Émile Armand
L’authentique embusqué
C’est moi l’embusqué éternel, l’esquiveur chronique, le perpétuel tire-au-flanc. Car je me suis toujours insoucié d’être français ou allemand, autrichien ou italien, anglais ou turc, russe ou japonais.
C’est moi le sans patrie, le sans drapeau, le sans frontière, le sans religion, le sans idéal.
Et la victoire de la culture germanique m’indiffère autant que le triomphe de la civilisation gréco-latine. Toutes les barbaries pour moi se valent : barbarie belge au Congo et barbarie allemande en Belgique, barbarie française au Maroc et barbarie russe en Chine, barbarie anglaise aux Indes et barbarie turque en Arménie. [...]
C’est moi le bohème, le chemineau, le trimardeur, le hors-la-loi, celui auquel on impose sans le consulter un lieu de naissance.
C’est moi le rouspéteur, l’emmerdeur, le trouble-fête, l’empêcheur à danser en rond, celui aux trousses duquel la maréchaussée est toujours pendue, celui pour qui n’a plus de secret la maison chose au fronton de laquelle on lit « Liberté. Fraternité. Égalité. » avec un point entre chaque mot. [...]
Je sais que personne n’ajoute foi aux communiqués et que tout le monde rigole des discours officiels.
Je sais que chacun a soupé de la guerre et que, sans la contrainte, on ne trouverait guère de « défenseurs de la patrie ».
Je sais qu’à l’analyse, la gloire se décompose en 99% de chiasse et 1% d’enivrement. [...]
Je suis celui qui ne veut pas risquer un millimètre de sa précieuse peau pour défendre les intérêts des nantis et maintenir les institutions des privilégiés.
Celui pour qui l’homme en soutane et l’homme en uniforme, le singe et le contrecoup, demeurent l’ennemi en temps de guerre comme en temps de paix. [...]
C’est moi l’embusqué pour de vrai, celui qui a mis à contribution pour n’être ni boucher, ni mené à l’abattoir, toutes les ressources de son imagination, celui qui a mis en oeuvre tout ce qu’un cerveau humain peut concevoir. Je n’ai mangé qu’à peine 6 mois de suite. Ou bien, j’ai absorbé litres sur litres d’intoxicants et de stupéfiants ou de débilitants. Ou j’ai avalé par douzaines des pilules et des cachets. Ou je me suis gavé des semaines durant au point de ne plus pouvoir me traîner. Ou encore, je me suis couvert de plaies, grâce à je ne sais plus quels sucs de je ne sais plus quelle herbes. J’ai passé nuit après nuit dans une mare, de l’eau jusqu’au cou, à en être perclus de rhumatismes ou rongé de goutte.
Je me tiens caché au fond d’une carrière ou d’un trou, bien loin, en quelque bois perdu.
J’erre sur quelque cime sauvage, isolé du reste des hommes, et venant chercher de loin en loin, à des endroits convenus, la pitance qu’y dépose de temps à autre un frère en embusquerie.
Mais, je n’ai pas menti à mes opinions.
Note biographique
Ernest Lucien Juin, dit E. Armand, (1872-1963) anarchiste individualiste. Fils de communard, membre de l’Armée du salut en 1889, il découvre l’anarchisme et rompt avec les salutistes en 1897. Il collabore ensuite a de nombreux journaux ; Le libertaire de Faure, Le cri de révolte, L’anarchie, il anime L’ère nouvelle de 1901 à 1911. À partir de 1902, Armand participe aux causeries populaires animées par Libertad et s’engage définitivement pour l’anarchisme individualiste. L’activité d’Armand lui vaut d’être condamné et emprisonné à de multiples reprises. Il fait paraître l’En-Dehors pendant 17 ans, L’Unique pendant 11 ans, puis un bulletin dans Défense de l’homme pendant 6 ans, Il collabore également à l’Encyclopédie Anarchiste de Faure, qui sort en 1934. L’action d’Armand s’oriente également vers les « milieux libres » (les colonies anarchistes) où il prône l’amour libre, la camaraderie amoureuse, le naturisme et le refus généralisé des contraintes. Armand se définit par l’épitaphe qu’il se composa : « Il vécut, il se donna, il mourut inassouvi ».