Des prolétaires
Contre le mythe autogestionnaire
1936 : L’Espagne autogestionnaire ?
1973 : L’atelier Lip à Besançon (France)
Critique théorique de l’imposture autogestionnaire
Insurrection versus autogestion (et réciproquement)
Annexe 1. Présentation et texte.
Texte : Les syndicats, copropriétaires de la classe ouvrière
Dans sa lutte aux quatre coins de la planète contre la barbarie du Capital, le prolétariat porte en lui la destruction radicale des fondements du monde bourgeois. L’Etat, la propriété privée, l’argent sont remis en question par une multitude de pratiques allant de la résistance quotidienne aux grèves ou émeutes, parfois jusqu’à l’insurrection généralisée, pratiques qui sont autant de moments de négation des conditions de survie. Contre cette perspective de négation, la bourgeoisie ne reste pas inactive et sait mettre en avant telle ou telle solution qui correspond le mieux à la défense de ses intérêts. Ici nous n’allons pas nous arrêter sur la « solution » qui consiste à écraser brutalement toutes les révoltes, parce que celle-ci arrive toujours après d’autres qui sont d’autant plus pernicieuses qu’elles se présentent comme proche de nous (par la posture, le verbiage) en proposant de réformer le monde. Le propre de ces projets sociaux-démocrates est de vider nos luttes de leur substance révolutionnaire en les y encadrant, en les y enfermant. L’un de ces projets préconise la conquête de l’Etat (par la violence ou non), c’est le propre du léninisme et de tous les groupes ou partis qui s’en revendiquent. Aujourd’hui cette perspective n’a plus vraiment la cote, et la mode est plutôt aux projets préconisant de gérer son existence par soi-même, en laissant de côté la question de l’Etat, du pouvoir, en attendant qu’il tombe de lui-même. Dans les deux cas, l’Etat est sauvé et même s’est renforcé comme cela s’est vérifié au cours de l’histoire. Aujourd’hui qu’il s’agisse du syndicat SUD ou de la CNT, de l’EZLN ou des altermondialistes, de démarches franchement citoyennes ou de concessions social-démocrates en milieu radical, le gestionnisme est cette tendance pacificatrice, très diverse dans la forme selon les latitudes, mais ayant toujours comme point commun la répression de toute violence révolutionnaire, de toute organisation conséquente qui se fixe comme objectif la destruction de l’Etat.
Quoiqu’ils en disent, les partisans de l’autogestion [1] ne s’inscrivent pas dans la perspective de destruction du monde de la marchandise, le gestionnisme n’est rien d’autre que la gestion de la société capitaliste par les producteurs eux-mêmes. Pourtant force est de constater que ce mode d’exploitation de la force de travail sous une forme pseudo-libérée se présente aujourd’hui avec une évidence aberrante comme la voie à suivre pour s’acheminer progressivement vers une ère nouvelle, celle du socialisme, du communisme, d’un monde sans classe. Cela, c’est le discours. Lisse, séduisant, creux… La réalité rattrape vite ces bonimenteurs, car leur mince couche de vernis sur la vieille machinerie capitaliste ne peut pas faire illusion bien longtemps. Tout cela revient à rêver d’une société capitaliste pure, sans ses contradictions, sans misère ni exploitation, sans ces « détails » que l’on pourrait gommer par une gestion différente. Dans le fond, ils ne remettent en cause aucun des fondements mêmes de cette société : Ni le marché (où sont achetées les marchandises nécessaires au processus productif et où est vendue la marchandise finale à la valeur déterminée par ce même marché), ni l’ensemble du processus productif (aussi bien dans sa finalité que dans ses aspects techniques), ni la division du travail, ni le principe de l’achat et de la vente, ni l’existence d’unités autonomes productrices de valeur (appropriation privée). Comme si le développement des forces productives était quelque chose de neutre. Alors que chaque atome de l’ensemble des forces productives est atome du capital. Il n’y a pas de technologie que l’on pourrait utiliser à bon escient, tout simplement parce que celle-ci n’a pas été pensée dans l’intérêt de l’humanité : La production ne génèrera en tant que telle jamais rien d’autre que des marchandises, le but poursuivi étant la valorisation, l’accumulation des capitaux, la valeur d’usage se réduit malgré toute velléité philanthropique à un simple support de la valeur d’échange.
Ce texte est une tentative d’élaborer une critique de cette perspective largement répandue aujourd’hui dans les milieux militants qui se revendiquent, du moins formellement, de la nécessité de changer radicalement le monde. Outre le mensonge de leur discours, leur pratique montre clairement leur réel positionnement dans la guerre de classe. A travers l’analyse des exemples-phares autogestionnaires que sont l’Espagne en 1936, l’atelier Lip à Besançon en 1973 et l’Argentine depuis décembre 2001, notre volonté est de montrer en quoi la perspective de gestion des processus productifs et d’échange est un arrêt du processus révolutionnaire, un renforcement de l’ordre établi qui renvoie le prolétariat à la seule place que lui laisse le capital, celle de producteur de valeur quitte à lui laisser le rôle de gestionnaire pendant un temps ! Les expériences alter éco sympa en pleine paix sociale n’ont rien de contradictoire, elles sont des entreprises capitalistes sans ambiguïté. Ce qui nous questionne, c’est l’antagonisme qui traverse tout mouvement de classe dans sa dynamique combative, vivante et donc profondément contradictoire. Ces luttes sont l’expression d’une classe qui vit et combat contre la dictature de l’économie, et ont pu servir de vague sur laquelle ont surfé avec prestige les plus fieffés sociaux-démocrates, nous vendant leur soupe pour alimenter nos propres faiblesses et contradictions. Leur activité contre-révolutionnaire consiste précisément en cela.
A travers la critique de l’autogestion, l’enjeu de cette analyse du processus révolutionnaire est de nous permettre de mieux saisir où nous en sommes aujourd’hui, à travers toutes nos forces et nos contradictions internes. Il nous faut comprendre comment renforcer les dynamiques d’associationnisme prolétarien afin de donner aux luttes d’ampleur à venir l’ancrage et les structures autonomes qu’elles nécessitent. Il nous faut déterminer quand, comment et dans quelles limites une réappropriation des moyens de production peut renforcer l’élan révolutionnaire ou au contraire le saper à la base. Il nous faut identifier les mécanismes bourgeois reproduits par nous-mêmes ou mis en œuvre directement par l’Etat qui empêchent l’extension du mouvement et par conséquent le condamnent à une mort certaine. Il nous faut reconnaître nos ennemis de classe et en particulier ceux qui nous semblent proches par des postures et des tons « radicaux » mais dont la fonction (malgré la sincérité, l’abnégation de ces militants) est de récupérer le potentiel destructeur du vieux monde pour remettre sur les rails la société capitaliste ébranlée pendant un temps.
Notre modeste contribution ne fait que s’inscrire dans la continuité de celles formulées avant nous, les prenant en compte, s’en nourrissant. Elle ne peut qu’être partielle et se veut un appel pour que d’autres prolétaires, d’autres révolutionnaires apportent leur contribution dans ce permanent mouvement de constitution et de renforcement de notre classe. Cette critique, la révolution la porte en actes.
1936 : L’Espagne autogestionnaire ?
Ce qu’on a appelé par un euphémisme commode la « guerre d’Espagne » mérite une attention particulière dans le sujet qui nous occupe : il s’agit de la principale référence du courant autogestionnaire, son « âge d’or », le mythe sur lequel il fonde le simulacre de sa radicalité. Nous n’approfondirons pas ici le rôle contre-révolutionnaire de l’antifascisme, ni la « trahison » de la CNT. Ces aspects apparaîtront inéluctablement comme partie prenante de l’illusion autogestionnaire très présente à l’esprit du prolétariat révolutionnaire d’alors [2].
La plupart des analyses de cette période s’accordent à décrire les premiers mois comme révolutionnaires jusqu’à l’entrée de la CNT dans le gouvernement (3 novembre 1936) et la militarisation des milices. Pourtant, dès les premiers jours, la réaction se structure et amorce sa contre-offensive. Il nous faut voir la constitution de cette force bourgeoise comme un mouvement composé de facettes multiples, mais présentant une convergence fatale pour nous. Dans cette optique l’appartenance de tel ou tel protagoniste à tel ou tel courant compte peu, par rapport à son appartenance ou non au parti de l’ordre. Car on ne peut prendre pour argent comptant le discours selon lequel la CNT aurait simplement remis la révolution au lendemain de la victoire du camp antifasciste. Ce camp était déjà d’accord politiquement sur la nécessité de sauver l’Economie (même si leurs conceptions différaient quant à sa gestion), tout en encadrant la rage prolétarienne. Au contraire d’une grande partie de la « base » cénétiste, essentiellement révolutionnaire dans sa pratique, ce que ces dirigeants défendaient revenait à défendre le capitalisme pour ensuite le modeler à leur image, il s’agissait bien de contre-révolution effective, et d’ailleurs la plus efficace de par son implantation dans « les masses ». C’est en ce sens que notre critique s’attachera ici surtout à dénoncer l’idéologie autogestionnaire portée par la CNT, comme une forme d’offensive contre-révolutionnaire parmi d’autres dont nous ne parlerons pas trop ici (PSUC, UGT, PCE, POUM, catalanistes comme l’Esquerra, etc…), leur fonction de remise au pas du prolétariat apparaissant pour la plupart de manière évidente.
En réponse au pronunciamento du 17 juillet éclata deux jours plus tard une insurrection prolétarienne à Barcelone et dans l’ensemble de la Catalogne. Grève générale, surveillance des casernes et saisies d’armement avant le putsch, attaque des militaires soulevés et de la flicaille, les contraignant souvent à la fraternisation avec armes et bagages, fuite désordonnée des riches des principales villes insurgées, etc. La révolution sociale se matérialise par les expropriations diverses, les patrons tués, en fuite, ou dépossédés de leur richesse et de leur pouvoir, les églises qui brûlent, les portes des prisons qui volent pour tout le monde, « politiques » comme « droit commun », etc. Le lendemain des affrontements, des milices ouvrières se créent pour passer à l’offensive et porter la révolution dans les villes et les villages alentour, d’autres prolétaires mettent en place des comités de ravitaillement. Des magasins sont saisis, des entrepôts vidés, des propriétaires expropriés, les moyens de communication sont investis, des véhicules sont réquisitionnées afin de renforcer l’autonomie de classe. Tout cela se fait par la saisie immédiate (incautacion), par les ouvriers en armes, à un moment où les dirigeants syndicaux ne parlent que de lutte militaire contre le fascisme. Dans le même temps, certains secteurs ouvriers vont sentir la nécessité de s’emparer des usines afin de s’armer en conséquence. De nombreux métallos vont se servir des outils ayant toujours concouru à leur asservissement pour blinder des camions. Des boulangeries vont surgir des caves immondes où elles étaient enfermées, les transports vont se remettre en marche et l’eau, l’électricité et les éclairages sont remis en fonction. Dans les campagnes, la terre est en grande majorité collectivisée et nourrit les communautés villageoises ainsi que les miliciens. Tous ces exemples sont issus d’une volonté de satisfaire les besoins vitaux du prolétariat afin de se renforcer, de nourrir la lutte pour qu’elle s’installe dans la durée. Certaines de ces activités permettent aux ouvriers de renouer avec une créativité et un esprit d’initiative rompant totalement avec l’esclavage salarié. D’autres les poussent à reprendre à leur compte un travail finalement peu différent de celui auquel ils étaient auparavant astreints. Quoiqu’il en soit, la différence essentielle réside pour nous en ce que ces activités ne sont en aucun cas motivées par la nécessité d’acheter ni de vendre, par la production de valeur. Ce qui importe est le combat révolutionnaire, la production satisfaisant à ses besoins participe du même élan.
La nature de ces actes est révolutionnaire. Ils s’imposent d’eux-mêmes comme des nécessités impérieuses de la lutte et sont menés à bien en tant que tels. L’explosion de ces mille et une initiatives allant dans le sens du renforcement de la lutte constitue une rupture brutale du consensus capitaliste. Il est évident que l’ensemble de ces pratiques est en avance par rapport à la conscience que peuvent en avoir les prolétaires, mêmes les plus déterminés. En effet les idéologies du vieux monde sont présentes parmi la majorité des protagonistes de ces actes, l’idéologie autogestionnaire parmi d’autres. Cela explique que d’autres prolétaires aient alors cru bon de relancer d’autres usines sans aucun intérêt pour les révolutionnaires, par conformisme, sans même se poser la question de leur utilité, sans percevoir la nécessité d’étendre et approfondir la guerre de classes. Ainsi l’occupation d’une usine, la relance de sa production a pu correspondre pour beaucoup à « vivre le communisme libertaire ». La croyance bornée en cette idéologie mènera plus tard à un changement de la nature même des actes les plus clairs au début de ces journées révolutionnaires.
Le 20 juillet, la CNT-FAI accepte malgré sa puissance évidente de collaborer avec les républicains, préférant « la collaboration et la démocratie » à la « dictature anarchiste » (sic) [3] . La perspective annoncée est « pas de communisme libertaire. D’abord écraser l’ennemi là où il se trouve » [4], perspective qui va se transformer en ordre quelques jours plus tard : « au jour d’aujourd’hui, c’est contre le fascisme et seulement contre le fascisme [...] qu’il faut lutter. Par conséquent, personne n’est autorisé à lancer d’autres consignes ni à les suivre, ni à concevoir le mouvement différemment » [5] . La révolution sociale est repoussée sine die. Tout est subordonné à cet effort de guerre qui a été envisagé dès le début comme une guerre de position, front contre front. Ce n’est pas par hasard que cette lutte contre la racaille franquiste a été confiée (sur le front d’Aragon) à des militaires professionnels, comme Perez Farras et Manzana, formés à l’Académie militaire, auxquels même un militant de l’envergure de Durruti se remettait entièrement ! A aucun moment la guerre de guérilla n’a été envisagée, pourtant seule efficace à cette période. Par la suite les propositions venant de groupes militants allant dans ce sens ont toujours été repoussées. C’est ainsi que le mot d’ordre « écraser l’ennemi là où il se trouve » ne pouvait, malgré la résistance prolétarienne à l’embrigadement militariste, déboucher que sur un strict affrontement inter impérialiste : la République ou le franquisme !
En toute logique la CNT-FAI fut amenée à participer au gouvernement national deux mois plus tard, malgré la volonté antiparlementaire de la base, au moyen d’une jolie pirouette rebaptisant « Conseil National de Défense » ce qui n’était absolument rien d’autre qu’un gouvernement. On voit qu’une fois encore, la bourgeoisie sait jouer sur la forme des choses pour faire accepter l’inacceptable. De toute façon, étant donnée la force de cette vague révolutionnaire, il est évident que les cadres syndicaux et les partis ne peuvent agir trop frontalement, même s’ils la voient d’un mauvais œil : ils se bornent donc à suivre la vague. Toute la merde politique se met alors en branle dans tous les sens. La Généralité propose des postes à des dirigeants cénétistes alors que la base s’est déjà rendue maîtresse de la situation, la CNT imprime des communiqués ne faisant que prendre acte de ce qui a déjà été mis en place, partout, c’est le suivisme le plus complet. Certains prennent le parti de se gausser de la faiblesse de cette position. Grave erreur. Chacun de ces signes de soumission apparents revient à l’amorce d’une reprise en main du pouvoir, à la reconstitution de l’Etat luttant à la vie à la mort contre le renforcement de l’autonomie de classe. En entérinant docilement les ruptures prolétariennes, politiciens et syndicalistes maintiennent leur encadrement.
Un des moments forts de la contre-révolution dans les premiers moments de la lutte va consister en une séparation par tous les moyens possibles entre le secteur productif (en l’occurrence les collectivités) et le secteur combatif (milices ouvrières). On verra qu’il fut relativement aisé aux cadres de tous bords de profiter de la combativité ouvrière pour lui imposer un cadre militaire bourgeois (de l’injonction à la discipline hiérarchique à la transformation de l’insurrection prolétarienne en guerre de fronts), par contre la résistance ouvrière au travail constituera longtemps une sévère épine dans le pied des dirigeants, en particulier des anarcho-syndicalistes.
Le 28 juillet, la CNT sonne la reprise du travail sans préciser de quelle manière, alors que de très nombreuses entreprises ont déjà été saisies de fait. A ce stade, elle n’approuve ni ne dénonce. En Mai 1936, elle se prononçait massivement pour l’autogestion des usines, mais il semble qu’elle comprenne bien qu’appeler le prolétariat à des actes contre la propriété privée risque de la dépasser sérieusement [6]. Cette injonction recouvre d’une part le souci de relancer l’économie nationale, d’autre part d’occuper les ouvriers pour éviter qu’ils n’aillent trop loin, en leur laissant croire qu’elle les soutient. Il a la peau dure, ce mythe de l’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire présentant la CNT comme incarnation du prolétariat se jetant avec bonheur et enthousiasme sur le travail sans patron jusqu’à la trahison des méchants staliniens. Et pourtant le stakhanovisme triomphant unissait l’essentiel des militants de premier plan, tous partis, tous syndicats confondus.
D’après Michaël Seidman, la CNT « adjura plusieurs fois les ouvriers de se remettre à l’ouvrage », Garcia Oliver ne se privant pas d’asséner en meeting, le 9 août : « aujourd’hui camarades il ne s’agit plus de parler de la journée de six heures, de huit heures ou d’un quelconque nombre d’heures. Combien d’heures devons-nous travailler aujourd’hui ? Autant qu’il le faudra pour la victoire de la révolution ». Comme le démontre Seidman, une grande partie de la classe ouvrière ne s’y est pas trompée et les pratiques séculaires contre le travail (absentéisme, sabotage, refus de déborder du temps de travail, etc.) ont été au moins aussi importantes avant que pendant cette période. « Les militants anarcho-syndicalistes et marxistes, qui avaient pris le contrôle des usines, furent amenés à réagir contre la résistance des ouvriers. […] Incontestablement, cette résistance au travail contredisait la théorie anarcho-syndicaliste de l’autogestion qui appelait les ouvriers à s’impliquer activement et à contrôler leur lieu de travail avec l’avènement de la révolution. Autrement dit les activistes anarcho-syndicalistes et marxistes demandaient aux travailleurs de Barcelone d’assumer avec entrain leur rôle d’ouvriers ». Ces militants ont en commun l’idéologie progressiste, la défense du développement des forces productives du capital. Ces défenseurs du progrès ne pouvaient voir les prolétaires que comme ouvriers devant s’adapter « au rythme, à l’organisation et aux exigences générales de la société industrielle ». Autrement dit leur souhait était que les prolétaires intègrent au plus profond d’eux-mêmes les exigences despotiques, inhumaines du travail. En ce sens, les dirigeants syndicaux (CNT comme UGT), de plus en plus soucieux de l’efficacité de la production se dotèrent d’une série de mesures drastiques dont voici quelques éléments :
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Instauration d’un système de primes « pour stimuler le personnel » ainsi que de gratifications pour les techniciens et cadres dans le courant de l’année 1937 ;
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Réintroduction du travail aux pièces en 1938 supprimé en juillet 1936 (contre lequel les prolétaires ainsi que la CNT et l’UGT avaient lutté énergiquement avant 1936 !) ;
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Etalonnage de la paye à l’aune de la production ;
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Suppression des congés dus aux jours saints sous prétexte d’anticléricalisme ;
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Exhortations à faire plus attention à l’outil de travail, à s’impliquer plus activement dans la production ;
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Et bien entendu renforcement du règlement en matière d’absences, d’horaires, de quotas productifs, etc.
L’autogestion ne pouvait que mener à cette redécouverte des vieilles techniques patronales tant décriées et combattues par le passé !
Fait très important, les membres des milices sont dispensés de revenir au travail. En haut lieu on s’active pour que trois jours plus tard, l’Etat assure le paiement des soldes. Cette amputation réciproque de la classe en deux entités distinctes constitue un premier pas vers la neutralisation de notre force [7] :
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La focalisation sur le fascisme permit d’éloigner avantageusement les minorités les plus déterminées et ainsi éviter qu’elles ne constituent dans les villes une force armée dont la susceptibilité aurait pu empêcher la reconquête du pouvoir par l’Etat. Le 31 août est lancé un programme de longue haleine menant à la reconstitution des corps répressifs par le biais d’un décret sur la réorganisation de la garde civile (rebaptisée « garde nationale républicaine »). Les recrutements en masse, la criminalisation des patrouilles de contrôle non gouvernementales si elles refusaient de s’enrôler ou de rendre les armes, le « consentement tacite sinon déclaré des ministres anarcho-syndicalistes » [8], tout cela mena inexorablement à une dépossession totale de l’immense pouvoir qu’avait le prolétariat dans certaines régions.
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Favoriser l’enfermement du prolétariat dans les usines revenait, consciemment ou non, à jouer le pourrissement. Les ouvriers n’ont alors plus vraiment de perspective offensive, leur possibilité « révolutionnaire » se cantonne à « produire plus », ce qui induit un état d’esprit passif. Ce fait est contrebalancé par le succès de l’entreprise autogestionnaire et accrédite l’idée d’un « avant » la révolution et « après » alors que tout reste à faire. Mais ça temporise car la relance de l’usine pose peu de problèmes au début ; les difficultés arriveront plus tard, alors que les investissements ou les matières premières viendront à manquer, et à ce moment-là les ouvriers seront déjà englués dans la défense de « leur » usine. Dans la foulée, la bourgeoisie s’est dotée d’un pouvoir fort (dirigé par le socialiste Caballero) au langage radical, groupant autour de lui toutes les forces sociales-démocrates. Sa tâche immédiate est de favoriser l’intégration de la CNT et du POUM pour empêcher toute possibilité de radicalisation, de mettre leurs bases au pas et, cela fait, de rassurer les nations voisines en leur montrant que tout est mis en œuvre pour éviter la révolution sociale. Concrètement, cela donnera le 1er octobre l’auto-dissolution du comité central des milices, le 9 un décret dissolvant tous les comités locaux autonomes [9], le 10 un décret créant l’Armée Populaire et militarisant les milices, ce qui permettra plus tard d’enjoindre aux prolétaires de rendre les armes. Cela fut fait très intelligemment, les membres des comités les plus influents furent intégrés aux institutions afin qu’en apparence rien n’ait changé à part le nom. D’autre part les comités forts et bien implantés (comme celui d’Aragon), bien que mis hors-la-loi par ces décrets ne furent pas attaqués frontalement, mais cela les mit dans une situation d’illégitimité aux yeux de leurs adversaires politiques ainsi que pour leur propre parti. Cette contradiction entre une « base » illégale et des dirigeants au gouvernement ne pouvait que petit à petit ronger les forces des révolutionnaires qui se trouvaient au pied du mur : soit ils rompaient avec leur hiérarchie, l’identifiant clairement comme ennemie, ce que fit une infime minorité ; soit elles cédaient et se mettaient en conformité avec les exigences du pouvoir, désarmées devant l’inéluctable massacre qui allait suivre.
Devant le respect de ces consignes, le gouvernement se sentit prêt le 24 octobre à imposer son Décret sur les collectivités, fruit de moult négociations politiciennes et économistes. Ce décret reconnaissait l’existence de 3 secteurs : 1) les entreprises collectivisées, 2) les entreprises privées « dans lesquelles la direction est à la charge du propriétaire ou gérant avec la collaboration et le contrôle du Comité ouvrier de contrôle », 3) les entreprises étrangères ou ayant une part de capital étranger qui ne seront pas touchées, de peur de mécontenter d’autres nations. Ce décret n’attaque en rien les fameux principes sacro-saints de la propriété privée et ne fait qu’entériner une situation de fait quant aux entreprises collectivisées, dans un premier temps récupérées par le prolétariat.
Nous ne rentrerons pas dans les détails de ces nuances, ce qui importe est de comprendre que la question fut abordée sous un angle économique. La différence entre ces trois systèmes peut relever de l’idéologie, mais l’essentiel est pour la bourgeoisie qu’ils s’avèrent plus ou moins rentables selon les cas. Voilà la question la plus importante pour la bourgeoisie, tous bords confondus. De nombreux témoignages rapportent des querelles et désaccords autour de l’autogestion, mais tout tourne autour de l’économie :
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Certains critiquent les collectivités pour leur égoïsme (comme Gaston Leval ou Juan Peiro). De nombreuses boîtes fabriquent et vendent pour leur propre compte, ce qui avantage les entreprises riches en fonds ou en matières premières. La concurrence et la loi du marché reprennent leurs droits entre elles, comme il fallait s’y attendre. D’autre part, de nombreux ouvriers n’ont que très peu de notion de management et dilapident tout le bénéfice en le partageant entre eux, sans penser à thésauriser, à investir, à renouveler leur stock de matières premières, ce qui constitue un scandale pour les gestionnaires patentés. D’autres encore ont pu relancer la production de produits inutiles, de luxe ou en forte dépendance par rapport aux marchés extérieurs, ce qui n’est pas vraiment un facteur de relance. Selon ces critiques « un néo-capitalisme est né ». Mais les auteurs de ces critiques voient en cela une mauvaise gestion et préconisent une planification nationale orchestrée par les syndicats amenant une centralisation de la production dans une optique d’efficacité, de rentabilité.
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Cette tendance centralisatrice, imposée par la prise en compte de l’intérêt économique national, était en contradiction avec les principes politiques de la CNT et de la FAI. Certains anarchistes critiqueront violemment cette dérive empruntée aux forces politiques revendiquant la nationalisation de la production. Ils mettront en avant la spontanéité des masses et la nature essentiellement révolutionnaire de l’autogestion de petites unités autonomes. Ils parleront de « trahison » de la CNT. Nous n’en avons pas la même analyse. Pour nous le congrès de Saragosse pose en mai 1936 les bases de l’autogestion en termes clairs que reprendront les responsables syndicaux quand il le faudra : l’autogestion permet une « exploitation plus rationnelle », les services ou ateliers de production autogérés marchent mieux, etc.
Finalement, ne serait-ce qu’au sein de l’intelligentsia cénétiste, le débat protectionnisme/libéralisme battait son plein. La nécessité de parvenir à un moyen de contrôle national de la production s’imposait pourtant pour toutes les fractions de la bourgeoisie. Les autogestionnaires libéraux y voyaient un moyen pour renforcer la consultation démocratique des « masses », la participation active du prolétariat à une dynamique de plus en plus mortifère à son encontre ; pour les autogestionnaires protectionnistes (de même que pour les autres tendances sociales-démocrates), il s’agissait de former une élite capable de réguler le marché pour dynamiser l’économie nationale. A l’unanimité, la syndicalisation généralisée des ouvriers s’imposait : des campagnes furent menées en milieu rural et dans les villes. Nécessaires à l’accès au travail ou aux structures collectives, les adhésions se multiplièrent de manière vertigineuse.
Même si elle émeut jusqu’aux larmes les partisans de l’autogestion, la restriction du pouvoir de gestion de leur boîte aux ouvriers eux-mêmes ne nous semble pas en soi essentielle. Ne nous y trompons pas, ce qui a été essentiellement attaqué par la bourgeoisie, c’est l’autonomie des comités révolutionnaires subsistant dans les boîtes. Ceux-là même qui organisèrent et menèrent implacablement l’insurrection [10] de juillet. Si ces comités en étaient venus à identifier sous son nouveau visage l’Etat en reconstruction et s’étaient piqués de repasser en mode offensif, lâchant « leurs » chères machines pour reprendre le fusil, qui eût alors pu les arrêter ? Les journées de mai 1937 furent la dernière occasion pour cela : apprenant le coup de force de ceux que les révolutionnaires avaient perçu en premier comme leurs ennemis à l’intérieur du mouvement, les prolétaires abandonnèrent le travail et se ruèrent en masse à l’assaut, érigeant des barricades, se préparant à reprendre en mains la révolution qu’ils avaient inconsidérément confiée à leurs dirigeants. Ces derniers ne manqueront donc pas le coup de grâce en déviant la rage prolétarienne vers une solution négociatrice. Le 4 mai et les jours suivants, la CNT-FAI lance à la radio l’appel suivant : « travailleurs… déposez vos armes ! » [11]. Désormais, les flics staliniens allaient pouvoir rétablir dans le sang l’ordre du capital par l’élimination de toute autonomie prolétarienne.
Il est évident que de nombreux militants révolutionnaires sincères se sont laissé abuser par le prestige de leur organisation, par le statut d’icônes qu’avaient (et ont encore) certains de leurs leaders. S’ils s’en étaient tenus aux faits, la césure leur serait apparue comme évidente dès les premiers jours, lorsque les organes de la CNT condamnèrent les expropriations des sociétés et propriétés étrangères, rivalisant d’arguments pour justifier cette défense de la propriété privée et d’une vision nationale de la révolution. L’argument-massue consistait en la menace d’une intervention étrangère pour protéger ses ressortissants, ou d’un blocus sur les armes par les nations alliées du gouvernement espagnol si les choses dépassaient le cadre d’une guerre antifasciste. Alors qu’un positionnement révolutionnaire sur cette question risquait au contraire de faire basculer le fragile statu quo obtenu en France par le Front populaire, si les Blum et compagnie avaient dû franchement participer à la répression du prolétariat espagnol. De même, la possibilité de proclamer unilatéralement l’indépendance du Maroc avait été envisagée sérieusement en mai 1936. Cette option était certes plus tactique qu’internationaliste, dans le sens où elle était supposée rompre la paix sociale à l’arrière des fascistes, ce territoire leur servant de base arrière ainsi que de vivier en mercenaires. Quoiqu’il en soit il est significatif que les dirigeants aient volontiers omis cette possibilité au moment où elle devenait accessible. Encore une fois, à trop s’occuper de la gestion des maigres territoires conquis, on néglige les nécessités de l’extension révolutionnaire permettant de déborder la bourgeoisie sur tous les fronts, de ne pas lui permettre de concentrer ses attaques sur un épicentre isolé.
Comme on l’a vu, malgré sa force colossale à ce moment, le prolétariat a su passer à l’offensive malgré ses dirigeants, mais n’a pu passer le pas et s’organiser contre eux. Ces derniers disaient vrai, lorsqu’ils affirmaient dans les premiers jours que le pouvoir du gouvernement central et de la généralité n’était rien face à la force des travailleurs. Mais ceci leur servait à minimiser le danger, à empêcher qu’on s’y attaque en tant qu’ennemi. De même, le fait pour les révolutionnaires les plus déterminés et les plus lucides d’avoir simplement critiqué les positions de leurs dirigeants [12] sans s’organiser en conséquence pour reprendre en main la centralisation de la lutte a permis à l’appareil cénétiste de s’imposer comme seul lien entre les pôles radicaux. Ces derniers pouvaient tant qu’ils voulaient continuer à autogérer le plus radicalement possible les collectivités et les usines ou tenter de maintenir un état d’esprit révolutionnaire dans leurs colonnes, sans représenter alors trop de danger pour le pouvoir, lui laissant ainsi les mains libres pour la curée.
1973 : L’atelier Lip à Besançon (France)
Si tout le monde connaît « mai 68 », il vient moins à l’esprit que la fin des années 1960 et le début des années 1970 furent marqués par une réapparition de la révolution sociale à l’échelle du monde. Partout, aux quatre coins du globe, le prolétariat s’exprime avec force sur tous les plans : émeutes, grèves sauvages, pillages, tentatives insurrectionnelles, mutineries dans les prisons, lutte contre la guerre au Vietnam, apparition foisonnante de journaux militants, organisation au niveau national et international de liens durables entre militants prolétariens. Ce qui est remarquable c’est que cette combativité et radicalité prolétarienne se fait en rupture avec les syndicats et les partis prétendument ouvriers. Au cours des années 1950 et 1960, ces derniers sont omniprésents, ils encadrent chaque velléité de lutte et l’enferment dans le cadre du renforcement de leurs appareils bureaucratiques et de la défense de l’ordre bourgeois. Tandis qu’à cette période, il y a fracture avec cette camisole de force, les prolétaires ruent dans les brancards, défient ces appareils de contrôle et surtout s’organisent en dehors d’eux. Cette tendance à l’autonomie prolétarienne s’est manifestée partout dans le monde, avec bien entendu, selon les zones géographiques, une ampleur plus ou moins grande. C’est bien cela qui fait le plus peur aux bourgeois : que les prolétaires trouvent la force de continuer à s’organiser contre le réformisme, contre la défense de la paix sociale et envisagent de passer à l’offensive en ayant des bases, des structures solides. Il faudra des années de lutte, de répression, de saloperies syndicales et politicardes de gauche, de lassitude et de découragement devant l’ampleur de la tâche pour que cette belle autonomie se casse la gueule.
Epoque foisonnante et pourtant qu’en gardons-nous en mémoire ? Des images, des mythes, des mensonges… La gauche et son extrême ont derrière elles une grande pratique de falsification des mouvements révolutionnaires. Historiens et académiciens expurgent soigneusement les moments de violence révolutionnaire à l’encontre des bourgeois, des militaires et des tortionnaires. Sur ces pages effacées, ce palimpseste, la social-démocratie impose son écriture et les grandes insurrections sont reléguées au musée, assimilées à des putschs organisés par les régimes qui ont suivi. Comme par exemples, la grande vague de lutte qui abattit le régime du shah d’Iran en 1979 et remua en profondeur l’ensemble de la société dans tous ses aspects est réduite à l’ascension de Khomeiny. De même, les fortes luttes qui chassèrent Somoza au Nicaragua sont attribuées aux seuls sandinistes, etc. Cela accrédite la confusion délibérée entre l’insurrection et ces régimes dictatoriaux qui ont élevé le niveau d’exploitation, de terreur et de défense de l’Etat comme jamais auparavant. Ce que retient la social-démocratie de cette période c’est une glorification de mai 1968 en France ainsi que la grande lutte des Lip en 1973. Nous verrons que ce n’est pas par hasard.
Si ce que l’on a appelé à l’époque « l’affaire Lip » est devenu un mythe, ce ne fut au départ qu’une lutte parmi d’autres, développant une grande combativité. La bourgeoisie en France a fait en sorte qu’elle devienne utile pour la défense de ses intérêts, c’est bien pourquoi elle a mis en avant l’aspect autogestionnaire. Il faut dire que dans ce début des années 1970 elle est inquiète, tout comme l’ensemble de la classe dominante dans le monde entier. L’après-mai 68 en France, à l’instar des mouvements qui se développent dans le monde entier, est marqué par de nombreuses grèves radicales, dans différents secteurs du prolétariat. Nous ne pouvons pas revenir en détail sur les différentes concrétisations de cette montée en puissance de notre force, ce qui devrait être fait, car il y a matière à enseignement. Par contre, nous voulons mettre en avant un aspect important de la lutte : c’est le phénomène du refus du travail, que nous ne séparons, ni n’opposons à d’autres formes de lutte. Cet aspect est important car il va à l’encontre de l’image que la bourgeoisie aime à donner de « ses » ouvriers, « ses » producteurs de plus-value, c’est-à-dire respectables, bons citoyens. Elle a tout intérêt à maintenir en vie cette image du bon travailleur, aimant « son » usine, « ses » machines, cela lui permet de continuer à nous exploiter tout en nous faisant croire que nous vivons dans le meilleur des mondes, un monde domestiqué. Or à LIP, c’est cet aspect du bon ouvrier qui sera mis en avant aussi bien par les patrons, que par les partis de gauche, les syndicats ou les gauchistes. Alors qu’à Lip aussi, le dégoût du travail et de la défense de l’entreprise s’est manifesté, surtout de la part de jeunes ouvriers.
Le refus du travail fait peur, en France comme dans d’autres pays. De nombreux documents bourgeois (de l’UIMM et autres organismes bourgeois comme l’assurance-maladie, rapport de Heilbronner) montre qu’il existe un refus du travail important qui se traduit par un fort taux d’absentéisme (augmentation des congés maladie pour souffler, turn-over important…), par un désintérêt grandissant du travail effectué, par le coulage et le sabotage. Ce dont la bourgeoisie a peur c’est de la convergence entre cette révolte quotidienne et discrète contre le travail avec les mouvements de lutte qui agissent au grand jour par des grèves sauvages, des séquestrations, des mises à sac de bureaux, des piquets de grève, le tout s’inscrivant dans un mouvement de renforcement de l’autonomie prolétarienne. En effet elle constate que ce refus du travail est en augmentation depuis le début des années 1970. Voici les gémissements de Tom Darby (directeur du personnel de Chrysler en Grande-Bretagne) à ce sujet : « La société est saignée à mort par les pertes subies à Linwood… L’usine est paralysée par des refus délibérés des règles, par des pratiques restrictives, par un absentéisme et des arrivées en retard à large échelle, par des grèves sauvages et par un manque total de souplesse… ». Cette complainte déchirante pourrait bien s’avérer avoir été le lot de nombreux responsables à cette période. Il pourrait être intéressant de faire une recherche approfondie, mais cela n’est pas facile : ces pratiques sont systématiquement minimisée, alors que nous sommes envahis par toute une littérature qui fait l’apologie du mythe Lip. Nous constatons malgré ce silence relatif que le phénomène de refus du travail combiné à des luttes ouvertes s’est exprimé dans plusieurs pays comme l’Italie, l’Angleterre, la Hollande, les USA, la France, la RFA…
Des traces ici et là attestent la persistance de ce refus du travail, comme cet autre extrait d’une Revue internationale du socialisme de juin 1967 un article de S. Weir (« Révolte dans les syndicats ») : « la production, surtout dans l’industrie lourde, est harcelée par de continuels ralentissements et sabotages. Des boulons sont glissés dans les fentes par où passent les chaînes qui tirent la ligne de montage ; les machines ne sont pas gardées en bon état ni manipulées pouvant ainsi provoquer une avarie (…). Ce qu’on vise, c’est la vengeance, la libération de l’ennui, et le repos dont on jouit pendant les réparations. Le processus tout entier est une sorte de guerre de guérilla ». Cette guerre de guérilla déjà présente à cette époque s’est intensifiée au fil des ans. Par exemple 12% d’ouvriers manquaient chaque jour à General Motors en 1970–71 ainsi qu’à la Fiat à Turin. L’absentéisme et le turn-over atteignaient couramment 13 à 14% dans l’industrie électronique et téléphonique dans les années 1971 à 1973 en France. En 1976, The Economist signale en Europe des taux d’absentéisme de 8% au Royaume-Uni, de 9% en RFA, de 12% en France, 13% en Italie (chez Fiat, il serait passé de 9% en 1970 à 13% en 1976, malgré la crise), 10% en Suède (en 1975). Une telle résistance au travail est responsable d’un ralentissement de la productivité et même dans certains cas provoque la paralysie de l’entreprise.
A Noguères, en juin 1973 (c’est-à-dire en même temps que l’« affaire LIP »), dans une fonderie en aluminium du trust Pechiney, les prolétaires dans leur lutte pour un salaire plus élevé, détruisent l’outil de travail en laissant s’éteindre les cuves, du coup l’usine est hors d’état de marche. Cette lutte n’est pas une exception, ce que confirme le patron des patrons de l’époque, F. Ceyrac (le 13 juillet 1973) : « nous ne pouvons pas ne pas considérer avec attention et gravité l’apparition au cours de ces derniers mois, et tout récemment encore, de conflits qui se présentent avec des caractères nouveaux et inquiétants. » Ce qui l’inquiète, ce sont deux aspects : « le refus de la part des véritables responsables de tenir compte des réalités de l’entreprise et leur volonté de pousser jusqu’à l’extrême, sans souci réel de conciliation. Ensuite l’affaiblissement de l’autorité des organisations syndicales devant ces situations nouvelles ». Ces conflits ce sont ceux des travailleurs immigrés qui bloquent pendant des semaines l’usine Renault, ceux des lycéens au mois de mars 1973 autour des sursis (pour reculer la date d’incorporation à l’armée), ceux autour de l’avortement et de groupes qui le pratiquent au lieu de le revendiquer, ceux qui touchent les prisons en 1973–74. Ceyrac transmet l’inquiétude grandissante de la bourgeoisie tout entière. Celle-ci est confrontée à la force grandissante du prolétariat, d’où tout un ensemble de solutions pour renverser la vapeur. Pour ce qui est du domaine productif elle va proposer une série de mesures pour que l’ouvrier s’intéresse à son travail et arrête de manifester, de faire grève… et que la production reparte à la hausse : travail en groupe « autonome », polyvalence, cogestion… autant d’attrape-nigauds pour que l’ouvrier crache encore plus de plus-value, soit plus assidu, ne lutte plus.
Voilà dans quel contexte s’est développé le mouvement à Lip. Or cette lutte en particulier prend de l’ampleur et fait rapidement la une des tous les journaux. Ceci est en convergence parfaite avec la publicité autour de l’autogestion. Les bourgeois sont amenés à vanter les mérites des ouvriers « capables de faire tourner une entreprise » selon les dires de Michel Rocard, membre du PSU et proche de la CFDT à l’époque et futur premier ministre dans la décade suivante. Le secrétaire d’Etat à l’emploi, Christian Poncelet, se refusait de condamner la vente directe de montres… du moment que la gestion était honnête. Il est clair que pour le capital la perspective autogestionnaire peut être une solution pour donner plus de force à la contre-révolution et le jour venu de reprendre directement en main les rênes de l’entreprise et de liquider ces expériences devenues inutiles. Quoi de mieux que des ouvriers qui sont leurs propres patrons ? Comme l’écrivaient des camarades dans le bulletin piraté de Lip-Unité [13] : « La valorisation du capital ne peut se faire que par une plus grande part de travail participatif. Les capitalistes essayent donc de sortir les travailleurs de l’état de robot actuel, pour les mettre en état d’intervention. Par là même le travailleur devient son propre flic en augmentant la productivité, il se réinvesti dans son travail aliéné en apportant sa propre créativité ; au plus grand profit des exploiteurs ». A cela nous pouvons rajouter que ce travailleur devient le flic vis-à-vis de ses propres camarades qui voudraient s’absenter, travailler moins vite, faire de la perruque, puisque cela ne peut que mettre en péril l’expérience autogestionnaire !
Quelques points de repère de la lutte Lip. [14]
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17 avril : démission de Saint-Esprit, PDG de Lip (le bilan de l’année passée est en déficit). Des licenciements sont annoncés.
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Mi-avril 1973 : création du Comité d’cction, à l’initiative de membres importants de la CFDT, comme Raguenès, prêtre ouvrier.
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Courant mai : réduction des cadences.
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5 juin : les directeurs de l’usine sont vidés par les ouvriers.
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12 juin : séquestration des cinq administrateurs provisoires suite à une réunion du Comité d’entreprise. Le soir même, les CRS entrent dans l’usine et réussissent à faire sortir les administrateurs.
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13 juin : en réaction, les prolétaires s’emparent d’un stock de 25000 montres et l’usine est occupée en permanence.
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18 juin : la décision est prise de fabriquer des montres, une partie de la production est relancée et les jours suivants des centaines de montres sont vendues. Apparition du fameux mot d’ordre : « c’est possible, on produit, on vend, on se paie ».
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1 août : première paie sauvage, mais exécutée selon les critères hiérarchiques habituels et non la même paie pour tous.
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14 août : suite à la décision du 8 juin de la cour d’appel d’évacuation de l’usine, les gardes mobiles investissent l’usine à 5h30. Dans la matinée 2000 personnes sont autour de l’usine. Dans une dizaine d’entreprises de la région, les prolétaires débrayent. A 9h il y a 5000 personnes sur le site Lip. Des affrontements contre les flics commencent à 19h. Ils vont durer pendant cinq jours. Les syndicats font tout pour isoler les manifestants et les couper d’avec ceux qui affrontent les flics. Sans compter le lot habituel à l’égard des émeutiers qualifiés « d’étrangers » à l’usine, « arrivés par cars entiers » (la CGT).
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31 août : Deuxième paie sauvage.
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29 septembre : marche de près de 100000 personnes dans Besançon. Défilé immense, lent à travers la ville : c’est une manifestation d’enterrement de la lutte. Désormais la seule perspective est de savoir qui va être licencié, qui va continuer à bosser dans la taule Lip ?
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15 janvier 1974 : Neuschwander présente son plan.
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29 janvier : approbation par l’AG du protocole d’accord proposé à Dole le 28 janvier.
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30 janvier : le stock de montres, du matériel de fabrication et l’argent restant du produit des ventes sont rendus. Le prolétariat est défait.
2001 : Argentine
Les partisans de l’autogestion voient unanimement en l’Argentine actuelle une sorte de laboratoire d’expériences pour la dite « économie alternative », fondée « sur le développement durable, soucieuse des ressources énergétiques… ». Ce baratin rencontre une large audience par le biais de films, de conférences, de forums (à l’instar du forum de Porto Alegre, premier du genre qui s’est tenu en 2001), de livres, de journaux… En règle générale, tous présentent comme un formidable aboutissement ce qui n’est rien d’autre que l’écrasement sans merci, par tous les moyens, des luttes qui avaient réussi à se construire. Pour les contrer, il est nécessaire de comprendre ces luttes dans leur dynamique, ce qui a fait leur force mais également ce qui a permis leur intégration. Car toute la force de ce mouvement ne tombe pas du ciel. Depuis les émeutes du printemps 1989 qui ont touché pratiquement toutes les villes importantes d’Argentine, les luttes ont monté en puissance au fil des ans. Une des plus connues est celles des piqueteros, chômeurs organisant des barrages de routes depuis le début des années 1990 pour exiger des aides financières, de la bouffe, l’arrêt des coupures d’eau et d’électricité, attaquant parfois les supermarchés et les dépôts de vivres. Dans son développement, ce mouvement va petit à petit devenir la référence pour d’autres prolétaires, jusqu’à constituer dix ans plus tard la colonne vertébrale des affrontements contre l’Etat. Il y eut également de nombreuses grèves importantes, dont sept générales en 2000–2001 qui ont entraîné la paralysie du pays. Le mouvement se renforce du fait de la complémentarité entre l’action des travailleurs « occupés » et « désoccupés » (chômeurs). Cette convergence pratique entre ces deux secteurs, inconcevable quelques années auparavant tant le fossé était grand entre le dit secteur public et les piqueteros, qualifiés haineusement de lumpen-prolétariat. C’est une préfiguration du mot d’ordre puissant : « piquete y cacerola, la lucha es una sola » ( »piquets et casseroles, c’est la même lutte ») lors des affrontements de la fin décembre 2001.
Ces luttes, fortes et déterminées, furent rendues possibles grâce à la reconstitution des liens d’entraide, de structures de solidarité de classe, autant de lieux à partir desquels la résistance peut s’organiser, se développer et prendre de l’ampleur. La misère s’approfondissant [15], la riposte prend de la force. Ainsi pendant ces années se développe un mouvement d’associationnisme prolétarien contre l’atomisation démocratique tendant à éradiquer tout lien entre nous pour imposer la dictature du capital ! Toutes ces luttes attaquent directement ce rêve de l’Etat qui est notre cauchemar. Malgré la répression et la misère, le prolétariat continue à s’associer, à construire des réseaux de lutte, des lieux de rencontre, à s’aguerrir et devenir plus intransigeant. La lutte commune, le partage sont autant de renforts contre la peur, l’impuissance, la concurrence et le chacun pour soi. Lorsqu’on en arrive à la fin de l’année 2001, on peut dire que cette explosion de rage a été « préparée » depuis des années et que sa continuité ne peut s’expliquer autrement. Bien sûr le mouvement ne préparait pas consciemment l’explosion de décembre 2001, personne n’a donné la consigne d’agir ainsi à ce moment précis. « Préparée » en ce sens que le mouvement a pu être aussi fort parce qu’auparavant le prolétariat a accumulé de l’expérience, a pu déjouer des pièges, a su s’imposer comme force. Toutes les luttes passées ont laissé des traces, des sentiments, des complicités qu’il sera difficile de balayer pour le capital : « les mouvements de lutte sont comme des crues d’un fleuve, laissant à leur reflux des rives fertiles » [16].
Suite à une brutale aggravation des conditions de vie ainsi que de la proclamation de l’état de siège par le gouvernement De la Rua, les 19/20 décembre 2001 [17], la fureur prolétarienne déferle dans les rues, sur les places, les éléments les plus déterminés entraînant à leur suite d’autres catégories sociales, habituellement frileuses et résignées. Cette fureur brise les barrières des conventions et des hiérarchies établies, pousse les prolétaires à partager, à s’entraider, à se reconnaître comme membres d’une même classe. Ils redécouvrent en leur for intérieur des ressources insoupçonnées de combativité organisée, de solidarité instinctive, d’habileté et d’astuces pour se diriger et attaquer là où ça fait mal. Le mot d’ordre central « que se vayan todos, que no quede uno solo » ( »qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul ») exprime une grande force, non seulement dans son rejet total de tout le monde politique et syndical mais aussi parce que cela signifie que les prolétaires revendiquent leur capacité à s’organiser, à se battre sans aide quelconque. C’est bien le cauchemar des bourgeois et de leurs laquais syndicalistes : que les prolétaires refusent de se mouvoir comme des moutons et qu’ils prennent en main leur avenir. Il est d’ailleurs significatif que pendant ces journées les syndicalistes et les politiciens de toutes tendances « se sont cachés sous leurs lits » [18], eux pourtant si habiles à récupérer toutes les formes que peut prendre la lutte.
Ce qui nous importe ce sont les moments historiques où le prolétariat part à l’assaut du ciel, s’affronte à l’Etat, à la propriété privée, à l’argent et pose dans ses actes la nécessité, le besoin de la société communiste, la communauté des biens où classe, Etat, argent, propriété ne seront plus qu’un souvenir cauchemardesque. Dans ces moments toute la société est remise en question par le prolétariat qui, dans sa pratique, tend à nier toutes les institutions bourgeoises (famille, école, usine…), toute sa morale hypocrite sur les relations entre les humains, toute sa répression multiforme (armée, police, justice). Ce faisant il contre la peur que l’Etat tente jour après jour de distiller dans tous les pores de la société. Il s’attaque aux banques, aux supermarchés, aux sièges du pouvoir. Il organise des barrages routiers, bloque les marchandises, les redistribue ainsi que les billets de banques arrachés des distributeurs. Il s’affronte aux flics et aux crapules aux ordres des gangs péronistes. Il « escrache » [19] des personnalités politiques particulièrement impliquées dans la misère du prolétariat. Il organise des vacarmes de casseroles sur les places publiques. Dans ces actes, le prolétariat non seulement s’oppose au capital mais en même temps pose les pierres de l’édifice de demain. Il impose une force qui fait reculer la bourgeoisie, au point que plusieurs gouvernements ont démissionné en quelques jours d’intervalle ! Mais le plus important dans ces luttes, et ce pour reprendre une très vieille remarque de Marx dans le Manifeste « le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs », c’est que les liens entre prolétaires se sont approfondis, s’enracinent. Dans ce qui suit c’est cet aspect que nous voulons développer.
Dans la foulée de ces journées grandioses, les prolétaires ne se sont pas résignés à rentrer chez eux, à disparaître comme trop souvent de par le passé. Bien au contraire la joie de se retrouver, de comprendre que l’on fait partie de la même force, de ne plus se sentir seul et impuissant va connaître un prolongement, malgré l’assassinat de 35 prolétaires. La propriété privée n’est pas seulement remise en cause par la pratique du pillage, de l’attaque de banques mais aussi dans la conscience explicite, avec la publication de journaux, de textes de réflexion et à travers l’organisation, la mise en pratique d’expériences comme des bouffes collectives avec des produits expropriés, d’occupations de lieux privés (anciennes banques, cinéma, ateliers…) pour organiser des ripostes à des coupures d’électricité, d’eau, occuper la rue...
Pour les besoins de sa lutte, le prolétariat doit donner des réponses concrètes pour se renforcer comme classe agissante et autonome, pour pouvoir être toujours plus fort ; dans le même temps, pour les besoins de sa survie, il est poussé à produire, à construire à partir des éléments déjà existants (usines, machines, engins divers…) tout en en faisant la critique, puisque ces éléments ne sont pas neutres, tous imprégnés de la rationalité du capital autant les uns que les autres. Nous verrons que cet aspect est souvent le plus problématique.
Relance de la production
Dans les semaines qui ont suivi les 19–20 décembre, la relance de la production s’est faite dans certains cas pour être plus à même d’affronter l’Etat : les prolétaires de l’imprimerie Chilavert à Buenos-Aires éditent un livre pour le mouvement des assemblées (Que son las asambleas populares), d’autres prolétaires d’une boulangerie fabriquent du pain qui sera distribué gratuitement. Le souci est de renforcer le mouvement et non de produire pour vendre. Au départ des entreprises sont récupérées parce que le patron ne paie plus les salaires et après quelques temps les prolos s’emparent des stocks, les vendent, se paient et par la suite relancent la production, toujours pour survivre. Dans ce premier temps, les prolétaires n’occupent pas le lieu dans la perspective de relancer la production, d’en faire une coopérative avec tout le mythe autogestionnaire dans la tête. Le premier acte est une négation de la propriété, ce qui est fondamental dans cette société dont l’adage est « ce qui est à moi, n’est pas à toi », d’où l’affrontement inévitable avec l’Etat, les propriétaires : « L’idée et la pratique de l’autogestion ne renvoient pas seulement au lieu de travail mais elles bouleversent aussi l’idée que la propriété peut commander les personnes et les choses, transformer les personnes en objets, en appendices des machines qui appartiennent aux capitalistes. Elles bouleversent aussi l’idée que l’Etat est une relation de commandement entre ceux qui sont censés savoir et ceux qui doivent se contenter d’obéir et de travailler. L’autogestion est, par conséquent, une idée et une pratique subversive … » [20]. Il est clair que comprendre que l’on peut se passer d’un chef, d’un patron est une rupture avec la soumission, cela ne peut que nous aider à dépasser nos peurs à agir par et pour nous-mêmes, prendre des responsabilités, surtout dans une telle période de bouleversement des normes établies, soi-disant immuables. De plus supprimer la division dirigeant-dirigé, rejeter le commandement, la délégation des responsabilités entre les mains de ceux « qui savent », apprendre à se parler, à s’écouter, tout cela est important… Dans un premier temps, beaucoup de relations établies, de manières d’être, de rôles peuvent être bousculés.
L’année 2002 fut une année folle. Pendant plusieurs mois, l’Etat ne sait pas comment reprendre l’offensive. Le parti de l’ordre se cherche, aucune fraction bourgeoise n’est suffisamment forte pour imposer une offensive générale contre le prolétariat et du coup celui-ci prend en main sa vie, s’organise en conséquence. Certains occupent une usine, puis d’autres viennent soutenir l’occupation ; réciproquement les prolétaires de l’usine vont aux manifestations organisées par les piqueteros. Brukman est un des symboles du mouvement, usine récupérée par une grande majorité de femmes dès le 18 décembre 2001, suite à son abandon par les patrons. Cette occupation, violation de la propriété privée, va entraîner une profonde évolution dans les mentalités, un élargissement de l’horizon de la lutte. Par exemple une des ouvrières explique que dans un premier temps elle s’était opposée au « vol » de 10000 vêtements stockés pour leur mise en vente afin de payer les salaires : « je leur disais : nous ne pouvons pas ouvrir cette porte parce que nous allons voler […]. J’ai été jusqu’à dire, si on ouvre cette porte, j’irai chez les flics et je porte plainte ». Par la suite elle changera radicalement, jusqu’à revendiquer ce « vol ». Cet exemple n’est qu’un reflet parmi tant d’autres de ce changement dans les mentalités qui nous importe, comme il nous importe de suivre son cheminement, son évolution, ses possibles involutions.
Dans ces premiers mois, nous voyons différents secteurs du prolétariat qui commencent à se connaître, à se mélanger. On ne peut expliquer autrement pourquoi le mouvement a continué. La floraison des assemblées de quartiers ou de voisins, le mouvement de récupération des usines pour survivre expriment le besoin vital du prolétariat de s’organiser, de se voir, de discuter, d’échanger, d’agir ensemble dans la durée, sur la voie de l’autonomie contre toutes structures politiques, syndicales, totalement discréditées. A ce moment il y a un saut de qualité et de quantité. Voilà ce qui nous importe : que se passe-t-il matériellement ? Quels sont les actes qui parlent par eux-mêmes ? Dans cette première phase, nous pouvons moins que jamais nous limiter à ce que le mouvement dit de lui-même. Cela reviendrait à passer à côté de l’acte subversif, car souvent ce sont les paroles domestiquées des charognes syndicalistes et politicardes qu’on entend le plus. Nous connaissons leur enthousiasme pour le « vaste mouvement de réorganisation de la société sur des bases autogestionnaires », ce qui nous intéresse, nous, est le contenu réel de ces luttes.
Les usines récupérées
Elles fonctionnent sur la base d’une assemblée générale où les décisions sont prises collectivement, les salaires sont égaux (pas partout, dans 70 % des cas, là où auparavant il y avait très peu de différences de salaires entre prolos, peu qualifiés), il n’y a pas de hiérarchie (pas toujours, dans certains cas, les profits sont répartis selon la responsabilité !). Les prolos qui sont amenés à relancer la production (dans la plupart des cas les cadres, commerciaux sont partis lécher le cul d’autres patrons) ne connaissent souvent rien aux problèmes liés à la comptabilité, aux fournisseurs, au marché pour la vente d’où une énorme énergie consacrée pour se former à ces tâches de gestionnaires. Ainsi toute une lutte juridique est menée pour que ces usines deviennent des coopératives (ou des entreprises étatisées sous contrôle ouvrier, ce qui revient au même pour le prolétaire qui crache de la plus-value). La loi sur les entreprises en faillite [21], votée en 2002, offre la possibilité de céder la gestion à des coopératives. Dorénavant, un juge peut négocier un contrat de location (en général de 2 ans) avec l’ancien propriétaire et laisser les ouvriers gérer l’usine, pour peu qu’ils puissent présenter un plan de développement viable ainsi que des clients, ou alors attendre une décision d’expropriation prise par l’Etat [22]. Dans ce cas, la coopérative a 20 ans pour acheter les murs et les machines. De quoi refroidir les « mauvais » esprits qui voudraient se mettre en grève si baisse de salaire il y a, ou encore se joindre à des mouvements de lutte qui risqueraient de mettre à mal la production par le blocage des marchandises. C’est ainsi que l’on enterre la révolte et que la paix sociale est maintenue malgré la persistance d’un chômage important, d’une misère noire. Cette lutte juridique est non seulement épuisante, longue mais bien souvent l’épée de Damoclès de l’expulsion est toujours au-dessus de la tête des ouvriers, sans compter les tentatives musclées menées par la flicaille ou par des nervis au service de l’ancien patron, les salaires misérables au début…
Envers et contre tout cela, les semaines, les mois passent, la production est relancée, la gestion assurée de mieux en mieux par des aides d’étudiants, de stages suivis par telle ou telle personne, les produits écoulés sur le marché, les contacts affermis avec les fournisseurs, les clients… Ça marche ! En 2004, on dénombre environ 170 entreprises récupérées (certains parlent de plus de 200, regroupant de 10000 à 17000 ouvriers), autogérées. La plupart tiennent le coup. Ce succès est l’un des éternels émerveillements des autogestionnistes : ceux-ci y voient la confirmation éclatante de leurs thèses, ainsi qu’une préfiguration idéale de leur fameux “autre monde”. La réalité est bien plus prosaïque et cette réussite peut s’expliquer par des éléments tout à fait économistes. Tout d’abord il faut savoir que pendant plus de 10 ans (avant 2001) la production était tournée essentiellement vers l’exportation, que les importations de produits manufacturés ont été facilitées, ce qui a amené nombre d’entreprises, qui écoulaient leurs produits sur le marché intérieur, incapables de rivaliser avec ces entrées massives de marchandises, à devoir fermer. C’est donc tout un marché intérieur qui s’est effondré. Après 2002, la situation change puisque la dévaluation du peso de 70 % a rendu la production intérieure compétitive et freiné considérablement les importations. Les entreprises autogérées peuvent survivre dans ce cas de figure et écouler leur production sur ce marché intérieur. D’autres facteurs interviennent. Selon une déclaration du président Murua du MNER, en novembre 2004, les entreprises récupérées l’ont été par 25 % du personnel total, ce qui permet de pouvoir augmenter les salaires, d’autant plus que les partants étaient principalement ceux qui empochaient la plus grosse part. Les frais de gestion réduits à leur plus simple expression, quelques subventions publiques, parfois les dettes annulées, tous ces faits expliquent comment certaines entreprises récupérées peuvent être viables. Il faut savoir que les entreprises récupérées ayant manifesté une combativité plus forte sont aujourd’hui les plus productives : la capacité de production atteint 70 % contre 36 % dans les entreprises où auparavant les luttes étaient moins fortes. C’est aussi dans les entreprises récupérées où les chefs et les gérants sont absents (ce qui représente 80 % des usines autogérées) que la productivité est la plus grande. Le travail est plus efficace, les machines sont utilisées avec plus d’intelligence, les ouvriers en prennent soin, les bichonnent, d’où moins de frais. La fierté ouvrière s’affirme dans sa capacité à tenir coûte que coûte, pas seulement pour des raisons de survie, mais parce qu’au cours des mois ces ouvriers ont découvert qu’ils étaient tout à fait capables de gérer une entreprise. L’aspect le plus important chez ces ouvriers c’est ce qu’ils appellent la « dignité retrouvée » après toute une période d’humiliations, de mépris. Nous entendons souvent la phrase suivante : « maintenant je ne suis plus exploité, car il n’y a plus de patron, de chef pour me surveiller, m’encadrer, me punir… ». Il y a effectivement des changements notables. Dans plusieurs cas l’ambiance est plus relax, les cadences moins fortes, une rotation est assurée pour que chaque ouvrier ne fasse pas toujours la même tâche.
La plupart de ces entreprises ne fonctionnent pas au maximum de leur capacité productive, ce qui signifie que les ouvriers peuvent se permettre de travailler plus lentement, avec moins d’accidents de travail. Des supporters de l’autogestion qui aiment nous engluer dans les filets de leur langage appellent cela « l’humanisation des relations de production : l’adéquation des rythmes de travail, allongement des pauses, autorisations supplémentaires justifiées… ». Derrière ce baratin il y a la défense d’un certain type de gestion de la force de travail ! Dans le cas d’entreprises récupérées qui doivent par contre assurer une production importante car il y a un marché demandeur, alors les cadences augmentent comme la journée de travail. Dans d’autres zones du monde le capital a mis en avant la nécessité de réformer le temps de travail et sa flexibilité. Dans le cas où la production est moindre, si les marchandises produites se vendent mal par exemple, alors les ouvriers travaillent moins pendant tout un temps, les cadences sont moins fortes, les pauses, les temps de discussions plus importants. Dans ces moments il est clair que les ouvriers respirent un peu mieux, qu’ils apprécient ces moments. Mais dès que les commandes reviennent, c’est reparti. Toutes les courtes semaines de 30 heures (plus ou moins) devront être rattrapées : finies les pauses, le travail plus « relax » !
Bien entendu la situation dans laquelle ces usines se retrouvent concrètement ne peut que ramener de plus en plus au respect de la légalité d’une part, de l’autre renforcer l’exploitation. Il est fort possible que cette recette rejaillisse lors de différentes luttes à venir comme « solution » face à la dictature du capital. Dans sa recherche de profit immédiat, celui-ci délaisse en effet inéluctablement des zones immenses à leur propre sort, faute de rentabilité, parce qu’ailleurs la main-d’œuvre est moins chère, plus docile, etc. Dans cette situation, des prolétaires pourraient logiquement se lancer dans la gestion de « leur » entreprise abandonnée, continuer par eux-mêmes à produire la même merde et à la vendre sur le marché. Cela serait d’autant plus possible que ce type d’alternative fonctionne mieux dans des secteurs secondaires, marginalisés où la vente peut se faire directement au petit consommateur (et certainement pas dans la grosse métallurgie, la chimie, le pétrole…). Et ainsi continuer à faire fonctionner la machine capitaliste : que l’argent circule, s’accumule et se réinvestisse, que les prolétaires soient occupés à autre chose qu’à révolutionner l’état présent !
Les assemblées
Quelles ont été les actions de ces assemblées ? En gros nous pouvons énumérer les points suivants, en se souvenant que des assemblées combinent tous les points, d’autres se centrant plus sur un aspect : actions directes menées contre des coupures d’électricité, d’eau ou de gaz sans reculer devant l’illégalité (piratage, raccords sauvages). Prise en charge de ce que l’Etat appelle des « services publics », comme la distribution de l’eau, les transports par bus abandonnés par les compagnies privées parce qu’elles estiment que c’est une activité non rentable. Création d’espaces de vie et d’activité dans des lieux abandonnés (comme d’anciennes cliniques, des banques, des pizzerias…) et où des échanges bénévoles ont lieu : cuisine, yoga, consultation médicale, informatique, petits ateliers (boulangerie, couture…). Soutien aux entreprises récupérées.
L’importance première des assemblées, comme celle des usines récupérées est dans ces expériences d’auto-organisation. C’est un mouvement de réappropriation de ce dont le capital nous dépossède tous les jours. « Chaque assemblée était différente des autres à cause des caractéristiques du quartier, de ses composantes et de la politisation ou l’absence de politisation. Elles ont radicalement changé la subjectivité de leurs participants. Elles ont mobilisé surtout des jeunes et notamment des femmes, qui sont sorties de leur isolement pour participer à ces réunions dans des conditions d’égalité, dans une ambiance solidaire, fraternelle, de libre discussion, sans chefs ni gourous, où tout le monde pouvait s’exprimer, se mesurer, collaborer dans une action collective et noble. Elles ont occupé l’espace public, en le récupérant. Elles ont coupé la circulation dans les rues parce que la défense du pays réel est au-dessus des arrêtés municipaux et des lois ; elles se sont approprié des places, elles ont occupé et reconstruit ce dont elles avaient besoin, sans s’inquiéter du droit de propriété parce que l’intérêt social est prioritaire. Elles ont remplacé l’Etat « effacé » dans les activités fondamentales pour maintenir le tissu social. Elles ont été, même si cela a été embryonnaire, des organismes de pouvoir local basés sur la créativité de toutes et de tous, sur la confiance et sur une capacité d’agir populaire, sur la création d’une conscience collective » [23].
La citation illustre la nature contradictoire de ces assemblées : d’un côté une mise en commun enthousiasmante, une expérience d’actions collectives, le dépassement de l’individualisme. De l’autre une idéologie que l’auteur du livre revendique, une sorte de double pouvoir, illusion que l’on retrouve dans le cas des usines récupérées, illusion de croire que la tâche des assemblées est de remplacer « l’Etat effacé », d’agir à sa place en somme. Cette situation correspond à une phase de crise, un instant critique inévitable, un nœud auquel tout mouvement de destruction du vieux monde est confronté tôt ou tard : tant que la lutte contre l’Etat est ouverte et assumée par les prolétaires, ces efforts correspondent à une intensification de l’associationnisme. C’est généralement le moment où l’Etat, sur la défensive, cherche à temporiser afin de réorganiser sa force répressive. Ce recul de l’Etat implique une disparition apparente de tout adversaire, et contribue à affaiblir nos organes de luttes en les réduisant à des organes de gestion de la survie. Cette réduction, transformant un mouvement vivant en « expérience » en soi, figée, mène à l’aggravation de faiblesses qui sont autant de freins pour aller plus loin dans le processus insurrectionnel, comme celle qui consiste à croire que les assemblées ou les usines autogérées puissent « remplacer l’Etat « effacé » ».
Cette formule signifie la volonté de reproduire le mode de vie du capital à travers ses propres structurations, sans les remettre en question. C’est-à-dire dire accepter comme si elles étaient neutres les manières de se loger, de manger, de travailler, de communiquer, de se déplacer, imposées par des siècles d’aliénation… Il n’y a rien de neutre là-dedans. Au cours des siècles, la bourgeoisie a imposé par la terreur le travail salarié. Elle nous a inculqué de force la discipline industrielle pour que se plient les corps à la rigueur du temps rythmé par la cloche de l’usine. Elle a créé une culture de la peur pour nous faire accepter la misère des bidonvilles ou les barres d’immeubles où « il y a tout ce qu’il faut, la télé, l’eau chaude, le chauffage » mais où chacun est isolé des autres par toute une science de l’architecture. Il faut que l’humanité ait été fortement réprimée pendant des générations pour accepter de telles conditions de survie immédiate. Nous avons tout cela dans nos corps, gravé profondément. Il nous faut du temps pour nous en défaire lorsque nous nous mettons à agir collectivement, à nous organiser pour vivre ensemble. Le prolétariat, être à la fois révolutionnaire et reproducteur du capital, ne combat pas ses propres contradictions, sans douleur, sans qu’il y ait confrontation avec toutes les forces organisées qui défendent le capital (consciemment ou non), ainsi que confrontation avec toute l’éducation bourgeoise distillée à l’école, dans la famille, au travail signifiant remise en cause de lui-même.
Le reflux
Dès la moitié de l’année 2002, le mouvement d’attaque de l’économie s’essouffle et le prolétariat s’enferme dans une logique de reproduction de la société capitaliste. C’est l’horizon bouché de l’autogestion qui l’emporte au fur et à mesure que la perspective révolutionnaire s’éloigne. Au sein des entreprises récupérées ce reflux va se traduire par un repli sur soi, sur la seule production et sa vente sur le marché : les prolétaires ne donnent plus leur force pour bouleverser le monde, ils préservent leur misérable emploi ! Rien ne va plus au moment où les prolétaires « autogérés » ne font plus que produire, donnent toute leur énergie pour chercher des clients (qui souvent se méfient de ce type d’expériences), des matières premières, pour se former afin de mieux gérer les comptes, pour se défendre juridiquement contre le propriétaire qui veut récupérer ses biens, qui attendent de l’Etat des réponses favorables à leur occupation et légalise leur situation.
Si l’année 2002 fut une année « folle », riche en expériences qui laissent des traces profondes dans notre mémoire, nos corps, elle fut aussi marquée par une reprise en main par l’Etat, d’affirmation de son rôle de contrôle, de défenseur de la propriété privée… Après quelques mois, le reflux s’impose petit à petit :
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l’Etat réprime, propose des plans de travail, organise le cirque électoral, favorise l’implantation des forces politiques gauchistes.
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les prolétaires tendent à s’enfermer dans la gestion de la survie : assemblées qui gèrent des cantines, des aides ou des entreprises récupérées qui se lancent dans un processus productif impliquant la recherche de matières premières et des marchés pour vendre la production. Le mouvement de lutte ralentit et s’arrête. Les aspects multiformes de la lutte globale contre le système se séparent tout en se figeant.
Pour dire les choses schématiquement, sans rentrer dans les détails de cette involution, on constate que les usines récupérées au plus fort de la lutte se transforment en paisibles usines autogérées, en coopératives. Les actions directes des piqueteros exigeant l’arrêt des coupures d’électricité, d’eau, débouchant souvent auparavant sur des émeutes et des pillages se transforment inexorablement en des barrages symboliques pour demander un « vrai » travail ou des plans de travail. Les assemblées de quartiers où il y avait une vie foisonnante, enrichissante se transforment en des lieux stériles, théâtres de luttes d’influence entre groupes politiques et désertées par les premiers prolétaires qui y avaient trouvé un lieu de convergence, centralisation des luttes avec d’autres prolétaires… La non-extension du mouvement de lutte, c’est comme une boule de neige qui dévale une pente, si la neige vient à manquer, si la pente s’adoucit, la boule s’arrête et fond. Plusieurs facteurs d’ordre interne à l’Argentine peuvent expliquer ce repli (ceux-ci agissant les uns sur les autres) [24].
La situation économique ne continue pas à se dégrader, elle se stabilise. L’Etat multiplie les plans d’aides sociales (plans Trabajar, aumône de 150 pesos ou 50 $ alors qu’une famille avec 750 pesos vit dans la pauvreté) aux chômeurs en échange de quelques heures de travail quotidien dans les municipalités.
En mai 2003, avec l’élection de Nestor Kirchner le mouvement de récupération des différentes luttes s’accélère. Ses représentants sont invités à une table ronde et à participer avec le gouvernement à la réforme du pays. Pour exemple des groupes de prolétaires comme les piqueteros d’Anibal Veron acceptent une collaboration avec le gouvernement, ce qui ne fit que précipiter le mouvement de désarticulation du mouvement piquetero. Hebe de Bonafini elle-même, présidente de l’association des Mères de la place de Mai qui fut dans le passé une militante radicale, accepte la direction d’un programme d’urbanisation des bidonvilles de Buenos-Aires sous l’égide du gouvernement et de son « compagnon président » Nestor Kirchner. Les gauchistes, après « s’être couchés sous le lit », reviennent à la charge en bons charognards récupérateurs. La relative faiblesse de l’associationnisme ouvrier, l’inexpérience de bon nombre de prolétaires expliquent que ces groupes rompus à l’art de la magouille dans les assemblées, qui savent comment y prendre la parole pour la monopoliser, pour y imposer des perspectives de lutte politicarde et bourgeoise (comme la lutte pour l’Assemblée constituante) ont pu vider les assemblées de leur contenu originel : des lieux vivants de rencontre et de lutte. Ces gauchistes ont aussi contribué à renforcer le nationalisme, poison particulièrement vivace en ces contrées, par leur mot d’ordre de « non-paiement de la dette extérieure », organisant des manifestations contre le FMI, et l’ALCA [25] comme si ces seules institutions internationales « sous domination yankee » étaient responsables de la misère et non le capitalisme dans sa globalité, y compris « argentin ». C’est ainsi qu’ils contribuent à faire oublier que l’ennemi direct, présent devant notre nez, ce sont les patrons « argentins » et leur Etat. Le mouvement piquetero a connu la même involution. Le cirque électoral [26] se prépare, le discours citoyen se fait assourdissant pour bien mettre dans le crâne des prolétaires qu’il faut défendre la nécessité de l’Etat, du légalisme, des règles démocratiques ainsi que du besoin d’une nation grande et forte. Tous les gauchistes, cela va de soi, ainsi que la majeure partie des piqueteros et des assembléistes ont hélas participé activement à ce moment de renforcement de l’Etat.
Les médias jouent leur rôle en dénonçant toute forme de violence, tout en amalgamant la violence de classe des piqueteros et la violence des crapules mafieuses qui s’attaquent à d’autres prolétaires. Parallèlement à cela, la répression s’est durcie durant l’été 2002 : arrestations, emprisonnements, menaces, fichages, séquestrations para-policières (gangs péronistes, mafieux), descentes musclées dans les quartiers combatifs, expulsions violentes de squats, deux piqueteros ont été tués lors des événements du pont Pueyrredon. Une inéluctable lassitude s’empare du prolétariat (la non-extension des luttes alimente et amplifie ce phénomène). Celui-ci dépense beaucoup d’énergie à assurer sa survie. La colère est là, mais ne débouche pas sur une nouvelle explosion. Tous les mois passés à lutter, à manifester sans que cela ne débouche sur quelques améliorations notables joue aussi dans le sens d’une certaine démobilisation. Dans un encart nous revenons sur le marché du troc qui a rendu un immense service au capitalisme pour éviter que la situation soit encore plus explosive.
Critique théorique de l’imposture autogestionnaire
Tout au long des siècles, aux quatre coins du monde, des prolétaires ont résisté, se sont soulevés contre la domination de l’argent, contre la propriété privée, contre l’Etat. Ils ont aussi montré qu’ils étaient capables d’imaginer un monde débarrassé de toutes formes de domination. Une chansonnette issue des révoltes en Angleterre en 1381 pose ingénument la question : « Quand Adam creusait et qu’Eve filait, où donc alors était le gentilhomme ? ». Dans d’autres parties du monde nous pouvons retrouver des expressions, sous des formes diverses, déguisées, allégoriques, revendiquant une égalité radicale et qui furent souvent à la base de multiples rébellions, révoltes contre l’ordre établi. Ainsi les Taborites au XVe siècle qui « encourageaient le peuple à se dresser en une rébellion séditieuse contre ses supérieurs spirituels et séculiers » disaient que « le temps viendra où les princes et les seigneurs auront à travailler pour le pain quotidien [27] » . Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres. Des poètes connus et une masse anonyme ont chanté la splendeur du « pays de Cocagne », pays d’abondance « où tout est commun aux jeunes, aux vieux, aux forts, aux faibles, aux timides, aux audacieux [28] « . Des révolutionnaires comme Weitling, Fourier, Babeuf, et plus loin encore Winstanley, Müntzer ont exprimé cette exigence profonde du communisme, mettant le doigt sur le fondement même de l’économie marchande. Ainsi Gérard Winstanley écrivait dans son texte La loi de la liberté (1652) : « Lorsque l’humanité commença à acheter et à vendre, elle perdit son innocence ; et les hommes commencèrent alors à s’opprimer les uns les autres et à frauder leur droit naturel... Les hommes n’apprendront jamais à reforger leurs épées en socs de charrue, leurs lances en outils de jardin, ils ne sauront jamais se débarrasser des guerres s’ils n’ont d’abord balayé avec les immondices du pouvoir royal l’escroquerie qu’ils ont inventé de l’achat et de la vente... ». Les bases de la critique de l’économie étaient déjà posées et pourtant, comme nous allons le voir il en est de « révolutionnaires » modernes qui n’en sont pas encore arrivé à ce niveau critique, pourtant très ancien.
Nous inscrivant dans le fil de cette ancestrale aspiration, nous affirmons que notre rêve de la société communiste n’est pas une élucubration de l’esprit. Nous ne proposons pas de plan détaillé de la société communiste de l’avenir, mais le fait est que ce rêve de tous les êtres humains qui ont ressenti fortement le besoin de vivre ensemble, d’être débarrassés à tout jamais de l’argent, des bourgeois, de la nécessité de se vendre et de devoir tout acheter est toujours présent.
Au cours du 19° siècle, la montée en force de la social-démocratie a tenté de reléguer aux oubliettes cette forte aspiration. Celle-ci est parvenue à imposer ses positions d’amour du progrès industriel et social : il ne s’agissait plus de casser les machines, encore moins de ficher les têtes bourgeoises au bout d’une pique, il convenait dès lors de favoriser le développement des forces productives et de travailler à l’accès du prolétariat aux leviers de commande, ce qui lui permettrait de reprendre à son compte le processus d’accumulation capitaliste. C’est le postulat de base, fondant historiquement la social-démocratie ; les divergences consistent en la manière envisagée pour saisir ces leviers de commande. Une tendance met en avant la prise du pouvoir politique par une élite ouvrière, laquelle pourrait ensuite modeler le monde bourgeois à l’image du prolétariat. Cette forme fit déchanter les plus crédules une fois son ambition politique réalisée, se montrant au grand jour pour ce qu’elle était : une force du développement capitaliste. Une autre tendance défend une forme de démocratie directe basée sur la gestion : cette forme brille elle encore d’une aura mystificatrice pour de nombreux prolétaires. C’est pourquoi il nous paraît important d’approfondir ici une critique de cette forme particulière qu’est l’idéologie autogestionnaire. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir à la critique de l’économie politique et de rappeler quelques principes de base, exprimés ici de façon lapidaire, sur ce qu’est fondamentalement le capitalisme.
L’essence du capitalisme est la valorisation du capital par la production de marchandises dans le cadre d’unités productives autonomes. Cette valorisation est rendue possible par l’exploitation d’une marchandise particulière, la force de travail, capable de transformer des matières premières, d’utiliser des machines... pour créer de nouvelles marchandises dotées d’une valeur supérieure, une survaleur ou plus-value. Ensuite il faut que cette plus-value se réalise, que les marchandises se vendent. Le marché mondial est l’espace où les échanges s’opèrent : la vente doit s’effectuer pour que la plus-value extorquée au travail vivant se concrétise, se convertisse en argent. Ceci explique que chaque unité productive lutte pour elle-même contre les autres car dans ce mouvement de concurrence c’est à celle qui réussira le mieux à évincer les autres.
Un élément fondamental que l’on retrouvera dans toute la critique de l’économie politique est que la volonté des producteurs ne peut que se plier à la loi de la valeur pour réussir... ou périr. Ainsi... « Toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. Chacun produit pour soi, avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d’échange. Nul ne sait quelle quantité de son article parviendra sur le marché ni même quelle quantité il en faudra ; nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il retirera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. Mais la production marchande comme toute autre forme de production a ses lois originales, immanentes, inséparables d’elle ; et ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste de lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d’abord qu’ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s’imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l’action aveugle. Le produit domine les producteurs. » [29]
La confrontation des marchandises sur le marché révèle les lois du capitalisme. C’est le choc qui va révéler si l’unité de production est rentable ou non ; c’est le moment où la marchandise voit sa valeur déterminée non pas par le travail particulier fourni dans l’unité de production mais déterminée par la moyenne sociale qui s’opère sur le marché (le travail abstrait). C’est le marché qui impose de plus en plus son despotisme et soumet le prolétariat à une exploitation sans cesse accrue. Selon les cas, le marché imposera à certaines unités de grossir et de concentrer les moyens et instruments de production pour réduire les coûts, à d’autres de s’éclater en mille petites auto-entreprises où chacun possède son outil de production de valeur. Ces impératifs sont dictés par la nécessité pour le capital de se valoriser sans cesse, d’accumuler des capitaux et ne relèvent d’aucune préoccupation morale, même si chaque produit peut tenter de s’adjoindre un petit supplément d’âme pour se vendre mieux.
Cela c’est le capital, à travers toutes les formes différentes qu’il peut prendre. Chaque producteur vient au marché comme personnification d’un rapport social qui s’établit entre vendeur et acheteur. La morale n’a pas plus cours que les bons sentiments, ce qui importe est que les vendeurs et acheteurs puissent échanger leurs marchandises. Le produit du travail humain se mesure en heures, minutes et secondes. Horreur économique que Marx avait ramassé dans une formule lapidaire : « le temps est tout, l’homme n’est plus rien, il est tout au plus la carcasse du temps [30] » . Tous ceux qui prétendent le critiquer en parlant de « libéralisme », de « néolibéralisme », de capitalisme « dérégulé », etc. ne voient pas cela. Ils prétendent bâtir une « alternative » sans toucher aux lois du capital. Ils prétendent que des unités de production, par le seul pouvoir de leur morale humaniste, pourraient s’affranchir du pouvoir du capital. C’est toute une idéologie qui met en avant la volonté comme si celle-ci était déterminante dans le processus de valorisation.
Ce que ces autogestionnaires ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre c’est que toucher un salaire implique un échange : ma force de travail contre le fric sans lequel je peux crever dans ce monde où l’argent est roi. Le salaire est infamant de par son existence même, il veut dire que nous sommes en train de vendre notre vitalité humaine, de la broyer dans une vie étriquée, enfermée entre quatre murs, à produire pour le marché qui impose sa dictature. C’est se laisser totalement dominer par le processus infernal de la valorisation. Ce qui est absent de tout le verbiage de ces autogestionnaires c’est l’abolition du salariat. Ils font comme si le salariat était une donnée valable de tout temps, comme s’il n’était qu’une simple somme d’argent, neutre, seulement utile pour se procurer d’autres objets. Les prolétaires de l’AIT préconisaient l’abolition du salariat et voulaient en conséquence la suppression de l’exploitation. Nous en sommes encore loin aujourd’hui, personne ou presque ne revendique ce mot d’ordre. La revendication portée par les autogestionnaires en reste au mot d’ordre conservateur dont parle Marx [31] : « Au lieu du mot d’ordre conservateur « un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat » ». Aujourd’hui, sous sa forme moderne, ce mot d’ordre conservateur est « le partage des richesses ». C’est bien pourquoi l’autogestion ne peut qu’être un mythe dangereux : le salariat sans autre perspective qu’un meilleur salaire et une soi-disant dignité retrouvée [32].
L’autogestion ne peut qu’être l’autogestion de l’exploitation [33], voilà la réalité, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui décident comment ils vont perdre leur vie au travail et comment le travail va être encore plus au centre de leur vie, au point de le ramener à la maison, d’en rêver, tellement les tâches de gestionnaires, de producteurs sont fortes [34]. Du point de vue du capital c’est merveilleux ! Les producteurs qui aiment leur travail, développent leur inventivité pour assurer une meilleure productivité, non pour les besoins humains, mais pour vendre. Voici quelques extraits d’interviews réalisées par un militant du groupe Wildcat qui interroge des ouvriers de Zanon : « nous sommes assez créateurs pour prendre toutes les différentes tâches afin de développer de nouveaux modèles de production et modèles de tuiles. […] Cette créativité est supprimée si un patron vous donne des ordres [35] ». Le souci de l’assemblée est de toujours perfectionner la coordination des différents secteurs, que tous travaillent pour l’ensemble dans un souci d’efficacité, une meilleure productivité : « je suis devenu coordinateur d’usine. C’est une responsabilité énorme, qui a besoin de quelques heures supplémentaires, mais je le fais avec fierté ». Eduardo Lucita, économiste de gauche, est explicite : « un meilleur rendement productif est possible avec une rationalité administrative différente. Il est clair que ces conditions […] ne peuvent pas échapper à la logique du système : la concurrence du marché, ce qui implique que les niveaux salariaux, les conditions de travail et la productivité sont toujours en jeu [36] ». Inutile de préciser que lorsque la production est à la hausse, les conditions de travail s’en ressentent, et lorsqu’elle baisse les réductions d’effectifs et la baisse des salaires pointent leur nez [37].
N’oublions pas aussi que ces entreprises autogérées entrent en concurrence avec d’autres entreprises, or bien souvent elles ne peuvent pas acheter de nouvelles machines pour des raisons de liquidités insuffisantes… Restent alors les solutions d’augmenter les cadences ou/et allonger la journée de travail. C’est ce qui se passe toujours à terme.
Comme on l’a vu à travers les exemples de l’Espagne de 1936 ou de Lip en 1973, cette auto exploitation renforce l’aliénation, l’attachement à l’outil de travail :
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Une usine occupée avec maintien de la production rive le conflit entre les employeurs et les employés. Pour le reste, rien ne bouge. La fluidité du marché est indemne, les fournisseurs de matière première continuent de vendre leur camelote, les distributeurs sont toujours fournis et peuvent alimenter les commerces, en gros le carnet d’adresses des clients et des fournisseurs ne change pas, voire est complété par de nouveaux contacts. L’outil de travail est soigneusement préservé. Quand plus tard se pointe un repreneur, tout est en ordre, tout est en place, et l’usine réintègre officiellement le circuit qu’elle n’avait en réalité jamais vraiment quitté.
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L’autogestion pare au plus pressé, évite une extension et un approfondissement de la lutte : si les besoins immédiats restent satisfaits par l’industrie et le commerce, pourquoi les remettre en cause ? La bourgeoisie s’épargne ainsi d’une part les pénibles pillages de magasin, les attaques des infrastructures de transport, la grogne et l’insécurité directement à son encontre… D’autre part il est beaucoup plus difficile en ce cas d’impulser une autre manière de produire et de partager ce dont la lutte a besoin. Se projeter au-delà des rapports marchands reste aussi difficile collectivement.
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Par le biais de cette pratique, les piliers réels du capital restent inattaqués. Tout est présenté comme si seule la forme avait de l’importance : forme de l’exploitation moins contraignante, forme de la pyramide décisionnelle horizontale, forme de l’échange marchand plus sympa, et le tour est joué ! Sur le fond, le travail, les relations médiées par l’échange, la dictature impersonnelle du marché comme processus traversant l’entièreté de la survie, tout cela n’est pas remis en question.
C’est bien pourquoi nous affirmons que tous les partisans actuels de l’autogestion ne sont jamais autre chose que des partisans de l’exploitation de la force de travail et ce malgré toutes leurs bonnes intentions et discours humanistes. Prenons quelques exemples que l’on pourrait multiplier, ce qui importe est de comprendre qu’ils disent tous la même chose sous des formes différentes. Une Naomi Klein [38] va jusqu’à affirmer que la vague des expériences autogestionnaires en Argentine représente « une alternative au néolibéralisme dans le monde entier », ni plus ni moins, tout cela sans remettre en question l’échange marchand, l’argent, les banques (alternatives et propres comme un sou neuf, cela va de soi !), bref le monde du capital qui est cause de toute cette merde planétaire. Alors que de nombreux exemples trouvés ici et là montrent que des prolétaires se plaçant au début sur un terrain d’affrontement de classe se sont transformés au fil du temps en bons gestionnaires de l’économie capitaliste. Tous les mécanismes liés à la gestion ne peuvent que transfigurer ces prolétaires en solides gardiens de l’économie marchande.
Dans la presse militante fleurit toute une terminologie pour trouver que dans ces expériences, il y a du positif : « Graines d’utopies » pour Alternative Libertaire, « expérimentation sociale » pour Offensive (journal de l’OLS [39] ) : le mythe perdure ! Les libertaires comptent parmi ses plus subtils (mais grossiers) partisans et croiront nuancer leurs articles, leurs brochures en disant qu’effectivement tant que le marché est là on ne peut parler d’autogestion généralisée… mais en même temps ils disent que ces expériences sont positives, qu’elles constituent une étape importante dans la « prise de conscience ouvrière », qu’elles contribuent à créer de nouveaux rapports sociaux. Or nous ne voyons pas en quoi le fait de tenir des livres de compte, d’apprendre à gérer une entreprise capitaliste, de décider quel volume de marchandise on va produire, de définir son propre salaire, et in fine, comme cela s’est déjà produit, de licencier ses propres potes est une « expérimentation sociale » positive ?
Pour en rester avec l’exemple de l’Argentine, les trotskistes, plus pragmatiques, voient dans leur investissement dans le MNER un pas en avant vers la planification socialiste (et on le suppose la fin de la misère prolétarienne ?). Leur seule réserve sera quant à eux de suggérer que la véritable autogestion ouvrière impliquerait le pouvoir ouvrier sous une forme ou une autre. Ils décrivent pour autant ces expériences comme un long processus d’apprentissage, de consolidation des pratiques collectives, de l’autonomie ouvrière : foutaise ! La réalité, encore une fois, est le renforcement de l’exploitation. Leur participation à cette merde de MNER revient à revendiquer auprès du gouvernement Kirchner une politique visant à donner un cadre légal au mouvement d’autogestion par la demande de crédits ou de formation : on se demande en quoi cela renforce le prolétariat et son autonomie !
Comment ces marchands de soupe peuvent-ils réussir à nous berner avec leurs bobards ? Même de respectables économistes partisans de l’autogestion disent les choses clairement : « N’oublions pas que l’expropriation n’est que temporaire et que nombreuses sont les entreprises récupérées qui connaissent une situation économique difficile et dont les travailleurs travaillent dans des conditions de véritable auto exploitation ». Ou encore par la bouche d’Eduardo Lucita : « Ce qui tend à prédominer aujourd’hui est la rationalité d’entreprise, l’introduction de méthodes et de critères de gestion, de calcul des coûts et de la rentabilité, les améliorations de productivité et de qualité pour répondre aux défis du marché. C’est un processus objectif qui vient de l’impossibilité de s’isoler des lois du marché » [40] . D’autres économistes de gauche comme R. Werner et F. Aguirre écrivent : « la coopérative, avec toute la valeur symbolique qu’elle a initialement, n’est pas un chemin émancipateur pour la classe ouvrière. Loin de tendre à unifier les forces des travailleurs, à rallier à leur lutte d’autres secteurs populaires, elle concentre les efforts à l’intérieur de l’usine, à substituer et à répéter les schémas capitalistes… ».
Dans ce qui suit nous tentons de mettre en lumière les traits récurrents de l’idéologie autogestionnaire, car ce qui nous importe n’est pas seulement de la clouer au pilori avec ses partisans, sincères ou non, mais aussi d’approfondir la critique et de chercher les racines qui expliquent leur positionnement.
1. La croyance en l’idéalisme et en la volonté de changer le monde
Il y aurait la bonne volonté du prolétariat opposée à la volonté maligne des patrons, ou actionnaires... une sorte de méchanceté dickensienne qui serait cause de notre malheur. On confond le processus avec les humains qui l’incarnent. Or critiquer la prétendue (et surtout aléatoire) méchanceté des humains empêche de saisir l’essence fondamentalement inhumaine de leur fonction sociale. D’où une croyance mystique qu’en remplaçant ces viles personnes par une nouvelle direction composée de sympathiques délégués, voire des assemblées plénières, l’exploitation de la force de travail disparaîtrait comme par enchantement, que l’on ne produirait plus que des produits utiles et non, encore et toujours, des marchandises. C’est ne pas comprendre que le développement du capital suppose précisément l’existence d’unités productrices de valeur, qu’elles soient réduites à une seule personne ou qu’elle soit de la taille d’une multinationale, et surtout qu’elles soient autonomes. Ce qui compte est que ces unités soient compétitives, l’économie se fout éperdument de savoir si telle ou telle unité est une usine employant des gosses de cinq ans quinze heures par jour ou une coopérative de babas cool à dreadlocks : Les fondements mêmes du capitalisme sont toujours en place ; la loi de la valeur continue à sévir. Tout le bla-bla que nous assène cette idéologie qui parle de « respect mutuel dans l’échange, d’une relation d’égal à égal, sans s’arnaquer, sans se faire concurrence » n’est au mieux que naïveté moraliste, en tout cas défense inconsciente des lois du Capital. Si l’entreprise veut être viable, il n’y a pas à tortiller du cul : elle doit réaliser une valeur qui ne soit pas plus basse que la valeur mondiale de telle ou telle marchandise, sinon elle vend à perte, donc à un moment donné ou à un autre, elle ne peut plus payer les salaires, les matières premières. Dans ce cas il lui reste deux possibilités bien connues de tous les prolétaires du monde : soit elle réorganise sa production, introduit de nouvelles machines plus productives, augmente les cadences de travail, baisse les salaires, allonge la journée de travail ; soit elle vend plus cher au client en faisant miroiter une valeur ajoutée quelconque (biologique, équitable, fait par des travailleurs autogérés, etc.), passant ainsi dans une gamme plus luxueuse. Dans tous les cas de figure l’exploitation de la force de travail demeure ou se trouve renforcée.
2. La croyance que l’autorité façonne la société
Nul doute que la paternité de l’idéologie autogestionnaire revient en particulier à Proudhon qui fut un des premiers à lui avoir donné corps, à en avoir fait une théorie. Pour résumer sa pensée, nous reprenons in extenso les propos mêmes de ses disciples : « il [Proudhon] considérait la société comme un équilibre entre des forces libres avec des droits et des devoirs égaux où l’initiative et la responsabilité individuelle seraient primordiales […]. L’appropriation des instruments de production industrielle devrait être réalisée par des coopératives ouvrières qui prendraient des décisions démocratiquement et assureraient à ses membres une participation aux bénéfices, proportionnelle à la contribution qui se ferait par le moyen du travail ; les coopératives seraient en relation entre elles sur la base de l’échange et de la libre concurrence et se réguleraient au moyen de pactes qui donneraient lieu à une grande fédération » [41]. A sa suite, les idéologues du Monde Libertaire [42] reconnaissent dans leurs écrits : « avec l’autogestion l’entreprise n’a pas à disparaître, ni à perdre de son efficacité, ni à cesser de contribuer à la satisfaction de saines nécessités, ni à négliger les besoins de matières premières, de production, de coûts, de la répartition des bénéfices, ni même du Capital, selon ce que l’on détermine ». Comme nous pouvons le constater, toutes les catégories du capital y sont encore présentes : l’unité de production autonome (séparée), l’échange, la concurrence, le profit. Ceci montre que cette idéologie ne remet pas en question le fondement du mode de production capitaliste, la critique ne porte que sur le type de gestion. Il n’y a pas de critique de la totalité de la société capitaliste, comme produit historique ayant saigné, labouré, détruit en profondeur les sociétés précapitalistes, imposant dans le corps de l’humanité les lois tyranniques du capital : dépossession des moyens de production, obligation de vendre sa force de travail contre un salaire, dictature de la marchandise, de l’argent, du profit, guerre permanente de chacun contre tous…
Pour eux il y a séparation entre la société et un système autoritaire qui vient se greffer sur la société. Ainsi l’existence de privilèges sociaux ne serait qu’une excroissance malfaisante imposée artificiellement à une société naturellement libre et spontanément capable de s’organiser harmonieusement au mieux des intérêts de chacun de ses membres. Ils en déduisent donc la nécessité de délivrer la société de l’« Autorité » sous toutes ses formes. Si l’exploitation capitaliste de la force de travail n’était due qu’à l’existence parasitaire d’une classe de patrons ou de technocrates libres de prélever la part qu’ils désirent du produit social et d’imposer les conditions de travail qu’ils ne détermineraient qu’en fonction de leur rapacité, alors la suppression des patrons serait effectivement le secret de la libération de l’humanité et de la société communiste future. Mais ce n’est absolument pas le cas.
3. La croyance que le fédéralisme garantit l’autonomie ouvrière
L’idéologie autogestionnaire met en avant le fédéralisme contre le centralisme. A priori, on peut comprendre certaines raisons de cette défiance. Le mouvement du capital se développe toujours dans le sens d’une centralisation/concentration comme conséquence des destructions des unités productives non rentables et leur réorganisation, de ce besoin frénétique et impérieux de la nécessité de produire toujours plus à moindre coût et de faciliter au maximum la circulation des marchandises. Dans ce mouvement l’Etat, le pouvoir politique accroît sa capacité à diriger autoritairement, à encadrer, contrôler la force de travail toujours rétive, comme nous le savons tous, à devoir suer sous le burnous toute sa vie, soit en écrasant ses velléités de révolte, soit en cherchant un certain consensus. Tous les régimes bourgeois, que ce soient ceux qui se présentent comme apôtre du libre-échange (libéralisme) ou comme apôtres du protectionnisme (Etat-providence), n’ont jamais fait autre chose que tenter de gérer au mieux ce mouvement inexorable. Même dans les exemples que nous tirons de l’histoire, que ce soit la période du New Deal aux USA dans les années 1930 ou la période du soi-disant capitalisme d’Etat en Russie, en Chine... la séparation entre producteurs autonomes n’a en rien été supprimée par une sorte de super-capitalisme qui centraliserait tout par le biais de plans quinquennaux ou autres. Ce phénomène de centralisation exacerbe ce chaos productif et la guerre concurrentielle entre unités productives autonomes, rend les crises toujours plus douloureuses pour le prolétariat. En terme plus cru, le renforcement du centralisme et l’unification de la vie sociale se sont accompagnés dans l’histoire de l’humanité d’un renforcement de l’exploitation, de la misère et de la dépendance accrue de l’humanité à un système économique unique qui nie nos besoins élémentaires.
Donc en réaction apparente contre le centralisme nos chers autogestionnaires opposent le principe du fédéralisme. Lorsque nous pouvons lire dans la brochure citée du Monde Libertaire la phrase suivante : « les coopératives seraient en relation entre elles sur la base de l’échange et de la libre concurrence et se réguleraient au moyen de pactes qui donneraient lieu à une grande fédération », cela n’est qu’un simple énoncé de la liberté d’entreprise, il n’y a rien qui tranche avec la réalité quotidienne du capital. Mais apparemment avec un peu de bonne volonté... on pourrait s’arranger avec l’argent et tous les rapports mercantiles ! Or parler d’unités productives autonomes « librement fédérées » c’est faire l’apologie du chacun pour soi et du marché pour tous. Toujours en partant de cette brochure du Monde Libertaire, nous constatons que l’idéologie autogestionnaire dit clairement que son but c’est l’individu : « le propre de l’homme libre c’est d’être autonome, n’appartenir à personne, être par et pour soi la substance de sa propre existence. Et être autonome ce n’est rien d’autre que de pouvoir autogérer sa vie, ce qui se traduit par « auto », gérer son travail, ses actions, ses objectifs au sein du collectif auquel on appartient ». Ainsi elle ne veut rien d’autre que la démocratie parfaite : la séparation totale de toute l’humanité dont les membres sont reliés par le marché. Ce qui compte serait la « pleine réalisation » de l’individu. Voilà où le bât blesse, la communauté humaine est totalement absente de ce raisonnement. La solution mise en avant par l’idéologie autogestionnaire ne sera jamais rien d’autre que vouloir revenir à une forme archaïque de l’échange qui est à la base même d’un nouveau développement du capitalisme.
L’individu atomisé est la cellule de base du capitalisme, sa condition première
Ces différents points forment un tout auquel nous devons nous opposer. En tant que classe au pouvoir et dans son intérêt la bourgeoisie centralise ses forces de manière spécialisée et hiérarchique. Contre elle, notre classe trouve également les manières de se structurer, de forger les outils organisationnels menant à un centralisme dynamique et organique nous permettant de constamment approfondir l’antagonisme révolutionnaire. Par centralisme organique, nous entendons le processus de lutte contre la destruction et la séparation de la communauté humaine en autant d’atomes libres. Processus où nous pouvons observer que les individus poussés à la lutte par la nécessité, le besoin primaire de vivre, se retrouvent, se regroupent et naturellement se centralisent comme les cellules d’un corps vivant qui ne peuvent fonctionner seules et n’existent que parce qu’elles font partie d’un tout. Si l’on pouvait donner la parole à une cellule, jamais elle ne dirait « je suis libre de faire ce que je veux ». La force de l’associationnisme prolétarien s’exprime toujours dans les mouvements de lutte, contre cet égoïsme propre aux périodes de paix sociale.
Reconnaître ce mouvement de centralisation n’est pas chose facile. L’idéologie dominante de l’individu libre, par le poids qu’elle représente dans tous les aspects de notre quotidien, ne peut que gangrener le mouvement d’association et d’organisation de notre force. Tous les mouvements de lutte montrent à l’évidence qu’effectivement l’association exige des individus en lutte qu’ils brisent, dépassent leur égoïsme. C’est pourquoi ce mouvement de centralisation peut apparaître comme tyrannique, comme oppresseur, tant il remet en question un pilier de la carapace démocratique ! Celui-ci est tellement ancré dans les corps que le simple fait de s’associer pour lutter peut être vécu comme une attaque personnelle. Nous en sommes toujours au constat que tirait Archinov dans son livre Histoire du mouvement makhnoviste : « Mais ceux qui n’ont pas la passion de la Révolution, qui réfléchissent en premier lieu aux manifestations de leur propre « moi », comprennent cette idée [c’est-à-dire la libération de l’individu] à leur manière. A chaque fois qu’il s’agit d’organisation pratique, de grave responsabilité, ils se réfugient dans l’idée anarchiste de liberté individuelle, et se fondant sur cette dernière, tentent de se soustraire à toute responsabilité et d’empêcher toute organisation ».
Il y a un parallèle à établir entre le fait de partir de l’unité productive autonome et de partir de l’individu : c’est une soumission à l’idéologie bourgeoise qui vante le mythe de l’individu, de son autonomie, de sa réalisation en tant qu’atome de la société marchande. Aujourd’hui cette idéologie se traduit par le fameux « moi, je fais ce que je veux, ce qui me plaît », agrémenté à toutes les sauces. Il est temps de renverser la vapeur et de comprendre que vanter ces valeurs, surtout sous leur forme radicale, « libertaire », revient à reproduire le fonctionnement intime du capital.
Le capital est la dictature de la valeur, c’est le marché qui dicte sa loi. Le communisme sera le triomphe des besoins humains sur la valeur ou ne sera pas. Dire cela est pour nous une évidence, encore une fois basée sur les profondes aspirations de l’humanité exploitée qui les a exprimées à maintes reprises au cours des siècles. Bien entendu nous ne pouvons pas décrire la société humaine future, cela n’a aucun sens de l’imaginer dans le détail comme ont pu le faire les socialistes utopiques. Ce qui importe est la direction prise par la lutte contre l’Etat, la valeur... et les perspectives qui s’en dégagent. De voir dans quelle mesure le prolétariat est en train de s’attaquer réellement à la valeur et de mettre en avant les besoins humains. La force de la révolution est dans son mouvement de remise en cause de la société capitaliste, dans la capacité des ses acteurs, les prolétaires, à se prendre en charge eux-mêmes dans l’assumation des besoins humains. La révolution est redécouverte de la vie comme totalité ; le prolétariat ne tend à être acteur de sa vie au lieu de subir sa condition d’exploité et de consommateur qu’en prenant en main les actes de destruction, de négation de toutes les structures autoritaires et de gestion de la société bourgeoise. La révolution c’est s’opposer radicalement à l’échange marchand, organiser la production en fonction des besoins humains et non du marché. C’est repenser totalement la circulation, la consommation de la production pour les besoins, c’est mettre en avant la seule valeur d’usage des produits, c’est ne plus compter le temps de travail nécessaire à la production. C’est se débarrasser profondément de toutes ces reproductions du capital en nous et entre nous, cela dans une mesure que nous, prolétaires éduqués dans le miasme de ce monde, ne pouvons encore saisir pleinement.
Insurrection versus autogestion (et réciproquement)
L’Etat tire de nos luttes les enseignements vitaux pour lui. Ayant saisi depuis longtemps que les explosions sociales sont inévitables tant la misère est inhérente à son développement, il agit en conséquence : en premier lieu, il lui faut instiller en nous la résignation et la peur, saper en permanence la résistance à cette inhumanisation par la répression. Mais il ne peut se contenter de cela, sachant à quel point nos élans de revanche sont meurtriers lorsque la crainte ne suffit plus à nous lier : il lui faut s’adapter pour réaliser ses impératifs économiques tout en écartant tout spectre de révolution sociale. Ainsi s’établit nécessairement, par une communauté d’intérêt, une cooptation des éléments avancés au sein même de la lutte, les intégrant dans le mouvement de réforme permanent de l’Etat et de son économie. La gauche du capital sait utiliser les mouvements prolétariens pour faire valoir son programme tout en encadrant et en neutralisant leur puissance dévastatrice. Et la bourgeoisie dans son ensemble sait reconnaître son intérêt dans ces demi-mesures commodes, concessions permettant de juguler notre force, à un moment où le rapport de force entre les classes pourrait basculer en notre faveur.
C’est pourquoi en nous organisant en vue de la révolution, de la destruction de l’Etat, nous devrons également reconnaître et nous attaquer aux forces politiques qui feront toujours tout pour réformer la société capitaliste afin de la sauver, ce que nous nommons la social-démocratie. Face au développement du capitalisme particulièrement dévastateur, écrasant tout sur son passage, modelant, labourant et bouleversant le monde dans sa totalité pour ses besoins de valorisation, les théoriciens sociaux-démocrates rivaliseront de tout temps de formidables projets de réforme humaniste. De Tchernychevski à Holloway, de Charles Piaget au subcomandante Marcos, ils ne remettront jamais en question les fondements du capitalisme : la valeur, l’échange, le marché mondial. Leur seule ambition est et a toujours été un capitalisme sans ses effets « collatéraux » : un capitalisme propre, en somme…
En nous limitant au 19° siècle, de nombreuses critiques [43] très claires du rôle de la social-démocratie se manifestèrent. Pour n’en citer qu’une seule, particulièrement tranchante, Jan Waclav Makhaïski [44] dénonçait sa fonction contre-révolutionnaire protéiforme : « la social-démocratie, c’est la plus grande tromperie du prolétariat. C’est le subterfuge le plus malin de la bourgeoisie […]. Auparavant, les ouvriers se révoltaient parfois, suivant leur instinct de classe. Ils détruisaient leurs fabriques-casernes, ils anéantissaient, dans leur juste courroux, les machines qui les condamnaient à la famine et à un travail servile, ils tuaient leurs vampires. La bourgeoisie avait besoin de la police, de la gendarmerie, de l’armée pour réprimer leurs révoltes. Et voici que la social-démocratie est arrivée et a délivré la bourgeoisie de sa peur d’une révolution. A quoi bon maintenant la police, l’armée, les tribunaux répressifs ? Dès que les ouvriers se rebellent contre leurs exploiteurs, les sociaux-démocrates les retiennent : « attention à la provocation, observez la plus grande discipline, la destruction des fabriques et des machines, c’est le signe d’une immaturité et d’une inconscience de classe » ». Ce refrain sévit encore aujourd’hui.
Cette fonction, la social-démocratie l’a remplie maintes fois au cours du siècle passé. Soit en participant directement au massacre (comme en Allemagne en 1918–1919 avec Noske, Ebert…) soit en contenant le prolétariat dans les limites de l’ordre, en le désarmant au préalable (ce fut la fonction centrale du gouvernement Allende en 1971–1973), pour éviter l’insurrection coûte que coûte et livrer le prolétariat pieds et poings liés à une répression encore plus sanglante. Elle est une forme particulière prise par l’Etat afin de se maintenir et de renforcer son emprise sur nos existences. Cet antagonisme fondamental entre la révolution et la réforme a pris dans l’histoire de nombreuses formes différentes, et il s’est cristallisé dans une opposition parfois larvée, parfois ouverte, entre une tendance insurrectionnelle et une tendance gestionniste. Voilà pourquoi lors des périodes où les luttes se renforcent jusqu’à se transformer en assauts plus ou moins forts contre le capital, la perspective autogestionnaire est quasi systématiquement mise en avant : cette pratique, vécue comme une force de la lutte, revient au contraire à l’enfermement du prolétariat dans « son » usine, « son » quartier, « sa » parcelle de terre... Si les prolétaires occupent leurs lieux de travail, l’avantage pour la bourgeoisie est que l’usine occupe les ouvriers.
Il se trouve que la perspective autogestionnaire fut déjà critiquée sévèrement pour ce qu’elle est : un obstacle de taille sur la voie de l’insurrection, de la révolution. Toujours au 19° siècle, un courant réformiste prétendait arriver à la société socialiste par des voies pacifiques, graduelles et vantait déjà les mérites des coopératives de production et de consommation. Ces lieux de production et d’échange gérés par les travailleurs entretenaient l’illusion, alors tenace, d’une prise en compte progressive de leurs intérêts, d’un capitalisme progressiste travaillant petit à petit à une intégration ouvrière menant à une société sans classe. C’est le social-démocrate Bernstein qui synthétise le mieux ce courant avec cette formule : « le mouvement est tout, le but n’est rien ». Selon ce triste sire, le développement des coopératives de production allait grignoter progressivement l’économie capitaliste pour aboutir au socialisme. Rosa Luxembourg lui fit cette réponse sans appel : « Les coopératives, et d’abord les coopératives de production sont des institutions de nature hybride au sein de l’économie capitaliste : elles constituent une production socialisée en miniature, qui s’accompagne d’un échange capitaliste. Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts des ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout » [45].
Or il semble qu’aujourd’hui ce type de leçons ait été oubliée et lorsque toute une vague de luttes remet sur le tapis le besoin de l’insurrection, de la dictature des besoins humains, les mêmes billevesées réformistes resurgissent, sous des atours différents dans la forme. Si la contre-révolution l’emporte pour l’instant, c’est en partie dû à cette insuffisance de la critique radicale du monde capitaliste. Les illusions (que l’on retrouve un peu partout dans le monde) sur l’économie alternative et l’autogestion montrent que la critique de l’économie marchande est beaucoup trop partielle. Aujourd’hui il est navrant de constater que les vieilles merdes sociales-démocrates reviennent en force et que leurs représentants peuvent parader sans avoir de problèmes. La perspective insurrectionnelle est perçue comme impossible (et rejetée), le changement personnel et la contre-culture se présentent comme les seuls modes d’action tenables, l’horizon capitaliste se décrit lui-même comme paradigme indiscutable et surtout indépassable.
Changer le monde sans prendre le pouvoir, tel est le titre de l’ouvrage de J. Holloway. L’énoncé est alléchant et pourrait séduire une grande partie du prolétariat, avide de réduire à néant le monde de la marchandise. On peut voir en lui une synthèse de tout le fatras de contre-propositions réformistes qui a cours dans ce que nous pouvons nommer un forum de discussion permanente dont l’esprit commun est l’ensemble des propositions dites alternativesau néolibéralisme en tant que structuration particulière du capital. Il importe de voir qu’Holloway est aujourd’hui l’avant-garde du réformisme new look, le renouveau de la gauche mondiale, cette dernière ayant pour notre plus grande satisfaction sombré dans un discrédit grandissant [46]. Sa participation au forum social de Caracas en janvier 2006 montre qu’au-delà de son verbiage « rageur » il participe activement à la mystification alternativiste, il cautionne de fait tout le projet social-démocrate de réforme du capital. Il précise par ailleurs qu’ »il faut créer partout un grand réseau de coopératives autogérées et interconnectées… ». C’est en cela qu’il s’avère emblématique de l’idéologie que nous critiquons ici.
Selon lui, nous pourrions construire des anti-pouvoirs par notre refus volontaire de continuer à servir le capital. On remarquera que s’il ne parle pas de prendre le pouvoir, il parle encore moins de le détruire par des actes révolutionnaires [47]. Son projet est simplissime : « la révolution s’effectue par des « fissures » qui vont s’agrandissant : il s’agit d’instants de refus de l’autorité et simultanément de moment de création « d’autre chose » […] la révolution se conçoit comme la création, l’expansion et la multiplication de telles fissures » [48]. Pour ceux qui n’auraient pas compris : « le problème n’est pas d’abolir le capitalisme, mais d’arrêter de le créer ». Selon lui nous pourrions dès maintenant créer nos contre-pouvoirs, car nous avons hic et nunc le pouvoir créatif suffisant, indépendamment du fait que le capital est toujours là, à veiller au maintien de la paix sociale et de la bonne production et circulation des marchandises. Nous serions là à faire la révolution dans ce qui constituent des interstices du capitalisme.
Aux corps armés le bâton, à la social-démocratie la prévention. Tous deux sont l’expression de la force de l’Etat. Lors des contre-sommets, les forces réformistes, non-violentes, estampillées « anti-mondialisation » ou « altermondialiste » ont imposé leur présence depuis la fin des années 90 à l’encontre des forces militantes prolétariennes, afin de se faire reconnaître aux yeux de l’Etat mondial comme force politique alternative (responsable, pacifiste, citoyenne, écologiste, etc.). Cette force s’oppose à tout processus insurrectionnel : lorsque les prolétaires descendent dans la rue en masse, se réapproprient les marchandises, s’attaquent aux flics, s’organisent en dehors et contre les syndicats, alors elle intervient avec toute la panoplie de projets sociaux-démocrates pour liquider la force du mouvement, pour transformer le prolétariat en un troupeau stupide. Ils ont recours aux techniques habituelles de tout Etat : de la formation de ses militants à des techniques permettant de désarmer les prolétaires les plus déterminés dans les manifestations, en passant par la calomnie la plus crasse [49] jusqu’à organiser de grands spectacles et se mettre en scène comme de vulgaires présentateurs télé comme au premier forum de Porto Alegre (2001).
Historiquement ce désarmement programmatique et physique du prolétariat opéré par les expériences gouvernementales de « gauche » tant louées a toujours contribué à désarmer le prolétariat avant de le défaire par le sang et la terreur. La complémentarité Allende-Pinochet en est un exemple édifiant. A la veille de se faire assassiner par ceux qu’elle traitait de « sbires stupides », Rosa Luxembourg se fourvoyait dans son dernier article, « L’ordre règne à Berlin » : « votre ordre est bâti sur le sable »… ! Pour l’optimiste Holloway également, l’Etat est « fragile », cerné de toutes parts par différentes expériences de contre-pouvoir, ou dans l’exemple de R. Luxembourg par un prolétariat qui par sa massivité abattrait le « colosse aux pieds d’argile ». L’Etat, comme par magie, sans qu’il puisse réagir, s’effondrerait par la grâce de ces contre-pouvoirs qui auraient réussi à se développer jusqu’à prendre toute la place de la société. Une formule plus juste pour décrire ce qu’il défend aurait été « changer le monde sans s’attaquer au pouvoir ». Or changer le monde veut dire détruire le pouvoir, imposer la dictature du prolétariat « qui veut simplement désigner l’action révolutionnaire violente par laquelle le prolétariat prendra possession des instruments de travail et de la terre pour se mettre à travailler en commun, dans une société sans exploités ni exploiteurs » comme l’entendait Malatesta [50]. Ou encore, comme l’écrivait plus clairement Mühsam, « la dictature révolutionnaire d’une classe contre l’autre est indispensable au cours du combat, mais cette dictature n’est pas autre chose que la révolution elle-même » [51].
Il peut faire peur de comprendre au plus profond de soi que l’Etat ne se laissera jamais déposséder de son pouvoir et se défendra avec la plus extrême violence. C’est ce qui peut expliquer que beaucoup se reconnaissent dans cette perspective d’une révolution sans douleur, dans ce refus de prendre à bras-le-corps la question du pouvoir. Il est humain d’avoir peur. Mais il est criminel de profiter de cette peur pour nous maintenir dans une paralysie impuissante. Des camarades ont écrit ceci : « nous sommes pour la rupture révolutionnaire parce que nous savons que les mentalités serviles ont besoin d’une violente secousse au même titre que les institutions sociales, mais nous savons aussi qu’une insurrection est seulement le début d’un changement possible et non pas une panacée » [52]. Les mentalités serviles ont effectivement besoin d’une secousse violente pour comprendre que l’on ne peut continuer ainsi, la tête dans le sable, la peur du présent et du lendemain au ventre. Et cette secousse n’a rien à voir avec une question morale : un jour ou un autre, à un moment inattendu, le capital frappe encore plus durement, le prolétariat plonge dans la misère et c’est la révolte ou la mort. Fort heureusement, c’est plus souvent la révolte. Les prolétaires n’ont plus le choix, s’ils veulent continuer à vivre, à voir leur progéniture grandir, se développer dans un cadre autre, alors il ne reste plus que le choix de la rue. Le « choix » de s’associer ou de mourir comme des larves, ou le « choix » d’édifier ensemble des analyses pour comprendre ce monde, ses mécanismes de défense, son histoire et élaborer des plans pour l’abattre en s’organisant en dehors et contre l’Etat, dans la perspective de la liquidation du capital par la violence de classe. Un « choix » déterminé par le besoin de l’humanité de vivre autrement.
Le problème n’est pas de vouloir la révolution, comme si la volonté seule pouvait la rendre possible, nous opposant aux autres qui pensent que l’on peut faire autrement. Le problème est de comprendre viscéralement que nous n’avons pas le choix. Ce n’est pas une question de choix des moyens en fonction d’une fin, l’alternative n’existe qu’entre détruire ce monde en assumant la nécessité d’aller jusqu’au bout ou le laisser nous broyer. Voilà qui est difficile à admettre à cette époque qui baigne à en crever dans le libre choix, où toute décision est vécue comme l’expression de la volonté personnelle, toute droite issue du « je fais comme je veux ». Certains tentent de démontrer cette nécessité. Pourquoi pas... Mais concrètement il s’agit moins de démontrer que d’affirmer l’assumation de ce que nous pensons inéluctable, en s’appuyant sur toutes les tentatives insurrectionnelles passées pour ce faire, ainsi que sur toutes les lectures dont dispose notre classe pour approfondir la discussion. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire que tous ces gestionnaires de notre misère ne sont que de la merde et tomber dans une vision romantique de l’insurrection, simplifiée à l’extrême. Nous avons un besoin pressant de nous réapproprier toutes les tentatives d’approfondir notre saisie de la nature du capital, de tirer les leçons des luttes passées et ainsi d’accéder à une compréhension de la dynamique du prolétariat révolutionnaire en guerre contre l’Etat.
Dans tous les cas de figure, que ce soit en Russie en 1917, en Espagne en 1936 ou en Argentine en 2001, avec des variations au niveau de la force du mouvement, le mouvement insurrectionnel est un ensemble de pratiques radicales simultanées en rupture avec l’atomisation des êtres humains (comme le mouvement des assemblées, soviets, bouffes collectives, etc.) et une série d’affrontements contre les multiples moyens répressifs de l’Etat : ses corps armés, ses médias, son encadrement social-démocrate. Un mouvement en spirale peut se mettre en place et s’élargir de plus en plus, se nourrissant de sa propre dynamique. Ce mouvement de négation de ce monde n’est évidemment jamais pur, il est toujours profondément contradictoire, il se cherche, il invente ou il se fige et se sclérose ; il peut dépasser ses faiblesses internes et grandir ou bien tomber inexorablement dans la reproduction des mécanismes du capital. La réappropriation d’une cantine pour bouffer ensemble, par exemple, est un acte qui à un certain moment de la lutte peut renforcer l’élan révolutionnaire parce qu’il permet de renforcer l’association de ceux qui luttent à travers tous les aspects de la vie. Et pourtant, si la dynamique offensive redescend, cette force peut se transformer en simple gestion de l’alimentaire, une merde caritative autogérée. Ce glissement peut hélas très bien s’opérer malgré toute l’énergie et la sincérité du collectif qui s’y implique. C’est précisément cette contradiction latente qu’il importe de saisir, non pas pour distribuer bons et mauvais points, mais bien pour comprendre comment dans un mouvement de lutte forte le prolétariat peut en venir à s’attaquer impitoyablement aux piliers du monde capitaliste tout en se donnant les outils nécessaires à son offensive, pour ensuite voir ces mêmes outils remplir une fonction de canalisation de la fureur prolétarienne vers des tâches de gestion.
Perspectives
Les perspectives que nous mettons en avant ici partent des luttes qui se sont développées en Argentine, mais dans leur ensemble elles peuvent s’appliquer, avec des variations selon le contexte, à d’autres situations. Elles ne se prétendent en aucun cas un bréviaire du révolutionnaire, encore moins une liste exhaustive. Nous avons essayé de centrer ces pistes sur la recherche de points de rupture avec l’idéologie autogestionnaire et toute sa pratique sclérosante, ce qui à notre petit niveau est déjà beaucoup. Nous préférons discuter avec tout camarade intéressé de ces points pratiques afin d’avancer dans le renforcement de l’antagonisme de classe, plutôt que sur des questions philosophiques à base de concepts creux.
Nous sommes conditionnés pour vivre en tant que classe exploitée, écrasée par des siècles de servitude, de peur. La force que nous donne la lutte peut nous libérer de ce carcan, nous donner le courage de vaincre l’invincible, nous donner les moyens de poser les jalons d’un monde sans classe, mais si cette force s’éteint alors nous ne pouvons qu’autogérer notre propre misère, nous enterrer sous les « acquis », en revenir à la survie individuelle. Le rapport de force contre la bourgeoisie ne peut rester à notre avantage que si l’extension du mouvement se maintient. En cela toute tentation de se renfermer sur sa petite usine ou son petit quartier ne peut être qu’étouffante. C’est en s’élargissant que la lutte peut se confronter de manière toujours plus approfondie à tous les aspects mortifères de ce monde, et ainsi voir ses perspectives dépasser de plus en plus l’horizon partiel et immédiat dans lequel nous sommes inéluctablement englués, malgré tous nos efforts. Soit il y a approfondissement et extension du mouvement soit le mouvement s’essouffle, se replie et l’Etat grignote à nouveau des avancées et impose tôt ou tard sa dictature. Tout corps vivant, sans l’oxygène de la lutte ouverte contre l’Etat, l’interaction avec d’autres zones du monde où le prolétariat est en lutte, se reconnaissant comme même classe, avec les mêmes intérêts, ne peut que dépérir.
Cette extension peut aussi bien concerner d’autres secteurs du prolétariat qui jusque là n’ont pas bougé en Argentine, que d’autres pays limitrophes comme le Paraguay, l’Uruguay… dont la langue est commune. L’envoi de groupes de prolétaires en lutte dans ces pays, y ayant de possibles points d’appui par le biais de la famille est tout à fait envisageable. Ces groupes en chair et en os pourraient être le témoignage vivant de la lutte, en communiquer les points forts et les écueils rencontrés, mais aussi faire comprendre que des moyens d’action similaires sont possibles… L’action de tels groupes serait de briser le mur existant entre prolétaires d’autres pays. Ceux-ci auraient devant eux d’autres prolétaires dans lesquels ils pourraient se reconnaître et les pousseraient à agir, à dépasser les blocages en tout genre. Si les prolétaires d’autres endroits du monde se mettent à leur tour à rentrer dans la danse, saisissant que la lutte de l’autre est la sienne propre, cela ne peut que renforcer partout le mouvement de destruction de l’ordre bourgeois. L’extension de la lutte est le cauchemar de la bourgeoisie, qui à chaque fois que cette tendance s’est matérialisée dans l’histoire a toujours su y opposer le parti de l’ordre mondial (voir par exemple lors des grandes luttes insurrectionnelles des années 1917–1923).
Maints mouvements de lutte de par le passé ont montré que cela est possible et exprimaient la nécessité de respirer, de prendre l’oxygène de la vie ailleurs que sur le terrain immédiat, local de la lutte. Il est primordial de ne pas laisser aux médias la possibilité d’isoler le mouvement en le décrivant comme absolument particulier et en maintenant la soumission des spectateurs impuissants ! La prise en main par le prolétariat des moyens d’expression et de communication lui a permis, à Barcelone en 1936 comme à Oaxaca en 2006, de s’imposer comme force face à la bourgeoisie qui a mis des mois à reprendre à peu près le contrôle de la situation. Le prolétariat en Argentine, d’après nos informations, n’a même pas attaqué et pris en main un seul de ses centres de propagande, c’est dire sa grande faiblesse, malgré ses ruptures significatives. Cela n’est évidemment pas destiné à « réinventer les médias », ni à « promouvoir une culture authentique », ni autre foutaise, mais bien de s’emparer de ces outils pour la lutte. Laisser l’appareil de propagande intact aux mains de la bourgeoisie, c’est lui laisser les mains libres pour raconter toutes les saloperies pour diviser, réprimer, intoxiquer. Voilà en tout cas un autre objectif.
Autre exemple. De par le passé les prolétaires ont ressenti l’impérieuse nécessité de faire de la propagande parmi les troupes armées, de mener des actions directes, pour qu’elles ne tirent pas sur eux, pour les pousser à des actes de rupture avec la discipline, pour qu’elles retournent leurs armes contre leurs officiers, pour déserter avec armes et bagages. En majorité, les corps armés capitalistes sont formés de soldats d’extraction prolétarienne. Dans la caserne ils subissent un lavage de cerveau qui les transforment en de potentiels (ou réels) assassins de leurs frères de classe. Dans les périodes de luttes intenses les coups que les soldats reçoivent des prolétaires en lutte, la vue de leurs potes blessés, morts les obligeront à choisir : continuer à défendre le capital et donc risquer au mieux la désapprobation de leurs frères, de leurs mères… ou pire la mort par vengeance ou alors retourner leurs armes contre leurs officiers. Tant que l’armée reste intacte, toute tentative insurrectionnelle est vouée à l’échec, tant que l’armée ne part pas en déliquescence, autant de par ses contradictions internes qu’externes (propagande prolétarienne, coups portés contre des troupes de choc pour les démoraliser), elle reste la force dont dispose en dernière instance la bourgeoisie. Cette déliquescence peut être favorisée par le refus de la forme militaire par les insurgés. Or le fait de discerner de manière rigide « ceux qui produisent » et « ceux qui se battent » revient à reproduire une forme du capital. D’autre part, la force du prolétariat réside dans son insaisissabilité par des coups de main, des offensives invisibles qui pourraient être le fait de n’importe qui, et non dans un combat frontal comme serait tentée de le mener une armée, fût-elle autogérée, élirait-elle ses officiers. Voilà une autre piste de réflexion.
Occuper des usines est un acte révolutionnaire, mais organiser la production en fonction des besoins de l’autonomie de l’unité productive est contre-révolutionnaire, car c’est perpétuer la logique marchande. C’est pourquoi l’objectif premier de la transformation révolutionnaire est de briser l’unité productive autonome, la logique productive de l’entreprise qui ne part que de ses intérêts privés. En ce sens c’est briser tout particularisme, toute tendance héritée de la société bourgeoise qui parcellise, cloisonne, sépare, c’est casser toute logique d’agir dans un cadre étriqué, égoïste. L’activité productive de chaque entreprise ne peut qu’être centralisée. Il est certain que dans ce processus de centralisation bon nombre d’entreprises seront soit abandonnées soit détruites, soit repensées totalement afin de renforcer la lutte et donc les besoins humains. Vouloir autogérer son entreprise comme l’envisagent les autogestionnaires ne peut mener qu’à la surproduction de marchandises particulières au détriment d’autres qui manqueraient, sans compter le fait qu’il faudrait encore les acheter, d’être encore soumis au diktat de l’argent ! Plus concrètement, voici quelques pistes. Au cours de la lutte pour la récupération d’entreprises il nous faudra empêcher que seuls les prolétaires de « leur » entreprise soient concernés. Il est vital d’associer d’autres prolétaires à cette remise en marche de l’appareil productif, car on peut immédiatement mettre en vigueur une mesure d’importance : la baisse drastique du temps de travail. Du temps est ainsi dégagé pour se consacrer à la lutte, à l’étude, à la discussion, à l’organisation d’actions, à sortir du ghetto des habitudes passées qui se réinstallent vite si l’on n’y prête garde. Une telle dynamique permettrait de briser l’identification obscène du prolétaire à son travail particulier, à « son » entreprise. On peut penser que l’objectif à se donner lorsque des entreprises sont occupées, où une certaine production peut reprendre, est qu’il faut impulser à ce moment un mouvement de centralisation de ces expériences pour mettre au point rapidement un plan général de réorganisation de la production en fonction des besoins humains, dont le plus important, dans cette phase cruciale, est déterminé par les besoins de la lutte : nourriture gratuite, vêtements, fabrication d’armes en tout genre, etc. Il faudra lutter contre toute expression de fédéralisme, localisme, contre toute forme de privatisation aussi bien dans le domaine productif, que dans celui directement issu de la lutte comme le mouvement des assemblées.
Ces perspectives de lutte ont été mises en avant par les luttes prolétariennes les plus fortes, ayant mené à une situation insurrectionnelle et révolutionnaire. Elles sont et doivent rester nos objectifs, dans la mesure où le rapport de force le permet, indépendamment de toute realpolitik, de toute concession soi-disant adaptée aux « circonstances » [53]. Pour autant, nous ne sommes pas partisans du tout ou rien. Nous refusons cette grille de lecture mécanique consistant à scinder par l’analyse une forme de révolution pure, opposée strictement à ce qu’on qualifie de contre-révolutionnaire en bloc dès la moindre faiblesse décelée, cela justifiant une attente passive du prochain train. Car chaque mouvement de destruction du vieux monde esquisse un monde sans classe, malgré toutes ses inévitables contradictions. Relever ces faiblesses ne suppose aucun mépris, mais s’inscrit dans la tentative permanente de comprendre le mouvement qui nous anime. Et même si dans le reflux des luttes l’étouffement est inéluctable, on ne peut pas croire qu’il n’y ait plus rien, chaque mouvement laisse ici et là des traces fortes. Les expériences de remise en cause de la survie par la mise en commun d’expérimentation touchant à la production, à la bouffe, au logement sont autant d’expressions d’associationnisme prolétarien qui s’accumulent. Nous pensons qu’il faut maintenir en vie cet associationnisme prolétarien, parce qu’on ne peut laisser tomber dans l’oubli toutes les expériences accumulées au cours de ces derniers mois, sous peine de recommencer toujours tout à zéro. Il y a un effort volontaire à cultiver pour maintenir en vie tous ces liens forgés au feu de la lutte, sans illusion, mais autant que nous le pouvons. Des choses simples peuvent être faites permettant que des réseaux de lutte, de résistance se maintiennent, pour que puissent circuler des informations et des analyses sur les luttes, pour que les prolétaires puissent se retrouver pour discuter, boire un coup, s’entraider, s’ouvrir à la critique de ce monde. Pour que la recherche d’autonomie se maintienne, même de façon forcément limitée, pour qu’à travers des formalisations précises ou des réseaux informels subsiste et s’élabore une mémoire prolétarienne.
Il est vital de construire des réseaux de résistance, d’approfondir les liens créés au plus fort de la lutte, toutefois les expériences passées montrent qu’il est impossible, sur le moyen terme, de maintenir un fort niveau de résistance de ce type, c’est-à-dire organisé, pensé, tout en restant sur le terrain de la révolution. Ces réseaux sont un produit du niveau de lutte de notre classe toute entière. On ne peut faire abstraction de cela et penser pouvoir être au-dessus des conflits de personnes, des petits intérêts mesquins, de la passivité, des tendances à idéologiser les problèmes ou à se renfermer sur soi et son petit groupe si la paix sociale domine. Tenter de maintenir l’existence de ces réseaux ne doit jamais être une fin en soi, mais uniquement un moyen de maintenir des contacts entre différents noyaux de prolétaires, d’entretenir une mémoire de classe, de constituer une base matérielle pour établir des points d’appui potentiels pour des vagues futures de lutte. Il est très difficile de lutter contre le courant. Celui-ci nous emporte facilement tant est grand le poids du vieux monde. Un nombre important de prolétaires qui ont combattu, se sont organisés, souvent pour la première fois de leur vie, va retourner dans les sillons que trace sans relâche la société bourgeoise pour nous emprisonner dans la survie et faire de nous de bons citoyens. On ne peut maintenir avec la même force l’associationnisme prolétarien construit au cours de luttes importantes par la seule force de la volonté ou des bons sentiments lorsqu’elles se cassent la gueule. Prendre en compte cette réalité, au contraire de l’élan volontariste des autogestionnaires, est essentiel pour nous éviter de sombrer dans le désespoir lié au retour à la normale, désespoir pouvant entraîner la résignation fataliste pour certains ou des actes suicidaires pour d’autres.
L’expérience du MTD [54] Allen (Sud de l’Argentine) est importante et montre que la réflexion sur l’après grande vague de lutte qui s’épuise est ouverte. L’interview d’un de leurs militants [55] montre que malgré le retour de bâton, des prolétaires continuent à s’organiser. Tout en ayant précisé clairement que le but du MTD Allen est la destruction du pouvoir ( »pas seulement celui du système capitaliste, mais aussi celui que l’humanité a construit jusqu’ici. Nous voulons détruire toutes les valeurs qu’a construit jusqu’ici la pensée de la modernité, toutes […]. Nous voulons détruire le pouvoir et détruire l’Etat, les réduire en miettes. Ni l’encadrer, ni rien. Pas une merde d’encadrement : nous voulons le détruire. »), il avance la perspective de continuer à s’organiser tout en sachant que l’Etat est là pour détruire toutes ces tentatives organisées de lutte de l’intérieur, en partant de certaines expressions du mouvement : « Il y a ceux qui disent que Kirchner émerge de toute la lutte sociale. Nous en avons une autre définition. C’est un tampon qui vient freiner l’insurrection sociale en Argentine. Et il le fait en reconstruisant le pouvoir et les institutions… Toute recherche de consensus suppose toujours la répression. Le consensus pour la bourgeoisie et l’Etat, c’est la répression. Pas une répression ouverte qui persécute les piquetes, qui tue des gens dans la rue. Non, ça, il sait qu’il ne peut pas le faire, qu’il doit agir d’une autre manière. Pour détruire le mouvement social, il a besoin de le référencer, de l’institutionnaliser, qu’il se verticalise, il a besoin de l’acheter avec de l’argent, mais surtout en instrumentalisant une politique répressive. Textuellement les mots de Kirchner : « nous devons copier le mouvement social qui de rien, de la pauvreté, a fait ce qu’il a fait ». Cela signifie que tous les projets de santé, d’éducation, d’ateliers productifs que nous sommes en train de construire aujourd’hui, l’Etat les fera. Il va les semer autour de nous. Et plus il sera proche des mouvements sociaux qui font ça et plus il va réprimer. Il va semer des coopératives, offrant de bons salaires aux compañeros pour qu’ils y travaillent. Ca, c’est une politique répressive. Mais c’est aussi un défi pour nous, si nous ne sommes pas capables de le relever, de retourner ce processus en continuant à construire avec les instruments que nous avons, pour générer de nouvelles relations […]. Si nous créons des cantines seulement pour que les compañeros mangent, alors nous sommes cons. Si on croit que produire dans une ferme c’est simplement en récolter les légumes pour que les compañeros mangent, alors nous sommes vraiment très cons… Si on ne sait pas à partir de la ferme et de tout ce que nous jette l’Etat, être les constructeurs d’une nouvelle relation sociale, de nouvelles valeurs, d’une nouvelle subjectivité, on ne serait pas en train de parier sur un nouveau 19/20 ».
Ce qui est important est de se préparer pour des nouvelles luttes très fortes. Une des tâches dont ne parle pas ce camarade est de tirer le bilan des luttes passées, en particulier mettre le doigt sur les faiblesses qui avec le temps se sont transformées en force de la contre-révolution. Pour la prochaine vague de lutte, nous devons être intransigeants avec ces faiblesses et organiser pour l’heure des discussions autour des leçons à retenir. La force du mouvement a endurci nombre de prolétaires qui, sur sa lancée, ont l’énergie pour maintenir en vie des réseaux de résistance, de ceux dont parle ce camarade. Pourtant nous devons le mettre en garde contre toute illusion sur la possibilité de construire « une nouvelle relation sociale, de nouvelles valeurs, une nouvelle subjectivité », car bien souvent ces mots, qui ne sont pas neutres et employés au hasard, signifient que l’on pourrait construire des îlots de communisme dans une période où le poids de l’appareil d’Etat, de l’idéologie dominante qui n’est rien d’autre que l’idéologie de la classe dominante, est écrasant. Nos efforts pour maintenir en vie l’associationnisme prolétarien ne se drapent pas dans les plis d’une idéologie volontariste, dont le propre est de ne pas tenir compte du rapport de force entre les classes et croit ainsi que c’est la seule volonté qui animerait la matière, la mettrait en mouvement. Nos efforts sont plus prosaïques et discrets, ce qui compte est que les réseaux de la résistance continuent à irriguer la vie du prolétariat. Dans cette période de marasme relatif, il nous faut nous défaire de toute forfanterie, abandonner les illusions sur notre capacité à « secouer les masses » et construire les outils dont nous avons besoin sans verser dans le délire narcissique et creux des contre-pouvoirs, des îlots anticapitalistes ou de l’autogestion de notre propre misère.
Annexe 1. Présentation et texte.
Le bulletin Lip-unité était la feuille de chou officielle de la lutte Lip. Il était produit par des partisans des Cahiers de Mai, organisés en dehors des syndicats, mais travaillant à rabattre les oies égarées pour les remettre dans le giron syndicaliste. Des camarades avaient à l’époque opéré un détournement critique de cette brochure en en reprenant le titre mais en en changeant radicalement le contenu. Nous en reproduisons ici un chapitre intitulé « Les syndicats, copropriétaires de la classe ouvrière », mais nous pouvons bien sûr envoyer une photocopie de l’exemplaire entier à qui le demanderait.
Ce texte présente quelques aspects importants. Le premier est de dénoncer les différentes forces politiques sociales-démocrates (partis de gauche, syndicats, gauchistes…) ayant contribué activement à transformer la lutte des prolétaires de Lip en une lutte pour la défense de l’emploi passant par la défense de l’entreprise Lip, autogérée ou non. Le deuxième est de dire que la voie de la généralisation, de l’extension de la lutte est vitale pour que les prolétaires puissent imposer un rapport de force durable et allant dans la voie de l’approfondissement. Ce n’est pas pour rien que les forces ennemies présentes au sein même du monde ouvrier déploient le maximum d’efforts pour aller dans le sens d’un retour à la « normale », de prôner le repli sur soi : métro-boulot-dodo et surtout que rien ne change ! Nous ne pouvons évidemment pas demander aux gauchistes, aux syndicats d’affirmer haut et fort que la séquestration des cadres, la confiscation d’un stock de 25000 montres et des pièces nécessaires au bon fonctionnement des machines, le fait de se payer soi-même grâce au fruit des ventes sauvages de montres… sont autant d’actes qui remettent en question la propriété privée et permettent de faire basculer le rapport de force en notre faveur. Leur sale boulot c’est de faire l’apologie de la relance de la production pour que Lip vive, c’est-à-dire en clair : vive l’entreprise Lip !
De ce deuxième point fort découle le troisième : il ne s’agit pas d’être manichéen avec d’un côté les bons prolétaires purs qui se font rouler dans la farine et de l’autre les méchants qui les manipulent. Si nous nous faisons avoir régulièrement, c’est notre responsabilité de ne pas prendre en charge plus fortement notre lutte et de remettre notre force aux syndicats, aux gauchistes qui l’utilisent pour appuyer telle ou telle solution bourgeoise pour « sortir de la crise » avec une solution réaliste. W. Reich disait ce que la psychologie sociale devait pouvoir expliquer, ce n’étaient pas les « raisons qui poussent l’homme affamé ou exploité au vol ou à la grève mais… pourquoi la majorité des affamés ne volent pas, pourquoi la majorité des exploités ne se met pas en grève » [56]. Dans le cas de Lip, comme de bien d’autres luttes, nous retrouvons un des points forts de la contre-révolution, qui est la défense de toute une vie basée sur le travail salarié. Tant que le travail est vénéré, il est difficile de concevoir une extension dynamique d’une lutte particulière. Ce qui l’emporte c’est une sorte de pesanteur, d’immobilisme. Les prolétaires peinent à aller de l’avant, enracinés dans tout un entrelacs d’habitudes et de petits riens qui font toute une vie « normale ». Ce qui peut pousser à casser avec ce schéma ne peut être que l’extension et la rencontre avec d’autres luttes qui brisent la norme en mettant en avant d’autres questions que la défense de l’emploi sur laquelle focaliseront syndicats et gauchistes. Dans une série d’interviews données à l’époque de Lip nous pouvons lire ces quelques lignes éclairantes : « L’emploi a été le détonateur et en même temps le piège. Le conflit Lip, en effet, est né et s’est développé dans une boîte où les pouvoirs étaient partagés : du côté patronal, le patron jouait un rôle plus ou moins progressiste ; du côté ouvrier, les centrales syndicales fonctionnaient à plein et revendiquaient sur ce qui est leur domaine propre. Dans des boîtes comme celle-là (elles semblent de plus en plus nombreuses) on peut se demander s’il est possible de déboucher sur autre chose qu’une lutte pour l’emploi, contre les licenciements, pour la restructuration de certaines tâches, pour les augmentations de salaires… A Lip, le problème de l’emploi a été, à certains moments de la lutte, un alibi. Tous les problèmes que l’on n’a pas posé : ceux du couple, de la vie sexuelle, de la nervosité et de la fatigue des gens durant le conflit, des loisirs, et combien d’autres… ne l’ont pas été, soi-disant, pour des raisons tactiques. Les travailleurs et certains leaders se sont dit : « il y a tels ou tels problèmes que l’on n’a pas posés : ceux du couple, de la vie sexuelle, de la lutte » ; donc tous, en rangs d’oignons, derrière : « non au démantèlement, non aux licenciements ». Au fond de toutes ces questions qui n’ont pas été posées, il y a, en fin de compte, une remise en cause de la société, une remise en cause globale ; et cette globalisation s’est trouvée refusée. C’est très grave parce que si dans tout conflit on reste, ainsi, finalisé uniquement par un problème de l’emploi (problème qui finalement se résout par une réintégration dans une usine où l’on retrouve les mêmes mécanismes, les mêmes patrons, la même petite vie) il y a quelque chose qui ne tourne pas rond » [57]. Ce qui ne tourne pas rond, c’est la difficulté à casser tous les schémas de survie qui se sont faits corps en nous. Mais faisons attention à ne pas tomber dans une critique moraliste où l’issue d’une lutte ne dépend que de la volonté pure des uns et des autres. Il y a de quoi être en porte-à-faux à se mettre dans l’illégalité (vol des montres) alors que la société nous apprend depuis tout jeune à respecter la propriété et à faire en sorte que nous soyons nous-mêmes reproducteur volontaire de cette soumission. D’où la reculade qui s’est concrétisée lors de la première paie sauvage : les salaires étaient toujours calculés selon les critères hiérarchiques antérieurs. Un ouvrier ne pouvait toucher autant qu’un chef ! C’est seulement la capacité à développer des luttes radicales, sans concession, en prenant nos responsabilités d’êtres humains capables de transformer les relations sociales, de casser les habitudes que nous pourrons aller dans le sens de notre émancipation.
Texte : Les syndicats, copropriétaires de la classe ouvrière
Le 14 août à Besançon, des milliers d’ouvriers de toute la région affrontaient spontanément les CRS autour de l’usine Lip malgré le sabotage évident de la CGT et l’opposition insidieuse de la CFDT. Six semaines plus tard, des dizaines de milliers de manifestants, regroupés derrière les organisations « officielles » participaient pieusement à l’enterrement folklorique du mouvement. Le 14 août, la classe était dans la rue, par-delà les barrières d’entreprises, par-delà les carcans syndicaux. Le 29 septembre, c’était une piétaille d’individus encadrés, embrigadés et mystifiés qui entérinait dans les faits par sa présence passive le monopole des syndicats, l’occupation policière de l’usine et l’isolement définitif de Lip. Tous les « échanges d’expériences » et autres délicatesses gauchistes ne pèsent pas lourd devant ce fait. Mais le grand carnaval unitaire n’a été que l’un des derniers actes d’un processus de mystification et de contrôle où chacun, CGT, Piaget, CFDT, gauchistes et partis de gauche a tenu le rôle qui lui est dévolu, consciemment ou non.
Alors que la CGT cogne les ouvriers qui veulent affronter les CRS et que la CFDT désapprouve la violence, Révolution loue sa place dans le parking des organisations responsables après avoir félicité le Comité d’Action [58] de Lip d’avoir « refusé l’anti-syndicalisme sommaire » et les inénarrables Informations Ouvrières (OCI) demandent aux syndicats de décréter la … grève générale ! Alors que JJSS [59] en compagnie d’une bonne fraction de la bourgeoisie libérale place le droit au travail au-dessus du droit à la propriété individuelle, Rouge et l’AMR réclament la nationalisation de l’entreprise. Enfin, alors que Ceyrac se déclare « disciple d’une certaine notion d’autogestion », Lutte Ouvrière précise sa pensée : « l’usine et sa production appartiennent aux travailleurs qui avaient fabriqué ces montres et permis par leur travail le développement de cette entreprise ». Les ouvriers sont beaux, les ouvriers sont gentils, tout le monde il est d’accord. Toute « l’extrême-gauche » a contribué à l’étouffement des possibilités d’extension de la lutte par leur participation à l’opération : ISOLEMENT-DE-LIP-PAR-SON-APOLOGIE. Cependant, s’il est nécessaire de dénoncer tous ceux dont l’agitation frénétique constitue la caution ultime des organes capitalistes dans notre classe — il faut éviter de sombrer dans l’idéalisme qui consiste à expliquer les événements par la pure mystification. Dès qu’on creuse un peu, on s’aperçoit que la facilité avec laquelle celle-ci s’effectue, s’explique d’abord par la nature et les limites de la lutte et par le niveau de conscience des ouvriers. Si les mystificateurs augmentent la confusion, c’est d’abord parce qu’ils s’en nourrissent. C’est des difficultés que rencontre la reprise des luttes, dans la classe elle-même, qu’il faut partir.
LES LIMITES D’UNE LUTTE
Indépendamment de ses aspects particuliers, la lutte de Lip s’inscrit dans une double tendance propre à la montée ouvrière actuelle. Cette reprise se caractérise d’un côté par une combativité croissante, des initiatives audacieuses et de l’autre, par une réticence à l’extension, un repli sur l’usine, un corporatisme défensif, comme on le verra plus loin. Ce qui est frappant chez Lip, c’est la combinaison telle que le niveau de la combativité revendicative devient incompatible avec l’isolement de la lutte et que l’intervention de l’Etat pose les conditions d’un saut brutal : la généralisation dans la rue, et l’entrée sur l’arène politique d’une fraction de la classe, au-delà des divisions d’entreprises (14 août). La saisie des montres et leur vente ne représentaient pas en elles-mêmes une forme de lutte qualitativement supérieure aux autres actions illégales qui se sont répandues depuis 1968, (occupations, séquestrations, arrêt des fours à Péchiney, etc…). C’est bien pourquoi d’ailleurs la CFDT gauchisante locale a pu entériner cette initiative, en bon syndicat « combatif » prêt à employer toutes les méthodes économiques de pression. Mais au-delà de l’adoption par les ouvriers de cette forme défensive circonstancielle, porteuse d’illusions autogestionnaires et seulement applicable dans certaines branches marginales, il y avait autre chose dont les syndicats mesuraient mal la profondeur. A un certain stade de mûrissement de la combativité, celle-ci entre en conflit avec le maintien du combat sur le plan économique. Entre l’extrême audace illégale dont ont fait preuve les ouvriers de Lip, la façon dont celle-ci a été ressentie par l’ensemble de la classe et le mouvement immédiat de mobilisation politique de 10.000 ouvriers de la région, il y a bien là un lien. Ce lien est celui de l’exaspération des conflits revendicatifs isolés qui peuvent de moins en moins aboutir.
Il faut le dire carrément : à aucun moment les travailleurs de Lip n’ont franchi le pas vers l’extension de la lutte, sa généralisation ; ils ont toujours considéré leur combat comme défensif (on peut réclamer à un patron en usant de moyens extrêmes). A aucun moment ne s’est dégagée une tendance, même minoritaire, qui ait percé à jour le double jeu de la CFDT (combativité mais enfermement et cloisonnement de la lutte sur le plan de l’usine, appel à la solidarité financière des individus mais sabotage de la solidarité active et politique, en actes, de la classe, au moment décisif). Même au sein du Comité d’Action, aucune voix ne s’est élevée contre le don de la première montre au conseil municipal, contre le monopole de fait des syndicats sur la conduite de la grève, contre le torpillage de la manifestation du 14, contre le langage « responsable » et patriote de l’Intersyndicale, contre la récupération par la « gauche », contre l’interdiction faite au CA de prendre la parole le 29 septembre, etc. (A ce stade, il apparaît qu’une action violente, même minoritaire, visant à restituer le droit de parole à tous, serait perçue comme une garantie contre les manipulations bureaucratiques, quelle que soit l’importance du rassemblement).
… Pire encore, il a régné une sorte de terrorisme latent contre toute remise en cause radicale du contrôle syndical de la grève. Quand quelques travailleurs ont tenté de dire que la CFDT et la CGT se foutaient d’eux en prenant prétexte de la nécessité de tenir compte de la CGC et de FO (inexistants dans la lutte), leur intervention fut noyée dans les huées des présents. Cet épisode indique clairement que l’ensemble des travailleurs ressentait le besoin de se rassurer auprès de leur papa-syndicat afin de contrebalancer l’illégalité de l’affaire. Même les travailleurs les plus radicaux, regroupés dans le CA ont accepté dans les faits de servir de caution « imaginatrice », « démocratique » à la direction syndicale de la lutte. Ils ont accepté d’être un forum de discussion, de « ferment », d’initiatives secondaires et n’ont jamais remis en cause la prétention dictatoriale des syndicats à être les représentants institutionnels de la grève. Même au moment le plus flagrant, le 14 août, quand les syndicats ont pesé de tout leur poids sur les possibilités de développement les membres du CA se sont contentés, au mieux, de participer activement aux bagarres, sans jamais dénoncer clairement la responsabilité de la CFDT dans le détournement de la manifestation.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des éléments qui ont ressenti confusément ces choses. Vers la fin septembre, le CA commençait à rechigner devant la façon dont la CFDT conduisait les négociations. Mais l’absence d’expression concrète et cristallisée de ce malaise atteste, d’une part de sa confusion et, d’autre part, de l’ambiance « responsable », pro-syndicale, de l’esprit corporatiste de l’ensemble des travailleurs, ambiance qui étouffait toute velléité d’expression d’un courant révolutionnaire. Il en va de même, à un autre niveau, de l’ensemble des travailleurs de la région qui, bon gré mal gré, et après quelques bousculades ont renoncé à affronter les « casques bleus » de la CGT qui détournaient la manifestation, et sont revenus se heurter aux CRS plus tard, alors que la possibilité d’une riposte de masse était passée. On peut donc démonter l’opération de mystification et d’isolement effectuée par la CGT-CFDT, aidées par les gauchistes, en situant cette grève comme un moment extrême d’une intensification des luttes, resté en-deçà de la généralisation et de la rupture avec les syndicats. Il est évident que le CA n’a pu s’exprimer, ou très peu, parce que la dictature des syndicats ne peut admettre l’apparition d’une troisième force (cas de Lip : deux syndicats rivaux et unis, le CA troisième larron), plus ou moins autonome et qui pourrait les déborder sur leur gauche. Un mai 68 leur suffit [60].
Si cela a pu se produire, c’est surtout dû au fait que les révolutionnaires que nous sommes ou que nous voulons être, sommes rendus timorés par des siècles d’oppression et d’atavisme et que nous avons des scrupules à employer certains procédés et que nous avons du nous faire violence — pour dire qu’ils sont nécessaires si nous voulons arriver à nous exprimer. Le fait de s’exprimer est une forme de pouvoir et c’est pour cela que les syndicats essayent d’en garder le monopole en tant que force organisée, tout au plus tolèrent-ils que des individus puissent s’exprimer en tant qu’individus, mais il en va autrement pour une tendance. Et la seule alternative qu’ils laissent, c’est la lutte ; pour arriver à pouvoir s’exprimer il nous faut ne pas hésiter à envisager tous les moyens y compris les plus radicaux, car la bureaucratie ne nous cédera pas ce pouvoir, pas plus que la classe dominante ne cédera son pouvoir d’exploitation, mais les exploiteurs que ce soit ceux de la classe ou ceux du prolétariat en céderont que par une défaite militaire de leur part.
LA MYSTIFICATION
La production et la vente des montres a immédiatement déclenché un déferlement d’apologies les plus diverses. Les bourgeois éclairés, tout en se plaignant du caractère illégal de la chose, félicitaient les travailleurs de « leurs sens de l’entreprise » (Ceyrac), de leur « défense de l’outil de travail » (Bidegain, CNPF). Messmer exprimaient sa « compréhension » et Edgar Faure son « intérêt ». Quant à Servan-Schreiber, il prenait vaillamment la défense des ouvriers francs-comtois, attachés à leurs intérêts locaux et victimes de l’abominable bureaucratie parisienne. Tout ce qui n’est pas trop abruti dans la classe capitaliste laissait échapper un cri de cœur qu’on peut résumer ainsi : « il y a quand même quelque chose d’émouvant dans cet attachement des ouvriers à leur usine ». Sous-entendu : « s’il le faut, l’autogestion » — car en fin de compte, la forme de propriété est secondaire, ce qui importe, c’est de pouvoir continuer à exploiter des prolétaires. Et du haut des chaires de Besançon, les prêtres répercutaient la sentence de l’archevêque Lallier (surnommé « l’allié des patrons ») : « la volonté de Dieu, c’est le droit au travail ». Ces « soutiens publics », au moment où le spectacle se concentrait sur Lip, devaient nécessairement assurer la publicité de leur soutien. Chacun escomptant de la sorte capitaliser quelques miettes pour augmenter le prestige de leurs images défraîchies. Tous ces idéologues rapiécés se sont émerveillés devant l’expérience Lip devenue pour eux l’ébauche de réalisation pratique des divers projets crachotés sur l’« autogestion », le « contrôle ouvrier », etc.
Lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. En attendant, ils glorifient cette « gestion ouvrière », faisant d’une nécessité du moment une vertu éternelle. Alors que la plupart des ouvriers luttent pour un « salaire de survie », les bureaucrates s’attachent à défendre la survie du salariat. Mitterrand y voit même un signe de « mûrissement des travailleurs de notre pays » (le Monde), sans doute pour faire assurer prochainement cette gestion du capital par les ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire l’autogestion de leur misère. Lorsqu’il s’employait à gérer activement le vieux monde, le même Mitterrand, Ministre de l’Intérieur en 1955, avait fait intervenir la police à Saint-Nazaire contre les ouvriers en grève. Comme les autres, il aura au moins su mettre son fauteuil dans le sens de l’histoire ! aux grandes orgues religieuses s’est joint l’inévitable pathos gauchiste. Les anarchistes, réveillés en sursaut, acclamaient la coopérative triomphante. La Cause du Peuple interrompait son bourrage de crâne populiste et chauvin pour permettre à ses Sherlock Holmes de Bruay-en-Artois [61] de délirer sur le « pouvoir ouvrier », sur les « ouvriers qui se constituent en communauté », « la mort de l’entreprise CAPITAL », et suprême connerie — « l’usine humaine ». Enfin, Lutte ouvrière, toujours prête à dire n’importe quoi pour flatter les tendances petite-bourgeoises des ouvriers, vitupérait contre la vilaine direction qui a été « incapable » de « gérer l’entreprise de façon saine » et applaudissait les gentils travailleurs qui « estimaient avoir autant de droit sur l’usine que la direction, les actionnaires, etc. ». Pour LO, les montres « appartiennent » aux ouvriers de Lip. Faut-il en conclure que les canons « appartiennent » aux poinçonneurs ? (même connerie chez certains conseillistes : « …la seule critique en actes que les licenciés potentiels peuvent opposer pour l’instant au capital et à sa logique du profit n’est rien moins que l’appropriation de ce qu’ils produisent… « . Nous disons : la transformation consciente de leur production en fonction de leurs propres besoins et désirs). Quant aux chômeurs et aux centaines de millions de crève-la-faim du tiers-monde, ils pourront sans doute toujours vendre ce qui leur « appartient », c’est-à-dire leurs haillons et leurs estomacs vides aux bons petits ouvriers de Lip qui eux, au lieu de traîner dans les rues de Calcutta ou de Rio, ont permis « par leur travail le développement de cette entreprise » ! La démagogie contre-révolutionnaire est un abîme sans fond.
Les trotskistes de Rouge ont évité pour l’instant de rejoindre l’immense fanfare autogestionnaire, mais c’est pour ressortir leur lamentable « nationalisation sous contrôle ouvrier », leur programme de capitalisme d’Etat avec participation ouvrière. Ils sont fidèles à Lénine, en cela, qui entend par nationalisation de l’entreprise, d’une part un nouveau rapport de propriété entre travailleurs et celle-ci, et d’autre part, le fait que sa gestion soit assurée par des fonctionnaires nommés par l’Etat. Le résultat de tout ceci est un état de choses bâtard : coexistence d’un capitalisme « privé » avec un Etat « prolétarien » évoluant vers un capitalisme d’Etat. Lénine l’énonce sans pudeur : « qu’est-ce-que le capitalisme d’Etat sous le pouvoir des soviets ? Etablir à présent le capitalisme d’Etat, c’est appliquer le recensement et le contrôle qu’appliquaient les classes capitalistes… L’Allemagne nous offre un modèle de capitalisme d’Etat. Nous savons qu’elle s’est révélée supérieure à nous. Mais si vous réfléchissez un tant soit peu à ce que signifierait en Russie, dans la Russie des soviets, la réalisation des bases du capitalisme d’Etat, quiconque a gardé son bon sens et ne s’est pas bourré le crâne de fragments de vérités livresque, devra dire que le capitalisme d’Etat serait pour nous le salut. » [62]
L’intérêt du parti « inamovible » et de ses fonctionnaires privilégiés (la Patrocratie), prévaut toujours sur celui des travailleurs. Cependant, cette cacophonie n’a pas seulement pour conséquence de répandre la mystification de l’autogestion — qui sera probablement la dernière carte du capital en période révolutionnaire — elle a joué un rôle concret et précis dans la lutte de Lip même, et elle jouera un rôle dans toutes les luttes à venir, particulièrement dans les luttes contre le chômage, lutte où la grève passive devient dérisoire (les chantiers de la Clyde en Grande-Bretagne).
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A Lip même : il a été démontré une fois de plus que toute apologie non critique d’une forme quelconque de lutte revendicative a pour effet de figer la lutte à ce stade. Il est vrai que les ouvriers de Lip refusaient de parler d’autogestion. Mais, de fait les flatteries ouvriéristes dont ils étaient l’objet se sont traduites par la transformation de cette action illégale en sorte de « pôle » exemplaire, d’expérience isolée. Ainsi, dans la tête des travailleurs de Lip, le reste de la classe ouvrière était vu comme devant « soutenir » les Lip, acheter les montes des Lip, débrayer pour les Lip. Ce fut : « Lip pour tous et tous pour Lip ». Quand les travailleurs de Lip s’imaginent, parce que le charabia gauchiste leur est monté à la tête, que leur lutte est le « début d’une ère nouvelle » (affiche à Lip), les révolutionnaires ont le devoir de leur balancer des seaux d’eau froide sur la figure pour les dessaouler. La classe ouvrière a une seule arme objective : sa lucidité. Indépendamment de leurs bonnes volontés et de leurs illusions, les gauchistes sont condamnés à renouveler la même opération à chaque lutte : en dansant autour des luttes, ils les isolent dans les faits, en entourant chaque action d’une auréole, ils en étouffent les possibilités d’extension et de politisation. Car ce qui pousse les ouvriers de l’avant, ce n’est pas l’autosatisfaction et la complaisance, mais la nécessité de dépasser en permanence le stade qu’ils ont atteint. Les gauchistes transforment la lutte de classe en spectacle, et l’empêchent de se développer concrètement.
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En braquant l’ensemble des ouvriers sur cette forme de lutte on tente de les empêcher de voir la seule chose véritablement « exemplaire » dans le conflit de Lip : le recours à la lutte offensive, à l’illégalité, qui conduit inévitablement à l’affrontement social [63] dans la rue et à une extension. Quand LO titre : « contre la crise qui menace, comme ceux de Lip, imposons le droit des travailleurs sur l’entreprise ». Ou quand le représentant CFDT gauchiste d’Oréal déclare aux ouvriers de cette usine que si le chômage menace, « il faudra mettre la main sur le capital », ces gens ne se contentent pas de détourner la colère ouvrière du terrain social, terrain d’unification de la classe, ils enferment les travailleurs dans un mode de combat économique qui n’a aucun sens pour l’écrasante majorité de la classe, même d’un point de vue revendicatif. La mise en route de la production et la commercialisation ne sont possibles de façon isolée (et encore pendant très peu de temps) comme moyen de pression défensive que dans certains secteurs marginaux et semi-artisanaux. Dès que la proportion de machines, de matières premières devient prépondérante, cela devient quasi impossible. Dès que l’on sort du secteur de certains biens de consommation, c’est également impossible. Imagine-t-on les employés de banque vendant des devis ou les ouvriers de Dassault des Mirages IV ? En montant en épingle cette forme de lutte circonstancielle et éphémère, les gauchistes divisent la classe. Car, en tant que classe, les ouvriers ne peuvent s’unifier que sur un terrain qui leur soit commun. Et ce qui est commun à l’employé, au mineur, au travailleur qui fabrique des pièces détachées, comme à celui qui finit le produit, c’est leur opposition au capital dans son ensemble, c’est-à-dire à notre époque, à l’Etat.
SYNDICATS ET GAUCHISTES CONTRE L’UNIFICATION.
En avril 1973, la CGT condamne la création d’un comité d’action ouvert à tous les travailleurs et refuse de se réunir avec lui. Le 5 juin, lorsque les travailleurs séquestrent les administrateurs, la CGT s’y oppose. Lorsque les montres sont cachées, la CGT n’est même pas présente. Au moment de la remise en marche de la production, elle ne se prononce pas. Au début août, le CA tente de poser le problème de l’autodéfense de l’usine, mais la CGT oppose un véritable veto et refuse que la question soit même posée en AG. Le 14 août, elle mobilise son service d’ordre pour détourner la manifestation puis ignore superbement les ouvriers qui se battent. Comment expliquer que la CGT, minoritaire, complètement discréditée aux yeux des travailleurs combatifs, ait pu continuer à rester à la direction effective de la grève ? Comment a-t-elle pu, le 29 septembre, s’opposer avec morgue et assurance à ce que le CA prenne la parole ? Comment les staliniens ont-ils pu étouffer toute critique radicale à leur égard ? Pour expliquer cet exploit remarquable, il ne suffit pas de constater que la CGT s’appuyait sur la prudence et l’inertie des travailleurs les moins combatifs. La véritable réponse, c’est que les flics du PCF ont été maintenus en vie et secondés par leurs adjoints de « gauche » et « démocratique » de la CFDT, qui eux-mêmes s’appuyaient sur un CA réduit à un rôle de caution.
Bien sûr, à Lip, la CFDT était un syndicat « populaire » de « gauche ». Bien sûr, tant que la lutte est restée défensive à l’intérieur de l’usine, les Piaget et Cie ont pu se mettre à la tête d’initiatives illégales. Cela ne fait que prouver que ce type de syndicat, qui doit se montrer plus « combatif » pour concurrencer la CGT, est prêt à aller aussi loin que possible, c’est-à-dire, dans les cas extrêmes juste en deçà de la limite de l’unification de la classe. Mais un vernis radical ne transforme pas de vieux routiers de la collaboration de classe en organe prolétarien. Si la CGT n’avait pas été là pour faire le sale boulot le 14, c’est, à n’en point douter, la CFDT qui l’aurait accompli, comme elle l’a fait en de telles circonstances en 1968. Au moment des affrontements avec les CRS, Vitto (CFDT) appelait à « ne pas provoquer ». Quant à Piaget, super-star, il avait disparu de la circulation et n’est revenu que plus tard pour gémir : « une seule solution, une vraie négociation ». Chassez le naturel, il revient au galop.
Cependant, ceux qui portent la plupart du temps inconsciemment la responsabilité d’avoir étouffé toute révolte ouvrière ouverte et consciente contre les syndicats, ce sont les gauchistes. Ce sont eux qui, en acceptant comme quelque chose qui va de soi la présence de la CGR-CFDT à la têt de la lutte, ont empêché les ouvriers les plus radicalisés de la contester. La pire idée que les gauchistes aient réussi à faire passer, c’est celle exprimée par un membre du CA : « si les syndicats travaillent dans le sens de la lutte, il n’y a pas de raison de se déterminer de façon différente. Si on jugeait le contraire, il faudrait se déterminer… ». Mais cette approche superficiellement réaliste qui a l’air d’avoir le bon sens avec elle, laisse de côté la façon concrète dont les syndicats travaillent « contre le sens de la lutte ». D’abord, ils se mettent à sa tête et prennent s’il le faut les initiatives sur le plan revendicatif. Ensuite, ils peuvent se servir de la confiance ainsi gagnée au moment crucial. Et précisément, au moment crucial, le CA ne s’est pas déterminé de façon probante : « même si (les bagarres) ne sont pas dans notre ligne de conduite, on considère que ceux qui y participent sont des nôtres… ». En affirmant que les bagarres n’étaient pas dans sa ligne, le CA démontre qu’il n’était pas l’organe des travailleurs radicalisés qui ont affronté la police, même si la plupart de ses membres y ont individuellement participé. C’est dès le départ, de façon systématique, et surtout lorsque les syndicats affichent des allures combatives et gauchistes qu’il faut les dénoncer et prévenir du rôle qu’ils seront contraints de jouer. Il faut être systématiquement contre les syndicats, parce que les syndicats sont les défenseurs du salariat.
Et il faut systématiquement dénoncer l’isolement des luttes, parce qu’avec l’approfondissement de la crise et l’apparition massive du chômage, l’extension deviendra de plus en plus la seule possibilité. Le rôle spécifique de la fraction révolutionnaire de la classe n’est pas de « pousser » à la lutte, de fétichiser telle ou telle forme de combat ou de courtiser les ouvriers. Il est de représenter fermement l’avenir au sein du mouvement. L’usine isolée n’est qu’une cellule du capital unifié et lié à l’Etat. Le prolétariat ne peut s’attaquer au capital cellule par cellule. Dans ce cadre, les ouvriers peuvent au mieux se défendre de plus en plus difficilement — au pire participer à sa gestion.
Annexe 2 : La grande escroquerie du troc’n’roll
Un peu d’histoire… argentine
La première expérience de troc apparaît en 1995 dans le village de Bernal, situé à 30 km au sud de Buenos-Aires, où une vingtaine de voisins se retrouvent tous les samedis et forment le premier club de troc (club de trueque). Le principe en est simple : chaque membre doit être producteur et consommateur à la fois, on dit prosommateu [64]. Ces membres échangent des biens (nourriture, vêtement…) et des services (dentiste, réparateur de voiture…) sans se servir de la monnaie officielle, le peso. Il y a ainsi un pacte de réciprocité et la confiance règne dans le bon vouloir de l’autre. Au départ, les échanges sont notés dans un cahier, puis ceux-ci devenant de plus en plus importants et impersonnels (tout le monde ne peut connaître tout le monde, ce qui était le cas au début) il faut faire les transactions à l’aide de « crédits ». Chaque membre au départ reçoit des éditions PAR (Programme d’Autosuffisance Régional), 50 créditos, qui lui serviront à échanger des produits. Pour ces apôtres, le crédito n’est pas une monnaie, mais une monnaie sociale, un bon de crédit, nuance qui s’impose ! Ce crédito est imprimé avec de l’encre verte sur du papier spécial, avec filigrane et logo… comme les bons vieux billets. Sous la pression de madame la misère dans ce pays où le RMI, les assurances chômage, les allocations familiales n’existent pas, les réseaux vont se développer très rapidement, à un point tel qu’à un moment donné le PAR qui ne récupère plus aucun crédito n’a plus les moyens d’en imprimer. D’où la nécessité de vendre une lettre d’information sur le réseau de troc (remise avec des créditos) contre des pesos qui permettent d’acheter le fameux papier infalsifiable. Cette lettre, médiatisée, va encore démultiplier des clubs de troc, qui s’appellent désormais nœuds (nodos).
En 1997, il y a 600 personnes dans ces réseaux. En 1998, il y a 120 clubs et 60000 membres dans tout le pays. Cette année-là, le gouvernement de la ville de Buenos Aires a officiellement soutenu le réseau de troc, par l’établissement du « programme d’appui au troc multiréciproque ». Depuis, la ville de Buenos-Aires a continué à soutenir le troc et a appuyé la rencontre annuelle du réseau, qui en 1998 [65] a accueilli 10000 personnes. Au fil des ans, les réseaux s’étendent à toute l’Argentine. En 1999 il y a 200 nœuds et l’on apprend que trente habitants de cinq quartiers de la ville de Plottier (Neuquen, dans le sud du pays) paient leurs impôts municipaux en retard en briques, en produits de boulangerie, en réparations de voitures : du moment que les impôts sont payés, tout va bien ! En 2000 il existe 400 nœuds et 400000 membres. Fin 2001, il y a 800000 membres. A ce moment le secrétariat des petites et moyennes entreprises apporte un soutien logistique pour organiser de grandes foires, pour aider à la formation de nouveaux réseaux de troc. Des entreprises au bord de la faillite écoulent leurs stocks de pain, de chaussettes… qui sont échangées contre des services (plombier, mécanicien), contre des créditos pour payer les salariés. Le réseau global accorde des crédits en créditos à des PME en difficulté. En 2001, en quelques mois le nombre de troqueurs passe à 2,5 millions et début 2002, il y a 5000 nœuds et selon certaines estimations le nombre de troqueurs est allé jusqu’à 6 millions.
Il y avait des mégaferias, foires géantes du troc, réunissant plusieurs dizaines de milliers de personnes. Selon des admirateurs du troc [66] : « le troc sauve des millions de familles de la faim, de la misère, de la dépression ». Le crédito devient une monnaie reconnue : « dans certaines villes, on peut désormais payer ses impôts en créditos. Des médecins, des dentistes acceptent, dans leur cabinet privé, d’être payés en créditos, d’autres consultent directement dans les nodos. Des propriétés foncières et même des voitures se vendent en créditos. Les représentants du Réseau global signent aussi des accords avec des entreprises de transport et des hôtels qui acceptent des paiements en créditos. Des agences de voyages de voyage proposent désormais des vacances réglables en bons de troc ». Puisque cette monnaie est reconnue pour ce qu’elle a toujours été, il s’ensuit inévitablement les mêmes soucis qu’à connu le peso : enrichissement, spéculation, fausse monnaie (environ 40 % des circulants, un demi-milliard de créditos !), inflation, perte de la confiance… en novembre 2002, 40 % des nœuds sont fermés et à la fin 2002, 90 % des membres sont partis. En 2003, 4 nœuds sur 5 ont disparu. Bénéficiant d’une certaine reprise économique et de l’aide du FMI, l’Etat en profite pour reprendre directement le contrôle des pauvres en allouant de ridicules allocations aux chômeurs, ce qui les détourne des réseaux de troc. Les prolétaires sont décidément ingrats : ils vont là où ils trouvent meilleur compte pour survivre ! Il est vrai que dans cette période d’inflation à l’intérieur des réseaux il est moins intéressant d’acheter des biens sur le marché officiel en pleine restructuration. L’Etat, dans sa réorganisation et le contrôle de la totalité de la vie civile, ne pouvait accepter l’existence de deux monnaies, le crédito entrait dans une concurrence trop grande vis-à-vis du peso.
Le mythe et la réalité
Comme toujours il faut regarder au-delà des discours des promoteurs des réseaux de troc et de leurs supporters, toujours prompts à répandre un mythe sans regarder de trop près la réalité. Ceux-ci parlent de « construire des pratiques économiques […] à contre-courant du système capitaliste […] de forger de nouveaux liens sociaux […] pour créer un ordre social plus juste, démocratique et équitable ». Réinventer la vie, en bref, ce qui est tout à fait louable, surtout si l’on se penche sur la Déclaration de principes du Réseau global du troc publié en 1998. On peut lire ces quelques extraits pris ici et là : « pour nous réaliser comme êtres humains nous n’avons pas besoin d’être conditionnés par l’argent […]. Nous ne cherchons pas à faire la promotion d’articles ou de services mais à nous aider mutuellement pour améliorer notre vie, grâce au travail, la compréhension et l’échange juste […]. Nous soutenons qu’il est possible de remplacer la concurrence stérile, le profit et la spéculation par des relations de réciprocité entre les personnes […]. Nous croyons que nos actes, produits et services peuvent répondre à des normes éthiques et écologiques avant de répondre aux lois du marché à la surconsommation et à la recherche de bénéfices à court terme… ». Beau programme… Qu’en est-il en réalité ?
En lisant un autre discours tenu par les promoteurs du troc, nous commençons à mieux comprendre. Il s’agit pour eux d’obtenir l’acceptation du troc comme mécanisme « valable et légitime » pour réactiver le marché et faire baisser le chômage. Les promoteurs des réseaux « conçoivent eux-mêmes cette expérience comme un vaste réseau qui fonctionne pour favoriser l’initiative patronale ou comme une couveuse d’entreprises « [67] . Ils disent aussi que la caractéristique fondamentale du troc c’est le « jeu du marché libre », ce qui est étonnant, si l’on s’en tient à leurs discours fumeux contre le néo-libéralisme. Comme nous l’avons vu dans l’exposé de quelques faits, des liens se sont établis avec des petites entreprises pour que celles-ci déversent leurs marchandises dans les réseaux. Dans certains cas, les troqueurs ont permis l’apparition de micro-entreprises. En clair, et comme cela a été revendiqué, les activités nées du troc ont été invitées à gagner en productivité, en efficacité pour pouvoir se mesurer avec le marché « officiel » et même s’y intégrer. Les promoteurs du troc ont ainsi écrit : « grâce au partenariat avec différents organismes gouvernementaux [...], des ponts commencent à être jetés pour faciliter la transition vers le marché formel ». Ce qui fut justement décrypté : « les « prosommateurs », et parmi eux les fondateurs du réseau, considéreraient le club de troc comme une plate-forme pour se transformer en petits producteurs, qui, après être devenus compétitifs, grâce à la coopération à l’intérieur du réseau, pourraient entrer dans un secteur du marché capitaliste. Cela engendrerait un système de « penny capitalism » qui, d’une certaine façon, donnerait un visage plus humain au système » [68]. Même en reconnaissant cette réalité, les supporters du troc pourraient bien n’y voir aucun problème et continuer à affirmer aller dans le sens du bonheur de l’humanité.
L’important est de savoir si les réseaux de troc peuvent retisser les liens sociaux de base avec le sentiment d’appartenir à une communauté de gens égaux, solidaires, un renforcement de l’associationnisme prolétarien dans l’objectif d’unir nos forces contre ce monde ou si au contraire ces réseaux ne font que développer le commerce, avec ses inévitables « dommages collatéraux » que sont la concurrence, les luttes de pouvoir entre réseaux qui éditent leur propre monnaie, etc. Nous ne sommes pas là pour condamner des procédés de survie, de lutte contre la faim et la misère. Les réseaux de troc ont permis que des prolétaires ne meurent pas de faim. Temporairement cela peut apporter un soulagement dans la survie et contribuer à stabiliser une situation de déstructuration du tissu social par la réactivation d’une activité (micro) productive, par le fait de donner un semblant de sens à la vie de chômeurs complètement déboussolés. Par contre ce que nous condamnons c’est nous faire croire à la possibilité que puisse se renforcer la lutte contre le monde de la marchandise tout en contribuant à développer le marché ! Non seulement nous affirmons que tout cela ne permet en rien de renforcer la lutte contre le système capitaliste, mais nous disons que ce projet soi-disant alternatif, d’économie « parallèle » est un piège pour le prolétariat. Il s’agit uniquement de gestion de la survie matérielle ! La montée en force de ces réseaux s’est faite grâce à un discours politique visant à montrer que l’ennemi est le néo-libéralisme, que cette forme particulière du capitalisme est seule responsable de la faim dans le monde, de la misère, etc. C’est d’ailleurs ce discours qu’invoquent les promoteurs du troc pour expliquer la chute brutale des réseaux qui intervient fin 2002, début 2003. Explication banale qui repose toujours sur la dénonciation d’une force extérieure qui aurait dénaturé un contenu, qui par lui-même serait viable et juste. Dans ce cas, le responsable désigné est la création de faux créditos. Notre explication est tout à fait différente.
Tout d’abord il convient de dire qu’il y a tromperie dès le départ sur l’utilisation du terme troc. Le troc suppose que si l’un donne un bien à l’autre, c’est qu’il y a intérêt direct à cet échange. Cela s’arrête à la satisfaction de ce besoin immédiat, simple. Le mythe commence là, comme si la réciprocité et la confiance tant vantées pouvaient se maintenir et se renforcer. A partir du moment où le crédito est créé, cela montre que ce qui l’emporte est la dimension du système : les relations entre prosommateurs tendent à l’impersonnalité, les relations entre les hommes cèdent le pas à des relations entre des possédants d’une marchandise ayant une valeur mesurable. Le système se complexifiant, encadré par tout un réseau et des marchés formels, cela devient ouvertement du commerce. Les vendeurs et acheteurs se retrouvent sur le marché pour vendre une marchandise qu’ils ont produites chacun dans leur coin. Et la bête question que nous posons, c’est comment ces marchandises peuvent-elles s’échanger ? La seule possibilité pour ce faire est de mesurer la valeur d’une marchandise en fonction du temps dépensé pour la fabriquer. Le produit du travail humain se mesure en heures, minutes et secondes. La course à la productivité dont on parle plus haut est la conséquence directe de l’existence d’unités productives autonomes. Chacun produit dans son coin et l’objectif que chacun va poursuivre sera de toujours produire plus et à moindre coût, le temps de travail cristallisé dans chaque marchandise tendant à se réduire pour réaliser un profit plus grand.
Voilà ce qu’est le marché : la poursuite de l’intérêt individuel. Celui-ci, dans le cadre d’un monde, d’une économie existant depuis des siècles qui a façonné des hommes se faisant concurrence, ne peut qu’aller à l’encontre de la solidarité entre prolétaires. Les supporters du troc prétendent que les relations qui se nouent dans le marché pourraient être dominées par le respect, l’honnêteté et autres bavardages humanistes. Or le marché a une histoire, celle du capital marchand, du capitalisme. Des siècles de concurrence, de désirs de posséder, d’accroître les gains, d’écraser et d’absorber l’autre se sont ancrés en nous. A partir du moment où les êtres humains entrent en relation sur le marché, il est inévitable qu’ils reproduisent ce conditionnement. La tromperie de ces supporters est de nous faire croire que le marché est une donnée naturelle, que les hommes ont toujours échangé des marchandises, que l’argent existe depuis toujours ainsi que le capital. Ces apôtres, ces curés d’un nouveau genre parlent avec beaucoup de « si » dans la bouche : « si les hommes voulaient bien échanger sans chercher à duper l’autre, si les bourges étaient plus gentils, compréhensifs… ». Ils mettent toujours la bonne volonté et l’altruisme des gens en avant. Ils rêvent d’un « vrai » marché où les gens échangent selon leurs seuls besoins. Le petit problème est que dans ce monde, ça n’existe pas. Il est illusoire de penser que l’on pourrait faire passer avant le commerce la force de la solidarité, de l’entraide à partir du moment où l’échange de marchandises s’opère. Il est illusoire de penser que par la seule persuasion il est possible de changer la mentalité des personnes qui en masse ont investi les réseaux. Dans les années 2001–2002, la vérité éclate au grand jour, la grande majorité des prolétaires qui investissent les réseaux se tapent comme de l’an 40 de vouloir une économie plus humaine. Ils sont là pour bouffer et si possible réaliser quelques bénéfices au dépens de l’autre.
A partir du moment où il n’y a pas rupture totale avec le marché et sa réalité profonde, il y a reproduction. Reproduction qui a pu se faire avec succès, profitant d’un espace laissé vacant par un capital plus soucieux d’énormes profits rapides dans d’autres secteurs ; ce type de réseau a pu fonctionner et tisser sa toile dans ce marché délaissé, marginalisé et remplir le rôle du capital marchand, parfaitement intégré au marché capitaliste. Avec sa rhétorique anti-libérale, avec sa pratique marchande, nous estimons que le réseau de troc déjà existant, à la différence des usines récupérées s’inscrivant dans une dynamique de lutte, a rendu un immense service au capital pour éviter que la situation devienne encore plus explosive en 2001–2002. Dès le départ le réseau de troc sert les intérêts du capital. Ce réseau a pu empêcher que les prolétaires prennent en charge eux-mêmes la question de l’entraide (chose qui se fait toujours spontanément à travers des réseaux informels), allant ainsi plus loin dans le renforcement de leur autonomie.
En conclusion nous pouvons dire que nous pourrions nous reconnaître dans la Déclaration de principes du Réseau global du troc, si elle reconnaissait la nécessité d’extirper par la dictature des besoins humains toute trace de capital sur la terre... Nous voulons que ce soit la qualité de l’activité humaine par et pour la communauté qui prime. Pour cela il faut détruire tout idée d’une production se réalisant sur la base de producteurs privés, autonomes et indépendants les uns des autres. Le besoin de l’espèce humaine ainsi que les besoins de la Terre dans sa totalité ne peuvent s’établir que selon un plan central, unique qui est en mesure de déterminer la production de biens et de nourritures en fonction de ce qui nous est nécessaire pour vivre. Besoins humains qui se définiront toujours plus avec le temps et avec le changement total des êtres humains. Il est clair qu’aujourd’hui ce que le capital appelle les besoins humains, quand il fait référence à toute la camelote qu’il produit, n’a rien à voir avec de réels besoins humains. Bien sûr nous ne faisons pas de plan sur la comète, nous ne sommes pas là pour décrire dans le détail une société basée sur la communauté humaine, la négation de l’individu. Nous pensons qu’une société débarrassée de l’argent, des classes, de l’Etat sera d’une grande inventivité, ce que nous constatons déjà à l’état embryonnaire dans toutes les luttes où la radicalité prolétarienne s’exprime. Nous savons de par les travaux d’anthropologues que les êtres humains ont vécu pendant des millénaires en ignorant les mots « je », « c’est à moi », « posséder », en ignorant la propriété privée, l’argent, l’échange mercantile et que donc cette société capitaliste n’est que de passage dans l’histoire de la vie terrestre [69]. Il n’y a rien d’utopique dans ce que nous disons, au contraire l’utopie consiste à croire que la fin de l’histoire est ce monde guidé par la loi du profit.
A condition que nous soyons capables de le détruire, car il est évident que cette société mercantile ne mourra pas toute seule. C’est le rêve absurde de l’alter-mondialisme. Ce n’est que par une destruction violente du capital que cela est possible, ce n’est que dans le feu de l’insurrection que les humains changent radicalement, luttent contre leurs cuirasses, leurs névroses, leur aliénation, leur séparation les uns des autres. Croire que dans le cadre du système capitaliste les êtres humains puissent se déconditionner comme le propose cette déclaration est totalement illusoire et dangereux. C’est s’opposer au mouvement révolutionnaire qui combat les illusions, les beaux sentiments, qui combat la propriété privée que ces charlatans (fussent-ils naïfs et sincères…) défendent dans leur pratique. Faute de le comprendre ils se retrouveraient de fait en travers de l’organisation du processus insurrectionnel et se feraient traiter pour ce qu’ils sont : des ennemis du genre humain.
Bibliographie indicative
A propos de l’Espagne
-
Michael Seidman, Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail], éd. Echanges et mouvement, mai 2001.
A propos de LIP
-
Collectif, LIP-unité, bilan, (détournement), déc. 1973.
-
Négation n° 3, « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », mars 1974.
-
La grève chez Lip, Echanges et mouvements, mai 1975.
A propos de l’argentine
-
Recueil de textes argentins, (2001–2003) et Recueil de textes argentins, (2003–2005), Mutines séditions.
-
L’oiseau-tempête n° 9, été 2002, pp. 10–20.
-
Macache n° 2, printemps-été 2004, pp. 19–31.
-
Communisme n° 54, 55, 56, « A propos des luttes prolétariennes en Argentine », avril 2003/octobre 2004.
-
Meeting n° 2, « Argentine : une lutte de classe contre l’autonomie », septembre 2005.
Sur l’autogestion en général
-
Paul Mattick senior, « La gestion ouvrière », in Intégration capitaliste et rupture ouvrière, éd. EDI,1969.
-
PCI, Programme communiste n° 1, « Les fondements du communisme révolutionnaire (troisième partie) ».
Sur l’insurrection
-
A couteaux tirés avec l’existant, ses défenseurs et ses faux critiques, Mutines séditions, 2007 (première parution en Italie aux Editions NN).
Sur la critique du monde de l’argent
-
L’insécurité sociale, G. Winstanley, « Communisme, éléments de réflexion ».
-
La guerre sociale, « La question de l’Etat ».
-
Jean Barrot, Le mouvement communiste, Champ Libre, 1972.
-
Un monde sans argent : le communisme, paru en supplément à la revue de l’O.J.T.R., Les amis de 4 millions de jeunes travailleurs, de 1974 à 1976.
(Ces textes ont nourri notre réflexion. Nous pouvons évidemment faire parvenir à qui le souhaiterait un exemplaire scanné de chacun d’eux. Limités par notre trop faible connaissance des langues, nous n’avons pas pu trouver de texte intéressant sur cette question émanant d’autres parties du monde, si des camarades ici ou là voulaient nous aider à remédier à cela…)
Des prolétaires.
Décembre 2009.
Ce texte est forcément incomplet et limité.
Photocopillage, critiques et dépassement sont vivement conseillés.
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car ils leur indiquent les bornes à ne pas dépasser sans se couper des masses (Cf. Lipstock),
comme soutien critique, on sait où cela mène , l’expérience du Chili, en août 1972, le gouvernement de l’UP a fait arrêter les militants du MIR pour détention d’armes.
[1] Terme qui a un sens radicalement différent de la dite autogestion des luttes qui implique l’antagonisme entre les tentatives d’organisation de l’autonomie prolétarienne et les structures de reproduction des catégories du capital. Au fil de la lecture de ce texte, le lecteur comprendra pourquoi nous ne préférons pas parler « d’autogestion des luttes », car le terme même d’autogestion est source d’ambiguïté. Nous lui préférons le terme d’autonomie prolétarienne.
[2] Il se trouve que la frange la plus radicale du prolétariat était alors organisée dans la CNT. Nous essayerons de préciser dans quelle mesure nous parlons des dirigeants de ce syndicat, de l’idéologie véhiculée par ce syndicat entre autres, mais également colportée par les ouvriers. A certains moments un antagonisme couve entre les dirigeants et la base, nous préférerons parler à ce moment-là d’antagonisme CNT-prolétariat.
[3] Cf. Vernon Richards, Enseignements de la révolution espagnole, chapitre IV.
[4] Cf. Solidaridad Obrera du 21 juillet 1936, cité dans le livre de C. Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne.
[5] Cf. la proclamation de la CNT de Catalogne du 26 juillet 1936, cité dans le livre de A. Guillamon, Barricades à Barcelone.
[6] Les premières mesures prises par la CNT furent d’interdire les pillages, de protéger les sociétés et propriétés étrangères et de faire garder les banques. Ces dernières ne seront jamais attaquées et le système bancaire restera intact.
[7] Beaucoup d’encre a coulé sur la militarisation des milices quelques mois plus tard alors que les fondements de cette répression étaient déjà posés le 31 juillet.
[8] Cf. Burnett Bolloten, La révolution espagnole.
[9] Cf. Broué-Témime, La révolution et la guerre d’Espagne.
[10] Nous parlons ici évidemment de l’insurrection prolétarienne, car même si ce mot désigne conventionnellement le camp fasciste, nous préférons leur appliquer le terme de « putsch », ou « pronunciamento » plus exact selon nous.
[11] Los Amigos de Durruti écrivait à cette époque : « l’unité antifasciste n’a été que la soumission à la bourgeoisie… Pour battre Franco, il fallait battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l’Etat capitaliste […]. L’apolitisme anarchiste a échoué ».
[12] Comme cette lettre de Camillo Berneri à Federica Montseny (alors trempée jusqu’au cou dans la boue des politicailleries les plus nauséabondes), fort juste dans son contenu critique sur ses positions, mais témoignant d’une naïveté sans borne. Pourquoi s’adresser encore à celles et ceux qui ont clairement choisi leur camp, et non aux prolétaires ressentant cette couillonnade viscéralement ?
[13] Voir l’annexe 1, qui est la présentation de ce texte publié en 1974, pour se donner une idée plus précise du déroulement de cette lutte qui marqua tant les esprits.
[14] Nous pouvons envoyer à qui le demandera un texte écrit par « Echanges et mouvements » en 1975 sur la grève Lip qui permettra de mieux cerner cette lutte et d’en tirer un bilan plus complet.
[15] Baisse des salaires, des retraites, montée du chômage (19% de la population active à l’époque), 20% de la population active vivant d’emplois précaires, pénuries de médicaments et de soins médicaux.
[16] Une prolétaire, dans le documentaire Busqueda piquetera.
[17] En réalité tous les jours précédents et suivants l’intensité de la lutte fut très forte. Les deux dates sont symboliques et coïncident avec l’entrée dans la lutte des cacerolazos, concert de casseroles.
[18] Selon l’expression d’un prolétaire que cite le journal L’Oiseau-tempête n° 9 de l’été 2002.
[19] De escrachar : mettre en vue publiquement, dénoncer devant tous, mettre au pilori. C’est une pratique de lutte menée par des prolétaires refusant que les tortionnaires, assassins des années 70 et responsables de la liquidation/disparition d’au moins 30000 prolétaires, bénéficient de l’impunité de l’Etat. C’est au nom du mot d’ordre « ni oubli, ni pardon » que des actions sont menées pour les dénoncer publiquement, les pourchassant sur leurs lieux de travail, leur logement, donnant leur numéro de téléphone… pour rendre la vie intenable à ces salopards. Pour plus de détails, voir l’article à ce sujet dans la revue Communisme n° 50.
[20] Au mois de mars 2002, « on estime à 77 les assemblées populaires qui fonctionnent dans la capitale fédérale, 52 dans le Grand Buenos Aires, 40 dans la province de Santa Fe et 20 dans celle de Cordoba… Dans la capitale fédérale, il y a une assistance minimale de 80 personnes et un maximum de 120 et 150 personnes » (cf. Guillermo Almeyra, Rébellions d’Argentine). Nous allons revenir sur ces assemblées par la suite.
[21] Avec cette loi, l’Etat coupe l’herbe sous le pied à toute tentative radicale de s’emparer d’usines, puisque selon elle « il n’est plus nécessaire pour les travailleurs d’occuper des usines pour obtenir le droit de disposer des biens de production », il suffit de demander poliment à la justice pour assurer la production. (article de Federico Calo, site Almas Latinas).
[22] En 2004, une loi est votée pour l’expropriation définitive des entreprises récupérées de la capitale et « les confier définitivement aux travailleurs » (article d’Andrea Marra, « Comment Kirchner a « pacifié » le conflit social argentin », site Risal).
[23] Cf. Guillermo Almeyra, op. cit.
[24] Nous reprenons là les éléments avancés par le texte « Quelques informations fraîches sur les luttes en Argentine » du Syndicat intercorporatif anarchosyndicaliste (SIA) de Caen (BP 257 14013 Caen Cedex).
[25] C’est la Zone de Libre Echange des Amériques que veulent mettre en place les USA pour étendre la zone de libre échange de l’ALENA qui regroupe déjà le Canada, le Mexique, les Etats-Unis.
[26] Dans le film de Naomi Klein, The Take, on peut se rendre compte qu’heureusement il y a des prolétaires qui refusent la participation électorale de 2003. Voyant le slogan inscrit sur un mur « pas de place pour nos rêves dans vos urnes », une prolétaire déclare « c’est ce que je ressens, c’est pourquoi je décide de ne pas voter ». Malheureusement cet antiparlementarisme actif n’a pu combattre le raz-de-marée électoraliste (80 % de participation parmi les inscrits !). Lors du résultat des élections elle dit : « c’est un coup dur, les 19 et 20 on criait « qu’ils s’en aillent tous ». Et ils sont là, les cinq candidats qui sont là, c’est justement ceux qu’on voulait voir partir ».
[27] Cf. les livres de Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse, de James C. Scott,La domination et les arts de la résistance, ou encore L’incendie millénariste de Y. Delhoyse et G. Lapierre.
[28] Cf. A.L. Morton, L’utopie anglaise.
[29] Cf. Engels, Anti-Dühring.
[30] Cf. Misère de la philosophie.
[31] Cf. Salaire, prix et profit.
[32] « La dignité retrouvée », c’est un leitmotiv qui revient souvent dans les paroles de ces ouvriers. Mais est-ce de la dignité de s’entre-surveiller comme on peut le voir dans le film The Take ? A un moment un ouvrier est interrogé et dit : « dans une coopérative, chacun est administrateur. J’aurai un œil sur lui et lui, sur moi. Évidemment il faudra être consciencieux, il ne faudra pas s’embourgeoiser, comme avant avec les patrons. On faisait une pause chaque fois qu’on le pouvait. Maintenant, si une lumière est allumée, on l’éteint si on n’en a pas besoin ». Est-il besoin de faire un commentaire ? !
[33] Que certains appellent « auto-exploitation », bien qu’il y ait dans cette expression une aberration. L’ouvrier ne peut pas s’auto-exploiter : c’est le capital qui l’exploite, bien qu’il se fasse l’agent de sa propre exploitation. Le capital est toujours là, c’est ce dont n’ont pas conscience ces ouvriers qui ne se sentent plus exploités, du moins dans un premier temps.
[34] Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui il y a des ouvriers qui préféreraient un retour de l’ancienne administration : les heures de boulot finies, c’est le retour à la maison. Tandis que là, il faut encore rester le soir pour s’occuper des comptes, des clients… un peu comme un petit patron — mais fier d’être son propre maître ! — qui fait des journées à rallonge. Comme cet abattoir de bovidés autogéré à Vivrey del Pino où les ouvriers se tapent les assemblées, épuisés d’avoir tué toute la journée (800 bêtes par jour) : voir le site trabajoautogestionada.blogspot.com.
[35] Cf. Echanges et Mouvement n° 118.
[36] Cf. l’article « Autogestion sociale et nouvelle organisation du travail. L’expérience argentine » sur le site d’El Correo.
[37] Ce n’est pas pour rien que dans l’entreprise Zanon un « catalogue de sanctions a été prévu » (voir le n° 118 de la revue Echanges et mouvements). Il est écrit aussi dans cette revue : « la pointeuse n’a pas été supprimée, et après une série de vols, des gardes et le contrôle des sacs ont été introduits(…) D’autres cas d’indiscipline sont signalés (flânerie dans les autres départements, départ précoce de l’usine, manque de respect…) ». C’est le type même du règlement intérieur commun à toutes les entreprises, toujours dirigé contre l’ouvrier pour s’assurer sa docilité et le sanctionner si besoin est.
[38] Militante altermondialiste qui a écrit entre autres No logo et coauteur du film The Take.
[39] Un article publié dans le journal Combat syndicaliste, n° 73, signale que lors des journées des 19–20 l’OSL argentine a écrit : « mais curieusement, un des signes distinctifs de la manifestation fut le refus absolu des partis. Cette attitude, promue par les médias, jouait en faveur de la désorganisation et de la fragmentation, terrain favorable à la droite ». Cette position de soutien à ceux « qui se sont couchés sous le lit » n’est rien d’autre qu’une défense du parlementarisme. Cette position fut reprise telle quelle par Offensive et Alternative Libertaire. Du beau linge !
[40] Cf. « Entreprises sous gestion ouvrière : le succès et ses dangers », à consulter sur le site Risal.
[41] Cf. Collectif, L’autogestion anarchiste, éditions du Monde Libertaire. Nous n’allons pas reproduire ici toutes les billevesées de ces « théoriciens », il suffit de lire cette brochure pour se convaincre non seulement de la nullité des propositions pour la société future mais surtout parce que ce collectif fait l’apologie du capital dans son essence intime.
[42] Ici nous devons faire une précision d’importance. Notre propos n’est pas de viser en particulier l’idéologie libertaire, mais l’idéologie social-démocrate. Les libertaires font partie intégrante de la grande famille social-démocrate, comme nous l’indiquons dans le corps du texte, comme « forces politiques qui de l’intérieur du mouvement prolétarien se fixent comme objectif, avoué ou non, de réformer la société capitaliste, ce que nous nommons la social-démocratie ». Dans cette grande famille, de nombreuses autres composantes revendiquent la perspective autogestionnaire. Nous prenons ici l’exemple du Monde Libertaire parce que leur brochure est représentative de cette idéologie fort à la mode, mais nous ne les visons pas en particulier, ce serait trop d’honneur.
[43] Nous pensons par exemple à l’opposition des « Jeunes » à la social-démocratie allemande en 1890–1891 opposés au parlementarisme ou encore au texte de Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, dont une partie de la critique est dirigée contre le nationalisme de la social-démocratie allemande. La critique radicale gagne en profondeur avec Makhaïski.
[44] Cf. Le socialisme des intellectuels de J.W. Makhaïski. Celui-ci ne s’en prenait pas seulement à la social-démocratie internationale « officielle » (la IIème Internationale), mais aussi à certains groupes anarchistes, tout aussi réformistes. Ses écrits principaux remontent aux alentours de 1900.
[45] Cf. Rosa Luxembourg, Réforme sociale ou révolution.
[46] Il y a bien sûr d’autres « penseurs » du même acabit, comme Negri avec ses chères multitudes et autres « Empire ». Voir à ce sujet la critique faite par Mutines Séditions dans leur texte Négrisme et autres tute bianche ou encore « Empire d’Antonio Negri ou les hoquets modernes du vieux révisionnisme » dans la revue Communisme, n° 56.
[47] Il précise même dans une interview (site Bellaciao) « je ne pense pas que la réponse consiste à nous armer afin de défaire l’Etat au terme d’une confrontation ouverte ». C’est ce que disait Allende en désarmant les ouvriers des mines de cuivre et des cordons industriels… le reste on connaît, les prolétaires désarmés ont été écrasés par ce Pinochet en qui Allende avait mis toute sa confiance.
[48] Intervention d’Holloway à Caracas, lors du Forum social mondial de Caracas 2006.
[49] Comme après les affrontements et l’assassinat de Carlo Giuliani à Gênes en juillet 2001, Attac par la plume de Susan George dans Le Monde diplomatique d’août 2001, s’est permis d’amalgamer les camarades des dits Black Block avec les flics. A certains contre-sommets, des camarades se sont faits démasquer, menacer, donner aux flics, etc.
[50] Article paru dans Volontà, n° 8, 1er mai 1920.
[51] Cf. E. Müsham, Vers la société libérée de l’Etat.
[52] Cf. A couteaux tirés, avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques…, Mutines Séditions, 2007.
[53] Les fameuses « circonstances », toujours mises en avant par la social-démocratie pour justifier sa position contre-révolutionnaire, furent particulièrement utilisées en Espagne 1936 par les cénétistes au gouvernement pour excuser leurs innombrables déviations de la ligne qu’ils défendaient bec et ongles quelques mois auparavant.
[54] En espagnol : « Movimiento de Trabajadores Desocupados », mouvement de chômeurs.
[55] Voir le journal Macache n° 2.
[56] Cf. « Qu’est-ce que la conscience de classe ».
[57] Cf. la revue Frères du monde n° 84–85.
[58] (Note explicative) : Le Comité d’Action (CA) fut créé en avril 1973 sur l’initiative de la CFDT et restera sous son contrôle. Son rôle consiste à organiser et populariser la lutte. Il ne participe pas aux négociations avec les patrons. Le propos d’un « Lip » du CA en novembre 1973 exprime bien ce que fut ce comité : « nous, on était là pour ramasser leur merde » (en parlant des syndicats) et nous pouvons rajouter de servir de caution morale pour la CFDT et la CGT et éviter tout débordement anti-syndical.
[59] (Note explicative) : JJSS= Jean-Jacques Servan-Schreiber.
[60] (note dans le texte d’origine) : Tout au plus, les syndicats de « gauche » peuvent tolérer les CA :
[61] (note explicative) : Dans cette ville du nord de la France une fille de mineur, Brigitte Dewèvre, a été assassinée le 5 avril 1972. Quelques jours après, un notable de la région, Pierre Leroy, est inculpé. Tous les ingrédients sont là pour présenter d’une manière très manichéenne le drame, d’un côté la fille de prolétaire assassinée et de l’autre un bourgeois qui ne peut qu’être l’assassin. La manière dont les choses sont présentées par les maoïstes de La Cause du peuple (journal de Gauche Porlétarienne dont le responsable n’est autre que J.-P. Sartre) est simpliste à l’extrême : seul un bourgeois a pu commettre ce crime. A aucun moment ils ne pouvaient envisager que ce meurtre est le fait d’un autre prolétaire. C’est la morale stalinienne qui triomphe, les prolétaires ne peuvent qu’être des êtres purs et les bourges des êtres dépravés. Ils sont donc coupables à coup sûr. Les maoïstes ont constitué tout un dossier pour montrer la culpabilité de Leroy ( »dossier public de l’affaire ») et opposer la justice « populaire « à la justice de classe.
[62] Cf. Lénine, Oeuvres complètes, tome 27, p. 305
[63] (note dans le texte d’origine) : L’affrontement de casse marque la fin de la politique, la politique étant le moyen de dominer la classe ouvrière à droite comme à gauche, sans remettre en cause fondamentalement le « jeu politique », c’est-à-dire la société.
[64] En espagnol productor et consumidor : prosumidores
[65] A partir de cette année, le groupe promoteur du réseau commence à développer le système en Uruguay, au Brésil, en Bolivie, en Equateur et en Colombie.
[66] Cf. Daniel Hérard et Cécile Raimbeau, Argentine rebelle, un laboratoire de contre-pouvoir, Editions Alternatives, 2006.
[67] Cf. Guillermo Almeyra, Rebellions d’Argentine, Syllepse, 2006
[68] Ibid., article de Susana Hintze
[69] Le livre d’Ursula Le Guin, Les dépossédés, constitue une réflexion intéressante sur ce que pourrait être une société communiste... ou plutôt anarchiste dans ce cas, puisque l’auteur se dit faire partie de la famille anarchiste. Ne faisons pas non plus l’économie de lire d’autres auteurs comme Marx, Bordiga ou encore Kremniov qui a écrit en 1920 Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne... qui se passe en 1984 !