Ça ne va pas se passer comme ça
Déclaration d’un anarchiste inculpé dans l’affaire « Machine à expulser » au tribunal de Paris, 23 juin 2017
Avertissement :
Cette déclaration à la première personne n’engage bien entendu que moi. Je salue mes co-inculpés du jour et je respecte leurs choix divers face à la justice.
Je me tiens devant vous, impénitent, dans ce tribunal et dans un silence « procédurier », après avoir longuement hésité à me rendre à ce procès qui est une farce. Une farce judiciaire qui fait suite à une mascarade politique, policière et médiatique. Ce n’est donc pas de gaîté de cœur que j’ai décidé aujourd’hui de comparaître en refusant toutefois de me défendre comme la justice attend de ses souffre-douleurs qu’ils se défendent. Car je ne vous laisserai pas m’enfermer dans ce rôle ni dans aucun autre. Je ne plaide donc pas, je n’ai rien à dire ni à analyser sur le plan de la procédure. Je réfute toutes les accusations à mon encontre. Le moins pire des compromis que j’ai trouvé avec moi-même dans ce procès sera de me taire, de laisser parler mon avocat, et de transmettre cette déclaration. Le silence est aujourd’hui encore la seule chose que je veux bien vous offrir, car je ne rentrerai pas dans un dialogue avec ceux qui m’ont envoyé en prison, je ne leur donnerai pas un souffle de plus. Tout ce que j’ai à dire face à un tribunal se trouve donc dans ce texte, selon mes propres termes désormais. C’est pourquoi, même si je semble parfois m’adresser à vous, les destinataires de cette déclaration sont celles et ceux qui luttent à travers les frontières contre l’application des politiques migratoires du capitalisme et de l’État, ainsi que quiconque viendrait à s’intéresser à cette affaire. Si je suis anarchiste c’est bien que je ne reconnais à aucune institution ni à personne la compétence et l’autorité de juger mes choix individuels, cependant, il est difficile de ne pas constater le pouvoir du mécanisme judiciaire et de se taire face à ce peloton d’exécution camouflé devant lequel des milliers de personnes sont sommées de baisser les yeux, la peur au ventre, dans la participation forcée à leur propre répression que la justice souhaite imposer. Pas aujourd’hui.
« Fin de la discipline, vie magique ! »
« Si la présente procédure a pour but de prouver quelque prétendue infraction que j’aurais commise, quelque tort ou acte anti-social, alors je proteste contre le secret et les méthodes de troisième degré de ce soi disant « procès ». Mais si je ne suis accusée d’aucun délit ni acte et que – comme j’ai des raisons de le croire – elle n’est qu’une investigation de mes opinions politiques et sociales, alors, je proteste encore plus vigoureusement contre ces procédures, purement totalitaires […]. La seule finalité de cette loi, et des expulsions de masse, n’est-elle pas de supprimer tous les symptômes de mécontentement populaire qui se manifestent aujourd’hui dans ce pays comme dans tous les pays européens ? Il n’est pas besoin d’être un grand prophète pour prédire que cette nouvelle politique d’expulsion du gouvernement n’est rien d’autre qu’un premier pas vers l’introduction dans ce pays du vieux système d’exil […]. Une commission, mise en place par votre ministère, a établi que quatre-vingt pour cent de la richesse de ce pays est produite par ces étrangers ou leurs fils. En récompense de quoi, ils sont pourchassés et persécutés comme des criminels et des ennemis. » — Emma Goldman, Déclaration au tribunal d’Ellis Island, à l’audience fédérale concernant son expulsion, 27 octobre 1919.
« Ô étranger, nous habitons une seule patrie, le monde ; un seul chaos a engendré tous les mortels. » — Méléagre de Gadara, 135 av. JC – 50 av. JC
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Peut-être que des archéologues du futur, en épluchant ce dossier pachydermique paradoxalement construit sur du vent, et en y trouvant cette déclaration, pourront se faire une idée de cette lutte contre la machine à expulser, contre toutes les prisons sous toutes leurs formes, qui parmi d’autres, n’a jamais cessé de faire rage tout au long de l’histoire de l’humanité de façon protéiforme. De nombreuses personnes ont acté, à travers l’histoire, que l’enfermement, le bannissement et l’expulsion étaient des pratiques révoltantes. Aucune cour ne pourra jamais empêcher ce constat partagé par de grandes portions de la population humaine. Le bon sens indique que ces modalités de gestion des indésirables sont ignobles par bien des aspects. On s’offusque souvent des conditions dans lesquelles elles s’exercent. On entend sourdre qu’« il faudrait que cela cesse », la plupart du temps avec résignation. Et puis parfois des dynamiques s’enclenchent, et des gens commencent à dire qu’« il faut que cela cesse », ils prennent leurs responsabilités en conséquence, et alors vos magistrats s’éveillent, frappent dans le tas, font leur travail avec plus ou moins de zèle, de haine ou de romantisme. Non pas que l’état le plus neutralisé et dépouillé de la justice serait tolérable…
C’est alors que, la machine à réprimer s’emballant, les services anti-terroristes, atteints du complexe de Superman, sont lâchés dans la nature, ils prennent des photos, suivent des gens en train d’acheter de la colle, de s’aimer, de rire, d’acheter du pain. C’est incroyable ce que l’on découvre sur les gens lorsqu’on les suit à quinze en cachette. Qu’en serait-il dans la vie d’un juge ou d’un limier de l’antiterrorisme républicain ? Je ne m’alourdis pas avec ce genre de questions, et je laisse volontiers ces pulsions intrusives à celles et ceux dont c’est le fier métier. Donc, ils photographient des rassemblements publics pendant des années, puis ils profitent de l’observation de ces photographies de qualités probablement artistiques (mais pour lesquelles je me permettrai d’exiger des royalties), pour se livrer à des déductions sans aucun fondement ou cohérence apparente. Ils en arrivent malgré tout à construire une liste bigarrée de « suspects » qu’ils vont chercher à rapprocher le plus possible de la figure mythopoiétique du « coupable », en ajoutant, toutes les cinq lignes, du « et en plus ils aiment pas l’État ! », peaufinant leurs élucubrations à coups d’« anarcho-autonomes », d’« anarcho-libertaires » et autres appellations d’origine incontrôlables qui ne recouvrent absolument aucune réalité concrète, et dans lesquelles personne ne se reconnaît sur cette planète que nous avons le malheur, visiblement, de partager. Les « suspects » sont malmenés par des perquisitions, des garde-à-vues interminables ponctuées d’auditions lourdes, des surveillances humaines et des dispositifs matériels, et pour certains des incarcérations, le tout étendu sur un temps qui ne fait qu’appuyer chaque jour l’absurdité totale de cette série de procédures fusionnées par ci par là pour constituer cette offensive judiciaire contre ces insupportables « présumés » adversaires de l’État. On nous a accusés de sabotages, d’incendies, de dégradations diverses, qui pour la plupart n’avaient pas lieu dans les rassemblements publics observés et photographiés. Théoriquement, selon les fondements discursifs de la justice, devrait se trouver alors la preuve pour corroborer la légende. Ici, personne ne s’en est véritablement soucié, puisque l’auto-conviction des services de surveillance suffit de toutes manières à « coller un peu de préventive » pour asseoir son autorité tyrannique et absolue sur la vie des gens. Je ne cherche pas ici à pointer un dysfonctionnement de la justice : le fonctionnement normal de la justice n’est pas autre chose et je ne vois rien de pire encore qu’une justice qui fonctionne.
C’est pour toutes ces raisons que, non, je préférerai ne pas vous fournir de bons états de services, ni de garanties de représentation pour montrer patte blanche à votre justice qui m’accuse d’être ce que je suis fier d’être et de ne pas être ce que j’ai toujours refusé d’être : un bon citoyen au dessus de tout soupçon. Votre robe en frétille peut-être, et puis vous avez probablement passé en revue d’excellents documents sur la question, dont certains peut-être que vous m’avez subtilisé pendant vos perquisitions, mais je suis anarchiste. Il ne sert à rien que je vous expose les tenants et les aboutissants de tout cela, cette tradition théorique et pratique n’est pas adressée aux gens comme vous qui se croient détenteurs de cette autorité qui vous permet de broyer les vies d’individus à la chaîne, comme vous avez déjà commencé à le faire préventivement avec moi comme avec tant d’autres. Je ne suis pas un bon gendre à juge, et cela ne vous concerne en rien. Je n’estime pas avoir à produire le moindre document qui prouverait à quel point il ne faudrait pas me mettre en prison, car je répugne fermement à envisager le concept même de prison. La société fonctionne de manière à ce que les plus précaires, dont je suis, ne puissent pas, quant à eux, produire ces certificats d’intégration sociale par le travail et la famille (deux valeurs qui ne sont pas les miennes). Je ne me soumettrai pas à cette justice de classe pour qui la pauvreté fait circonstance aggravante, dans laquelle on détruit des vies entre deux bals mondains. Votre monde me dégoutte et votre acharnement contre moi depuis plus d’une dizaine d’années à travers de nombreux épisodes de divers acabits, n’est que la réponse institutionnelle à ce dégoût. Alors je ne cherche pas à vous convaincre ou vous persuader de quoi que ce soit, car dialoguer avec mes juges et geôliers ne serait qu’une énième atteinte à ma dignité. La puissance de vos machines bureaucratiques de guerre fera toujours de nous d’éternels perdants tant que cette société pétrie de rapports autoritaires tiendra le coup. Mais tiendra-t-elle toujours ? N’est-ce pas ici la question que relaie à longueur de dossiers la police auprès de ses juges ?
Accuser un anarchiste de quelque délit ou crime que ce soit est un jeu d’enfant, surtout si, entre la justice et nous, se trouvent des institutions policières prêtes, dans une narratologie désormais bien connue, à fabriquer des figures de la « dangerosité » par tous les moyens possibles. Un critère qui peut vous tomber dessus en prenant le bus – pas à vous madame la juge, je vous le concède volontiers – et qui sert à maintenir les ennemis de l’intérieur sous surveillance. Vivre sous surveillance de l’État est un mode de vie contraignant, et cela non plus vous n’en avez pas le moindre soupçon, vous qui vous croyez « au dessus de tout soupçon »… Si vous êtes d’éternels « innocents », alors évidemment les anarchistes sont d’éternels « coupables » à vos yeux. Qu’il en soit ainsi, ces catégories ne représentent rien pour moi, elles sont parfaitement étrangères à ma vie quotidienne, à ma pensée et à mes réflexions sur ce monde dans lequel nous sommes tous projetés. Elles ne m’indiffèrent pas pour autant, et je pense qu’il faut les refuser catégoriquement et garantir la possibilité pour tous et toutes de s’en libérer pour devenir des individus créateurs de leurs propres vies, ce qui va à l’encontre de l’existant, à rebours, dans la friction de nos rêves et de vos cauchemars, et inversement. Pour un magistrat, donc, pointer du doigt et accuser un anarchiste du haut de son parquet, c’est un peu comme tirer sur la Croix-Rouge. C’est aussi parce que l’existence de votre institution et la vie elle même sont des « incitations au crime ».
Cette expression m’amène à vous rappeler pourquoi nous sommes ici aujourd’hui, malgré ce que prétendent vos ordonnances de renvoi. Lorsque des sans papiers se sont révoltés, le 22 juin 2008, au centre de rétention de Vincennes, c’est un espoir qui a couru les rues de Paris et d’ailleurs : comme Spartacus en son temps, les damnés de la terre osent crier « liberté », et agissent en conséquence. Les révoltes dans les CRA sont non seulement naturelles mais sont aussi le moyen par lequel les migrants administrativement (ou non) emprisonnés peuvent réaffirmer une individualité et un désir de liberté qui leurs sont niés.
C’est pourquoi notre solidarité est importante. C’est pourquoi ce procès est un procès de la solidarité avec les sans papiers.
Après la destruction du CRA de Vincennes, vous ne le savez certainement pas non plus, mais aux quatre coins du monde, des gens de toutes sortes ont profité d’un sourire en apprenant cette nouvelle dans la grisaille moderne. Une empathie pour les révoltés se transforme alors en soutien, et plus important encore, en solidarité. C’est cette vague de solidarité, qui s’est exprimée de mille manières, comme une onde dans la société, et au-delà des frontières imaginaires de votre État-nation la France. Se multiplient alors de nombreuses initiatives polymorphes et salutaires : des discussions publiques et des manifestations sont organisées, des attaques ont lieu contre des rouages de la machine à expulser, un suivi des audiences des inculpés de l’incendie du CRA de Vincennes est effectué. De nombreuses affiches, des tracts sont distribués, tous cherchant à élaborer une opposition concrète à la machine à expulser les sans papiers. Des centaines de personnes se sentent concernées et s’investissent partout en France. La presse parle aussi de nombreuses vagues de sabotages contre des distributeurs de billets de banques dont on apprenait à l’époque qu’elles se livraient à d’ignobles pratiques de délation de sans papiers à la police. C’est de cela que vous avez commencé à m’accuser, d’avoir incendié des distributeurs de billet. Sur quelle base matérielle de nature à constituer une accusation judiciaire ? De votre propre aveu, aucune. Le soupçon auto-alimenté d’intentions coupables est fabriqué à la chaîne par les services de renseignements et de simples présences à des événements publics de solidarité auront suffit à fabriquer des « coupables » idéaux pour un temps. Juste assez pour faire tenir ce dossier kafkaïen qui même à vos yeux et avec vos lunettes particulières ne peut plus faire sens.
« Le juge d’instruction a si souvent affaire avec des individus rusés, fins, hypocrites, qu’au bout de peu d’années, il possède lui-même tous ces défauts. C’est de la pomme gâtée. Effet de milieu, de contact. » — Alexandre Marius Jacob, Prison d’Orléans, 1905.
Des milliers de pages pour ne rien dire constituent cette mascarade policière, dernier ressac de la circulaire Dati - aujourd’hui jetée aux oubliettes sous le poids de son absurdité - et des discours sécuritaires délirants de Michelle Alliot Marie, Alain Bauer ou Xavier Raufer sur le « terrorisme » d’« ultra-gauche ». Mais vous n’avez pas peur, vous les juges, de l’absurdité. Et les raccourcis et coups de pression de la juge d’inquisition Patricia Simon ont cherché à construire la « culpabilité » sur des délits mineurs pour de nombreux accusés, en sachant bien qu’elle assurait là la tenue d’un procès un jour, même lointain. Elle peut être heureuse aujourd’hui devant cette mascarade. Lorsque celle-ci, reconvertie en éditorialiste agressive et histrionique lors d’un interrogatoire en 2011 (alors que j’étais détenu), me criait dessus en m’insultant « parce que je ne vote pas » et parce qu’elle détestait « les gens comme moi », cette agressivité n’était que le premier voile jeté sur ce dossier intenable, fait seulement de vents contraires et sans souffles, par une juge acariâtre de gauche qui se sent investie d’une mission de « flinguer » ce qu’elle perçoit mystérieusement comme son extrême gauche. Pourquoi alors surenchérir aujourd’hui en persistant, tant d’années plus tard ? La justice s’est déjà couverte de honte en donnant deux procès à cette affaire minable. Cette honte n’accablera que vous, et je ressortirais de ce tribunal aussi fier que j’y suis rentré, avec la conviction profonde et renforcée que le système judiciaire dans son intégralité doit être démantelé en même temps que l’État lui même.
Ce serait l’anarchie, êtes-vous peut-être tentés de vous écrier. Précisément.
Mes parents ne sont pas nés en France et ont connu la guerre et des drames qu’ils ont choisi de fuir en trouvant refuge dans ce pays, bercés de naïves illusions républicaines, humanistes et égalitaires sur la France. Des décennies plus tard, les illusions ne sont plus aussi tenaces. Cela pouvait se constater chaque semaine lorsqu’ils se retrouvaient contraints de se faire enfermer dans une pièce dégueulasse et anxiogène de parloir dans laquelle des individus ont pour profession de les empêcher d’exprimer des marques d’affections, une pratique humaine pourtant tolérée depuis des temps immémoriaux. Menotter l’imaginaire et l’affection de chacun, fantasme morbide. Un imaginaire que vous incarcérez à tour de bras, à faire mourir une jeunesse entière derrière les murs moisis et galeux de vos mornes prisons éternellement « surpeuplées ». Je met ici des guillemets, car celles et ceux qui nous parlent généralement de « surpopulation carcérale » sont aussi ceux qui proposent d’y « remédier » par la construction de nouvelles places de prison.
Ces derniers (mes parents) m’ont inculqué à la fois une valeur fondamentale et une tare incorrigible, la relativité des frontières, des nations, et de plusieurs autres mythes fondateurs de ce monde de cages d’un côté, et la peur des autorités armées et assermentées des États de l’autre. Je dis « tare » car cette peur ne recèle rien de constructif pour l’individu. Cependant, la vie m’a démontré que malgré tout ce que vous pourrez m’infliger encore, je ne cesserai jamais d’être solidaire de celles et ceux qui luttent pour leur liberté, et plus encore pour la liberté de tous et toutes, avec ou sans papier. Et donc que la peur ne doit rien arrêter. C’est une question de survie. La liberté n’est pas qu’un rêve et nous ne sommes pas seulement des rêveurs, elle est une perspective concrète mais inexplorée, un point de focalisation dans l’horizon qui donne la force de résister au rouleau compresseur qui, de l’école au travail, n’offre pour seules perspectives que l’exploitation et l’ennui existentiel. Ne vous étonnez plus de voir vos enfants si blasés – ils « ont le seum », disent-ils… – c’est que vous avez minutieusement participé au maintien de ce monde qui constitue aujourd’hui la pire alternative possible à un monde sans argent, sans frontières, sans États, sans chefs et sans prisons, et donc, sans le « seum » de vos ados. Mais nous vivons dans la vallée des larmes car vous préférez la grisaille de vos barres d’immeuble au sourire radieux de la liberté. C’est pourquoi je suis solidaire des révoltés du Maghreb, dont je suivais dès que possible les exploits à la TV dans cette satanée cellule de 9m2 où nous nous entassions à quatre entre rats et excréments.
Y a t il des gens qui méritent d’être enfermés ? Vous semblez le penser. Ou plutôt, à l’évidence, ne pas le penser. J’estime que l’enfermement n’est la solution d’aucun problème et qu’il est précisément le moyen de briser les individualités réfractaires qui dévient de la normalité que votre code pénal protège, en les isolant des autres. Même contre vous, les enfermeurs, je m’oppose à l’enfermement. Si l’État doit enfermer tous ceux et toutes celles qui désirent son abolition, alors tentez à nouveau de m’enfermer, puisque vous ne savez rien faire d’autre, mais je m’y opposerai. Kafka, dans Le Procès, a bien décrit la nature de vos procédures et de vos bureaucraties : l’accusé ne peut se défendre parce que des accusations morales tacites et arbitraires sous-tendent des accusations légales contre lui, mais qu’elles ne sont pas formulées formellement. L’anarchiste Albert Libertad avait bien raison d’affirmer que « la tyrannie la plus redoutable n’est pas celle qui prend figure d’arbitraire, mais celle qui vient couverte du masque de la légalité. » Mais eux, vous ne pouvez plus les condamner ou les enfermer, ils ont filé !
Ici, dans ce dossier, on se contente généralement de multiplier l’usage de l’adjectif pâta-physique « anarcho-autonome » et autres dérivés dans les procès verbaux pour produire un effet d’alarme pour juges endormis ou rétifs. Car ce n’est pas pour quelques tags posés sur des murs il y a de nombreuses années que nous sommes amenés à être jugés aujourd’hui. Ce n’est pas pour cela que j’ai été incarcéré plusieurs mois à la Maison d’Arrêt de la Santé. Ce n’est pas pour cela que la Section Anti-terroriste de la Brigade Criminelle m’a auditionné des jours durant, parlant d’incendies et de sabotages pendant que la presse se déchaînait dans une verve des plus idiotes - « braquage pour les sans-papiers » titrait-on en affirmant sans vergogne notre « culpabilité » alors que nous étions cuisinés au delà du supportable par la Brigade Criminelle depuis des jours. Ce n’est pas non plus parce que lors de mon arrestation je refusais déjà de participer à cette mascarade en déclinant votre aimable proposition de participer à mon propre fichage en donnant mon ADN que j’ai été incarcéré et que je suis jugé aujourd’hui. C’est parce qu’il fallait donner une traduction judiciaire aux légendes policières qui courraient sur les uns et les autres, sur moi aussi. Après tout, une fiche de renseignement individuelle doit se fabriquer comme une juge nommée Patricia Simon assumant sa subjectivité radicale, fabriquerait une maison avec pour seuls outils des hypothèses sur des pistes caillouteuses conditionnées par plusieurs cercles d’autres hypothèses. Communément, on appelle cela la science fiction, ou le dossier « machine à expulser ».
J’ai refusé et je refuserai à nouveau de donner mon ADN qui m’a été pris de force pour alimenter vos fichiers inquiétants (et donc vos chasses aux sorcières). Quand je vois ce qui en est fait, et que je réfléchis un instant à ce qui aurait pu en être fait (et en sera fait) par certains régimes défunts si la technologie avait été disponible… Je suis obligé d’encourager l’humanité toute entière à garder ses échantillons d’elle-même hors de portée de tout uniforme. Je refuse d’alimenter le FNAEG parce que son utilisation dorénavant systématique permet à la fois de cibler telle ou telle catégorie « à risques » et de gérer les populations selon les intérêts économiques, sanitaires et migratoires de l’État. Parce que je rejette la logique de ce monde, où la génétique nous réduit à des objets de statistiques pour lesquelles la planète entière devient un champ d’expérimentation. La génétique offre aux chercheurs d’État un potentiel d’expérimentations non consenties sur le vivant dont il faut nous prémunir, dont j’ai cherché sans succès à me prémunir. Vous qui pensez pouvoir disposer de ma vie en m’incarcérant, de mes mouvements et de mes relations avec vos contrôles judiciaires, de mon corps avec vos sévices pénitentiaires, vous qui pensez que mon corps ne m’appartient pas, que des milliards de personnes doivent se soumettre aux diktats légaux de quelques-uns ; si je croyais comme vous en la justice, nous inverserions les rôles et ce serait moi qui vous mettrais en accusation aujourd’hui pour avoir cherché à détruire ma vie et pour avoir fait tout le possible, en collaboration avec le sadisme froid des tacticiens supplicieurs de l’Administration Pénitentiaire, pour que par des aménagements divers ma détention soit émaillée d’épisodes extrêmes. Peut être que vous allez penser que cette déclaration constitue un outrage, mais alors, vos actes, vos décisions, vos institutions, votre autorité, que constituent-ils à part le plus grand des outrages que la terre ait connue ? Je pose la question dans ce tribunal même si cela ne sert à rien, mais qui sont les terroristes ? La réponse me paraît évidente. Ils sont multiples. Ce sont les rouages punitifs de cette société carcérale. C’est vous. Et ce sont ceux qui, avec toute la lâcheté qui les caractérise, ont par exemple attaqué le Bataclan et un commerce juif dans les rues de Paris comme nous nous en souvenons tous. Me comparer à eux comme à vos pitbulls à cagoule est un affront indélicat à toutes mes convictions, sinon impardonnable. Assimiler mes idées fondamentalement anarchistes au terrorisme n’est bien que l’énième bassesse qui compose cette affaire.
« La Justice est née là où nous avons perdu le contrôle de nos vies » — Bruno Filippi.
Tous autant que vous êtes, je vous tiens pour responsables des conditions particulières que votre justice m’a réservé, vous endossez vous-mêmes cette responsabilité en enfilant chaque matin vos robes et en signant à tour de bras des refus de demandes de mise en liberté à des individus privés de liberté.
Je ne me sentirai jamais libre tant qu’il y aura des prisons, et je me battrai contre elles jusqu’à mon dernier souffle. Bombardez moi de vos peines, rendez moi plus pauvre et moins libre encore si cela vous chante. Vous n’obtiendrez pas ma participation ni mon accord. Vous ne me trouverez ni obéissant ni résigné. Et si jamais l’idée vous revenait aujourd’hui ou demain, sachez déjà que je refuse de me soumettre à votre autorité et que je ne me livrerai pas à vos gardes. Vous m’avez déjà trop enlevé de ma vie et je ne vous donnerai pas plus. Ce que vous pourriez encore en vouloir, il faudra me le prendre. Cela vaut également pour ma parole et mon ADN que je continuerai de garder pour moi. Il faudra vous contenter de cette déclaration et des empreintes digitales que vous pourrez investiguer si vous n’avez vraiment plus honte de rien.
La véritable réponse à votre procès ne se trouve ni dans cette déclaration, ni dans la plaidoirie de mon avocat, parce que comme la vérité, elle ne sortira jamais d’un palais de justice ou d’un procès, ni des cieux. Elle se trouvera dans les terrestres insurrections et les révolutions qui tenteront de mettre à bas votre autorité et secoueront vos édifices impossibles, elle vous réduiront au même rang que tous ceux que vous envoyez en prison à la chaîne aujourd’hui. La liberté se vengera contre les structures institutionnelles. Déjà en 1890, l’anarchiste Louise Michel déclarait : « Il faut bien que la vérité monte des bouges, puisque d’en haut ne viennent que des mensonges. » Au lieu de voler son nom pour le mettre sur le fronton de vos écoles d’endoctrinement, vous feriez mieux d’écouter son avertissement. C’était aussi écrit dans un petit tract intitulé « De Sidi Bouzid à Bab-el-Oued, contre le règne de l’État, du pouvoir et du fric », que vos fins limiers ont saisi (ou détruit je ne sais plus) par milliers d’exemplaires : « Nous qui vivons en démocratie, nous pouvons affirmer que même si au quotidien, les conditions de vie y sont moins dures qu’en dictature, les libertés démocratiques ne nous ont jamais rendus libres. La liberté que nous désirons, elle, est totale et inconditionnelle. C’est pourquoi ce fond de l’air insurrectionnel, comme en Grèce depuis décembre 2008, ou en novembre 2005 en France, nous réchauffe le cœur ». Cet espoir se renouvelle chaque jour, et vous n’y pourrez jamais rien, vous êtes impuissants à contrôler les pulsions de liberté qui traversent l’individu, et la force qu’il peut tirer de la libre-association avec d’autres individus, par exemple, pour combattre l’existant.
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J’exige la restitution immédiate de tous les scellés, de tous les ordinateurs, livres et matériel volés par vos enquêteurs le long des années. J’exige la relaxe immédiate de tous les inculpés, puis de l’humanité, des baleines et du vivant qui réglera moins mal ses affaires sans vous, ainsi que l’arrêt immédiat de la construction de nouvelles prisons. La révolte s’occupera des anciennes.
Je tiens ici à exprimer ma solidarité internationaliste avec tous les inculpés et les prisonniers de la guerre sociale en cours depuis toujours. Nos révoltes et nos luttes font nos solidarités, vice versa. La lutte continue, encore et toujours, ici, ailleurs, partout, tout le temps.
Mort à l’État et vive l’anarchie !
Voila pour votre « enquête de personnalité », on ne pourra pas dire qu’elle est bâclée, comparée à votre dossier. Pour finir, je prends partie en faveur de la liberté et je plaide pour l’abolition de l’État et du Capital.
23 juin 2017,
16eme chambre du TGI de Paris.
n° d’écrou 293350