La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles, Editions de l’Idée Libre, 1920, 12p.
« Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets », ...hors du troupeau, novembre-décembre 1911, n°3-4.
Emilie Lamotte
Emilie Lamotte (1877-1909)
Anarchiste individualiste...
Emilie Lamotte : anarchiste et néo-malthusienne
La propagandiste : éducation et néo-malthusianisme
De le vie en milieu libre à la vie nomade...
L’Education rationnelle de l’enfance
La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles
Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets
Emilie Lamotte : anarchiste et néo-malthusienne
La propagandiste : éducation et néo-malthusianisme
Née vers 1877 à Paris (6ème), Emilie Lamotte exerçât comme institutrice libre congréganiste avant, sans doute, de découvrir les idées anarchistes. En 1905, elle commence à écrire dans Le Libertaire, où elle s’intéresse aux questions éducatives et notamment à l’expérience de La Ruche, réalisée par Sébastien Faure à Rambouillet. (La Ruche est une école libre, créée en dehors de toute tutelle étatique ou religieuse : « l’école tout court organisée pour l’enfant, afin que cessant d’être le bien, la chose, la propriété de la Religion ou de l’Etat, il s’appartienne à lui-même ».[1]) C’est à cette période qu’elle rencontre Lorulot :
« Emilie Lamotte [...] fut ma première compagne (j’ai omis de dire que nous avions fait connaissance à mon retour de tournée). Elle collaborait, comme moi, au Libertaire ; c’était une femme absolument remarquable, qui mourût trois ans plus tard malheureusement ; je conserve d’elle des souvenirs pleins d’émotion. Emilie Lamotte avait des vues pédagogiques audacieuses. C’était aussi une artiste, peintre et dessinateur, d’un très grand talent. »[2]
Après sa rencontre avec Lorulot, elle écrit au journal l’anarchie et fait des conférences où elle traite volontiers son sujet favori : « Pourquoi j’ai quitté l’enseignement confessionnel », condamnant écoles laïques et confessionnelles.
Propagandiste anti-conceptionnelle, elle diffuse brochures détaillées et moyens de contraception. Eugénisme diffus, peur répandue de la « dégénérescence » on se préoccupe à l’époque de « faire de beaux enfants » :
« C’est en raison de préjugés, soit religieux, soit inexplicables que des conjoints infectés d’un empoisonnement transmissible se croient obligés de créer des enfants difformes, mal venus, voués à toutes les misères physiques. »[3]
Mais la limitation des naissances joue un rôle pour limiter les charges de familles et leurs donner une possibilité de résistance au système. Et pour éviter de fournir aux patrons et à l’Etat de la chair à canon...
De le vie en milieu libre à la vie nomade...
C’est au cours d’une tournée de conférence qu’Ernest Girault, « compagnon fidèle des dernières années » de Louise Michel, et André Lorulot ont l’idée de former une colonie communiste, regroupant des compagnons ayant des affinités communes. Peut-être est-ce à cette occasion qu’Emilie Lamotte et Lorulot se rencontrent ? Toujours est-il qu’en 1906, elle participe à la fondation de la colonie libertaire de Saint-Germain-en-Laye, où elle vient vivre avec ses quatre enfants fin octobre. Le père de deux de ses enfants, Félix Malterre soutient activement les milieux libres en rédigeant régulièrement dans le Libertaire, un « Bulletin communiste » sensé faire le point sur les différentes expériences réalisées. Les milieux libres sont alors une idée assez répandue chez les anarchistes et plusieurs expériences ont déjà vu le jour. A Saint-Germain, le milieu libre n’est pas conçu pour sa vertu démonstrative pour réaliser une libération immédiate.[4] Il est formé par des individus qui veulent vivre en camarades et en anarchistes, faisant de leur vie elle-même le centre des luttes qu’ils mènent face à la société bourgeoise. Novembre 1907, Emilie Lamotte rédige un article enthousiaste, décrivant la colonie comme un « centre puissant de propagande ».[5] Elle s’occupe de l’école de la colonie qui compte 6 enfants (dont 4 sont les siens) avec le soutien de Sébastien Faure. Pourtant, dès l’hiver, des départs se produisent, tandis que les duo Girault et Goldsky, Lorulot et Lamotte font des tournées de propagande, des réunions publiques... En mars, c’est Girault qui part pour ses mésententes avec les autres compagnons.[6] Et, en janvier 1907, Lorulot est arrêté à Denain, pour « excitation au meurtre » à la suite d’une conférence. Il profite de son séjour en prison (à partir de mai) pour rédiger L’Idole patrie et ses conséquences, et écope de quelques mois de tôle supplémentaire pour « provocation de militaires à la désobéissance civile ». Emilie Lamotte achève la tournée de conférence, retourne vivre un temps à la colonie, puis elle est hébergée avec ses enfants chez une camarade à Paris . Toutefois, la ferme de Saint-Germain reste un lieu propice pour les ballades et les conférences publiques dominicales. Lorsque Lorulot est libéré en février 1908, ils retournent vivre à Saint-Germain avec Tesnier et sa compagne. Ils y éditent quelques brochures, dont deux écrites par Emilie sur l’éducation et la contraception. Mais ils quittent les locaux avec l’hiver. Plus tard, Lorulot décrit ainsi cette expérience :
« Je n’ai d’ailleurs pas gardé un mauvais souvenir de la Colonie. Pour la première fois de ma vie, j’étais à la campagne ; Le coin ne manquait pas de pittoresque. J’avais une charmante compagne et nous nous aimions. Je me grisais d’air pur, de verdure, de mouvement... Je défrichais le champ, j’abattais des arbres. Tout cela était un enchantement pour un jeune Parisien, dont l’enfance s’était déroulée si loin de la nature ».[7]
Fin 1908, ils partent poursuivre des conférences sur les routes du Midi, en roulotte. A la suite de cette expérience, Lorulot écrit une brochure, La Vie nomade sur la façon dont ils ont :
« (...) frété une « roulotte » et traversé la France, suivant les routes, de ville en ville, causant avec les nomades, pénétrant dans leurs campements, assistant, sans éveiller leur méfiance, à leurs maquillages adroits, et étudiant leurs mœurs avec facilité. J’ai conservé de ces quelques mois un agréable et vivant souvenir ».[8]
Pour Emilie Lamotte, le voyage s’achève à Alais (route de Saint-Jean-du-Pain, Alès, Gard) le 6 juin 1909, où elle meurt, malade, à l’âge de 32 ans.
Shalazz
L’Education rationnelle de l’enfance
Il est une question qui a toujours été considérée comme d’un intérêt primordial depuis que la société existe : c’est l’éducation de l’enfant.
Tous ceux que préoccupent l’évolution de la société et l’émancipation de l’individu s’intéressent à juste titre à cette passionnante question. Nous savons que le problème social ne pourra être résolu que par l’éducation, seul véritable facteur de transformation et de régénération. Or, on ne change pas les cerveaux en un jour, ni même en vingt ans et la besogne éducatrice peut obtenir des résultats plus fructueux quand elle s’adresse aux jeunes, aux enfants, à ceux qui n’ont pas encore été déformés par les influences abrutissantes du milieu social. L’éducation de l’enfance mérite donc tous nos efforts, elle nous permettra de former des individus plus conscients et plus énergiques.
Pères, mères, éducateurs ; tous savent ce que c’est qu’un enfant ; un petit être insupportable et merveilleux qui brise beaucoup d’objets et représente l’avenir...
Une seule catégorie d’individus semble se faire de l’enfance une autre conception : pour eux, l’enfant est un être destiné à représenter la tradition. Aussi s’acharnent-ils à la lui transmettre dans toute sa pureté sévère. Affreux travail où le maître perd sa santé et l’élève les plus belles de ses facultés ! Mais cette besogne d’asservissement moral est trop profitable aux dirigeants et aux exploiteurs de toutes sortes, pour qu’ils n’aient pas toujours rivalisé d’ardeur afin de posséder de façon exclusive cet incomparable outil de domination : l’école. Et ceci explique pourquoi tant de luttes se sont livrées et se livrent encore autour de cette dernière.
Comment éduquer un enfant ? Comment en faire un homme, et non un esclave ? Il s’agit de trouver des indications sur ce que doit être l’éducation, dans la nature même de l’enfant, dans l’étude de ses goûts et de ses moeurs.
L’enfant qui fait ce qu’il veut, va, vient, court, crie, jette des pierres dans l’eau, etc. Mais regardez-le de près, examinez l’attention étonnée dont il suit ses « méfaits », observez ses longues contemplations, sa démolition méthodique et vous vous rendrez compte de son but : il se renseigne.
Il casse vos carreaux, mais pas de la même manière quand il jette sa pierre fort ou doucement. Il a constaté que dans le premier cas, il faisait un trou à l’emporte-pièce et dans l’autre une étoile et il se demande pourquoi l’étoile et pourquoi le rond. Il jette des pavés dans l’eau en s’éclaboussant, mais c’est pour voir les ondes et il acquiert cette notion que l’eau est composée de molécules élastiques capables de propager le choc. Il court après les poules, mais au lieu de vous écrier qu’il est méchant (ce qui ne veut rien dire) regardez-le ; il court après les poules, parce que la poule, poursuivie, allonge le cou, soulève ses ailes, se hérisse, présente un autre aspect et une autre forme qu’au repos. Et s’il dégrade les vieux murs, c’est pour surprendre les moeurs cachés des insectes. Il se renseigne et il essaie ; toute la science, vous dis-je.
Et c’est une véritable condamnation que vous prononcez contre lui, contre l’avenir, contre le progrès, le jour où, excédé, vous vous écriez : « Ah ! il est temps, gredin, que tu ailles à l’école ! »
L’école c’est l’autorité, c’est l’apprentissage de la docilité. Tout ce qui faisait la richesse de cette jeune nature, va adroitement en être extirpé. Plus d’indépendance joyeuse, l’obéissance passive et servile. Plus d’initiative, plus de fantaisie, plus de recherche individuelle, il faut adopter sans examen les règles et les dogmes imposés. Il faut croire, il faut respecter, il faut se taire et se courber. De l’enfant impétueux, libre et volontaire, on va faire la matière inerte et docile propre à tous les esclavages et à toutes les résignations. On va tuer l’homme, pour faire le citoyen, l’ouvrier, le soldat, l’honnête électeur, l’esclave satisfait de sa servitude et c’est l’oeuvre de l’école, aux mains des puissants et des maîtres.
L’enfant tout petit voit des choses merveilleuses et comme il ne peut pas savoir où en est la découverte humaine, puisqu’il arrive, il soupçonne des choses plus merveilleuses encore. On a souvent dit que l’enfant a beaucoup d’imagination, mais ce n’est pas cela : l’enfant a l’imagination illimitée. La limite du possible, il l’ignore. Et c’est lui qui est dans le vrai : l’impossible d’aujourd’hui est le possible de demain, comme le possible d’aujourd’hui était l’impossible hier et, en principe, tout sera possible à l’homme.
Donc, l’enfant voit des oiseaux, des machines qui roulent, des bateaux, des horloges, des étoiles, l’eau qui suit les pentes, des bêtes qui vivent dans l’eau, des ballons de trois sous qui narguent la pesanteur et des cerfs-volants qui communiquent leurs impressions par une ficelle à ceux qui les tiennent. Quand sa mère allume la lampe, devant l’acte surprenant et magnifique qu’elle accomplit, lui seul s’émerveille, lui seul sait encore combien est grande et pleine de promesses la découverte du feu. Nous l’avons oublié et sottement vaniteux, nous sourions de ses émerveillements qui sont l’impression juste.
Cependant, si nous consentons à lui laisser son enfance, cet émerveillement, qui est sa vraie éducation, s’accroît, s’intensifie, gagne en clairvoyance, il découvre des choses non encore remarquées (et qui peut-être n’avaient jamais été remarquées encore) ; il souhaite de reproduire ce qu’il voit ; il veut transformer des choses dans le feu ; diriger l’eau, l’enfermer, la faire jaillir ; il ajoute à sa toupie des accessoires destinés, dans sa pensée, à en modifier le mouvement ; il se heurte à l’impossible, alors il pressent... [manque une page]
Il est impossible de soutenir que le système d’éducation actuel ait un autre effet que de déprimer l’enfant. L’application plus ou moins prolongée à laquelle il tente d’échapper par tous les moyens ; l’uniformité des études (et même de l’ordre des études) pour des capacités intellectuelles et des originalités très différentes ; l’aspect impressionnant du lieu où se donne l’enseignement, agissant de telle sorte qu’en franchissant le seuil de l’école l’enfant se sent autre, n’est plus lui-même ; l’émoussement fatal de ses sens qui cessent d’être exercés dans de bonnes conditions ; le souci constant de faire ce qu’il voit faire ; la démoralisante assurance du maître qui sait tout, n’hésite jamais, ne doute de rien, l’ignorant, et qui est si sérieux, si pondéré, si savant, qu’on ne peut pas lui poser les questions déraisonnables et formidables qui nous hantent autant de fautes pédagogiques des plus propres à faire perdre à l’écolier le joyeux appétit du savoir et l’allègre confiance en soi. L’école comme le lycée, c’est le patient et soigneux apprentissage de la médiocrité.
Or, je ne sais de quel sourire les pédagogues sérieux m’écraseraient, s’ils m’entendaient, mais je pense que si au lieu de considérer l’enfant comme un être auquel nous devons infuser la science que nous possédons, et qu’attestent les diplômes ; nous le considérions hardiment, comme un génie à qui nous devons fournir la matière de ses découvertes et les instruments de ses expériences, le résultat serait une moisson de génies.
Cependant comme on l’a fait remarquer, l’enfant le plus ordinaire est un prodige, et, si l’on songe à la quantité d’abrutis parvenus à l’âge d’homme on est bien obligé de conclure à un vice de l’éducation. D’ailleurs supposer l’existence latente du génie chez l’enfant n’a rien de déraisonnable, car de quel nom peut-on appeler le regard divinatoire dont le petit Linné suivait les germes dans l’espace ; la patiente ténacité du petit Franklin qui n’ayant appris qu’à lire, lut tout ce qui pouvait le mettre sur sa voie : le profond pressentiment du petit James Watt devant la vapeur dont il chercha à mesurer la force à l’aide de connaissances géométriques que personnes ne lui avait données ? Je ne cite que ceux-là et s’ils constituent, eux et leurs pareils, des exceptions, il est permis de supposer que chez bien d’autres, le pédagogue s’est trouvé à point pour brutaliser la rêverie passionnée, ou contraindre l’activité féconde. Pour moi, j’en suis convaincue, et ce galopin qui jette pensivement des cailloux dans la mare, je veux le considérer comme occupé à recevoir le lent et large enseignement, qui lui permettra peut-être de formuler, un jour, une découverte qui s’ajoutera à celle de Newton car je n’ai pas la sordide et pédagogique vanité de me dire : « Moi qui suis plus perspicace que mon élève, j’espère, je ne vois rien au jeu où il s’amuse, donc, il perd son temps... »
L’éducateur libertaire doit bien être pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable. Il est nécessaire que l’enfant s’instruise lui-même, non seulement parce que l’assiduité forcée est nuisible à son développement, non seulement parce que ce qu’il a découvert se fixe mieux dans son esprit que ce qu’il a appris mais surtout parce que la « faculté de découvrir est la première et la plus précieuse de toutes ; celle qui veut être soignée, entretenue, développée avec le plus de soin et le plus de respect. » Ne perdons pas de vue que fournir, d’avance, des réponses à l’enfant qui ne s’interroge pas, c’est arrêter l’élan de la recherche, rendre son esprit paresseux, atrophier sa sagacité ; c’est le mettre dans le cas de celui qui, mangeant intempestivement, ne digère plus et le pire service qu’on puisse rendre à un élève, c’est de tout lui apprendre, « parce que ceux à qui l’on a tout appris ne tirent jamais parti de leur savoir. » L’épithète de bouffi s’applique avec une égale exactitude au dyspeptique engraissé et impotent et à tel agrégé de sciences physiques ou sociales ; à tous ceux qui sont incapables de s’assimiler, pour en faire oeuvre vive, ce qu’ils ont absorbé, aliments ou savoir.
Donc, élever l’enfant librement parmi les choses au lieu de l’asseoir (contre son gré), pour faire défiler froidement les choses devant lui ; tel est le principe d’une éducation où l’on ne veut sacrifier aucune des facultés humaines, où l’on veut conserver à l’élève un corps droit, souple et alerte, une vue perçante, une santé robuste et une intelligence ouverte.
Remarquez que c’est le moyen de faire entrer, et sans fatigue, le plus de matières dans l’enseignement, car l’économie de temps est énorme : tout le monde sait que le petit nomade qui circule à son gré dans la forêt, met quelques jours à connaître tous les végétaux d’une flore nouvelle pour lui, et à les distinguer d’après un détail, tandis qu’il faudra « bûcher » deux durs trimestres à l’élève le mieux doué pour l’apprendre dans les nomenclatures ou d’après la description. Je tiens à faire remarquer, en passant, ce fait assez surprenant, que l’ignorance la plus profonde peut co-exister avec la science la plus hérissée chez les personnes ayant reçu l’instruction ordinaire. Combien de normaliens, capables de vous énumérer les acotylédones, sans en oublier un, resteraient court si on leur demandait de quelle couleur est la fleur du radis !
L’éducateur qui étudie plus attentivement l’enfant que les programmes, a tout de suite fait cette remarque qu’il n’y a pas de méthode qui convienne à tous les enfants. Chacun réclame une culture appropriée. Toutes les facultés, y compris la mémoire, ont leur mode d’acquisition, variant d’un individu à l’autre ; celui-ci fixe ce qu’il entend, celui-là a besoin de lire pour retenir ; celui-ci observe quand il veut, celui-là quand il peut ; celui-ci les choses exactes et limitées, cet autre, les choses impondérables ; un enfant montrera une habileté égale dans toutes les branches, tandis qu’un autre marquera une tendance à se spécialiser contre laquelle échoueront les efforts les plus loyaux. Naturellement, on ne peut compter que sur l’enfant lui-même pour savoir dans quelle voie il s’engagera avec joie et passion, c’est-à-dire avec profit.
En outre, le jeune enfant n’aime pas qu’on sollicite sa mémoire. Quand même une connaissance lui est présentée sous forme d’expérience intéressante, si vous lui dites : « Attention ! Je vais vous montrer une chose qu’il faudra vous rappeler », l’attention se dérobe et la mémoire lui fait défaut. Cet impressionnable se défend d’instinct contre ce qu’on lui impose. C’est pourquoi le seul parti que l’éducateur ait à prendre, c’est de susciter la découverte, de créer l’occasion et de « savoir attendre et recommencer ».
Combien seraient larges et réels les progrès d’un enfant qui, enseigné parmi les choses, comme un petit sauvage serait renseigné par des hommes vraiment civilisés ; naturellement, ce n’est pas parmi vous qu’il faut chercher de tels hommes : pédagogues de la société bourgeoise, idolâtres variés, mercenaires bornés, qui vivez la vie humaine sans la comprendre, imbéciles qui méprisez l’homme des cavernes mais qui respectez le ministre de l’Instruction Publique...
Nous avons donc vu, autant qu’on peut indiquer d’une manière générale et rapide des tendances complexes variées, les véritables aptitudes de l’enfance. Remarquons qu’elles sont profondément en rapport avec la destinée humaine, qui semble être de conquérir les forces naturelles et tâchons de nous faire une idée exacte de ce que doit être l’éducation.
S’agit-il d’apprendre à l’enfant ce que nous savons, de le mettre au courant de la découverte humaine, au point où elle est arrivée ? Oui, sans doute.
Mais aux conditions suivantes :
-
Éviter l’ennui, le dégoût, la fatigue.
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’assurer toujours qu’il a bien le sentiment que ce n’est pas une chose définitive, mais une route immense et infinie sur laquelle nous l’avons modestement placé, pour qu’il aille de lui-même.
L’enseignement primaire qu’il conviendrait de prolonger jusque vers douze ou quatorze ans devrait donc être la période d’initiation. Celle où l’élève prenant contact à son gré, selon ses dispositions, avec les choses, acquérait une compréhension originale, en même temps qu’il manifesterait ses aptitudes.
Donc il s’agit de sortir résolument de l’ornière, de mettre l’élève à même de se renseigner, d’expérimenter lui-même, d’être lui-même le premier artisan de son éducation.
Mais si, dans une éducation non compressive, il ne peut être question de retenir de force l’élève, ni autour d’un discours, ni autour d’une expérience ; ces tâches superbes et complexes : éveiller son intérêt, satisfaire sa curiosité, mettre de l’ordre dans les connaissances acquises, doivent captiver l’éducateur libertaire.
Une objection se présente : l’enfant libre ne sera-t-il pas porté à gaspiller son temps et son activité ne se dépensera-t-elle pas en puérilités ? Qu’on soit bien tranquille ! Si l’électeur ramolli ne connaît pas d’autres passe-temps que la manille et d’autres distractions que sa pipe, notre marmot a des préoccupations autrement saines et autrement intéressantes. Il importe simplement d’abord qu’il soit parfaitement bien portant et ensuite qu’il soit placé dans un milieu où il puisse trouver des sujets d’intérêts. Rien ne doit donc être épargné pour sa santé, ni une surveillance continuelle de toutes les fonctions, ni des soins éclairés et prolongés lorsque l’une d’elles cesse de s’accomplir normalement. On peut affirmer toutefois, que l’enfant dont l’alimentation sera légère et rafraîchissante, qui ne boira rien d’excitant et qui prendra autant d’exercice qu’il voudra en prendre, ne sera jamais malade. Dans une éducation qui évite avec horreur les méthodes déprimantes aggravées d’excitations stupides (émotions, leçons à savoir troublant le sommeil, craintes des punitions, etc., etc.) on n’aura presque jamais à intervenir pour rétablir la santé. Bien loin de dorloter nos gaillards et de les plaindre hors de propos, on les félicitera des preuves d’endurance qu’ils pourront donner (tout en les retenant dans la voie des exagérations naturelles à la jeunesse). Car ne l’oublions pas : anarchiste ou non, est plus libre qu’un autre, celui qui sait, le cas échéant, se contenter de l’eau de la fontaine, marcher tant qu’il lui plaît, dormir n’importe où, prêter une attention profonde aux choses qui l’intéressent, mais entendre d’une oreille fraîche les gens se moquer de lui...
En voyant tout le monde lire et écrire, l’enfant demande généralement de bonne heure à le savoir faire aussi. Non seulement il n’y a aucune raison pour le lui refuser mais il est tout indiqué de profiter de son désir. D’ailleurs il acquerra très rapidement les rudiments de ces connaissances qui lui seront tout de suite très utiles et très agréables. Ce qui est absolument condamnable, c’est la hâte qu’apportent les éducateurs à vouloir que l’enfant possède le plus tôt possible l’orthographe et la grammaire. La littérature d’un enfant de douze ans peut sans grand dommage pour le lecteur, présenter une orthographe fantaisiste. Si son orthographe est bonne je dirai : tant mieux, à la condition qu’on n’ait pas obligé l’élève à apprendre et retenir les règles grammaticales ; tant pis, dans le cas contraire. Car, alors cette étude a sûrement pris la place, le temps des études vivantes et mouvementées qui sollicitaient son humeur pétulante et lui ont ainsi soustrait une part d’énergie.
Pour justifier l’extravagance de leurs programmes, les pédagogues officiels soutiennent que la physique, la chimie et les sciences naturelles étant plus ardues, réclament un âge plus avancé. Au contraire, ce sont ces sciences qui peuvent être présentées de façon amusante et surtout tangible. Inaccessibles au jeune enfant dans la méthode des bouquins à figures numérotées, elles sont passionnantes pour lui dans la libre étude de la pratique et de l’expérience. Il est certainement très difficile à l’enfant de sept ou huit ans de distinguer, par exemple, le mot qui représente la qualité et qui s’appelle adjectif, tandis qu’il lui est très facile, avec ses sens plus fins que les nôtres et son alerte observation, de distinguer les états de la matière, de reconnaître les phénomènes électriques, etc.
Donc, on se mettra à sa disposition pour lui apprendre à lire et à écrire correctement, en y consacrant, environ, une demi-heure par jour.
Mais on n’oubliera pas que la grande affaire pour lui, l’affaire passionnante de sa libre enfance, c’est l’eau, les nuages, le fer qui se courbe, la terre mystérieuse où germent les semences, l’équilibre et les insectes, et non les pièges des participes et des mots composés. Pour plus tard les choses embêtantes, quand dans son corps solide et sain, il logera une volonté assez maîtresse d’elle-même pour s’y astreindre. Et pour la même époque, l’histoire des faits politiques, si profondément étrangère à ses préoccupations.
Et gardons-nous de le déranger mal à propos. Gardons-nous de rappeler, pour lui donner sa leçon de français, ce petit qui fait un jet d’eau, car la loi de la pression atmosphérique qui lui dicte son existence est susceptible de plus d’applications utiles que les tortueuses conjugaisons de nos verbes barbares. Sachons le laisser faire.
La véritable place de l’enfant est dans une colonie de travailleurs. Je n’insiste pas sur ce qu’il y a d’extrêmement moralisateur pour lui à voir ses grands camarades donner l’exemple du travail manuel, je ne m’occupe ici que de son développement intellectuel. Or, l’enfant aime beaucoup à regarder travailler, à y prendre part, s’il peut, et si ce travail crée des objets intégraux, sa joie est à son comble. Réfléchissons que le producteur intégral applique continuellement des notions de physique, géométrie, chimie, etc., etc., et cela d’une manière toujours intéressante pour l’enfant. L’élève qui voit une barre de fer s’allonger à mesure qu’elle chauffe, se façonner quand elle est rougie, etc., questionne, et quand même on ne lui répondrait pas, il a désormais acquis le fait qu’il apprendrait péniblement dans le livre. Mais on aura soin de lui répondre et même, on sera plusieurs à lui répondre, car il est utile de le soustraire à la mauvaise méthode qui consiste à donner à l’élève un professeur pour chaque matière (ou pour toutes). Il est indispensable que l’enfant prenne l’habitude de se renseigner sur ce qu’il voit faire auprès de celui qu’il sait être capable de le faire, quitte à venir chercher un complément d’informations auprès d’un autre, qui lui, s’occupera d’étendre et de généraliser les données.
« Jusqu’à l’époque de son adolescence, l’enfant développera son corps par des promenades et des jeux quotidiens ; il deviendra plus fort, plus agile, plus adroit. Chaque jour il fera quelque travail manuel et il apprendra ainsi à se servir de ses yeux et de ses mains. Il dessinera et ses dessins représenteront des scènes qu’il aura imaginées, ou bien ce seront des ornements tracés sur des objets qu’il aura construit lui-même ; ou encore ce seront les cartes très imparfaites des contrées qu’il connaîtra. Il apprendra à connaître la vie des bêtes et des plantes cependant que peu à peu on lui fera découvrir l’arithmétique, la géométrie, la physique, la cosmographie, bref, la terre et toutes les choses qu’on y voit. L’éducateur, si possible, n’interviendra que pour préparer les circonstances où l’enfant fera ses observations ; ou bien, pour montrer à celui-ci, par quelque question embarrassante, qu’il s’égare. Il ne donnera donc pas à ses élèves, chaque jour, quatre ou cinq leçons proprement dites ; mais il attirera parfois leur attention sur les énoncés de plus en plus généraux qu’eux-mêmes auront formulés. Ce seront les jalons divisant le chemin déjà parcouru. Souvent, pour répondre à la curiosité de l’enfant, l’éducateur dira :"Voici ce que l’homme a fait pour diminuer sa peine et assurer son existence." Et cela constituera chaque fois une leçon d’histoire. » (R. Van Eysinga)
Songeons à tout ce qui est susceptible de frapper l’enfant qui voit faire seulement une roue ! Et s’il voit faire la voiture entière, et s’il la voit essayer, et si elle ne va pas de suite, et si l’on corrige ses défauts devant lui, que de notions aura-t-il acquis sans s’ennuyer un instant !
Et c’est là que vous entendrez jaillir les questions, de même que vous pourrez profiter de claires et fraîches remarques. Il n’y a aucun inconvénient à rechercher devant l’enfant, avec l’enfant, la réponse à une question qu’il a posée si celle-ci vous embarrasse. Au contraire l’élève qui voit que sa question est prise en considération par vous, et vous incite vous-même à la recherche, ne retire de ce fait que d’excellentes impressions : confiance, goût pour la recherche, connaissance des rapports qui servent entre les constatations et les théories, etc. Ce sont les pédants qui voudraient nous faire croire que l’aveu de l’ignorance de l’éducateur est néfaste à l’élève. Les malheureux ne savent donc pas ce qu’un enfant peut demander ! Quand on redoute les colles, il vaudrait mieux ne pas s’occuper d’éducation... (manque une page)
Malheureusement, les colonies communistes ne sont pas nombreuses, leur réussite est difficultueuse et les petits camarades qui peuvent être élevés par des méthodes rationnelles sont une poignée. L’enseignement reste presque entièrement, aux mains de l’Église et de l’État qui en ont compris l’immense portée. Et ici, nous sommes conduits à insister sur ce point : quel est le rôle de l’enseignement de l’école ?
D’une façon générale, le rôle de l’enseignement de l’école, de toute école, est de tuer l’originalité. La plupart des grands découvreurs et des grands originaux ont été rebutés par l’école. De nos jours, l’homme qui a inventé tous les instruments radiographiques et radiothérapiques, (ce qui suppose une immense documentation et les connaissances les plus variées) est absolument sans titres. Zola avait échoué au baccalauréat pour insuffisance en français ! Ainsi que Lamartine ! Il serait facile de multiplier des exemples aussi frappants établissant nettement que l’école et le génie sont irréconciliables...
Bornons-nous pour l’instant, à l’étude de l’enseignement primaire. A l’école primaire, il s’agit de fabriquer des esclaves perfectionnés, il est impossible de le nier. S’occupe-t-on, en effet, de développer les merveilleuses facultés de l’enfant, son observation, son discernement, son imagination ? Jamais de la vie. On lui « apprend » le français, l’orthographe et la syntaxe qui sont absolument sans intérêt pour lui ; l’histoire qui dépasse sa portée et tend à fausser son sentiment, le calcul borné qui ne s’adresse qu’à la mémoire mécanique, comme la géographie, la récitation de pièces niaises, insipides ou à tendances abrutissantes, et la morale.
Remarquons en passant que l’uniformité des programmes se déroulant dans un ordre prévu d’avance, est l’aveu du but : fabriquer des individus uniformes, modelés sur le type qu’il est utile à nos maîtres d’obtenir.
Je ne m’appesantirai pas sur l’affreux système de punitions et de récompenses, fait pour favoriser tous les mauvais instincts et ébranler le système nerveux si délicat et si impressionnable des enfants. Je ne ferai remarquer qu’en passant, il est impossible au maître d’obtenir l’attention d’une quantité d’enfants souvent énorme ; toujours exagérée et généralement placée dans de mauvaises conditions d’hygiène. Tous ces attentats sont justifiés par le souci d’imposer une morale à l’enfant. L’École, voilà son véritable rôle, est chargée de préparer le citoyen.
Chaque fois que la révolte se dresse, elle trouve devant elle l’armée, c’est-à-dire les fils du prolétariat affublés d’une livrée et affectés à la défense des caisses du Capital. On découvre que ce sentiment extraordinaire, ce miracle d’imbécillité sur lequel on ne saurait s’ébahir assez, qui pousse les spoliés à défendre ce qui les opprime contre ceux qui les délivreraient, sort de l’école ; que c’est de l’éducation patriotico-moutonnière que l’État distribue généralement aux enfants du peuple.
L’École est, en effet, l’admirable instrument qu’ont utilisé supérieurement les bourgeois du dix-neuvième siècle pour fabriquer des esclaves. Naturellement, on a soin de tenir solidement cet instrument en mains. Les instituteurs, au salaire mesuré, soumis eux-mêmes à des déformations préalables, sont attentivement surveillés et impitoyablement rejetés à la moindre velléité d’indépendance. Tout cela est vrai, mais la matière première de ce beau travail ; mais les enfants qui reçoivent l’enseignement primaire et qui en profitent ; ce sont les nôtres. Et sous prétexte que l’enseignement est obligatoire et gratuit, laïque et commode, nous laissons empoisonner nos enfants de respects imbéciles et de criminelles stupidités.
On se demande beaucoup, depuis quelques années quel est l’esprit qui domine dans l’enseignement primaire. L’instituteur est-il patriote ? Est-il socialiste ? Ne pourrait-il pas être anarchiste ? Ceci n’a aucun intérêt. Je ne veux pas nier qu’il n’y ait des indépendants parmi les instituteurs. Mais la tendance générale des exploités de l’école primaire, c’est la neutralité, c’est l’esprit neutre, neutralitard. Cet esprit imposé par les programmes, d’ailleurs, est une riche trouvaille de la classe repue : Endormons toutes les révoltes, respectons toutes les convictions.
La neutralité qui est inspirée par l’École Normale aux futurs instituteurs est celle-ci :
« N’abordez jamais un sujet sur lequel s’élèvent des dissentiments ; l’enfant doit tout en ignorer. L’opinion invoquée par vous pourrait être contraire à celle de son père ou de son tuteur qui pourraient exprimer devant lui leur conviction contraire. L’esprit de l’élève, tiraillé dans divers sens, risquerait de perdre le respect de votre enseignement. Sur toutes questions, soyez neutres. »
Voici ce que nous pourrions répondre :
« Soyons neutres, certes l’esprit de l’enfant ne doit pas être tiraillé dans divers sens, car c’est à lui de décider quel sens sera le sien. Il ne doit pas être entraîné dans aucune voie, car il choisira lui-même la sienne, mais il doit se décider en toute connaissance de cause.
« C’est pourquoi tous les problèmes seront agités devant lui, c’est pourquoi on lui montrera incessamment le pour et le contre des choses, c’est pourquoi on travaillera sans relâche à éveiller en lui l’esprit de critique et d’examen. Respectons toutes les convictions dont les propagateurs ne sont pas convaincus. Nous ne trouvons pas mauvais qu’il ait le catéchisme entre les mains, mais nous tenons expressément à ce qu’il soit mis en état d’apprécier ce livre. Remarquez qu’il ne s’agit pas des opinions de son père ou de sa tante, mais de former la sienne, pas plus qu’il ne s’agit de lui conserver le respect de votre enseignement, car dès l’instant où il en reçoit un autre enseignement que celui des faits, nous sortons de la neutralité. »
Et ainsi, la neutralité de l’école se trouve en contradiction formelle avec la nôtre, que j’ose appeler la vraie.
Or, si ce n’est pas dans notre sens que la neutralité reçoit son application, ce n’est pas non plus dans celui que les officiers d’académie qui l’ont inventée prétendent être la leur. Les diverses « Instruction morale et civique » y compris celle qui valut à Albert Bayet la malédiction de son père, comportent en effet, entre autres absurdités, un chapitre sur le patriotisme qui est une violation flagrante à cette neutralité tant respectée, car aujourd’hui personne n’est plus d’accord sur la valeur de l’idée de patrie.
A l’écolier qui voit dans son livre, qui entend dans sa classe : Nous devons aimer notre patrie, la défendre, mourir pour elle au besoin. Nous demandons : pourquoi cela ? Un sentiment aussi décidé doit voir une raison ? L’enfant répétera tant bien que mal, jamais d’une manière naturelle et sentie, car son sens est trop juste, les nébuleuses raisons de son livre. Précisons-les pour lui, au besoin, et opposons-y les nôtres, en le laissant libre de choisir. Recommandons-lui d’exposer à son maître, soit l’avis qui lui aura semblé le plus probant, soit l’un et l’autre, s’il n’a pu décider.
Et alors, ou le maître est un homme intelligent et la seule méthode qu’il puisse employer sans improbité lui sera révélée ; ou c’est un esprit fermé et vous avez pris ce soin que vous devez prendre d’avertir l’élève qu’il n’avait pas à tenir compte de son entêtement ; de toute manière vous avez fortement ébranlé le respect de la chose enseignée, ce respect qui nous a si gravement marqués pour l’esclavage.
Pour notre part, en matière de morale destinée à être inspirée à l’enfant, nous ne demandons qu’à nous taire. Que ceci ne surprenne pas. Nous sommes décidés à combattre la morale de l’école, chez l’écolier même, afin de changer l’esprit scolaire, s’il est possible ; mais nous ne nous y décidons que devant le danger qu’il y aurait à faire autrement et nous ne tenons pas pour normal ce développement de l’enfant. Certes, nous voulons que ces mioches soient demain des individus capables de vivre sans lois et sans maîtres, et c’est pour cela que nous sommes forcés de toujours opposer la critique anarchiste au préjugé bourgeois qu’on s’efforce de leur inculquer. Mais nous n’ignorons pas qu’il y a à cela un immense écueil : c’est que ni le préjugé, ni la critique n’intéressent notre élève, cela n’est pas son affaire. Ce qui le passionne, c’est les bêtes, les machines, les bateaux, les jets d’eaux, les pierres, les folles courses, la chaux qui bouillonne, la glace transparente, la terre cuite, que sais-je ? C’est la connaissance infinie qui nous permettra de réaliser le progrès.
Et c’est sans morale que nous pensons qu’il convient d’élever l’enfant.
D’ailleurs, nous sommes en cela fidèles à notre principe de lui laisser découvrir. Il découvrira lui-même les rapports entre les hommes et les définira selon sa conception. Je n’ai nullement peur qu’un enfant sain et normalement développé qui a pris goût de la recherche et acquis la vaste compréhension des lois naturelles, ne sache pas se conduire, bien au contraire, il saura et il pourra.
Ainsi, tandis que, pénétrés de l’utilité de la rénovation de l’enseignement, les anarchistes y consacrent des efforts que nous voudrions voir plus ardents encore, l’Église et l’État redoublent de zèle dans leurs rivalités et apportent à leurs entreprises ce que nous ne saurions y apporter, la monnaie en quantité et l’appui des pouvoirs.
De sorte que la marmaille d’aujourd’hui se dresse, à nos yeux, en deux parts : les petits camarades qui grandissent selon notre idéal et ceux qu’on empoisonne soigneusement des préjugés antagonistes. Les premiers sont une poignée, les autres une masse innombrable.
Or, ces mioches, nous les voulons tous pour la liberté. Et la tâche qui s’offre à nous est double : d’une part, nous avons à assurer le développement harmonieux du plus grand nombre possible ; d’autre part, à nous opposer à la perversion et à l’asservissement de ceux dont nous ne pouvons nous charger.
Occupons-nous d’abord, en ces lignes, des parias. Bientôt, nous reparlerons des privilégiés : on reproche souvent à l’école laïque de mal défendre contre la concurrence des ignorantins. Comment en serait-il autrement ? Les méthodes employées dans l’une et l’autre école sont, aujourd’hui, sensiblement les mêmes, mais si le cher frère, gras et bien nourri, fait des classes de vingt à vingt-cinq élèves, celles de la laïque comprennent rarement moins de soixante et souvent plus de quatre-vingts écoliers !
L’instituteur primaire, outre qu’il est écrasé par une besogne au dessus des forces humaines, que compliquent presque toujours les soucis de la misère, est garrotté dans un programme qu’il doit parcourir dans l’ordre, et obligé, de par les visites inspectoriales, de faire du trompe l’Ïil (je veux dire de passer d’une connaissance à l’autre, dans un temps prévu d’avance et souvent inférieur à celui qu’il aurait fallu aux écoliers pour s’assimiler ces connaissances). Enfin, quelques uns des élèves apportent de leur famille des habitudes et une moralité telles qu’ils constituent un danger permanent absorbant toute l’attention du maître, et je connais une école de filles de la banlieue où l’institutrice m’a dit avoir vu arriver ivres des enfants de dix ans !
Or, s’il est absolument impossible d’instruire sans expérience, sans outils, presque sans images et tout à fait sans liberté, soixante ou soixante-dix enfants, plus ou moins bien portants, dans un temps restreint, s’il est matériellement impossible de s’assurer que les leçons ont été comprises par chacun, il est encore bien plus illusoire de compter sur le « travail dans la famille » pour compléter cette instruction. Chaque soir, néanmoins, les enfants emportent devoirs et leçons et achèvent d’apprendre :
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à bafouiller ;
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à admettre, sans contrôle, les idées que d’autres ont émises ;
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à s’assimiler des notions sans netteté, se faisant ainsi un esprit brumeux qu’ils garderont bien souvent et qu’apprécieront beaucoup les politiciens,
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à travailler sans goût.
On peut ajouter que l’écolier, chez lui est, la plupart du temps, mal installé, mal éclairé, bousculé par ses petits frères, et que, s’il lui est impossible de s’appliquer, il a toute latitude pour parfaire sur son échine et sur sa vue les déformations scolaires (car le mot existe, évocateur de cages et de supplices moyenâgeux : déformations scolaires !)
Quelques camarades anarchistes et nous-mêmes avons pensé à grouper les enfants de l’école, après la classe, pour commenter et compléter les leçons du programme de la bonne manière. L’instituteur y trouverait son compte car ces enfants auxquels leurs leçons seraient expliquées, seraient les plus instruits. L’école communale aurait des élèves de douze à treize ans sachant vraiment lire et s’exprimer, ce qui se voit rarement aujourd’hui. Voir une fière et intelligente génération s’élever à la place du troupeau attendu, cela serait certainement une joie pour nos chers dirigeants...
Ce serait une excellente force et d’une grande portée que de compléter ainsi l’enseignement de l’État.
Quel avantage si l’on pouvait réunir ces enfants après la classe ! A peu de frais, avec de l’intelligence et de l’ingéniosité, on les installerait convenablement. Une table de six ou huit places, à laquelle ils se succéderaient, suffirait pour une trentaine d’enfants (si l’on songe que les plus petits, ceux de huit à dix ans, ne doivent pas emporter pour plus d’un quart d’heure de travail). Les devoirs seraient expliqués sur des exemples et on y installerait les enfants après s’être assuré que ce ne sera plus pour eux un abrutissement angoissant, mais un exercice intéressant. La matière des leçons serait montrée, offerte à la vue, toutes les fois qu’il est possible et on inviterait les écoliers à définir eux-mêmes ce qu’ils voient ; de telle sorte qu’ils acquerraient ainsi à la fois des notions plus nettes, plus sensibles, plus solides et l’habitude de s’expliquer et de décrire eux-mêmes tandis qu’ils perdraient l’habitude si funeste de définir de mémoire et de décrire d’après les autres.
Par exemple, si vous avez quelques pierres, un peu de terre, un peu d’eau, vous figurez aux marmots intéressés et joyeux le système de partage des eaux, une île, un volcan, etc., non seulement ils comprendront très vite et même raconteront à leurs camarades ce qu’ils ont vu de semblable dans la nature ; mais ils sauront vous répondre quand ils l’ont sous les yeux et que le livre est au diable, vous aurez à choisir entre bien des définitions dont quelques-uns très pittoresques, à éliminer les vicieuses en disant pourquoi elles le sont, à choisir la plus simple entre les bonnes, etc., ce qui constituera un excellent exercice. Ces enfants auront beaucoup acquis, sans se douter qu’ils travaillent ; tandis que le triste écolier, penché sous la lampe, qui répète jusqu’à ce qu’il s’en souvienne les définitions de M. Foncin, a beaucoup peiné pour n’en acquérir que peu.
« Mais le maître se salirait ! » m’a dit l’un de ces écoliers auxquels je parlais de ces systèmes éducatifs. Et celui-là avait trouvé le vrai mot. Le maître a des manchettes ! La maîtresse a un corset ! Les voyez-vous à quatre pattes, barbotant dans la boue, parmi les gosses ? Et le prestige ?
Car, ce que l’on enseigne, avant tout à l’École Normale, c’est le prestige. A mesure que le futur instituteur perd son originalité, il devient trop souvent empreint d’une morgue doctrinaire et autoritaire. La preuve, c’est cette parole qu’on entend souvent dire aux petits : « C’est vrai, le maître l’a dit. » En voilà un mauvais compliment à faire à son éducateur ! Et je n’insiste pas sur le ton imposant que prend le « pion » malgré qu’il soit susceptible de susciter des accidents nerveux chez l’enfant prédisposé, lui faisant ainsi contracter souvent des affections qui se prolongent la vie entière.
Naturellement, le livre, loin d’être systématiquement méprisé, sera souvent en mains et nous nous attacherons, non seulement à apprendre à nos gosses vraiment à lire, mais encore à aimer la lecture et à comprendre exactement ce qui est écrit.
Nous savons trop qu’ils tireront plus tard de cette connaissance, avec d’inestimables joies, d’extraordinaires leçons.
Qu’on en soit bien convaincu, il ne peut y avoir de besogne plus profondément révolutionnaire que celle d’apprendre aux enfants du peuple à lire véritablement, à écrire, à s’exprimer que de les mettre en état de se renseigner et de se faire comprendre. L’opinion n’est pas de moi et ne date pas d’hier. C’est bien pourquoi l’enseignement officiel est si peu sérieux.
Bien entendu, il serait encore préférable de pouvoir arracher complètement nos enfants à l’abrutissement pédagogique. La véritable solution serait de nous charger, directement et personnellement, de leur éducation, en dehors de toute autorité et de tout système dogmatique. Mais la besogne est délicate et ardue et il nous faut avouer que les tentatives faites jusqu’à ce jour ne furent guère probantes. D’autre part, tous les camarades ne peuvent se charger de leurs enfants, certains parce qu’ils n’en ont pas le temps, d’autres parce que la capacité leur fait défaut. Il serait donc intéressant, faute de mieux et en attendant de pouvoir faire besogne plus complète, de soustraire les enfants, par une éducation complémentaire, à l’influence pernicieuse de l’école.
En attendant mieux, il serait très utile que dans chaque centre où se trouvent des camarades, ils puissent réunir leurs enfants dans un local (avec jardin autant que possible) où ils pourraient dépenser leur activité sous la surveillance d’un camarde apte à répondre à leurs questions et à diriger intelligemment leur évolution mentale.
A mon avis la meilleure solution consisterait donc à soustraire l’enfant à l’école. Mais si cela n’est pas possible, pour une raison quelconque, il ne faut pas accepter sans réagir la besogne de l’instituteur et travailler au contraire à éclairer vraiment la mentalité du jeune élève. Non seulement cela sera indispensable dans l’intérêt de ce dernier, mais cette réaction permettra d’infuser un état d’esprit nouveau au sein même de l’école et d’obtenir sur l’esprit du maître une répercussion plus ou moins salutaire selon les circonstances. Nous pourrions soutenir et aider les instituteurs sympathiques, placés généralement dans une situation pénible à l’égard des dirigeants qui les paient pour effectuer une besogne de déformation morale et qui n’acceptent pas volontiers de leur voir accomplir un autre travail, puisqu’il sera inévitablement nuisible à leur parasitisme. Quant aux autres, aux esprits bornés et aux asservisseurs, nous verrions à leur faire la vie dure.
Notre action pourrait surtout être fructueuse à l’égard de « l’Instruction morale et civique », cette magnifique morale que l’État bourgeois, au mépris de la neutralité, se hâte tant d’imposer à nos mioches puisqu’ils doivent la posséder à l’âge de onze ans !
Je pense que sa suppression arriverait le jour où la bande des hauts universitaires aurait trop entendu discuter dans les classes des cours moyens et supérieurs, dans les examens, concours, etc., le respect de la justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, la croyance que la Grande Révolution nous a comblés, que nous sommes parvenus au plus haut point de la civilisation depuis la nuit du 4 août, l’infériorité de l’étranger, etc. Et tout cela serait mis en discussion fatalement, car les soirs où nos enfants auraient eu à apprendre les tirades sentimentales des moralistes scolaires, nous en aurions profité pour leur raconter des histoires dont quelques-unes tirées de l’histoire et même de l’histoire contemporaine.
Enfin, considération importante, ces enfants dont nous aurions dirigé les commencements tâtonnants resteraient nos amis. Camarades de leur adolescence, nous pourrions continuer à diriger leurs études personnelles, leurs lectures, leurs recherches intellectuellement et moralement développés de bonne heure par l’habitude de la critique et de la réflexion ; préservés par des goûts supérieurs, des habitudes qui abrutissent dès l’apprentissage les jeunes travailleurs illettrés, ils seraient à cet âge merveilleux de vingt ans, des jeunes gens, non du bétail. Et l’on verrait !
Emilie Lamotte
La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles
Si la conduite de nos contemporains est de tous points extrêmement étrange, c’est encore la question de la natalité qui est résolue par eux de la façon la plus extraordinaire. En cette matière, nous pouvons voir les spectacles les plus inattendus comme, par exemple, l’excès de misère créer des ressources, des filles pleines de santé se refuser à l’amour par crainte de la maternité, tandis que des femmes délicates et malades se soumettent à un enfantement incessant ; des curés et des législateurs donner leur avis, etc. ; bref, il n’y a qu’une chose dont on ne semble tenir aucun compte : l’avantage des vrais intéressés, la mère et l’enfant.
Or, la question de la natalité est de la plus haute importance et a fixé l’attention d’une foule de bons esprits à des points de vue fort divers. Pour nous, sans nous préoccuper outre mesure de ce que d’elle dépend l’avenir d’une humanité que nous ne pouvons prévoir, nous voyons qu’elle intéresse la santé et l’équilibre individuels. C’est à ce point de vue que nous l’envisageons.
L’observateur attentif est frappé par ce fait que la maladie et la dégénérescence ne sont pas le résultat uniquement des mauvaises conditions économiques, puisque les classes aisées et riches en sont atteintes dans des proportions nullement inférieures et, dans ces classes, les individus les moins astreints à l’effort et les moins sujets aux privations ne sont pas les plus épargnés. Qui n’a vu déjà, s’étioler et languir d’un mal mystérieux que la mauvaise foi médicale appelle poliment : anémie [?], des jeunes filles choyées, dans de riches familles ? Qui n’a vu de petits êtres de quelques années ou de quelques mois dépérir, péricliter, se déformer ou mourir malgré les soins les plus coûteux et les plus constants ?
Le physiologiste est amené à chercher une cause à ces désordres car aujourd’hui l’on n’admet plus beaucoup que le mal est un envoi de la providence.
Cette cause, ou du moins la première de ces causes, n’est pas bien difficile à apercevoir et les travaux de quelques chercheurs consciencieux l’ont éclairé suffisamment. Pour nous autres, elle s’appelle comme toujours : Préjugés. C’est en raison de préjugés sociaux, (mariage, situation, morale) que la jeune fille nubile et épanouie depuis 4, 5, 7, 8 années et plus, est tenue de force, par ses parents et l’opinion publique dans l’épuisante virginité qui fait dégénérer en détestables habitudes ou en rêveries confinant à l’aliénation et y atteignant parfois, le naturel besoin de l’étreinte amoureuse ; c’est en raison de préjugés, soit religieux, soit inexplicables que des conjoints infectés d’un empoisonnement transmissible se croient obligés de créer des enfants difformes, mal venus, voués à toutes les misères physiques. Et c’est seulement en raison de préjugés, car, de nos jours, dans les classes aisées au moins, l’ignorance ne peut plus être mise en cause. Tout le monde sait en effet, que l’on a des enfants qu’à sa volonté . A peine peut on invoquer, la négligence, celle-ci n’étant pas permise en une matière aussi grave.
De là à conjurer les femmes, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt des enfants à naître, de ne procréer que consciemment, c’est-à-dire dans les meilleures conditions, il n’y a qu’un pas. Et en compagnie de très bons esprits, nous le franchissons, tâchant de rendre très clairs et très simples nos arguments et nos indications.
La première et la plus fréquente objection opposée (d’autant plus redoutable qu’elle présente une tendance scientifique) est que la limitation des conceptions ou leur suppression contrarie la nature et partant est sujette à créer des désordres. On cite l’exemple de paysannes ayant régulièrement enfanté et allaité sans interruption et parvenant sans infirmité à un âge avancé, mais on ne se rend pas compte que ce sont ces femmes qui constituent l’anomalie, car la grossesse et surtout l’allaitement réclament un calme et une tranquillité qu’il n’est plus donné qu’exceptionnellement à la femme moderne de conserver et que seuls les ruminants peuvent goûter. La femme évoluée serait tirée de cet état (inconscient au premier chef), rien que par le souci de l’éducation de ses enfants grandissants. Et, d’autre part, en dehors de cet état paisible, il est impossible à une femme de supporter d’une façon répétée l’épuisement inévitable que nécessite la fabrication d’un nouvel être. Cette objection est donc encore la voix du préjugé. (Il convient en outre, de remarquer que tout progrès a toujours été une conquête sur la nature et que nous nous trouverions fort mal de toujours obéir à ses avis, d’ailleurs souvent contradictoires.)
Une autre objection, souvent présentée par les adversaires de la limitation des naissances, est la contrainte que les moyens préventifs sont susceptibles d’apporter dans les rapports entre les époux. « Que devient, avons-nous souvent lu ou entendu dire, le charme des épanchements s’ils doivent être précédés de précautions ? » Il est facile de voir, au contraire, que cette contrainte, qui devient très légère par l’accoutumance, représente, comme toute discipline individuelle d’ailleurs, une plus grande somme de liberté, car bien souvent, le souci de la procréation probable est un obstacle à l’étreinte et retient les époux de goûter le bonheur qu’ils trouvent dans les bras l’un de l’autre. Cette objection est évidemment dictée par la mauvaise foi.
Mais il en est, à ce point de vue, une plus intéressante encore. Il y a des gens qui, sans sourire, nous disent : « Malheureux ! Et le dépeuplement de la France ! Depuis 18... la Russie a augmenté sa population de ... ; l’Allemagne (notre ennemie héréditaire) de ... ; tandis que la France... »
Nous pourrions leur répondre d’un seul mot que la destinée de la France, en tant que nation, nous indiffère profondément et que le jour où la France, en tant que nation, par suite de sa faiblesse numérique aurait perdu son beau nom de France, il n’y aurait rien de changé pour nous . Un gouvernement en vaut un autre pour celui qui veut vivre et ce qu’un anarchiste a contre lui ce n’est pas tel ou tel gouvernement mais la bêtise de ses contemporains . Cette éventualité de la France engloutie par suite de sa dépopulation croissante nous laisse donc complètement froids. En outre, nous nous adressons également, et les patriotes nous sauront gré de ce soin, aux mères de tous les pays quand nous disons : ayons peu d’enfants, car les difficultés économiques et autres que créent une nombreuse famille sont les mêmes dans tous les pays « civilisés » .
Mais il convient d’admirer largement le calcul des prêcheurs de fécondité, gens bien lotis des hautes classes. Car enfin, à quoi serviront-ils, ces petits citoyens pour qui fonctionnent, dans un but de perfectionnement social école laïque et gratuite vaccination ; ces petits êtres que l’inquiète sollicitude des dirigeants s’efforce de tirer du néant (!) S’agit-il de leur donner la vie ? Est-ce pour leur conserver ce bien précieux que l’ « Assistance Publique » va jusqu’à allonger une « thune » par semaine, à travers un guichet, à la mère affamée et que le médecin de la mairie se rendra à son domicile ?
Entendons-nous. Ces enfants auront un rôle ; celui d’assurer la fortune de ceux qui les feront travailler . Plus il y en aura, de ces petits (qui deviendront grands) et moins leur travail sera rétribué, moins il aura de valeur, plus il y aura de facilité pour le faire accomplir et plus sera assurée et aisée la fortune des possédants.
Naturellement, ce sont ceux-ci qui exaltent la beauté des grandes familles et en conseillent l’incessant accroissement. Il y a des malins à qui il faut des esclaves ; ils en demandent. Et il y a des imbéciles pour leur en donner.
Les exploiteurs prennent d’ailleurs, de cette jeune graine, un soin assez négligent, comptant sur les dévouements sauvages de votre instinct, ô mères. Il n’est peut-être pas déplacé ici de faire savoir, en passant, que les médecins des dispensaires, pas plus que les médecins de mairie (visites à domicile) ne sont autorisés à octroyer au malade secouru pour plus de treize sous de médicaments. D’ailleurs, les ordonnances de ces « consultants » sont instructives : les vagues sirop de Tolu destinés à combattre la broncho-pneumonie et le prompt conseil de porter le bébé à l’hôpital où il meurt de ne plus voir sa mère et de l’atmosphère empoisonnée des salles.
Il n’en est pas moins vrai que, lorsque à force de veillées anxieuses et de soins minutieux, à force d’énergie, de patience et de sagacité, à travers tous les obstacles tragiques et obscurs que la civilisation et la misère opposent au développement des enfants, vous avez réussi à en élever de normalement constitués, non seulement on viendra vous le réclamer pour défendre la patrie, mais encore ils serviront à produire des richesses pour d’autres.
Car, dans la classe exploitée, les enfants d’une nombreuse famille sont, d’avance, sacrifiés. Le prolétaire qui n’a qu’un ou deux enfants pourra leur faire recevoir une instruction soignée et prolongée qui les mettra à même de choisir leur voie par la suite ; mais le prolétaire qui procrée au hasard et sans souci, qui se charge d’une famille de 7, 9, 10 enfants, ne peut d’abord leur assurer avec son salaire, le nécessaire comme espace, nourriture, vêtement et se condamne à les voir péricliter. Ensuite il sera obligé de les mettre en apprentissage au sortir de l’école primaire, avec un bagage de connaissance aussi insuffisant que fallacieux, c’est-à-dire : livrés à l’exploitation d’une façon définitive dans la plupart des cas . Il dispose de l’existence de ces malheureux de la façon la plus abusive et la plus révoltante ; il la leur prend pour la donner au Capital : il les met lui-même dans l’engrenage qui les broiera. Dire que ce sombre idiot mérite la haine de sa descendance, ce n’est pas assez dire !
Chose extraordinaire, les sophismes sentimentaux, humanitaires, patriotiques etc. des faiseurs de boniments procréateurs, boniments qu’il est si facile, pourtant, de reconnaître pour intéressés, trouvent quelques dupes. Et les pratiques patronales et gouvernementales, vis-à-vis des miséreux chargés de famille, en font encore davantage. J’ai entendu la mère de 9 enfants, encore enceinte, répondre à quelqu’un qui lui parlait de la misère qu’entraînait une si nombreuse famille : « Vous vous trompez, moi, mes enfants, ils me font vivre . » Effectivement, elle touchait une foule de secours, bons de pain, lait stérilisé, secours en argent qui n’empêchaient pas les enfants de croupir dans un espace trop étroit, mal nourris et privés de tout soin ; les plus grands, âgés de 10 et 12 ans, soignaient les plus petits et assumaient la responsabilité des biberons et des langes de manière à fabriquer des infirmes. Quelques uns triaient des plumes à la maison, mettant les plus grandes dans un sac et les plus petites dans un autre, car dans les familles nombreuses, on utilise les enfants à de petits travaux . De telle sorte qu’ils fréquentaient fort peu l’école, sans retirer d’ailleurs, aucun avantage de cette liberté .
Mais le plus souvent, disons-le, la procréation constante n’est pas voulue, elle est seulement subie. Les parents savent bien qu’on n’a d’enfants qu’à volonté, mais ils n’ont, sur les moyens de préservation que de vagues données. Données que l’insouciance et la pudeur (!) les empêchent d’étendre et d’approfondir. Comme les notions anatomiques relatives à la génération sont soigneusement exclues des programmes scolaires, sans doute comme étant d’utilité primordiale, l’ignorance règne en maîtresse sur les importantes questions de procréation. Le père qui désire ne pas trop s’écraser de charges familiales ou épargner la maternité à sa compagne, se décidera, à la rigueur à pratiquer le retrait, jetant sa semence hors des organes féminins au mépris de sa santé et de sa joie, mais la femme, le plus souvent, ne veut rien savoir .
Or, c’est à elle qu’il est le plus facile de se garantir. C’est elle qui peut régler ses grossesses à son gré, sans qu’il en coûte ni à elle, ni à son conjoint, l’abandon des parcelles des joies amoureuses.
Dans la foule des moyens proposés, quelques uns certes, semblent être à écarter, soit en raison de leur insuffisance, soit en raison de leur incommodité, soit en raison des dangers qu’ils présentent.
Les moyens masculins nous paraissent tous dans ce cas : le retrait, toujours pénible, qu’on a vu causer des cas de paralysie générale par suite de l’insatisfaction et de l’ébranlement de la moëlle épinière ; le condom ou capote anglaise, si fréquemment et si facilement déchiré et dont Ricord disait : « Toile d’araignée contre la contagion, mur d’airain contre le plaisir . » [9]
Parmi les moyens féminins, l’injection intra-utérine, pratiquée au bout de 8 ou 15 jours de retard menstruel, nous semble peu recommandable. Evidemment, à cette époque, cette pratique offre peu de dangers relativement aux dangers très graves qu’elle pourrait offrir plus tard, elle n’en constitue pas moins, en ramenant les règles, un avortement, c’est-à-dire une intervention capable de laisser sur les parois internes de l’utérus une cicatrice qui pourra toujours ultérieurement s’ulcérer. De plus l’avortement semble avoir une tendance à devenir une habitude physiologique, pour ainsi dire, de telle sorte qu’il sera difficile à une femme souvent avortée de conduire une grossesse à terme, si elle avait décidé de le faire plus tard.
Un autre moyen, très souvent préconisé et employé constamment par quelques personnes avec succès, est l’injection d’eau chaude ou froide pratiquée immédiatement après le coït. Mais ce moyen n’est pas absolument certain car il n’agit qu’en chassant ou stérilisant le sperme qui se trouve dans le conduit vaginal sans atteindre celui qui peut avoir déjà pénétré dans l’utérus .
C’est pourquoi on a eu l’idée d’ajouter à l’eau de l’injection une solution de formol dont les vapeurs sont susceptibles de tuer les spermatozoïdes même parvenus dans le col de l’utérus. Quoi qu’il en soit, l’injection pratiquée immédiatement après le coït offre des inconvénients capables de décourager bien des femmes. Quelques physiologistes conseillent de faire l’injection avant l’acte ; comme capable d’opposer à l’arrivée des spermatozoïdes dans l’utérus une certaine quantité d’eau en guise de barrière. On sait que les spermatozoïdes perdent leur vitalité dans l’eau. Encore faudrait-il être sur de garder cette eau qui tend à s’écouler au dehors ; moyen peu pratique en somme.
On trouve aussi, en pharmacie, des ovules de glycérine solidifiée contenant en dissolution, une matière énergiquement stérilisante. Ces ovules introduit dans le vagin fondent, par suite de la chaleur et de l’humidité et présentent au sperme l’obstacle d’un corps gras et stérilisant à franchir. Cependant, on a reproché au formol, comme au sublimé quelquefois contenus dans ces ovules, d’être capables de provoquer, à la longue, une certaine irritation de la muqueuse vaginale chez les femmes délicates.
On pratique encore l’introduction d’une éponge humectée d’eau acidulée dans le conduit vaginal. Cette éponge aurait l’avantage primo, de s’opposer à l’entrée du sperme dans l’utérus au moment de l’éjaculation, secundo, d’entraîner tout le sperme au dehors au moment où l’on retire l’éponge. Néanmoins, ce moyen, à première vue très pratique, est d’une infidélité absolue car il arrive fréquemment que l’éponge se déplace et va se loger dans le cul de sacutéro-vaginal, laissant libre l’ouverture de l’utérus.
Quant à fixer une houppette ou un pessaire dans l’ouverture même de l’utérus, comme il a été proposé, cela a été vivement combattu en raison des sérieux inconvénients et même des dangers qui peuvent résulter de l’introduction d’un corps étranger dans cette ouverture.
On préconise aussi un pessaire occlusif qui est un disque de caoutchouc tendu sur un ressort circulaire et qui, introduit dans le vagin, y crée une cloison artificielle séparant absolument la partie inférieure du vagin de sa partie profonde ou se trouve le col de l’utérus. A l’usage, ce pessaire s’est souvent révélé comme incommode et même capable de meurtrir et blesser par l’effort d’écartement qu’il exerce sur les parois vaginales.[10]
Bien plus simple et recommandable à tous égards est le pessaire à fond qui oblitère l’ouverture utérine d’une façon absolument satisfaisante, sans aucun risque de blessure ou d’inflammation, ni sans aucune gêne.
C’est surtout sur l’application de ce moyen que nous appelons l’attention des compagnes désireuses de n’être mères qu’à leur gré, comme ne laissant rien à désirer par sa simplicité, par l’absence de dangers et la sécurité presque absolue qu’il présente.
Le pessaire à fond est une petite calotte ronde collée sur un anneau fait pour s’adapter sur le col de l’utérus. Il est très facile à la femme couchée de trouver, en introduisant son doigt dans le vagin, le col de l’utérus sous forme d’une saillie mobile percée d’une ouverture. C’est sur cette saillie qu’elle doit placer le pessaire qui, bien mis, ne peut plus bouger.
Devant la simplicité et l’innocuité d’un tel moyen, laissant, d’une part, leur plénitude aux joies amoureuses et d’autre part, aux femmes la libre disposition de leur corps on s’étonne que son usage ne soit pas généralisé. En réalité, s’il est courant dans les hautes classes, il est assez constamment négligé dans les classes miséreuses et c’est bien là ce qu’il y a de surprenant, car ce sont ceux qui subissent les plus mauvaises conditions économiques qui ont à retirer les plus grands avantages de cette méthode.
Le jour où les mères auront comprises ces vérités si claires marquera, évidemment un grand changement. Et par un grand changement, nous autres qui ne croyons pas beaucoup à l’efficacité d’un coup de théâtre et autres Révoltes du Midi, nous entendons quelque chose de propre à satisfaire tous ceux que consterne ou révolte l’actuelle organisation. Car, certes, il n’y aurait nulle ressemblance entre la société de fous que l’école actuelle fournit avec une activité surprenante et celle qui serait constituée par les individus de première qualité, dont la naissance aurait été voulue et envisagée, l’enfance entourée de soins le développement favorisé de toutes les manières.
Au lieu des malheureux élevés en tas (conséquence fatale de leur nombre) ayant appris à l’école la discipline et la contrainte en perdant toute originalité et toute joie, imaginez l’enfant chercheur, robuste et éveillé qu’on considère comme un individu et non comme une unité et qui se développe lui-même dans son sens . Imaginez-le, contentant ses curiosités près de chacun et dans l’expérience, observant et déduisant avec ses propres moyens, sollicité aux remarques par la bienveillance de tous. Supposez une telle éducation conduite bien au-delà du terme ordinaire qui est justement celui du vrai commencement des études ; représentez vous l’être plein d’initiative, de sagacité, d’appétit de la recherche et exempt de préjugés qui en résulterait et dites si quelqu’un serait capable de prendre ce « fort » et de l’astreindre à la hideuse et abjecte « production » qui fait la richesse des riches ?
Jamais, car il aura acquis le savoir et gardé l’instinct. Dans ces conditions, le monde est à lui, il saura bien y vivre !
ET CEUX QUI ONT BESOIN D’ESCLAVES SERONT OBLIGES D’EN CHERCHER AILLEURS...
Emilie LAMOTTE, 1907.
Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets[11]
Mon cher X...
Excuse, je te prie, le ton quelque peu brutal de ma dernière lettre et mets le sur le compte de mon état de santé, et aussi de cette circonstance que j’ai pensé te dire en une page ce qui exigerait de longs développements. Le problème sexuel, en effet, dépend d’une foule d’autres qu’on est obligé d’envisager tour à tour.
Ainsi, justement, nous parlons d’aimer simultanément plusieurs personnes. « Si on aime simultanément, dis-tu, c’est parce qu’on trouve chez tel être des attributs ou caractéristiques moraux ou physiques qui font défaut chez tel autre. Que cela exclut théoriquement la jalousie. » (Ce qui existe THEORIQUEMENT n’existe pas pour moi ; je m’attends toujours à le voir bousculer et contredire par les réalités. Et de fait, je n’ai JAMAIS VU l’amour exister sans la jalousie.) Mais ce n’est pas là ce qui me frappe le plus : c’est l’existence d’un idéal simple ou multiple chez l’amant plural. Je t’assure qu’un tel souci ne peut être que le résultat, l’un des horribles résultats de l’éducation vicieuse qui nous est infligée et qui a pour premier effet de fausser en nous l’instinct artistique.
La beauté, ce n’est pas ceci ou cela : une taille élevée ou des cheveux blonds, des yeux larges ou des mains étroites, la force de l’âge ou l’adolescence, la tristesse ou la gaîté. C’est une harmonie. Pas plus, pas moins . Et ça ne se fabrique pas. Le malheureux qui, ayant un idéal, en cherche les morceaux épars dans la nature, se charge d’un travail inutile pour un affreux résultat et ne comprend pas la vie. Il convient à tel d’être souvent silencieux, d’avoir la parole lente et rare, tandis que c’est un charme aussi saisissant chez tel autre d’avoir la parole rapide, vive, expressive et emportée. Celui-ci est intéressant par sa virile supériorité et tel autre a raison par son tendre enfantillage, etc. Jusqu’ici nous sommes à moitié d’accord. Sauf que tu as tendance à corriger les aspects. Tu te rappelles que je t’ai dit que tu étais moraliste en matière d’art. Tu donnais tort à une casserole abandonnée au premier plan d’un paysage qui te plaisait. Or, elle avait sa raison d’être là, qui était d’y être en toute simplicité, et la douce lumière faisait ressortir le beau bleu de son émail avec autant d’indifférence que le riche vert de l’herbe. Je ne connais de laid que le « chiqué » et, encore ! pourtant le chiqué comporte sa dose de joie, puisqu’il dégage facilement le grotesque. Cependant, en approfondissant, on s’aperçoit que le chiqué correspond à torture et c’est peut-être toute sa raison de nous choquer. Ainsi Déroulède me dégoûte sans atténuation (quoiqu’il soit extrêmement drôle) parce que ses fourbis, ça ne vient pas tout seul. Il faut se donner du mal pour comprendre ainsi ; c’est pas vrai, pas nature. De même quand je lis « Hernani », je me dis : C’est-y possible de se mettre dans des états pareils ! (Tu sais que je suis triviale.)
Mais tout ce qui est simple a sa raison d’être. Sa raison d’être, harmonieuse dans les ensembles. Et même, tiens ! ça n’a pas besoin d’être, ça est . Ca ne me gêne pas. Je te prie de me donner une seule bonne raison contre la casserole dans l’herbe.
Celui qui aime la vie, peut s’attendre à être frappé, saisi, arrêté à chaque pas par la beauté. Contrairement à ce qu’on nous a raconté à l’école (pour que nous devenions moraux, austères, méchants) la beauté court les rues et se dépense sans compter. Et quant à celui qui aime ce délicieux et primordial aspect de la vie : l’amour, à quoi ne doit-il s’attendre ? Mais tant pis pour le pauvre bougre, l’infortuné « travailleur » qui a un idéal. Celui-là ne jouira pas de la Joconde, car il n’aime que les blondes aux yeux clairs, et il n’appréciera pas la légère Colombine, car il n’aime que les femmes chastes et fidèles ! Non seulement la sagesse est de prendre les choses comme elles sont, mais encore, chaque chose est un ensemble auquel il n’y a rien à ajouter. Sous peine de torture impuissante. Sous peine que la vie se f... de vous et vous refuse ses joies simples et fortes.
Il est donc tout à fait naturel et compréhensible que l’amoureux éprouve diverses amours. C’est même probablement inévitable. Mais où nous ne pouvons nous entendre, c’est lorsqu’il s’agit de classer ces amours en « premières » et « secondes », de donner le pas à l’une sur les autres, de subordonner les unes à l’autre, de les vivre simultanément.
Crois-moi, cher X... (car si tu as l’expérience du sentiment, je ne suis pas née d’hier non plus, et tu n’étais pas haut quand je suis venue au monde) classe-toi hardiment dans les volages. Voici pourquoi : la constance d’un volage n’a aucune valeur à l’égard de l’amour. Le volage appartient - toujours - tout entier à son frisson, à son désir nouveau et le tendre envers qui il est constant [???] a beau avoir permis, ce tendre se trouve alors dans la situation d’un père, d’une mère, d’un frère dévoué, d’une sœur vis-à-vis du volage . Je ne dis pas que ce n’est pas adorable, mais c’est ainsi. Et je ne dis même pas que le caprice du volage ne ramène pas celui-ci vers qui il lui a plu, (pour des causes quelconques qui n’ont rien à voir avec l’amour, incorrigible bohémien) vers qui il lui a plus de s’adjoindre pour compagne ou compagnon en titre. Comprends cette fois, je te prie, que je ne professe nul dédain pour l’amour simplement émotionnel. Je ne crois qu’à lui . Et il ignore les contrats de tout ordre. Conviens, avec les poètes et autres voyants, que l’amour a une puissance capable de vous faire tout oublier. Que devient donc, dans une telle aventure, la liaison décidée, entreprise, organisée, je ne sais comment dire, le mariage, quoi ?
Et j’ajoute : tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole ! Est-ce parce qu’un oiseau se plaira près de l’oiselle qui couve, en proie à des émotions qu’il nous est impossible d’approfondir, qu’on osera me soutenir cette bourde énorme ? Et quand même on me montrerait (je demande à voir) que les oiseaux sont fidèles entre eux, je penserais qu’ils ont décidé cette attitude pour des raisons (comme nous, quand nous la décidons pour des raisons sociales) plutôt que de penser qu’ils sont insensibles à l’infinie diversité des rayons, des reflets, des nuances, des ombres et des bruits. Non, non, la constance, c’est pas vrai. Jamais .
Je ne prétends pas dire qu’il ne se trouve pas des gens qui sont capables de ne réserver qu’à un seul ou une seule leurs facultés amoureuses. Mais je soutiens que ce résultat ne peut être obtenu qu’au prix d’un effort de volonté ; c’est une affaire d’auto-suggestion. Les constants peuvent même arriver à se convaincre qu’ils sont ainsi d’accord avec leur propre nature, mais alors, ils « se montent le coup, » c’est-à-dire qu’ils se rendent « coupables » envers eux-mêmes de cette mauvaise foi qu’on peut pratiquer sans faire de tort à personne ; qui a souvent, pour les autres, de charmants résultats même et à laquelle je voudrais bien épargner le nom de « mauvaise foi. » Pour le surplus, ça ne fait rien, car la vie, c’est peut-être des histoires qu’on se raconte et tout n’est sans doute qu’affaire d’auto-suggestion - rien n’est vrai - rien n’est faux. Mais c’est la volonté qui vous garde à une ou un. Non la nature.
Physiologiquement, nous voyons être plus beaux les enfants d’unions renouvelées que ceux d’un même couple. (Indication exceptionnellement importante, à mon point de vue.)
Ainsi donc, il m’est impossible d’apprécier, au point de vue de l’harmonie, l’union des constants et des volages par la raison que je n’ai jamais vu que des volages . (Bien entendu, je ne parle pas des gens chez qui la vie sexuelle est endormie et il ne faudrait pas les faire figurer comme exemple. D’ailleurs, le sommeil de la vie sexuelle est l’indice de la grande jeunesse ou de la grande vieillesse. Dans le premier cas : elle s’éveillera ; dans le second, elle a été éveillée ; sois en sûr). Je nie l’existence des constants . - Pourtant, je sais que l’affection peut prendre entre deux conjoints un caractère d’indestructibilité qui rend déchirante une séparation. Quoique je sache cette douleur très réelle, malheureusement, je ne la crois pas en rapport avec l’amour, mais bien avec un sentiment qui, non seulement, n’a rien de commun avec l’amour, mais je pense même être absolument exclusif de l’amour. Quand on « s’aime bien », on ne s’aime plus, on ne « s’aimera plus ». Facile à comprendre, l’amour étant fait d’abord de désir. Et dans ces grandes affections, le désir est comblé, c’est-à-dire éteint.
Le problème n’en est pas plus gai. La sagesse est de répondre à la nature... Mais il n’y a pas de sagesse, c’est individuel, comme tout le reste.
Au fond, nous ne savons pas assez que nous sommes nos propres maîtres. Car enfin, comme dit je ne sais quel romancier russe : il n’y a pas d’amour trahi, pas de souffrance, pas de douleur qui ne cède à quelques grammes d’opium. J’ai, dans ma poche, le sommeil qui tue la souffrance.
EMILIE LAMOTTE
[1] Tract « Grande fête populaire offerte par les enfants de La Ruche »
[2] LORULOT André, Ma Vie...Mes Idées..., 1943, réédition 1973, p. 103
[3] LAMOTTE E., La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles, Editions de l’Idée Libre (A.Lorulot, à Conflans-Honorine, Seine et Oise), 1920, 12p.
[4] LORULOT A., Ma vie...Mes idées..., p.102
[5] LAMOTTE E., « Action féconde », Le Libertaire, 4 au 11 novembre 1906
[6] Le Libertaire, du 10 au 17 mars 1907
[7] LORULOT A., Ma Vie...Mes Idées..., p. 105
[8] LORULOT A., La Vie Nomade, Romainville, Editions de l’Idée libre, s.d., 24p.
[9] Ce qui est dit de la contagion peut être dit de la fécondation.
[10] Ces moyens, dont je n’énumère que les principaux se combinent à l’ennui sur ce principe ; stériliser le sperme ou le chasser avant qu’il ait pu pénétrer dans l’utérus. On en invente d’ailleurs tous les jours de nouveaux.
Je passe sous silence, comme inutilisables pour des gens raisonnables, les moyens radicaux, c’est-à-dire ceux qui privent la femme de sa fécondité pour toujours. En effet, à mes yeux, le refus à l’enfantement ne saurait être une mesure définitivement prise en une fois et rien ne prouve à une femme qu’elle ne sentira pas le désir de la maternité un jour, quelle qu’ait été sa répugnance pour celle-ci dans d’autres temps. D’ailleurs l’expérience a prouvé que l’emploi de ces moyens entraînait toujours une profonde déchéance physique.
[11] Cette lettre remonte à quelques années déjà et celle qui l’a écrite n’est plus parmi les vivants. Elle était adressée à un anarchiste qui défendait l’idée de la pluralité en amour, ou des amours simultanées.