Emma Goldman
Francisco Ferrer et l’École Moderne
L’expérience est venue à être considérée comme la meilleure école de la vie. L’homme ou la femme qui n’apprend pas de leçons fondamentales dans cette école est considéré comme un imbécile. Pourtant, chose étrange, bien que les institutions continuent à perpétuer les erreurs, qu’elles n’apprennent rien de l’expérience, nous n’en acquiesçons pas moins.
Vivait et travaillait à Barcelone un homme du nom de Francisco Ferrer. Il était enseignant auprès d’enfants de son métier, reconnu et aimé de ses compatriotes. En dehors de l’Espagne, seules quelques personnes cultivées connaissaient son travail. Pour le monde, ce professeur n’existait pas.
Le premier septembre 1909, le gouvernement espagnol — aux ordres de l’Église Catholique — arrêta Francisco Ferrer. Le treize octobre, après un simulacre de procès, il a été placé dans un fossé de la prison de Montjuich, plaqué contre un mur hideux témoin de nombreuses visions d’horreur, et fusillé. Instantanément, Ferrer, l’enseignant obscur, est devenu une figure universelle, soulevant l’indignation de l’ensemble du monde civilisé contre ce meurtre gratuit.
L’assassinat de Francisco Ferrer n’était pas le premier crime commis par le gouvernement espagnol et l’Église Catholique. L’histoire de ces institutions est un long fleuve de feu et de sang. Elles n’ont pas encore appris de l’expérience, ni n’ont encore pris conscience que chaque frêle être humain tué par l’Église et l’État devient un puissant géant qui libérera un jour l’humanité de leur dangereuse étreinte.
Francisco Ferrer est né en 1859, de parents de milieu humble. Ils étaient catholiques et espéraient, par conséquent, élever leur fils dans la même foi. Ils ne savaient pas que le garçon allait devenir le héraut d’une grande vérité, que son esprit refuserait d’emprunter les sentiers battus. Très tôt, Ferrer commença à questionner la foi de ses parents. Il voulait savoir pourquoi ce Dieu qui lui parlait de bonté et d’amour, venait troubler son sommeil d’enfant innocent avec des terreurs de tortures, de souffrances et d’enfer. Éveillé, et d’un esprit vif et curieux, il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir l’aspect hideux de ce monstre ténébreux, l’Église Catholique. Il ne voulait pas en entendre parler.
Francisco Ferrer n’était pas seulement un sceptique, un chercheur de vérité ; il était aussi un rebelle. Son esprit s’élevait avec une juste indignation contre le régime de fer de son pays et, lorsqu’une bande de rebelles, conduite par le brave patriote, le général Villacampa, sous la bannière de l’idéal républicain, attaqua ce régime, il n’y eut pas de combattant plus ardent que le jeune Francisco Ferrer. L’idéal républicain,-- que j’espère, personne ne confondra avec le républicanisme dans ce pays. Quelles que soient les objections que j’ai, en tant qu’anarchiste, envers les républicains des pays latins, je sais qu’ils sont supérieurs au parti corrompu et réactionnaire qui, en Amérique, est en train de détruire tout vestige de liberté et de justice. Il suffit de penser aux Mazzini, Garibaldi et à une foule d’autres pour se rendre compte que leurs efforts n’étaient pas seulement dirigés vers le renversement du despotisme, mais particulièrement contre l’Église Catholique, qui, depuis ses origines mêmes, a été l’ennemie de tout progrès et libéralisme.
En Amérique, c’est l’inverse. Le républicanisme soutient les droits acquis, l’impérialisme, la corruption et la suppression de tout semblant de liberté. Son idéal est la respectabilité mielleuse, effrayante d’un McKinley et l’arrogance brutale d’un Roosevelt.
Les rebelles républicains espagnols ont été vaincus. Cela demande plus d’une tentative courageuse pour fendre la roche du temps, pour couper la tête de cette hydre monstrueuse, l’Église Catholique et le trône espagnol. Les arrestations, les persécutions, les châtiments suivirent la tentative héroïque de la petite bande. Ceux qui avaient pu échapper au bain de sang durent fuir vers des terres étrangères pour leur sécurité. Francisco Ferrer était parmi ces derniers. Il se rendit en France.
Combien son esprit a du se développer sur cette nouvelle terre ! La France, le berceau de la liberté, des idées, de l’action. Paris, le toujours jeune et ardent Paris, avec sa vie palpitante après la morosité de son pays arriéré, — qu’il a du l’inspirer. Quelles opportunités, quelle merveilleuse chance pour un jeune idéaliste.
Francisco Ferrer ne perdit pas de temps. Il s’est jeté dans les différents mouvements libéraux comme un mort de faim, a rencontré toutes sortes de gens, a appris, assimilé et mûri. Là, il a aussi vu en action l’École Moderne qui devait jouer un rôle si important et fatal dans sa vie.
L’École Moderne en France a été créée bien avant l’époque de Ferrer. Son initiatrice, bien qu’à une petite échelle, était la merveilleuse Louise Michel. Consciemment ou inconsciemment, notre grande Louise a pensé longtemps auparavant que l’avenir appartenait à la jeune génération ; que, à moins que la jeunesse ne soit sauvée de l’esprit destructeur de l’école bourgeoise, les maux sociaux continueront à exister. Peut-être pensait-elle, comme Ibsen, que l’atmosphère est saturée de fantômes, que l’homme et la femme adulte ont tant de superstitions à surmonter. A peine se sont-ils échappés de l’emprise mortelle d’un fantôme qu’ils retombent sous l’emprise de quatre-vingt dix neuf autres ! Alors, peu d’entre eux atteignent le sommet de la complète régénération.
Mais l’enfant n’a pas de traditions à surmonter. Son esprit n’est pas encombré d’idées toutes faites, son cœur n’est pas devenu insensible avec des discriminations de classe et de caste. L’enfant est à l’enseignant ce que la glaise est au sculpteur. Que le monde reçoive une œuvre d’art ou une triste imitation dépend, pour une large part, du pouvoir créatif de l’enseignant.
Louise Michel était particulièrement qualifiée pour comprendre les désirs des enfants. N’avait-elle pas elle-même une nature d’enfant, si douce et tendre, simple et généreuse ? Son esprit était marqué au fer rouge par chaque injustice sociale. Elle se tenait invariablement aux premiers rangs chaque fois que le peuple de Paris se rebellait contre une injustice quelconque. Et puisqu’elle a du souffrir de l’emprisonnement du fait de son grand dévouement envers les opprimés, la petite école de Montmartre ne fut bientôt plus. Mais la graine avait été semée et avait depuis donné naissance à des fruits dans beaucoup de villes de France.
L’aventure la plus importante de L’École Moderne fut à l’initiative d’un grand homme, âgé mais jeune d’esprit, Paul Robin.[1] Avec quelques amis, il avait fondé une grande école à Cempuis, un bel endroit près de Paris. Paul Robin visait un idéal plus élevé que les idées simplement modernes de l’éducation. Il voulait démonter par des faits concrets que la conception bourgeoise de l’hérédité n’était qu’un simple prétexte pour affranchir la société de ses terribles crimes contre la jeunesse. L’affirmation selon laquelle l’enfant doit souffrir à cause des maux de ses parents, qu’il doit rester dans la saleté et la pauvreté, qu’il doit devenir un ivrogne ou un criminel juste parce que ses parents ne lui ont pas laissé d’autres héritages, était trop absurde pour la bonté de Paul Robin. Il croyait que, quelle que soit la part que l’hérédité pouvait jouer, il existait d’autres facteurs tout aussi, sinon plus, importants qui pouvaient éradiquer, et qui éradiqueraient la prétendue cause première.Un environnement social et économique adapté, l’inspiration et la liberté de la nature, un exercice sain, de l’amour et de l’empathie, et, par dessus tout, une profonde compréhension des besoins de l’enfant, détruiraient les cruelles marques d’infamie injustes et criminelles imposées au jeune innocent.
Paul Robin ne sélectionnait pas ses élèves ; il ne s’adressait pas aux prétendus meilleurs parents : il prenait son matériau là où il le trouvait. Dans la rue, les taudis, les orphelinats, les foyers pour enfants trouvés, les maisons de correction, dans tous ces endroits gris et hideux ou une société bienveillante cache ses victimes pour pacifier les remords de sa conscience. Il rassemblait tous les jeunes enfants abandonnés grelottant, sales, crasseux que l’endroit pouvait contenir et les amenait à Cempuis. Là, entourés de la splendeur de la nature, libres et sans bride, bien nourris, propres, profondément aimés et compris, les petites plantes humaines commençaient à pousser, à s’épanouir, à se développer au delà même des attentes de leur ami et professeur, Paul Robin.
Les enfants se développaient et devenaient des hommes et des femmes autonomes, aimant la liberté. Quel plus grand danger pour les institutions qui fabriquent des pauvres pour perpétuer la pauvreté ? Cempuis fut fermé par le gouvernement français sur l’accusation de mixité, qui est interdite en France.[2] Mais Cempuis a fonctionné assez longtemps pour prouver à tous les éducateurs progressistes ses fantastiques potentialités et pour servir d’impulsion aux méthodes éducatives modernes qui sapent lentement mais inexorablement le système actuel.
Cempuis a été suivi par un grand nombre d’autres expériences éducatives, parmi lesquelles celles de Madeleine Vernet,[3] une poétesse et écrivaine de talent, auteure de L’Amour Libre et Sébastien Faure, avec La Ruche,[4] que j’ai visité alors que je me trouvais à Paris, en 1907.
Il y a plusieurs années de cela, le camarade Faure a acheté le terrain sur lequel il a construit La Ruche. En un temps relativement court, il a réussi à transformer cette terre auparavant sauvage, non cultivée en un lieu florissant, ayant toutes les apparences d’une ferme bien tenue. Une grande cour carré entourée de trois bâtiments et une large allée conduisant au jardin et aux vergers attirent l’œil du visiteur. Le jardin, entretenu comme seul un français sait le faire, fournit une grande variété de légumes à La Ruche.
Sébastien Faure est d’avis que si l’enfant est soumis à des influences contradictoires, son développement en souffre. C’est seulement lorsque les besoins matériels sont satisfaits, lorsque l’hygiène de la maison et l’environnement intellectuel sont satisfaisants que l’enfant peut se développer en un être libre et sain.
Se référant à son école, Sébastien Faure dit :
« J’ai pris vingt quatre enfants des deux sexes,orphelins pour la plupart, où dont les parents étaient trop pauvres pour payer. Ils sont habillés, hébergés et éduqués à mes frais. Jusqu’à leur douzième année, ils recevront une éducation élémentaire solide. Entre treize et quinze ans — tout en continuant leurs études — ils apprendront une profession en rapport avec leurs dispositions et aptitudes personnelles. Après cela, ils sont libres de quitter La Ruche pour commencer leur vie à l’extérieur, avec l’assurance de pouvoir y revenir à tout moment et y être reçus et accueillis à bras ouverts, comme le feraient des parents envers leurs enfants bien aimés. Puis, si ils souhaitent y travailler, ils peuvent le faire aux conditions suivantes : Un tiers du produit de leur travail sert pour couvrir leurs dépenses ; Un autre tiers va à la caisse commune prévue pour l’accueil de nouveaux enfants et le dernier tiers est consacré à leurs usages personnels.
« La santé des enfants à mes soins actuellement est parfaite. L’air pur, une nourriture riche, des exercices physiques en plein air, de longues marches, l’observation des règles d’hygiène, une méthode intéressante d’instruction sur de courtes périodes et, par dessus tout, notre compréhension et attention affectueuse envers les enfants ont produit des résultats admirables sur le physique et intellectuel.
« Il serait faux d’affirmer que nos élèves ont accompli des merveilles, mais considérant qu’ils appartiennent à la moyenne, n’ayant eut aucune opportunité auparavant, les résultats sont en réalité très gratifiant. La chose la plus importante qu’ils ont acquis — un trait rare chez les écoliers ordinaires — est l’amour des études, le désir de s’instruire, d’être informés. Ils ont appris une nouvelle méthode de travail, qui accélère la mémoire et qui stimule l’imagination. Nous faisons un effort particulier pour éveiller l’intérêt de l’enfant à son environnement, pour lui faire prendre conscience de l’importance de l’observation, de la recherche et de la réflexion, afin que, lorsque les enfants atteignent la maturité, ils ne soient pas sourds et aveugles aux choses qui les concernent. Nos enfants n’acceptent jamais rien avec une foi aveugle, sans une recherche du pourquoi et du comment ; et ne sont satisfaits qu’une fois que l’on a répondu précisément à leurs questions. Alors, leur esprit est libéré du doute et de la crainte résultant de réponses fausses ou incomplètes ; ce sont ces dernières qui pervertissent le développement de l’enfant et créent un manque de confiance en lui.
« Il est étonnant de voir combien nos petits sont sincères, gentils et affectueux les uns envers les autres. L’harmonie entre eux et les adultes à La Ruche est très encourageante. Nous nous sentirions coupables si les enfants nous craignaient ou nous respectaient seulement parce que nous sommes leurs aînés. Nous ne négligeons rien pour gagner leur confiance et leur amour ; cela réalisé, la compréhension remplacera le devoir, la confiance remplacera la crainte et l’affection, la sévérité.
« Personne n’a encore pleinement réalisé le poids de la sympathie, de la gentillesse et de la générosité cachées dans l’âme de l’enfant. L’effort de tout vrai éducateur devrait être de libérer ce trésor pour stimuler les élans de l’enfant et de faire appel à ses tendances les meilleures et les plus nobles. Existe-t‘il une plus grande récompense pour ceux dont le travail de toute une vie consiste à veiller sur la croissance de la plante humaine que de voir sa nature déployer ses pétales et de l’observer se développer en une vraie individualité ? Mes camarades à la Ruche ne cherche pas plus grande récompense et c’est grâce à eux et à leurs efforts, plus qu’aux miens même, que notre jardin humain promet de porter de beaux fruits. »[5]
Concernant l’histoire et les vieilles méthodes éducatives prédominantes, Sébastien Faure a dit :
« Nous expliquons à nos enfants que l’histoire réelle doit encore être écrite — l’histoire de ceux qui sont morts, anonymes, dans l’effort d’aider l’humanité à atteindre un plus grand accomplissement. »[6]
Francisco Ferrer ne pouvait pas échapper à cette grande vague d’expériences concernant l’École Moderne. Il vit ses potentialités, non seulement sur le plan théorique mais également dans ses applications pratiques pour les besoins de la vie quotidienne ? Il avait du prendre conscience que l’Espagne, plus que tout autre pays, avait besoins précisément de ce genre d’écoles, si elle voulait un jour se débarrasser du double joug des prêtres et des soldats.
Lorsque l’on considère que le système éducatif entier de l’Espagne est aux mains de l’église Catholique et que l’on se souvient en outre de la devise de l’église : « Inculquer le catholicisme dans l’esprit de l’enfant jusqu’à ses neuf ans, c’est lui interdire pour toujours toute autre idée » ; nous comprendrons la formidable tâche de Ferrer pour apporter une lumière nouvelle à son peuple. Le destin l’aida bientôt à réaliser son grand rêve.
Mlle Meunier, une partisane de Francisco Ferrer, et une dame aisée s’était intéressée à l’École Moderne. Lorsqu’elle mourut, elle légua à Ferrer quelques biens de valeur et douze mille francs de revenus annuels pour l’école.
On dit que des esprits malveillants ne peuvent rien concevoir sinon des idées malveillantes. Si il en est ainsi, on peut facilement expliquer les méthodes méprisables de l’Église Catholique pour ridiculiser la personne de Ferrer, afin de justifier son propre crime. Alors le mensonge selon lequel Ferrer utilisait son intimité avec Mlle. Meunier pour lui soutirer son argent fut répandu dans la presse catholique américaine.
Personnellement, je considère que l’intimité, de quelque nature qu’elle soit, entre un homme et une femme, est sacrée et ne regarde qu’eux. Je ne perdrais donc pas de temps sur ce sujet si il ne s’agissait pas d’un des nombreux mensonges circulant au sujet de Ferrer. Bien sûr, ceux qui connaissent la pureté du clergé catholique comprendront l’insinuation. Les prêtres catholiques ont-ils jamais considéré la femme autrement que comme une commodité sexuelle ? Les documents historiques découverts dans les cloîtres et les monastères me confortent dans cette idée. Comment alors peuvent-ils comprendre la coopération entre un homme et une femme autrement que sur une base sexuelle ?
En réalité, Mlle Meunier était largement plus âgée que Ferrer. Ayant passé son enfance et son adolescence auprès d’un père avare et d’une mère soumise, elle pouvait aisément apprécier à sa juste valeur la nécessité de l’amour et de la joie durant une vie d’enfant. Elle a du se rendre compte que Francisco Ferrer était un éducateur, pas une machine scolaire, ni un fabriquant de diplôme mais quelqu’un de doué pour cette vocation.
Équipé de son savoir-faire, de son expérience, et des moyens financiers nécessaires, par dessus tout, imprégné du feu divin de sa mission, notre camarade retourna en Espagne et y commença sa vie de travail. Le 9 septembre 1901, ouvrait la première École Moderne. Elle fut accueillie avec enthousiasme par la population de Barcelone, qui promis son soutien. Dans un court discours lors de l’inauguration de l’école, Ferrer présenta son programme à ses amis. Il dit :
« Je ne suis pas un orateur, ni un propagandiste, ni un combattant, je suis un enseignant ; J’aime les enfants plus que tout. Je pense que je les comprends. Je veux que ma contribution à la cause de la liberté soit une jeune génération prête à entrer dans une nouvelle ère. »
Ses amis le prévinrent d’être prudent dans son opposition à l’Église Catholique. Ils savaient jusqu’où elle irait pour se débarrasser d’un ennemi. Ferrer le savait aussi. Mais, comme Brand, il croyait au tout ou rien. Il n’érigerait pas l’École Moderne sur le même vieux mensonge. Il serait franc, honnête et ouvert avec les enfants.
Francisco Ferrer devint un homme à abattre. Dès le premier jour de l’ouverture de l’école, il fut espionné. L’école fut surveillée, sa petite maison à Mangat fut surveillée. Il était suivi à chaque pas, même lorsqu’il se rendait en France ou en Angleterre pour s’entretenir avec ses collègues. C’était un homme à abattre et ce n’était qu’une question de temps avant que son ennemi qui l’épiait ne resserre le nœud.
Il y réussit presque en 1906, lorsque Ferrer fut impliqué dans l’attentat contre Alfonso.[7] Les preuves le disculpant étaient trop évidentes même pour les corbeaux noirs ; ils durent le laisser libre — pas définitivement néanmoins. Ils attendaient. Oh, ils peuvent attendre lorsqu’ils s’apprêtent à piéger une victime.
Le moment se présenta enfin, pendant le soulèvement anti-militaire en Espagne, en juillet 1909. On cherchera en vain dans les annales de l’histoire révolutionnaire pour trouver une manifestation plus remarquable contre le militarisme. Ayant été des soldats forcés pendant des siècles, le peuple espagnol ne pouvait supporter plus longtemps ce joug. Il refuserait de participer à des massacres inutiles. Il ne voyait aucune raison d’aider un gouvernement despotique à soumettre et opprimer un petit peuple qui combattait pour son indépendance, comme le faisaient les courageuses tribus du Rif. Non, il ne prendrait pas les armes contre eux.
Depuis mille huit cents ans, l’Église Catholique a prêché l’évangile de la paix. Mais lorsque le peuple a réellement voulu faire de cet évangile une réalité vivante, elle a poussé les autorités à l’obliger à porter les armes. Alors la dynastie d’Espagne a suivi les méthodes meurtrières de la dynastie russe — le peuple du aller de force sur le champ de bataille.
Alors, et seulement alors, sa capacité d’endurance fut à bout. Alors, et seulement alors, les ouvriers espagnols se retournèrent contre leurs maîtres, contre ceux qui, telles des sangsues, avaient asséché leur force, leur vie, leur sang. Oui, ils ont attaqué les églises et les prêtres et même si ces derniers avaient un millier de vies, ils ne pourraient jamais payer pour les terribles outrages et crimes commis envers le peuple espagnol.
Francisco Ferrer a été arrêté le 1er septembre 1909. Jusqu’au 1er octobre, ses amis et ses camarades ne savaient même pas ce qu’il était devenu. Ce jour là, le journal L’Humanité reçut une lettre où l’on apprend la caricature de procès. Et le lendemain, sa compagne, Soledad Villafranca, reçoit la lettre suivante :
« Aucune raison de s’inquiéter ; tu sais, je suis totalement innocent. Aujourd’hui, je suis particulièrement optimiste et joyeux. C’est la première fois que je peux t’écrire depuis mon arrestation et que je peux prendre un bain de soleil qui pénètre généreusement par la fenêtre de ma cellule. Toi aussi, tu dois être joyeuse. »
Comme il est pathétique que Ferre ait cru, jusqu’au 4 octobre, qu’il ne serait pas condamné à mort. Plus pathétique encore le fait que ses amis et camarades ont fait l’erreur de créditer l’ennemi d’un sens de la justice. Encore et encore, ils ont eu foi dans les instances judiciaires, seulement pour voir leurs frères tués sous leurs yeux. Ils ne se sont pas préparés à sauver Ferrer, pas même une protestation d’aucune sorte ; rien.
« Pourquoi ? Il est impossible de condamner Ferrer ; il est innocent. »
Mais tout est possible avec l’Église Catholique. N’est-elle pas une âme damné expérimentée, dont les procès de ses ennemis sont les pires parodies de justice ?
Le 4 octobre, Ferrer envoya la lettre suivante à L’Humanité :
« Cellule de la prison, 4 Oct. 1909.
« Mes chers amis--Malgré une innocence absolue, le procureur demande la peine de mort, basée sur les dénonciations de la police,me présentant comme le chef des anarchistes dans le monde, dirigeant les syndicats en France, et coupable de conspirations et d’insurrections partout, déclarant que mes voyages à Londres et Paris n’ont eu d’autres objets que ceux-ci.
« Ils essaient de me tuer avec de tels mensonges infâmes.
« Le messager est sur le point de partir et je n’ai pas le temps d’en dire plus. Toutes les preuves présentées au juge d’instruction par la police ne sont rien d’autre qu’un tissu de mensonges et des insinuations calomnieuses. Mais il n’existe aucune preuve contre moi, n’ayant rien fait du tout.
« FERRER. »
Le 13 octobre 1909, le cœur de Ferrer, si courageux, si dévoué, si loyal, fut réduit au silence. Pauvres imbéciles ! Le dernier battement d’agonie de ce cœur s’était à peine éteint qu’il commença à battre au centuple dans les cœurs du monde civilisé, jusqu’à se transformer en un formidable grondement, lançant sa malédiction sur les instigateurs de ce sinistre crime. Meurtriers en habits noirs et à la mine pieuse, à la barre ![8]
Francisco Ferrer a t‘il participé au soulèvement contre les militaires ? Selon la première accusation, parue dans un journal catholique de Madrid, signé par l’évêque et tous les prélats de Barcelone, il n’était même pas accusé de participation. L’accusation portait sur le fait que Francisco Ferrer était coupable d’avoir organisé des écoles athées et d’avoir fait circuler de la littérature athée. Mais, au vingtième siècle, des hommes ne peuvent pas être brulés seulement pour leurs opinions athées. Quelque chose d’autre devait être inventée ; d’où l’accusation d’avoir organisé le soulèvement.
On ne peut trouver aucune preuve quant à un lien de Ferrer avec le soulèvement dans aucune source authentique examinée jusqu’à maintenant. Mais de toute façon, aucune preuve n’était demandée, ou acceptée, par les autorités. Certes, il y avait soixante douze témoins mais leurs témoignages furent recueillis sur papier. Ils ne furent jamais confrontés avec Ferrer, ou lui avec eux.
Est-il possible psychologiquement que Ferrer y ait participé ? Je ne le pense pas, et voici mes raisons. Francisco Ferrer n’était pas seulement un grand éducateur, mais il était aussi, sans aucun doute, un merveilleux organisateur. En huit ans, entre 1901 et 1909, il avait organisé 109 écoles en Espagne, encourageant, en outre, les milieux libéraux de son pays à fonder 108 autres établissements. En lien avec son travail, Ferrer avait équipé une imprimerie moderne, avait mis sur pied une équipe de traducteurs et avait diffusé cent cinquante mille exemplaires d’ouvrages scientifiques et sociologiques modernes, sans oublier une grande quantité de manuels rationalistes. Personne d’autre sinon l’organisateur le plus méthodique et efficace n’aurait pu accomplir un tel exploit.
Par ailleurs, il a été largement démontré que le soulèvement contre les militaires n’a pas été du tout organisé ; qu’il a surpris les gens eux-mêmes, comme un grand nombre de vagues révolutionnaires lors de situations précédentes. Les habitants de Barcelone, par exemple, ont eu le contrôle de leur ville pendant quatre jours, et, selon le témoignage de touristes, jamais un ordre ni une paix plus grande ni avait jamais régné. Le peuple y était si peu préparé que, le moment venu, il ne savait pas quoi faire. A cet égard, il était comme le peuple de Paris lors de la Commune de 1871. Lui aussi n’était pas préparé. Alors qu’ils mourraient de faim, ils ont protégé les entrepôts remplis à ras bord de provisions. Ils ont placé des sentinelles pour garder la Banque de France, où la bourgeoisie gardait son argent volé. Les ouvriers de Barcelone montaient aussi la garde devant le butin de leurs maîtres.
Que la stupidité des perdants est pathétique ; si terriblement tragique ! Mais leurs fers n’ont-ils pas été forgés aussi profondément dans leur chair qu’ils ne pourraient pas les briser, même si ils le voulaient ? La crainte de l’autorité, de la loi, de la propriété privée, a consumé leur esprit des centaines de fois — comment pourraient-ils s’en débarrasser, soudainement, sans y être préparés ?
Qui peut concevoir un seul instant qu’un homme comme Ferrer s’associerait avec une telle action spontanée, inorganisée ? N’aurait-il pas su qu’elle aboutirait à la défaite, une défaite désastreuse pour le peuple ? Et n’est-il pas plus probable que, si il y avait pris part, lui, l’entrepreneur expérimenté, il aurait soigneusement organisé l’action ? Si toutes les autres preuves manquaient, ce seul facteur suffirait à disculper Francisco Ferrer. Mais il en existe d’autres, également convainquant.
Le jour même de l’insurrection, le 25 juillet, Ferrer avait organisé une conférence avec ses enseignants et les membres de la Ligue pour l’Éducation Rationnelle. Cela pour examiner le travail de l’automne et particulièrement, la publication de l’important ouvrage de Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, et celui de Pierre Kropotkine, La Grande Révolution. Est-il possible, est-il plausible que Ferrer, au courant du soulèvement, aurait de sang froid invité ses amis et collègues à Barcelone un jour où leur vie aurait été mise en danger ? Seul l’esprit criminel et vicieux d’un jésuite pourrait concevoir un tel meurtre délibéré.
Francisco Ferrer avait planifié sa vie de travail ; il avait tout à perdre et rien à gagner, sauf la ruine et le désastre, en aidant le soulèvement. Non pas qu’il doutait de la légitimité de la rage du peuple, mais son travail, son espoir, sa nature même, étaient dirigés vers un autre objectif.
Les efforts frénétiques de l’Église Catholique, ses mensonges, sa malhonnêteté, ses calomnies ont été vains. Elle reste condamnée par les consciences humaines éveillées pour avoir, une fois de plus, répété les crimes ignobles du passé.
Francisco Ferrer est accusé d’apprendre aux enfants les idées les plus effroyables — haïr Dieu, par exemple. Horreur ! Francisco Ferrer ne croyait pas en l’existence d’un Dieu. Pourquoi enseigner aux enfants à haïr quelque chose qui n’existe pas ? Il est plus probable qu’il emmenait les enfants au-dehors, qu’il leur montrait la splendeur du coucher du soleil, la brillance du ciel étoilé, le miracle imposant des montagnes et des mers ; qu’il leur expliquait, de sa manière directe et simple, la loi du développement, de l’évolution de l’interrelation de toute vie. Ce faisant, il rendait impossible pour toujours aux mauvaises graines empoisonnées de l’Église Catholique de prendre racine dans l’esprit des enfants.
Il a été dit que Ferrer préparait les enfants à détruire les riches. Histoires de fantômes pour vieilles filles. N’est-il pas plus probable qu’il les préparait à aider les pauvres ? qu’il leur apprenait l’humiliation, la déchéance, l’horreur de la pauvreté, qui est un vice et non une vertu ; qu’il leur enseignait la dignité et l’importance de tous les actes créatifs,qui seuls, entretiennent la vie et bâtissent la personnalité. N’est-ce pas la meilleure façon et la plus efficace de mettre en lumière de façon appropriée l’absolue inutilité et les traumatismes du parasitisme ?
Enfin, Ferrer est accusé d’avoir ébranlé l’armée en inculquant des idées anti-militaristes. Réellement ? Il devait croire, avec Tolstoï, que la guerre est un crime légal, qu’elle perpétue la haine et l’arrogance, qu’elle dévore le cœur des nations, et les transforme en folles furieuses.
Néanmoins, nous avons les propres paroles de Ferrer concernant ses idées sur l’éducation moderne :
« J’aimerais attirer l’attention de mes lecteurs sur cette idée : Toute la valeur de l’éducation repose sur le respect de la volonté physique, intellectuelle et morale de l’enfant. Tout comme en science, aucune démonstration n’est possible en dehors des faits, de la même manière, il n’existe pas d’éducation réelle qui ne soit exempte de tout dogmatisme, qui ne laisse à l’enfant lui-même la direction de son effort en se contentant de l’y aider. Or, il n’y a rien de plus facile que de dénaturer ce but ni rien de plus difficile que de le respecter. L’éducation impose, viole, contraint toujours ; le vrai éducateur est celui qui peut protéger le mieux l’enfant contre ses (celles de l’enseignant) propres idées, ses lubies personnelles ; celui qui peut le mieux faire appel aux propres énergies de l’enfant.
« Nous sommes convaincus que l’éducation du futur sera d’une nature entièrement spontanée ; certes, nous ne pouvons pas encore le réaliser, mais l’évolution des méthodes vers une compréhension plus grande du phénomène de la vie, et le fait que tout progrès vers la perfection demande de surmonter la contrainte — tout ceci indique que nous sommes dans le vrai lorsque nous espérons la délivrance de l’enfant grâce à la science.
« N’ayons pas peur de dire que nous voulons des hommes capables d’évoluer sans arrêt, capables de détruire et de reconstruire leurs environnements, de se renouveler eux-même également ; des hommes dont l’indépendance intellectuelle constituera leur plus grande force, qui ne les attachera à rien, toujours prêts à accepter le meilleur, heureux du triomphe de nouvelles idées, aspirant à vivre plusieurs vies dans une seule. La société craint de tels hommes ; nous ne devons pas espérer, par conséquent, qu’elle voudra un jour d’une éducation susceptible de nous offrir cela.
« Nous suivrons les travaux des scientifiques qui étudient l’enfant avec la plus grande attention, et nous chercherons avec enthousiasme les moyens de mettre en œuvre leurs expériences dans le cadre de l’éducation que nous voulons bâtir, dans la direction d’une libération encore plus complète de l’individu. Mais comment pouvons nous atteindre notre but ? Ne serait-ce pas en nous mettant tout de suite au travail en favorisant la création de nouvelles écoles, qui seront régies autant que possible par l’esprit de la liberté qui, pensons-nous, dominera tout le travail éducatif dans le futur ?
« Un essai a été réalisé, qui, pour le moment, a déjà donné d’excellents résultats. Nous pouvons détruire tout ce qui, dans l’école actuel, repose sur l’organisation de la contrainte, l’environnement artificiel qui sépare les enfants de la vie et de la nature, la discipline morale et intellectuelle utilisée pour leur imposer des idées toutes faites, les croyances qui corrompent et annihilent leurs penchants naturels. Sans crainte d’être déçus, nous pouvons redonner à l’enfant l’environnement qui l’attire, celui de la nature dans lequel il sera en contact avec tout ce qu’il aime et dans lequel les empreintes de la vie remplaceront les fastidieux manuels. Si nous ne faisons que cela, nous aurions déjà préparer en grande partie la délivrance de l’enfant.
« Dans ces conditions, nous pourrions déjà appliquer librement les données scientifiques et travailler plus efficacement.
« Je sais parfaitement que nous pourrions ne pas réaliser tous nos espoirs, que nous serons obligés, faute de connaissances, à employer des méthodes indésirables ; mais une certitude nous soutiendra dans nos efforts — à savoir que, même sans atteindre complètement notre but, nous ferons plus et mieux dans notre travail imparfait que ce que réalise l’école actuelle. J’aime la spontanéité libre de l’enfant qui ne sait rien, plus que la difformité intellectuelle d’un enfant qui a été soumis à notre système éducatif actuel. »[9]
Ferrer aurait-il réellement organiser les émeutes, aurait-il combattu sur les barricades, aurait-il jeté une centaine de bombes, qu’il n’aurait pas été aussi dangereux pour l’Église Catholique et pour le despotisme qu’avec son refus de la discipline et de la contrainte. La discipline et la contrainte — ne sont-elles pas derrière tous les maux du monde ? L’esclavage, la soumission, la pauvreté, toute la misère, toutes les injustices sociales, proviennent de la discipline et de la contrainte. Ferrer était dangereux, en effet. Alors, il devait mourir, le 19 octobre 1909, dans un fossé de Montjuich. Pourtant qui osera dire que sa mort a été en vain ? Vu le tumulte d’indignation universelle : l’Italie nommant des rues à la mémoire de Francisco Ferrer, la Belgique lançant un mouvement pour ériger un mémorial ; la France appelant au front ses hommes les plus illustres pour poursuivre l’héritage du martyr ; l’Angleterre étant le premier pays à publier une biographie : tous les pays unis pour la poursuite de la grande œuvre de Francisco Ferrer ; même l’Amérique , toujours en retard envers les idées progressistes, a donné naissance à l’Association Francisco Ferrer, son but étant de publier une vie complète de Ferrer et de fonder des Écoles Modernes à travers tout le pays, — devant cette vague révolutionnaire internationale, qui ici dira que Ferrer est mort en vain ?
Cette mort à Montjuich, qu’elle a été merveilleuse, dramatique, déchirante. Fier et debout, l’œil intérieur tourné vers la lumière, Francisco Ferrer n’eut besoin d’aucun prêtre menteur pour lui donner courage, ni il ne tança aucun fantôme pour l’avoir abandonné. La conscience que ses bourreaux représentait une époque agonisante et que lui était la vérité vivante, l’a soutenu dans ses derniers moments héroïques.
Une époque agonisante et une vérité vivante
La vivante enterrant la morte.
[1] Paul Robin (1837 — 1912) Pédagogue libertaire, pionnier de l’éducation intégrale. Il fut membre de la Première Internationale, proche de Bakounine et militant néomalthusien avec la Ligue de la régénération humaine. Sur Paul Robin, voir entre autres, Paul Robin, éducateur. Un pédagogue méconnu, et Paul Robin et Régénération. [NDT]
[2] C’était une des toutes premières expériences de mixité. Voir à ce sujet Un précurseur de la mixité : Paul Robin et la coéducation des sexes (Christiane Demeulenaere-Douyère). [NDT]
[3] Madeleine Eugénie Cavelier, dite Madeleine Vernet (1878 — 1949), éducatrice, écrivaine, et militante pacifiste libertaire. En 1906, elle fonde, avec Louis Tribier, l’orphelinat L’Avenir social à Neuilly-Plaisance. Elle collabore au Libertaire et aux Temps Nouveaux. Pendant la guerre elle participe à la fondation de la Ligue des femmes contre la guerre. Voir par exemple, Le féminisme français à l’épreuve de la guerre, Madeleine Vernet : itinéraire d’une féministe pacifiste (Anna Norris) et Aux mères (Madeleine Vernet, 1916) ainsi que l’ouvrage de Hugues Lenoir, Madeleine Vernet, aux éditions du monde libertaire. [NDT]
[4] Voir à ce sujet « La Ruche » de Sébastien Faure dans L’Encyclopédie Anarchiste. [NDT]
[5] Mother Earth, 1907. [Note de EG.]
[6] ibid. [Note de EG.]
[7] Alphonse XIII. [NDT]
[8] On peut lire à ce sujet, 1909 : L’Affaire Ferrer soulève les foules contre l’Église catholique. [NDT]
[9] Mother Earth, Décembre 1909. [Note de EG.]