Titre: Les femmes, l'État et la famille
Auteur·e: Moraletat E.
Date: 2002
Source: Consulté le 27 décembre 2016 de www.causecommune.net
Notes: Paru dans Ruptures n°2, printemps 2002.

Aujourd'hui, en ce début de XXIème siècle, quel bilan pouvons-nous dresser des luttes féministes contemporaines ? D'entrée de jeu, on peut constater que ces luttes ont pris la voie d'une demande d'intégration au système. Même en tenant compte des grandes contestations des années '70, elles ont laissé intactes les institutions patriarcales et capitalistes.

Les femmes et l'État : une histoire de famille !

Pour bien comprendre le cadre d'analyse de cet article, nous allons partir du constat suivant : la société capitaliste génère en permanence des contradictions inhérentes à sa propre organisation sociale. Ces contradictions, ressenties et vécues par les groupes opprimés et exploités de la société, vont en retour générer différents mouvements de protestation comme le mouvement ouvrier, la lutte des Noirs, la contestation étudiante... et le mouvement féministe. Nous allons donc nous intéresser ici spécifiquement aux luttes féministes dans leur version contemporaine, c'est-à-dire en lien avec le développement du capitalisme et de la société de classes.

Mais avant d'aller plus loin, il faut bien saisir que ces mouvements de protestation, à un moment ou un autre de leur lutte, doivent se confronter à l'État. En effet, la fonction principale de l'État dans une société capitaliste est de résoudre les tensions issues de ses contradictions. Ainsi, toutes les luttes ne peuvent échapper à l'État et celui-ci dispose de ressources nécessaires pour contrôler ces luttes. Il peut user de la répression de façon plus ou moins violente ou effectuer des modifications du système qui vont atténuer les tensions tout en lui permettant de mieux s'adapter à ses contradictions internes.

Face à l'État, deux dynamiques de luttes peuvent être mises de l'avant : celle dite « réformiste », qui implique un changement dans l'ordre social ou celle dite « révolutionnaire », qui implique un changement total de système. Seuls des modes d'organisation inspirés de l'anarchisme révolutionnaire peuvent aboutir à une véritable destruction du système capitaliste et patriarcal et ainsi éviter d'être détournés par l'État (sans toutefois échapper à la répression).

Depuis ses débuts, le mouvement féministe a été constamment contraint de négocier avec l'État. Mais faute de dynamiques assez rupturistes et autonomes, les luttes féministes ont échoué à promouvoir un projet global de société à la fois anti-capitaliste et anti-patriarcal. Parce qu'elles se sont alliées avec des appareils du pouvoir comme les partis, l'Église, les commissions gouvernementales, etc., les luttes féministes ont rendu, et rendent encore possible, la constitution de nouvelles formes d'organisation familiale, c'est-à-dire de réarrangements de l'ordre social nécessaires à la survie du capitalisme. Nous allons donc voir comment les victoires du mouvement féministe ont aussi été et sont toujours des victoires de l'État. Mais avant tout, regardons ce qui a poussé les femmes à revendiquer l'amélioration de leur condition sociale.

La naissance du féminisme : origine des contradictions

Le mouvement féministe trouve ses racines dans les contradictions engendrées par le développement du capitalisme. En effet, le capitalisme va venir transformer la production sociale, c'est-à-dire qu'il va entraîner plusieurs changements qui affecteront les deux sphères de la production sociale, soit la sphère de production domestique et la sphère de production non domestique. En voici une brève définition.

La sphère de production domestique, c'est la cellule familiale. Les hommes et les femmes sont affectéEs à des places sur la base de leur sexe. Leurs relations sont conditionnées par la propriété, le contrôle et l'autorité de l'homme sur la femme et les enfants. Ce sont donc des relations d'exploitation et de domination. Dans cette sphère, la production domestique des femmes comprend la procréation des enfants, l'élevage, l'alimentation, les soins de santé, le travail ménager, etc. Toutefois, ce travail domestique des femmes diffère dans les classes sociales privilégiées où, souvent, elles doivent seulement donner naissance à des héritiers et que le reste du travail est effectué par des domestiques ou des esclaves. Rappelons également que la famille est l'appareil dans lequel s'organise la production domestique.

La sphère de production non domestique, quant à elle, est le lieu où se déroule la lutte des classes. En effet, les relations dans cette sphère sont celles d'exploitation et de domination de la classe dominante par la propriété et le contrôle des moyens de production, des produits et du prolétariat. La production non domestique va s'effectuer dans divers appareils administratifs, étatiques, etc.

Ces deux sphères de production sociale s'articulent l'une avec l'autre et leur jonction, assurée par la classe dominante, permet la cohésion sociale. Toutefois, leur mode d'articulation diffère selon les sociétés, les époques et le stade de développement de ces sociétés. De façon générale, ce développement se fait en deux étapes. Dans un premier temps, c'est au sein de la famille que s'effectue la majorité de la production économique. Le père y a droit de vie ou de mort sur ses enfants, femmes, esclaves. Dans un deuxième temps, la famille est assujettie à la sphère non domestique dans laquelle s'effectue en grande partie la production. Le père doit alors répondre à l'État du bien être des enfants.

Avec le développement du capitalisme, nous allons assister à une expansion de la sphère non domestique au détriment de la sphère domestique. En effet, le capitalisme va entraîner une réduction importante de la production domestique (qui sera progressivement assumée par d'autres appareils que la famille). Parallèlement, il va également transformer les relations entres les deux sphères de la production sociale. Les tâches, les fonctions et les relations des femmes et des hommes dans la sphère domestique seront alors modifiées, mais cette modification prendra la forme d'un paradoxe pour les femmes. Ainsi, les femmes ressentiront vivement la contradiction entre, d'une part, leur rôle et leur place dans la famille et la société, et d'autre part, leur représentation idéologique (c'est-à-dire d'après le modèle de la féminité qui les constitue en tant que femmes). Le féminisme va donc naître de ce paradoxe en essayant de trouver d'autres portes de sortie pour les femmes.

Regardons maintenant comment ces changements dans la sphère domestique et non domestique de production se sont effectués au fil des siècles. Nous tenterons alors d'évaluer l'impact du féminisme sur l'organisation du contrôle social.

L'État, jardinier de la famille

Avec le début de la révolution industrielle, les classes dirigeantes se verront dans l'obligation, imposée par les circonstances de l'époque, de porter un intérêt à la réalité de la classe ouvrière. Le développement de grosses industries déclenchera différents problèmes chez la classe ouvrière qui toucheront sa santé, son sexe et sa reproduction. Premièrement, avec la nécessité d'une grande quantité de main d'oeuvre, on assistera à une vague d'exode rural qui entraînera pour les classes dirigeantes l'obligation de contrôler les flux de population pour parvenir à des régulations démographiques. Deuxièmement, et par conséquent, de nombreux problèmes issus des grands centres urbains surgiront, comme la cohabitation, la proximité, la contamination, les épidémies, la prostitution ou encore les maladies vénériennes. À cette époque, le prolétariat vivait plutôt comme il le pouvait. Dans les grandes villes, à cause du manque d'espace, les gens partageaient les appartements. On pouvait retrouver dans le même logis une fillette de 5 ans, une femme de 20 ans et un homme de 57 ans n'entretenant entre eux aucun lien familial. De plus, le prolétariat vivait dans la rue qui était pour lui un espace de socialité avec ses bavardages, ses spectacles, ses jeux, ses cabarets. Notons aussi que l'institution du mariage avait reculé, laissant place au concubinage, et qu'une bonne partie des ouvrierEs étaient nomades. Pour les classes dirigeantes, la classe ouvrière semble donc échapper aux critères de conditions optimales d'exploitation. En effet, le désordre qu'amène l'industrialisation est incompatible avec le bon fonctionnement de l'industrie. L'État démontrera alors sa capacité à prendre en charge la société.

L'objectif est le suivant : il faut mettre au travail une population qui vit au rythme de la rue. À l'aide de forces répressives, un véritable nettoyage de la rue se fera à coups de lois contre le vagabondage, de chasse aux mendiants, de destruction de quartiers insalubres. La rue deviendra un objet et un terrain de contrôle, voué désormais à la circulation. La première réorganisation de la famille coïncide donc avec une transformation de la ville et commence à se constituer quand la société perd la rue. En effet, le nouvel ordonnancement de la ville instaurera la division entre espace privé et espace public. L'État s'appropriera le second en renvoyant la socialité dans l'espace privé où les solidarités familiales vont désormais prendre une importance nouvelle. Maintenant, c'est la maison qui deviendra le nouveau centre de la vie, le substitut de la rue réservé seulement aux membres de la famille. Toute cette transformation se verra renforcé par une nouvelle formation de l'idéologie basé sur la distinction du privé et du public.

Le modèle bourgeois de la famille

Le modèle bourgeois de la famille s'articulera autour de la distinction entre la vie publique et la vie privée. La première constitue l'ensemble des relations vécues hors du cadre de la famille dans les différentes activités politiques, professionnelles, religieuses, etc. La seconde est en fait l'ensemble des relations parentales et conjugales au sein de la famille nucléaire dans laquelle l'homme et la femme sont affectés à des fonctions et à des tâches sur la base de leur sexe. C'est autour de cette distinction entre vie publique et vie privée que va se constituer tout un appareil idéologique de conjugalité basé sur le mariage au nom de l'amour romantique, de lien parental basé sur l'amour aussi, mais surtout basé sur l'amour maternel et la vocation féminine d'éduquer. La famille devient alors un lieu privé autonome, isolé du monde extérieur, auto-suffisant en ce qui a trait à l'affectivité. Le modèle de la famille bourgeoise relègue la femme à une vocation première et naturelle d'épouse et de mère. Ce discours était vu par les classes dominantes comme une garantie de prospérité et d'ordre social.

Toute cette opération de « privatisation » de la famille, de formation de la famille de type bourgeoise, sera mise en place par l'État. En effet, l'État va créer des lois et des politiques ciblant directement la famille. Ces politiques seront mises en application par un réseau d'appareils publics et para-publics, de groupes privés, séculiers, religieux, le tout sous la tutelle de l'État qui centralisera toutes les interventions (y compris celles organismes privés nés spontanément et organisés librement qui verront leurs ressources techniques, financières et légales fournies par l'État). Cette structure permettra de mieux réglementer, superviser, surveiller, encadrer et réprimer la classe ouvrière.

Autre conséquence du développement industriel, de nouvelles demandes de main d'oeuvre provoquera l'entrée des femmes et des enfants dans les usines et les manufactures. Cela coïncidera avec la naissance du féminisme moderne, soit vers la première moitié du 19ème siècle. À l'époque, les discours féministes vont donc dénoncer vigoureusement les conséquences physiques et morales du double travail des femmes à la maison et à l'usine : les heures de travail trop longues, les salaires trop bas, la difficulté d'accumuler une dot, de trouver un mari « solvable », de prendre soin des enfants, etc.[1]

Pour soulager cette misère ouvrière féminine, les classes dirigeantes revaloriseront les modèles de la « conjugalité » et de la « domesticité » bourgeoise et feront un de leurs objectifs l'assistance gouvernementale et privée à la classe ouvrière.

En effet, aux enfants, on [imposera] l'obligation d'aller à l'école et l'interdiction de vagabonder, la surveillance maternelle, sous le regard vigilant du travailleur social et celui de la dame patronnesse. Aux femmes, l'union et la procréation légitimes, l'assignation à domicile, la responsabilité du travail ménager, du soin et de l'éducation des enfants (..) ; enfin, la tutelle maritale et la surveillance du médecin outre celle du curé.[2] La répartition de l'homme à l'usine, de la femme au foyer et de l'enfant à l'école est donc inséparable de la division du prolétariat en familles pour mieux le contrôler économiquement et l'assujettir politiquement.

Ce qu'il faut comprendre de cette première phase de réorganisation de la famille dans le contexte du capitalisme, c'est que pour la classe dirigeante, la disciplinarisation du prolétariat devait passer par la reconstitution d'une cellule familiale stable, de gré ou de force. Le discours dominant s'articulera alors autour de la femme « reine au foyer », le travail de la femme étant globalement réprouvé par la société. Toutefois, le système économique ne pouvait se passer indéfiniment du travail des femmes ouvrières. On assistera donc à une entrée massive des femmes dans les usines, le plus souvent comme ouvrières non-qualifiées, donc moins bien payées.

Vers la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, après certains signes d'essoufflement, le féminisme va prendre un nouvel essor. Les féministes ont alors pour priorités la lutte pour l'obtention du droit de vote (reconnu au Québec en 1940), pour l'accessibilité aux professions et aux métiers ainsi qu'à l'éducation secondaire et universitaire. Cette période de lutte va coïncider, encore une fois, avec une réorganisation de la famille répondant aux changements affectant la production au niveau familial, extra-familial et de leurs rapports réciproques. En effet, nous pouvons observer, d'une part, une intégration croissante des femmes à la main d'oeuvre salariée et d'autre part, la fabrication industrielle et la mise en marché d'un plus grand nombre de biens et de services traditionnellement produits par la famille et d'une nouvelle technologie touchant les instruments relatifs aux travaux ménagers.

Ces changements seront associés à une « privatisation » croissante des femmes, en tant qu'épouses, mères et maîtresses de maison, au sein de la famille. Cette opération, déjà amorcée au siècle précédent au nom des principes de la « domesticité » bourgeoise, va être renforcée par de nouveaux mécanismes idéologiques. Cette nouvelle propagande répandra le mythe du professionnalisme dans le travail ménager et le soin des enfants (répondant à des normes strictes de rationalité, de qualité et de rendement), couronnant par le fait même une nouvelle idéologie de la féminité. Cette nouvelle féminité [va placer] une lourde responsabilité sur les épaules des femmes, en particulier celles de la classe ouvrière qui auront du mal à trouver le temps et les ressources nécessaires pour être à la hauteur de leur obligations.[3]

Ce discours répond donc aux revendications féministes, surtout celles des femmes bourgeoises, concernant l'éducation et l'instruction des femmes : les femmes doivent posséder des connaissances scientifiques et une formation spécialisée pour assurer les tâches domestiques. Désormais, c'est le mécanisme même de la privatisation qui va assurer le contrôle social plutôt que la structure de domination familiale elle-même.

Au début du 20ème siècle, les luttes féministes iront de pair avec la redéfinition de la place des femmes dans la société qui est alors en train de s'effectuer. Leurs revendications auront pour objet la participation des femmes à la vie publique et politique. Cependant, cette participation sera placée sous la juridiction de l'État, de l'Église et de leurs appareils de contrôle (comme les partis politiques, les sociétés de charité, les associations de bienfaisance) pour être mise au service de la reproduction sociale. En effet, on va considérer que les femmes doivent apporter au monde extérieur une contribution proprement féminine comme la douceur, l'amour, la paix, l'esprit de sacrifice, l'altruisme, l'instinct maternel, etc. On fera donc explicitement appel à la vocation réformatrice des femmes pour canaliser leur participation dans des activités utiles à la conservation de l'ordre social. Les appareils de contrôle encadreront, orchestreront et orienteront dans le sens de leurs intérêts l'engagement social et politique féminin.

L'activité socio-politique des femmes sera grandement appréciée d'autant qu'elle est soumise à ses responsabilités d'épouse, de mère et de ménagère et donc que sa participation se limite à son temps libre que lui permettent sa famille et son foyer. De plus, cette activité se fait dans le prolongement de l'idéologie de la féminité et donc qui préserve l'idéologie traditionnelle de conservation. Enfin, en même temps que l'activité publique des femmes permet de réduire leur subordination domestique aux maris et aux pères, cette activité rend possible, paradoxalement, la subordination directe et immédiate des femmes aux instances centrales et supérieures du contrôle social.[4]

Dans le domaine de l'éducation, on permettra l'entrée des femmes dans les collèges et les universités laïques. L'éducation des femmes est alors assumée par d'autres groupes que les communautés religieuses. Toutefois, on créé rapidement des études ménagères et para-ménagères comme la diététique, la puériculture, etc., pour ramener les femmes dans le droit chemin. Dans le domaine du travail, on assistera à la création de ghettos d'emplois féminins tels que l'enseignement et l'infirmerie. Si à partir des années 1930 et jusqu'aux années '60 (et même '70), le mouvement féministe tend à s'éclipser, les femmes salariées, elles, ne retourneront pas à leurs fourneaux. Elles resteront sur le marché du travail et participeront à de nombreuses luttes pour la défense de leurs droits.

Les années 70 à aujourd'hui
Le déclin de la production domestique

Comme nous l'avons vu précédemment, certains changements liés à divers facteurs rattachés au développement du capitalisme, vont affecter la production domestique, la production non domestique et leurs rapports mutuels. Peut-être serait-il bon ici de les rappeler brièvement à fin de bien me faire comprendre.

D'abord, la mise en marché de biens, de services et d'instruments de travail relevant des tâches domestiques viendront réduire la nécessité et la fonctionnalité de plusieurs caractères traditionnels au sein de la famille, comme les places fondées sur le sexe. Désormais, la préparation des repas, le nettoyage, l'habillement et autres tâches atteindront un tel degré de simplicité qu'elles pourront être assumées par toute personne adulte sans formation ou expérience, sans prendre trop de temps et d'efforts. La société n'aura donc plus besoin de la femme en tant qu'agent spécialisé des tâches domestiques travaillant à temps plein dans la cellule familiale.

La tendance à la baisse de la procréation doit également être prise en compte. En effet, le petit nombre d'enfants à la charge des familles n'exigera plus des femmes un investissement considérable de temps et d'énergie. C'est l'ère de la croissance zéro. Toutefois, des enfants sont quand même mis au monde et doivent être nourris, amusés, protégés, surveillés, socialisés. Mais ces tâches seront assumées peu à peu par l'État et différents appareils de contrôle de la sphère non domestique autre que la famille. Par exemple, l'éducation des enfants sera prise en charge par l'école et les garderies, les soins de santé par les hôpitaux et les cliniques, la socialisation par les médias et ainsi de suite. Justement, la notion de sous-culture des jeunes véhiculés par les médias démontre bien comment certains membres de la famille, dans ce cas-ci les jeunes, sont désormais rattachés à des instances autres que la famille.

Les familles pauvres viennent font toutefois exception à la règle, tout d'abord parce qu'elles ont parfois plus d'enfants, mais aussi parce qu'elles n'ont pas toujours les moyens financiers de se procurer tous les produits ou ressources leur permettant de réduire le travail domestique. Paradoxalement, on assiste chez les familles bourgeoises à une tendance de multiplier les tâches domestiques. Parce que les riches ont beaucoup de temps libre, on change les draps deux fois par semaine, on accompagne les enfants à leurs activités, on fait ses confitures. Autant de tâches qui deviennent pour eux des hobby. Le travail domestique a peut-être doublé mais peu importe : dorénavant, c'est un passe-temps.

Les divers facteurs décrits plus haut ainsi que l'intégration croissante des femmes sur le marché du travail et la formation que requiert désormais la main d'oeuvre salariée vont venir modifier le système des places sexuées propres à la famille. D'un côté, ces places existent toujours mais elles sont privées, et de l'autre, les relation de domination et d'exploitation des hommes sur les femmes qu'elles entraînent apparaissent comme injustes aux femmes. C'est alors que le féminisme prendra un essor sans précédent et s'emparera de la rue.

Le mouvement des femmes et son impasse

Pendant les années 70, on assiste à une remise en question des rôles traditionnels. D'abord pour et par les femmes, la dynamique lancée va dénoncer le patriarcat, l'assignation des femmes au travail ménager et à l'élevage des enfants. On s'attaquera à la famille, au mariage, mais aussi à la justice et à l'État avec une analyse très poussée de ces instruments du patriarcat et du capitalisme. On abordera la question de la libération sexuelle et on revendiquera pour les femmes le droit au plaisir et à la jouissance. On brûlera les soutiens-gorge et autres objets contraignants tout en jetant à la poubelle les parfums et autres déodorants qui masquent l'odeur naturelle des corps. On fera la promotion de la simplicité : vive la nudité, débarrassons-nous des sex-shops ! On désire vivre ses désirs naturellement. À l'intérieur même de certaines organisations politiques (de l'extrême gauche jusqu'au mouvement libertaire), les femmes dénonceront la domination masculine et les comportements machistes des militants. On inventera de nouvelles formes d'intervention : par la fête, les couleurs, l'humour, les flonflons, les actions spectaculaires. On portera sur la place publique les tabous comme l'inceste, le viol, l'homosexualité, etc. et on démontrera que le personnel est politique. Toutefois, la dynamique féministe des années '70 ne pourra éviter certains pièges et débouchera sur une impasse. Pourquoi ?

D'abord, l'exaltation de valeurs féminines telle la maternité et la féminité montrera un paradoxe assez révélateur. En effet, l'identification aux normes de certaines féministes laissera intacte le caractère dysfonctionnel de cette dite « féminité » qui enferme les femmes dans leur rôle traditionnel au lieu de les libérer de leur oppression. La valorisation de comportements « féminins » fut donc l'un des pièges dans lesquels certaines femmes tombèrent à pieds joints.

Ensuite, on expliquera la faible participation des femmes dans la vie politique et leur sous-représentation aux postes dirigeants en affirmant que la parole et le pouvoir sont une affaire d'hommes. Toutefois, le fonctionnement interne de certains groupes de femmes démontra bien la fausseté d'une telle thèse. En effet, l'autoritarisme, la hiérarchie, la domination et la soif de pouvoir sont également présents chez les groupes non-mixtes.

Dans un autre ordre d'idée, le concept de la sororité va leurrer un grand nombre de femmes, leur faisant perdre de vue la lutte des classes. En effet, la dénonciation patriarcale sans la dénonciation capitaliste débouche sur une impasse interclassiste qui n'a d'autre voie que le lobbying. Même si toutes les femmes ont en commun la soumission face aux hommes, leur aliénation est différente puisqu'elle s'effectue dans des conditions matérielles extrêmement variées. Les femmes de la classe dirigeante profitent du système capitaliste à divers degrés et ne rejettent donc pas ce système qui leur donne des avantages. Les femmes n'ont donc pas un même intérêt économique au renversement de l'ordre qui les opprime. Par ailleurs, lutter contre la domination des hommes ne veut pas nécessairement dire lutter contre le pouvoir, ni être pour l'égalité des deux sexes.

De façon générale, la non-mixité a limité l'influence des femmes dans les mouvements sociaux mixtes. En effet, aucune révolution ne peut se faire dans l'ignorance de l'un des deux sexes et les hommes ont eux aussi intérêt à combattre le patriarcat. Si les femmes sont les premières victimes de l'oppression patriarcale, les hommes sont eux aussi aliénés par le rôle social qu'on leur impose. D'où la nécessité de promouvoir un projet global de société pour ne pas tomber dans une « guerre » de sexe entre exploitéEs. Ce que, malheureusement, le mouvement féministe des années '70 n'a pas été capable de faire et qui, en l'absence d'une réelle contestation du système, a laissé place à l'institutionnalisation de ses revendications par l'intégration des femmes dans la société capitaliste. Voyons comment, encore une fois, l'État a répondu à cette demande d'intégration pour la canaliser dans le sens de ses intérêts.

La famille étatisée

La réponse de l'État aux revendications féministes coïncidera de nouveau avec une restructuration du contrôle social. On assistera à une transformation de la famille, de l'État et de leurs liens réciproques. Cette restructuration se fera bien sûr par l'État et ses appareils, mais se fera aussi avec la participation des femmes. D'un côté, elle s'appuiera sur l'élimination de la sphère de production domestique par l'absorption progressive des fonctions familiales par l'État qui cherche à les convertir en fonctions politiques. Ce processus favorisera le transformation de la sphère de production domestique en un lieu privé de la socialité. Dès lors, la famille devient l'unique refuge et la gardienne des relations entre les personnes dans un cadre gratuit et spontané, dépouillé de son caractère autoritaire et contraignant. Tous les rapports personnels et l'affectivité se font désormais dans la cellule familiale puisqu'il n'y a plus aucune solidarité dans le public. Cette transformation favorisera la division et l'isolement des hommes, des femmes et des enfants entre eux et permettra d'accroître le contrôle de l'État sur leur vie publique.

De l'autre côté, l'État va implanter, orienter et réglementer des programmes de services de garde et de santé pour satisfaire les revendications et les besoins des femmes. Cette opération va assurer le contrôle direct de l'État sur les femmes et les enfants. Par exemple, c'est l'État qui détient le pouvoir de diffuser les contraceptifs et les services relatifs à l'avortement. Mais ce pouvoir, il peut aussi bien s'en servir pour imposer ou interdire la fécondité aux femmes. Et avec l'accroissement des familles monoparentales (dont les cheffes de famille sont majoritairement des femmes), l'État va prendre virtuellement le rôle du père par son aide et son soutien financier.

Libération des moeurs ?

Le déclin de la production domestique va apporter une relative égalité domestique entre les hommes, les femmes et les enfants. Pour les femmes, cela peut représenter une certaine amélioration des conditions de vie au sein de la famille, mais surtout hors du foyer. Parce que l'inégalité des femmes dans la cellule familiale a permis aux patrons pendant longtemps (et même encore aujourd'hui) de leur imposer des conditions pires que celles des travailleurs, cette modification apporte donc certains changements comme la syndicalisation, la sécurité d'emploi, l'égalité salariale... Pourtant, l'obtention de ces droits a dû se faire par une intervention de l'État, ce qui lui a garanti et lui garanti toujours une emprise sur les femmes et leur mouvement. Ce constat illustre bien l'absorption des luttes populaires par l'État.

On entend souvent dire que la femme est libérée, voire même émancipée, parce qu'elle a acquise en droit une certaine égalité face à l'homme. Bien entendu, il s'agit là d'une libération qui convient plutôt à l'économie capitaliste et à la politique de l'État. Si la femme a maintenant les mêmes droits qu'un homme dans le travail, le mariage, la vie sociale, etc., elle n'en demeure pas moins « différente ». Après tout, c'est une femme. Et voilà revenir au galop l'éternel discours sur la féminité. A l'heure actuelle, on assiste à une revalorisation des « propriétés » de la nature féminine adaptées au monde moderne. Si les femmes revendiquaient auparavant leur libre droit de disposer de leur corps, il est drôle de constater que la lingerie féminine et tous les produits de beauté ne se sont jamais vendu aussi bien. Le mythe de la beauté a toujours été et continue d'être pour les femmes une contrainte et une aliénation, mais également un marché juteux pour le capitalisme. De plus, grâce à cette nouvelle féminité, la division sexuelle du travail dans la sphère de production non domestique devient psychologiquement acceptée, donc possible. Cette division crée des catégories d'emplois féminins plus ou moins intéressantes qui profitent aux patrons et à l'économie capitaliste.

Du même souffle, on parle de libération sexuelle. Drôle de conception. Le fait de vivre en union libre, avec ou sans enfant, ne signifie en rien le droit de choisir son type de relation. En effet, ces nouvelles formes de la « conjugalité » sont bien souvent imposées par l'État par toutes sortes de politiques, de législations et d'interventions relatives au mariage, au divorce, à la garde des enfants, etc. Deuxièmement, l'hétérosexualité et la monogamie sont toujours les modèles dominants imposés et conditionnés par la publicité et l'État. Enfin, si aujourd'hui le fait de vivre en concubinage est un choix qui est respecté, c'est parce qu'il n'y a rien d'inquiétant là-dedans pour l'État. Ce choix correspond plutôt à un désir personnel qu'à une tentative de changement radical de la société.

Retour de l'ordre moral

Depuis les années '80, on assiste en force à un retour de l'ordre moral alimenté par la peur du chômage et la précarisation des travailleurs et des travailleuses. L'absence de solidarités sociales et de dynamiques de changement ont entraîné un regain d'intérêt pour le mariage qui semble être considéré par beaucoup comme une valeur-refuge. Face au sida, qui induit des comportements nouveaux dans la sexualité, la fidélité reprend du poil de la bête et les relations stables, tout comme le condom, sont préconisées. Les idées réactionnaires, tout comme les comportements machistes, refleurissent dans la presse et la publicité.

Aujourd'hui, le message omniprésent de nos sociétés est celui qu'il ne faut pas prendre de risques, en matière de sexualité comme ailleurs ; il s'agit de protéger sa famille, son corps, toute sa vie et celle des siens, par un ensemble de règles et de fonctionnements individuels et collectifs- un message qui vise, bien sûr, à éviter toute agitation sociale, toute contestation de l'ordre social établi.[5]

Conclusion

Le bilan que nous pouvons tirer des luttes féministes contemporaines nous montre qu'elles ont été un élément déclencheur de réaménagements de l'ordre capitaliste indispensables à la conservation du statu quo. Ainsi, tout a bougé, mais rien n'a changé.

Parce que le mouvement féministe s'est allié à l'État, parce que ses revendications ont été formulées dans le langage propre à l'État, ses luttes se sont retournées contre lui. Rien de surprenant à ce que les revendications féministes aient été satisfaites sans même que les contradictions qui les provoquaient n'aient été renversées.

Pourtant, me direz-vous, les femmes ont obtenu la reconnaissance de certains droits pendant que certaines de leurs conditions de vie ont été améliorées. Oui, mais ces gains ont également permis à l'État d'accroître son contrôle sur le mouvement des femmes. Pour s'en convaincre, nous n'avons qu'à regarder tous les organismes, conseils et commissions ayant pour objet d'étudier les femmes, d'écouter leurs revendications, leurs opinions, de leur présenter des « solutions » et même de subventionner des projets féministes. En s'institutionnalisant, le féminisme a considérablement affaibli son potentiel subversif.

La lutte des femmes contre le patriarcat a bel et bien un potentiel subversif. Elle remet en question les rôles sociaux traditionnels, la famille, l'oppression sexuelle, la domination. En d'autres mots, cette lutte permet la remise en question de la société. Toutefois, ce potentiel ne peut être pleinement déployé que si les femmes s'engagent dans la lutte révolutionnaire.

Pour y arriver, il importe d'abord de remettre sur le tapis la lutte des classes. En effet, les luttes féministes se sont trop souvent définies comme une guerre de sexes prioritaire aux autres luttes. Il n'y a qu'un combat à mener, celui d'achever le communisme libertaire, c'est-à-dire d'abolir la société de classes et arriver à la destruction complète de l'exploitation et de la domination. Et pour cela, on ne peut instituer une division du travail de libération en interdisant aux hommes de participer à la lutte anti-patriarcale. Une véritable révolution ne pourra se faire dans l'ignorance de l'un ou l'autre sexe et devra libérer tout le monde ensemble : femmes, enfants, hommes, prolétaires, NoirEs, etc.

De plus, nous devons cesser de voir les luttes comme séparées les unes des autres. Il est grand temps de créer une réelle unité de classe, de nous construire une confiance de classe, pour passer à l'offensive contre le système ; une attaque contre une partie de notre classe sera alors vue comme une attaque contre nous tous et toutes. En ce sens, toute action visant réellement la destruction de la propriété et de l'État coïncide avec l'objectif de libération des femmes et réciproquement, toute action visant au renversement d'oppression patriarcale contribue à l'abolition de la propriété et de l'État.[6]

L'organisation anarchiste est nécessaire à la lutte anti-patriarcale pour aboutir à une véritable révolution. Il est primordial d'établir des bases de démocratie directe, non-hiérarchiques, visant la participation de toutes et de tous pour empêcher que notre force de contestation ne soit de nouveau entravée et détournée par l'État.

[1] Nicole Laurin-Frenette, Féminisme et anarchisme : quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le Mouvement des femmes et l'État, in Femmes, pouvoir, politique bureaucratie, Atelier de création libertaire, 1984, p. 27.

[2] Nicole Laurin-Frenette, op. cit., p. 27.

[3] Nicole Laurin-Frenette, op. cit., p. 29.

[4] Nicole Laurin-Frenette, op. cit., p. 31.

[5] Vanina, Corps, rapports sociaux et ordre moral, Courant Alternatif, novembre 2001, Organisation Communiste libertaire.

[6] Nicole Laurin-Frenette, (j'ai perdu ma référence mais c'est dans un livre nommé « Travailleuses et féministes »)