. Voilà ce qui les inquiète véritablement. C’est pour affronter leur ennemi intérieur que les gouvernants de différents pays se préparent en ce moment ; un ennemi, qui, une fois réveillé, s’avérera plus dangereux que n’importe quel envahisseur étranger.
Les puissants qui ont réduit les masses en esclavage pendant des siècles ont soigneusement étudié leur psychologie. Ils savent que les peuples en général sont comme des enfants dont le désespoir, la peine et les pleurs peuvent se transformer en joie à la vue d’un petit jouet. Et plus le jouet est joliment présenté, plus les couleurs sont vives, plus il plaira à des millions d’enfants.
L’armée et la marine sont les jouets du peuple. Afin de les rendre encore plus attrayants et acceptables, on dépense des centaines et des milliers de dollars pour les exhiber un peu partout. C’est l’objectif que recherchait le gouvernement américain lorsqu’il a équipé une flotte et l’a envoyée croiser le long des côtes du Pacifique, afin que chaque citoyen américain puisse être fier des exploits techniques des Etats-Unis. La ville de San Francisco a dépensé cent mille dollars pour l’amusement de la flotte, Los Angeles soixante mille, Seattle et Tacoma environ cent mille dollars. Pour amuser la flotte, ai-je dit ? Pour offrir de la bonne chère et des vins fins à quelques officiers supérieurs pendant que les « braves trouffions » devaient se mutiner pour obtenir une nourriture décente. Oui, deux cent soixante mille dollars ont été dépensés pour financer des feux d’artifice, des spectacles et des festivités, à un moment où des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, dans tout le pays, crevaient de faim dans les rues, à un moment où des centaines de milliers de chômeurs étaient prêts à vendre leur travail à n’importe quel prix.
Deux cent soixante mille dollars ! Que de choses on aurait pu accomplir avec une somme aussi énorme ! Mais, plutôt que de leur donner un toit et de les nourrir correctement, on a préféré emmener les enfants de ces villes assister aux manœuvres de la flotte, car ce spectacle, comme l’a dit un journaliste, laissera « un souvenir ineffable dans leur mémoire».
Quel merveilleux souvenir, n’est-ce pas ! Tous les ingrédients nécessaires à un massacre civilisé. Si l’esprit des enfants est intoxiqué par de tels souvenirs, quel espoir y a-t-il pour l’avènement d’une véritable fraternité humaine ?
Nous, les Américains, prétendons aimer la paix. Il paraît que nous détestons verser le sang, que nous sommes opposés à la violence. Et pourtant nous sautons de joie lorsque nous apprenons que des machines volantes pourront balancer des bombes bourrées de dynamite sur des citoyens sans défense. Nous sommes prêts à pendre, électrocuter ou lyncher toute personne qui, poussée par la nécessité économique, risquera sa propre vie en attentant à celle d’un magnat industriel. Cependant nos cœurs se gonflent d’orgueil à la pensée que l’Amérique deviendra la nation la plus puissante de la terre, et qu’elle écrasera de son talon de fer les autres nations.
Telle est la logique du patriotisme.
Si le patriotisme nuit au commun des mortels, ce n’est rien en comparaison des dommages et blessures qu’il inflige au soldat lui-même, cet homme trompé, victime de la superstition et de l’ignorance. Qu’offre le patriotisme au sauveur de son pays, au protecteur de sa nation ? Une vie d’esclave soumis, de dépravation durant la paix ; une vie de danger, de risques mortels et de mort durant la guerre.
Au cours d’une récente tournée de lectures à San Francisco, j’ai visité le Presidio,un endroit merveilleux qui surplombe la baie et le parc du Golden Gate.On aurait pu y installer des terrains de jeux pour les enfants, des jardins et des orchestres pour divertir la population. Au lieu de cela, on y a bâti une caserne constituée de bâtiments horribles, gris et ternes, bâtiments dans lesquels les riches ne laisseraient même pas leurs chiens dormir.
Dans ces misérables baraquements on entasse des soldats comme du bétail ; ils perdent leur temps et leur jeunesse à cirer les bottes et les boutons de leurs officiers supérieurs. Là, aussi, j’ai pu observer les différences de classes : les robustes fils d’une République libre, disposés en rang comme des prisonniers, sont obligés de saluer chaque fois qu’un avorton galonné passe devant eux. Ah ! comme l’égalité américaine dégrade l’humanité et exalte l’uniforme !
L’armée tend à rendre le soldat inapte à travailler lorsqu’il quitte ses rangs. Il est rare que des hommes qualifiés s’engagent mais quand il arrive qu’ils le fassent, au bout de quelques années d’expérience militaire, ils ont du mal à reprendre leurs occupations antérieures. Ayant pris goût à l’oisiveté, à certaines formes d’excitation et d’aventure, aucune occupation pacifique ne peut plus les satisfaire. Dégagés de leurs obligations militaires, ils deviennent incapables d’effectuer le moindre travail utile. Mais habituellement le recrutement se fait surtout parmi la racaille ou est proposé à des prisonniers que l’on libère dans ce but. Ceux-ci acceptent soit pour survivre, soit parce qu’ils sont poussés par leurs inclinations criminelles. Il est bien connu que nos prisons regorgent d’ex-soldats, tandis que, d’un autre côté, l’armée et la marine accueillent beaucoup d’ex-condamnés. Ces individus-là, lorsqu’ils ont fini leur temps, retournent à leur vie criminelle antérieure, encore plus violents et dépravés qu’avant.
De tous les phénomènes négatifs que je viens de décrire, aucun ne me semble plus nuisible à l’intégrité humaine que les conséquences du patriotisme pour le deuxième classe Willam Buwalda. Parce qu’il a commis la folie de croire que l’on peut être un soldat et exercer ses droits d’être humain, les autorités militaires l’ont sévèrement puni. Certes, il avait servi son pays pendant quinze ans, pendant lesquels son dossier avait été impeccable.
Selon le général Funston, qui a réduit la condamnation de Buwalda à trois ans de prison, « le premier devoir d’un officier ou d’un engagé est d’obéir aveuglément et loyalement au gouvernement. Le fait qu’il approuve ou non le gouvernement n’entre pas en ligne de compte». Cette déclaration éclaire le véritable caractère de l’allégeance patriotique. Selon le général Funston, le fait d’entrer dans l’armée annule les principes de la Déclaration d’indépendance.
A quel étrange résultat aboutit ce patriotisme qui transforme un être pensant en une machine loyale !
Pour justifier la scandaleuse condamnation de Buwalda, le général Funston explique aux Américains que ce soldat a commis « un crime grave qui équivaut à la trahison». De quoi s’agit-il exactement ? William Buwalda a assisté à un meeting de 1 500 personnes qui s’est déroulé à San Francisco. Après quoi — ô horreur ! — il a serré la main de l’oratrice : Emma Goldman. Un terrible crime, effectivement, que le général Funston qualifie de « grave crime militaire, infiniment plus grave que la désertion» !
Quel argument plus accablant peut-on invoquer contre le patriotisme que le fait de stigmatiser cet homme comme un criminel, de le jeter en prison et de lui dérober le fruit de quinze années de bons et loyaux services ?
Buwalda a donné à son pays les meilleures années de sa vie adulte. Mais tout cela ne compte pas. Comme tous les monstres insatiables, le patriotisme inflexible exige un dévouement absolu. Il n’admet pas qu’un soldat est aussi un être humain, qu’il a le droit d’avoir ses opinions et sentiments personnels, ses penchants et ses idées propres. Non, le patriotisme ne l’admet pas. Buwalda a dû apprendre cette leçon, à un prix élevé, mais pas inutile. Lorsqu’il est sorti de prison, il avait perdu sa position dans l’armée, mais il avait reconquis le respect de lui-même. Après tout, cela vaut bien trois ans de prison.
Un journaliste a récemment publié un article sur le pouvoir qu’exercent les militaires allemands sur les civils. Ce monsieur pense, notamment, que si notre République n’avait pas d’autre fonction que de garantir à tous les citoyens des droits égaux, son existence serait déjà pleinement justifiée. Je suis convaincue que ce journaliste ne se trouvait pas dans le Colorado, pendant le régime patriotique du général Ball. Il aurait probablement changé d’avis s’il avait vu la façon dont, au nom du patriotisme et de la République, on jetait des hommes dans des cellules communes, puis on les en faisait sortir pour leur faire traverser la frontière et les soumettre à toutes sortes de traitements indignes. Et l’incident survenu au Colorado n’est pas un incident isolé dans le développement du pouvoir militaire aux États-Unis. Il est rarement qu’une grève survienne sans que l’armée ou les milices ne viennent au secours des possédants, et alors ces hommes agissent de façon aussi arrogante et brutale que ceux qui portent l’uniforme du Kaiser. De plus nous avons la loi militaire Dick. Ce journaliste l’a-t-il oublié ?
Le grand problème avec les journalistes est que, généralement, ils ignorent les événements courants ou que, manquant d’honnêteté, ils ne les évoquent jamais. Et c’est ainsi que la loi militaire Dick a été introduite précipitamment devant le Congrès, sans être vraiment discutée et sans qu’on en parle dans la presse. Cette loi donne au Président le droit de transformer un paisible citoyen en un tueur assoiffé de sang, en théorie pour défendre son pays, en réalité pour protéger les intérêts du parti dont le Président est le porte-parole.
Notre journaliste prétend que le militarisme ne pourra jamais acquérir autant de pouvoir en Amérique que dans d’autres pays, puisque que nous ne connaissons pas la conscription obligatoire comme dans l’Ancien Monde. Ce monsieur oublie deux faits très importants. Tout d’abord cet enrôlement a créé en Europe une profonde haine contre le militarisme, haine enracinée dans toutes les classes de la société. Des milliers de jeunes recrues protestent au moment de leur incorporation et, une fois dans l’armée, ils essaient souvent, par tous les moyens, de déserter. Deuxièmement, notre journaliste ne tient pas compte du fait que la conscription obligatoire a créé un mouvement antimilitariste très important, que les puissances européennes craignent plus que tout. En effet, le militarisme est le rempart le plus solide du capitalisme. Dès qu’il sera ébranlé, le capitalisme vacillera sur ses bases. Certes, en Amérique, nous n’avons pas de service militaire obligatoire, les hommes ne sont pas obligés de s’enrôler dans l’armée, mais nous avons développé une force bien plus exigeante et rigide : la nécessité. Durant les crises économiques, le nombre d’engagés ne monte-t-il pas en flèche ? Le métier de militaire est peut-être moins lucratif ou honorable que d’autres, mais il vaut mieux être soldat que d’errer dans tout le pays à la recherche d’un travail, de faire la queue dans une soupe populaire, ou de dormir dans des asiles de nuit. Après tout, un soldat touche actuellement 13 dollars par mois, mange trois repas par jour et bénéficie d’un endroit où dormir. Cependant la nécessité n’est pas un facteur assez puissant pour humaniser l’armée. Pas étonnant que nos autorités militaires se plaignent de la « mauvaise qualité » des éléments qui s’engagent. Cet aveu est très encourageant. Il prouve que l’esprit d’indépendance et l’amour de la liberté sont encore suffisamment répandus chez les Américains pour les inciter à préférer crever de faim plutôt que d’endosser l’uniforme.
Les hommes et les femmes qui réfléchissent dans ce monde commencent à comprendre que le patriotisme est une conception trop étroite et limitée pour répondre aux besoins de notre époque. La centralisation du pouvoir a créé un sentiment international de solidarité parmi les nations opprimées du monde, solidarité qui révèle une plus grande communauté d’intérêts entre les ouvriers américains et leurs frères de classe à l’étranger, qu’entre un mineur américain et son compatriote qui l’exploite, une solidarité qui ne craint aucune invasion étrangère, parce qu’elle amènera tous les ouvriers à dire un jour à leurs patrons : « Allez vous faire tuer, si vous en avez envie. Nous, cela fait trop longtemps que nous nous battons à votre place. »
Cette solidarité éveille également la conscience des soldats, qui font aussi partie de la grande famille humaine. Cette solidarité s’est avérée infaillible plus d’une fois durant les luttes passées, et elle a poussé les soldats parisiens, durant la Commune de 1871, à refuser d’obéir quand on leur a ordonné de tirer sur leurs frères. Elle a donné du courage aux marins qui se sont récemment mutinés sur les bateaux de guerre russes. Et elle provoquera un jour le soulèvement de tous les opprimés et la révolte contre leurs exploiteurs internationaux.
Le prolétariat européen a compris la grande force de cette solidarité et a donc commencé une guerre contre le patriotisme et son spectre, le nihilisme. Des milliers d’hommes remplissent les prisons de France, d’Allemagne, de Russie et des pays scandinaves parce qu’ils ont osé défier une très ancienne superstition. Et ce mouvement ne se limite pas à la classe ouvrière, il concerne toutes les catégories sociales, ses principaux porte-parole sont des hommes et des femmes éminents dans le domaine des arts, des sciences et des lettres.
L’Amérique empruntera un jour le même chemin. L’esprit du militarisme envahit déjà tous les domaines de la vie sociale. Je suis convaincue que le militarisme deviendra un danger plus important en Amérique que n’importe où dans le monde, parce que le capitalisme sait corrompre ceux qu’il souhaite détruire.
Le processus est déjà enclenché dans les écoles. Évidemment, le gouvernement défend la vieille conception jésuitique : « Donnez-moi l’esprit d’un enfant et je le façonnerai. » On apprend aux enfants l’intérêt des tactiques militaires, on leur vante les grandes victoires, et les esprits jeunes sont pervertis dans l’intérêt du gouvernement. De plus, on édite de superbes affiches pour inciter les jeunes du pays à s’engager. « Une occasion de parcourir le monde ! » crient les larbins du gouvernement. Et c’est ainsi que l’on force moralement des jeunes innocents à se fourvoyer dans le patriotisme et que le Moloch militaire continue à conquérir la nation.
Lors des grèves, l’ouvrier américain a terriblement souffert des interventions des soldats, qu’ils soient envoyés contre lui par l’État local ou par le gouvernement fédéral. Il est donc tout à fait normal que l’ouvrier méprise les parasites en uniforme et manifeste son opposition contre eux. Cependant, il ne suffira pas d’une simple diatribe pour résoudre ce grave problème. Nous avons besoin d’une propagande qui fasse l’éducation du soldat : une littérature antipatriotique qui l’éclaire sur les véritables horreurs de son métier, et lui fasse prendre conscience de sa relation avec ceux dont le travail lui permet d’exister. C’est précisément ce dont les autorités ont le plus peur. Un soldat qui assiste à une réunion révolutionnaire commet déjà un crime de haute trahison. Il est certain qu’ils condamneront également à la même peine un soldat qui lira une brochure révolutionnaire. L’autorité n’a-t-elle pas, depuis des temps immémoriaux, dénoncé comme une trahisontout pas vers le progrès ? Ceux qui luttent sérieusement pour la reconstruction sociale sont parfaitement capables de mener à bien cette tâche, car il est probablement plus important de porter le message de la vérité dans les casernes que dans les usines.
Une fois que nous aurons dévoilé le mensonge patriotique, nous aurons ouvert la voie à l’avènement de la grande structure où toutes les nationalités s’uniront dans une fraternité universelle : une société véritablement libre.
[1] Gustave Hervé (1871-1944). Radié de l’université pour ses positions antimilitaristes en 1901, il fonde l’hebdomadaire La Guerre socialeen 1906, publication qui tire jusqu’à 60 000 exemplaires avant-guerre. En 1914 il devient ultrapatriote, puis glisse de plus en plus à droite jusqu’à fonder un petit parti fasciste favorable à Mussolini ! [Note du traducteur.]
[2] Porfirio Diaz (1830-1915). Colonel qui se couvre de gloire en luttant contre l’invasion française et l’Empire de Maximilien entre 1862 et 1867. Dictateur-président élu plusieurs fois entre 1884 et 1910. Démissionne face à la révolution en mai 1911. [Note du traducteur.]
[3] Valeriano Weyler y Nicolau (1838-1930). Général espagnol qui écrasa à deux reprises des mouvements dirigés contre la domination espagnole, à Cuba (1868-1872 et 1896-1897) mais aussi aux Philippines en 1888. Ses méthodes sanguinaires servirent de prétexte à la guerre hispano-américaine. Commandant en chef de l’armée espagnole en 1921-1923. [Note du traducteur.]