Élisée Reclus
La grande famille
L’homme aime à vivre dans le rêve ; l’effort que doit exercer la pensée pour saisir les réalités lui paraît trop difficile, et il tente d’échapper à cette lutte par le refuge en des opinions toutes faites. Si « le doute est l’oreiller du sage », la foi béate est celui du pauvre d’esprit. Il fut un temps où la puissance d’un dieu suprême, qui sentait à notre place, voulait, agissait en dehors de nous et menait à son caprice la destinée des hommes, nous suffisait amplement et nous faisait accepter notre sort fatal avec résignation ou même gratitude. Maintenant ce dieu personnel, dans lequel les humbles avaient confiance, agonise dans ses temples, et les mortels ont dû le remplacer. Mais ils n’ont plus de Puissance Auguste à leur service : ils n’ont que des mots auxquels ils cherchent à donner comme une vertu secrète, comme un pouvoir magique : exemple le mot « Progrès ».
Sans doute, il est vrai qu’à maints égards l’homme a progressé : ses sensations sont devenues plus exquises, je le crois, ses pensées plus aiguës et plus profondes, et la largeur de son humanité, embrassant un monde plus vaste, s’est prodigieusement accrue. Mais aucun progrès ne peut se faire sans régression partielle. L’être humain grandit, mais en grandissant il se déplace et en avançant perd une partie du terrain qu’il occupait jadis. L’idéal serait que l’homme civilisé eût gardé la force du sauvage, qu’il en eût aussi l’adresse, qu’il possédât encore le bel équilibre des membres, la santé naturelle, la tranquillité morale, la simplicité de la vie, l’intimité avec les animaux des champs, le bon accord avec la terre et tout ce qui la peuple. Mais ce qui jadis fut la règle est maintenant l’exception. Il nous est prouvé par de nombreux exemples que l’homme d’énergique volonté, largement favorisé par son milieu, peut égaler complètement le sauvage dans toutes ses qualités premières, tout en y ajoutant par sa conscience trempée dans un âme supérieure ; mais combien sont-ils, ceux qui ont acquis sans perdre, qui sont à la fois les égaux du primitif dans sa forêt ou dans sa prairie et les égaux de l’artiste ou du savant moderne, dans les cités laborieuses ?
Et si tel ou tel homme, isolé par la force du vouloir et par la dignité de la conduite, arrive à égaler ses ancêtres dans leurs qualités natives, tout en les dépassant par les qualités acquises, on peut dire avec chagrin que, dans son ensemble, l’humanité a certainement perdu quelques-unes de ses conquêtes premières. Ainsi le monde animal, duquel nous tirons nos origines et qui fut notre éducateur dans l’art de l’existence, qui nous enseigna la chasse et la pêche, l’art de nous guérir et de nous construire des demeures, la pratique du travail en commun, celle de l’approvisionnement, nous est devenu plus étranger. Tandis qu’à l’égard des bêtes, nous parlons aujourd’hui d’éducation ou de domestication dans le sens d’asservissement, le primitif pensait fraternellement à l’association. Il voyait dans ces êtres vivants des compagnons et pas des serviteurs, et en effet les bêtes, — chiens, oiseaux, serpents, — étaient venues au-devant de lui dans des cas de commune détresse, surtout aux temps d’orage ou d’inondation. L’Indienne du Brésil s’entoure volontiers de toute une ménagerie, et telle cabane a dans la clairière environnante des tapirs, des chevreuils, des sarigues et même des jaguars domestiques. On y voit des singes gambader dans les branches au-dessus de la hutte, des pécaris fouiller dans le sol, des toucans, des hoccos et des perroquets se percher çà et là sur les branches mobiles, protégées par les chiens et les grands oiseaux agamis. Et toute cette république se meut sans qu’une maîtresse acariâtre ait à distribuer des injures et des coups. Le berger quichua, parcourant le plateau des Andes en compagnie de son llama de charge, n’a point tenté d’obtenir l’aide de l’animal aimé autrement que par des caresses et des encouragements : un seul acte de violence, et le llama, outragé dans sa dignité personnelle, se coucherait de rage pour ne plus se relever. Il marche à son pas, ne se laisse jamais charger d’un fardeau trop lourd, s’arrête longtemps au lever du soleil pour contempler l’astre naissant, demande qu’on le couronne de fleurs et de rubans, qu’on balance un drapeau au-dessus de sa tête, et veut que les enfants et les femme, à son arrivée dans les cabanes, le flattent et le caressent. Le cheval du Bédouin, autre primitif, n’est-il pas dans la tente, et les nourrissons ne dorment-ils pas entre ses jambes ? La sympathie naturelle existante entre tous ces êtres les accordait en un large sentiment de paix et d’amour. L’oiseau venait se poser sur la main de l’homme, comme il se pose encore de nos jours sur les cornes du taureau, et l’écureuil se jouait à portée de la main de l’agriculteur ou du berger. Même pas dans la communauté politique, le primitif n’oubliait pas l’animal. Au Fazogl, lorsque les sujets déposent leur roi, ils ne manquent pas de lui tenir ce discours : « Puisque tu ne plais plus aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux ânes, le mieux que tu puisses faire, c’est de mourir, et nous allons t’y aider. »[1] Jadis l’homme et l’animal n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre : « Les bêtes parlaient », dit la fable, mais surtout l’homme comprenait. Est-il récits plus charmants que les contes de l’Inde méridionale, les traditions peut-être les plus antiques du monde, transmises par les aborigènes aux Dravidiens envahisseurs ? Éléphants, chacals, tigres, lions, gerboises, serpents, écrevisses, singes et hommes s’y entretiennent en toute liberté, constituant, pour ainsi dire, la grande école mutuelle du monde primitif, et, dans cette école, c’est le plus souvent l’animal qui est le véritable éducateur.
Les associations entre hommes et animaux embrassaient à ces époques premières un beaucoup plus grand nombre d’espèces qu’il n’en existe maintenant dans notre monde domestique. Geoffroy Saint-Hilaire en mentionnait 47, formant pour ainsi dire le cortège de l’homme ; mais combien d’espèces non énumérées par lui vécurent jadis dans l’intimité de leur frère dernier-venu ! Il ne compte point tous les compagnons de l’Indienne guarani, ni les serpents que le Denka du Nil appelle par leurs noms et avec lesquels ils partage le lait de ses vaches, ni les rhinocéros qui paissaient avec les autres bestiaux dans les prairies de l’Assam, ni les crocodiles du Sind que les artistes hindous décorent d’images religieuses. Les archéologues ont constaté de manière indubitable que les Égyptiens de l’ancien empire avaient dans leurs troupeaux d’animaux domestiques trois, même quatre espèces d’antilopes et un bouquetin, tous animaux qui, après avoir été associés à l’existence de l’homme, sont redevenus sauvages. Même les chiens hyénoïdes et les guépards avaient été transformés par les chasseurs en compagnons fidèles. Le Rig-Véda célèbre les pigeons messagers « plus rapides que la nue ». Il voit en eux des dieux et des déesses, demande qu’on leur dresse des holocaustes et qu’on verse pour eux des libations. Très certainement le récit mythique du déluge nous rappelle la science de nos premiers ancêtres dans l’art d’utiliser la vitesse du pigeon voyageur. C’est une colombe que Noé fit partir de l’arche pour explorer l’étendue des eaux, les terres émergées, et qui lui rapporta dans son bec le rameau d’olivier.
Telle que nous la pratiquons aujourd’hui, la domestication témoigne aussi à maints égards d’une véritable régression morale, car, loin d’améliorer les animaux, nous les avons enlaidis, avilis, corrompus. Nous avons pu, il est vrai, par le choix des sujets, augmenter dans l’animal telle ou telle qualité de force, d’adresse, de flair, de vitesse à la course, mais en notre rôle de carnassiers, nous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent à quatre pieds, de nous donner des magasins de chair ambulante qui se meuvent avec peine du fumier à l’abattoir. Pouvons-nous dire que le cochon vaille mieux que le sanglier ou la peureuse brebis mieux que l’intrépide mouflon ? Le grand art des éleveurs est de châtrer leurs bêtes ou de se procurer des hybrides qui ne peuvent se reproduire. Il dressent les chevaux « par le mors, le fouet et l’éperon », et se plaignent ensuite de ne pas leur trouver d’initiative intellectuelle. Même quand ils domestiquent les animaux dans les meilleures conditions, ils diminuent leur force de résistance aux maladies, leur puissance d’accommodation à de nouveaux milieux, en font des êtres artificiels, incapables de vivre spontanément dans la nature libre.
La corruption des espèces est déjà un grand mal ; mais la science des civilisés s’exerce aussi à l’extermination. On sait combien d’oiseaux les chasseurs européens ont détruit dans la Nouvelle-Zélande et l’Australie, à Madagascar et dans les archipels polaires, combien de morses et autres cétacés ont déjà disparu ! La baleine a fui nos mers tempérées, et bientôt on ne la retrouvera pas même entre les champs de glace de l’océan Arctique. Tous les grand animaux terrestres sont également menacés. On connaît le sort de l’autruche et du bison, on prévoit celui du rhinocéros, de l’hippopotame et de l’éléphant. Puisque la statistique évalue la production de l’ivoire éléphantin à 800 tonnes par an, c’est dire que les chasseurs tuent 40.000 éléphants, sans compter ceux qui, après avoir été blessés, s’en vont mourir au loin dans la brousse. Combien nous sommes loin des Cinghalais d’autrefois, pour lesquels la « dix-huitième science de l’homme était d’acquérir l’amitié d’un éléphant », loin des Assyriens de l’Inde qui donnaient deux brahmes pour compagnons au colosse apprivoisé afin qu’il apprît à pratiquer les vertus dignes de sa race ! Quel contraste entre les deux modes de civilisation j’eus l’occasion de voir un jour dans une plantation du Brésil ! Deux taureaux achetés à grands frais dans l’ancien monde faisaient l’orgueil du propriétaire. L’un, venu de Jersey, tirait sur une chaîne qui lui passait dans les naseaux, mugissant, fumant, creusant la terre de son sabot, pointant la corne, regardait son gardien d’un œil mauvais ; l’autre, zébu, importé de l’Inde, nous suivait comme un chien, implorant une caresse de son œil doux ! Nous, pauvres ignorants « civilisés », vivant en nos maisons closes, en dehors de la nature qui nous fait peur, parce que le soleil est trop chaud ou parce que le vent est trop froid, nous avons même complètement oublié le sens des fêtes que nous célébrons et qui toutes, à l’insu du christianisme lui-même, Noël, Pâques, Rogations et Toussaint, furent primitivement des fêtes de la nature. Connaissons-nous le sens des traditions qui placent le premier homme en un jardin de beauté, où il se promène librement avec tous les animaux, et qui font naître le « fils de l’Homme » sur un lit d’herbe des champs entre l’âne et le bœuf, les deux associés du laboureur ?
Et pourtant, quoique l’espace qui sépare l’humanité de ses frères animaux se soit élargi, et que notre action directe sur les espèces restées libres dans la nature sauvage ait diminué, il semble évident qu’au moins un progrès s’est accompli, grâce à l’association plus intime conclue avec ceux des animaux domestiques non destinés à notre alimentation. Certes, les chiens ont été aussi partiellement corrompues : la plupart d’entre eux, habitués à la schlague comme des soldats, sont devenus d’abominables êtres qui tremblent devant le fouet et rampent sous la parole menaçante du maître ; d’autres, que l’on exerce à la fureur deviennent ces bouledogues qui mordent les pauvres au mollet ou qui sautent à la gorge des esclaves ; d’autres encore, « les levrettes en panetot », contractent tous les vices de leurs maîtresses, la gourmandise, la vanité, la luxure et l’insolence ; ceux de Chine, qu’on élève pour être mangés, sont d’une stupidité sans pareille. Mais le chien vraiment aimé, élevé ans la bonté, la douceur et la noblesse des sentiments, ne réalise-t-il pas souvent l’idéal humain, ou même surhumain, du dévouement et de la grandeur morale ? Et les chats, qui ont su mieux que les chiens sauvegarder leur indépendance personnelle et l’originalité du caractère, qui sont des « alliés plutôt que des apprivoisés », n’ont-ils pas fait aussi, depuis l’époque de sauvagerie primitive dans les forêts, des progrès intellectuels et moraux qui tiennent du merveilleux ? Il n’est pas un sentiment humain qu’à l’occasion ils ne comprennent ou ne partagent, pas une idée qu’ils ne devinent, pas un désir qu’ils ne préviennent. Le poète voit en eux des magiciens ; c’est qu’en effet, ils semblent parfois plus intelligents que leurs amis les hommes, dans la prescience de l’avenir. Et telle « heureuse famille » montrée par les bateleurs dans les foires ne nous prouve-t-elle pas que rats, souris, cobayes et tant d’autres petits animaux ne demandent que d’entrer avec l’homme dans le grand accord de bonheur et de bonté ? Chaque cachot se transforme, si les gardiens n’y mettent bon ordre, en une école d’animaux inférieurs, rats et souris, mouches et puces. On connaît l’histoire de l’araignée de Pélisson : le prisonnier avait repris goût à l’existence, grâce à l’amie dont il s’était fait l’initiateur ; mais un défenseur de l’ordre survient, et, de sa botte vengeresse de la morale officielle, il écrase l’animal qui vient consoler le malheureux !
Ces faits nous prouvent les immenses ressources possédées par l’homme pour la récupération de son influence sur tout ce monde animé qu’il laissait aller au gré du destin, négligeant de l’associer à sa propre vie. Lorsque notre civilisation, férocement individualiste, divisant le monde en autant de petits États ennemis qu’il y a de propriétés privées et de ménages familiaux, aura subi sa dernière faillite et qu’il faudra bien avoir recours à l’entr’aide pour le salut commun, lorsque la recherche de l’amitié remplacera celle du bien-être qui tôt ou tard sera suffisamment assuré, lorsque les naturalistes enthousiastes nous auront révélé tout ce qu’il y a de charmant, d’aimable, d’humain et souvent de plus qu’humain dans la nature des bêtes, nous songerons à toutes ces espèces attardées sur le chemin du progrès, et nous tâcherons d’en faire non des serviteurs ou des machines, mais de véritables compagnons. L’étude des primitifs a singulièrement contribué à nous faire comprendre l’homme policé de nos jours ; la pratique des animaux nous fera pénétrer plus avant dans la science de la vie, élargira notre connaissance des choses et notre amour. Qu’il nous tarde de revoir le chevreuil de la forêt venir au devant de nous pour e faire caresser en nous regardant de ses yeux noirs, et l’oiseau se poser triomphalement sur l’épaule de la bien-aimée, se sachant beau, lui aussi, et demandant part au baiser !
[1] Lepsius, Briefe aus Aegyptem.