Emma Goldman
Le broyeur politique soviétique
Quinze ans ont passé depuis que le camarade A Chapiro [Schapiro], mon vieil ami Alexandre Berkman, qui m’a maintenant quitté, et moi même, avons quitté la Russie pour révéler à l’opinion mondiale le broyeur politique que nous y avons découvert. Ce ne fut qu’après un long débat[1] que nous avons décidé de le faire. Car nous savions parfaitement le prix que nous allions devoir payer pour parler ouvertement des terribles persécutions politiques qui étaient le lot quotidien dans la prétendue République Socialiste. Le prix que nous avons payé pour notre détermination a été assez élevé mais il ne fut rien comparé à l’avalanche d’insultes et de calomnies déversées contre moi, lorsque mes dix premiers articles apparurent publiquement dans la presse. Puisque je l’avais prévu ainsi, je n’ai pas été choquée plus que cela du fait que mes propres camarades interprétèrent mal ce que j’avais à dire et la motivation qui m’avait conduite à publier dans le New York World. Je me préoccupais encore moins du poison distillé contre moi par les communistes de Russie, d’Amérique et d’ailleurs.[2]
Alors même que nous étions encore en Russie , nous avions protesté contre le broyeur dont nous constations la sinistre puissance. En ce qui me concerne, et en ce qui concerne mon camarade Alexandre Berkman, nous avons saisi toutes les occasions pour nous adresser à chaque dirigeant bolchevique ; pour plaider en faveur des malheureuses victimes de la Tcheka. Invariablement, on nous disait :
« Attendez jusqu’à ce que la situation sur les fronts soit réglée et vous verrez que la plus grande liberté politique sera instituée en Russie Soviétique. »
Cette assurance nous fut répétée tant et tant de manière si convaincante que nous avons commencé à nous demander si nous avions réalisé les effets de la révolution sur les droits des individus en ce qui concerne les opinions politiques. Nous avons décidé d’attendre. Mais les semaines et les mois passèrent et il n’y avait aucun répit dans l’extermination inexorable de tous ceux qui osaient exprimer leur désaccord, même le plus infime, avec les méthodes de l’État Communiste. Ce ne fut qu’après le massacre de Kronstadt, que nous, nos camarades Alexandre Berkman et Alexander Chapiro [Schapiro], avons pensé que nous n’avions pas le droit d’attendre plus longtemps, qu’il devenait impératif pour nous, vieux révolutionnaires, de crier la vérité publiquement. Nous avons attendu néanmoins que la situation sur les fronts soit réglée, bien que cela ait été plutôt difficile de rester silencieux après que 400 prisonniers politiques aient été transférés de force de la prison de Boutirka et envoyés dans des endroits reculés, et lorsque que Fanny Baron[3] et Tcherny [Lev Cherny] furent assassinés. Le jour tant attendu arriva enfin, les fronts étaient victorieux. Mais l’engrenage du broyeur tournait encore et des milliers de personnes étaient écrasées dans ses rouages.
C’est alors que nous sommes parvenus à la conclusion que les promesses soviétiques qui nous avaient été réitérées encore et encore, étaient semblables à toutes les promesses émises par le Kremlin — une coquille vide. Nous avons conclu, par conséquent, que notre devoir envers nos camarades, envers toutes les victimes politiques révolutionnaires persécutées, ouvriers et paysans de Russie, était de partir à l’étranger et de rendre publiques nos découvertes devant l’opinion mondiale. A partir de ce moment, jusqu’en 1930, le camarade Berkman a travaillé infatigablement en faveur des prisonniers politiques et en collectant des fonds pour les maintenir en vie dans les tombes où ils étaient enterrés vivants. Après cela, les camarades [Rudolf] Rocker, [Senya] Fleschin, Mollie Alperine [Steimer], Dobinski [Jacques Doubinsky] et de nombreux autres ont repris le travail que notre cher Alexandre avait été obligé d’abandonner. Je peux affirmer que, jusqu’à ce jour, les efforts dévoués pour apporter à nos malheureux camarades en Union Soviétique un peu de joie et de réconfort, n’ont jamais cessé, et démontrent simplement ce qu’est capable de réaliser le dévouement, l’amour et la solidarité.
Pour être juste avec les dirigeants du gouvernement soviétique, on doit dire qu’il y avait encore un semblant de fair play du temps où Lénine était encore en vie. Certes, c’est lui qui a dit que les anarcho-syndicalistes et les anarchistes n’étaient rien d’autre que des petits-bourgeois, et qu’ils devaient être exterminés. Néanmoins, il est vrai que ses victimes politiques étaient condamnées pour des durées définies et qu’on leur laissait l’espoir qu’elles seraient libérées une fois leur peine purgée. Depuis l’arrivée au pouvoir de Staline, cette lueur d’espoir, si essentielle aux personnes emprisonnées pour un idéal, et si nécessaire pour soutenir leur moral, a été supprimée.
Staline, fidèle à la signification de son nom,[4] ne pouvait pas supporter l’idée que, des gens condamnés à cinq ou dix ans de prison, pouvaient garder l’espoir qu’ils retrouveraient un jour la liberté. Sous sa poigne de fer, ceux dont les peines expirent sont condamnés à nouveau et expédiés dans un autre camp de concentration. Nous avons donc aujourd’hui de nombreux camarades qui ont été poussés d’exil en exil depuis 15 ans. Et il n’y a aucune fin en vue. Mais devrions-nous être surpris par le broyage permanent que Staline a inauguré pour des opposants tels que les anarchistes et les révolutionnaires socialistes ? Il a prouvé qu’il était aussi cruel envers ses anciens camarades qu’avec les autres qui osent douter de sa sagesse. La dernière purge, semblable en tout point avec celle de Hitler [écrit à la main ajouté en marge] et la dernière victime arrêtée et peut-être exilée, Zensl Muehsam, devrait démontrer à tous ceux encore capables de réfléchir, que Staline est déterminé à exterminer tous ceux qui ont regardé dans son jeu. Nous ne devons pas espérer, par conséquent, que nos camarades anarchistes et tous les autres révolutionnaires de gauche soient épargnés.
J’écris de Barcelone, le siège de la révolution espagnole. Si j’avais jamais cru, même un instant, l’explication des dirigeants soviétiques que la liberté politique était impossible pendant une période révolutionnaire, mon séjour en Espagne, m’aurait totalement détrompée ! L’Espagne aussi est aux prises avec une guerre civile sanglante, elle est entourée d’ennemis, à l’intérieur et à l’extérieur. Non, pas seulement par des ennemis fascistes, mais par toutes sortes d’adversaires politiques, qui sont plus acharnés contre l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme, sous le nom de la CNT et de la FAI, qu’ils ne le sont contre le fascisme. Néanmoins, malgré le danger qui menace la révolution espagnole, qui rôde à chaque coin de rue de chaque ville, malgré l’impérative nécessité de concentrer toutes les forces pour gagner la guerre contre le fascisme, il est surprenant de trouver ici plus de liberté politique que n’en ont jamais rêvé Lénine et ses camarades.
Bien au contraire, la CNT-FAI, les organisations les plus puissantes en Catalogne, représente l’extrême opposé.Les républicains, les socialistes, les communistes, les trotskistes, tous, en fait, défilent quotidiennement dans les rues, lourdement armés et leurs bannières au vent. Ils ont pris possession des maisons les plus confortables de l’ancienne bourgeoisie. Ils publient allègrement leurs journaux et organisent d’imposants rassemblements, Et pourtant la CNT-FAI n’a pas une seule fois suggéré que ses alliés profitent trop de la tolérance des anarchistes en Catalogne. Autrement dit, nos camarades démontrent qu’ils préféreraient accorder à leurs alliés le même droit à la liberté qu’ils s’accordent à eux-mêmes plutôt que d’établir une dictature et un engrenage politique qui broierait tous leurs opposants.
Oui, 15 années ont passé. D’après les bonnes nouvelles de Russie entendues à la radio, dans la presse communiste et à chaque occasion : « La vie est joueuse et splendide » dans la République. Staline n’a t-il pas inventé ce slogan et n’a t-il pas été répété encore et encore. « La vie est joueuse et splendide. » Pas pour les dizaines de milliers de victimes politiques dans les prisons et les camps de concentration. Des anarchistes, des socialistes, des communistes, des intellectuels, des quantités d’ouvriers et des dizaines de milliers de paysans ignorent tout de la joie et de la splendeur nouvelle proclamée par le Torquemada sur le trône communiste. Leur vie, lorsqu’ils sont encore en vie, s’écoule sans espoir, terne, comme un purgatoire quotidien sans fin.
Une raison de plus pour nous, camarades, et pour tous les libertaires sincères, de continuer à travailler pour les prisonniers politiques en Union Soviétique. Je ne fais pas appel aux libertaires qui crient d’une voix enrouée contre le fascisme et les violences politiques dans leurs propres pays mais qui restent silencieux devant les persécutions continuelles et l’extermination des vrais révolutionnaires en Russie. Leurs sens se sont émoussée. Ils n’entendent donc pas les voix qui s’élèvent vers le ciel venant du cœur et des gorges étouffées des victimes du broyeur politique. Ils ne réalisent pas que leur silence est une sorte de consentement et qu’ils sont donc responsables des agissements de Staline. Ils sont irrécupérables. Mais les libertaires, qui s’opposent à toutes les formes de fascisme et de dictature, peu importe sous quel drapeau, doivent continuer à susciter l’intérêt et la sympathie de l’opinion envers le destin tragique des prisonniers politiques russes.
Emma Goldman, Barcelone, 9 Dec. 36 [Écrit à la main.]
[1] « It was only after a long conflict. » La traduction aurait pu être "désaccord". Alexandre Berkman fut certainement plus réticent que Emma Goldman à accepter de voir la nature de la révolution bolchevique. Ce fut la répression de Kronstadt qui lui a ouvert définitivement les yeux. Mais il y eut probablement conflit avec Goldman, au sens premier du terme, comme le montre une lettre de cette dernière à Berkman :
« ...Ne l’ai-je pas vu en Russie, lorsque tu m’a combattu becs et ongles parce que je ne voulais pas tout encaisser au nom de la révolution ? Combien de fois m’as tu jeté à travers la figure que je n’étais qu’une révolutionnaire de salon ? Que la fin justifie les moyens, que l’individu ne compte pas, etc. » (Emma Goldman à Alexander Berkman, 23 novembre 1928.) [NDT]
[2] Voir Emma Goldman (Un Éditorial) Publié dans Workers’ Challenge [New York], vol. 1, n°2, 1er avril 1922). [NDT]
[3] Fanya Baron 1887–1921. Militante d’origine russe, au sein du mouvement anarchiste américain à Chicago et des Industrial Workers of the World (IWW) . Elle retourna en Russie avec Aron Baron et Boris Yelensky in 1917. Elle y a milité au sein de la Confédération Anarchiste Nabat en Ukraine entre 1919 et 1920. Elle a été arrêtée avec de nombreux autres anarchistes lors d’une conférence de Nabat à Kharkhov, le 25 novembre 1920. Emprisonnée, elle s’est échappée de la prison de Ryazan au printemps 1921, avant que d’être arrêtée de nouveau le 17 août. Elle est fusillée le 29 septembre 1921 en même temps que le poète Lev Tcherny. [NDT]
[4] Acier, en Russe. [NDT]