Commission des femmes (Fédération Anarchiste)
Féminisme et anarchie
Le 20 avril 1870, Serge Netchaîev écrit en collaboration avec Ogarev une proclamation intitulée : « L’association révolutionnaire russe aux femmes » dans laquelle il est dit :
« L’histoire du développement juridique des sociétés humaines vous a mises partout dans un état de suggestion absolue vis-à-vis de l’homme. Elaborant lui-même les lois sociales, n’ayant en vue que ses propres intérêts, l’homme vous a fait auprès de lui une place de concubine on de servante. Toutes les lois sont rédigées dans un tel esprit que la femme la plus douée est considérée comme inférieure à l’homme le plus niais. »
Deux ans plus tôt, Bakounine avait résumé le problème de la femme en envoyant au troisième congrès de l’A.I.T. une lettre dans laquelle il disait :
« Au nom de l’affranchissement intellectuel des masses populaires, au nom de l’affranchissement économique et social des peuples, nous voulons, premièrement, l’abolition du droit de la propriété héréditaire, deuxièmement, l’égalisation complète des droits politiques et sociaux de la femme avec ceux de l’homme, troisièmement, l’abolition du mariage en tant qu’institution religieuse, politique et civile, etc. »
Un siècle plus tard, les mouvements féministes reposent avec acuité le problème de l’égalité de la femme avec l’homme. Déjà en 1905, E. Reclus écrit dans « l’Homme et la Terre » :
« Evidemment toutes les revendications de la femme sur l’homme sont justes. »
Le masculin l’emporte sur le féminin : c’est une des règles de notre grammaire mais c’est aussi l’une des bases fondamentales de notre société. Dans les relations humaines, ce critère est inscrit profondément dans la structure de pensée des individus ; d’un côté les hommes qui veulent préserver leurs prérogatives et conserver ce qu’ils conçoivent comme un avantage que la nature leur a donné, de l’autre, la passivité des femmes qui acceptent docilement la place qui leur est laissée et qui collaborent inconsciemment au rôle que leur a déterminé la société.
La femme qui accepte la position qui lui est destinée accepte ainsi le rôle de courroie de transmission des sociétés capitalistes et impérialistes. Elle fait d’elle-même son propre bourreau et devient le bourreau de ses enfants en commençant à leur inculquer l’esprit d’obéissance aux parents qui les mènera à la soumission aux chefs et à l’ordre établi au détriment de leur individualité et au profit de cet ordre. La hiérarchie de sexes existe de fait et oblige les individus à vivre des rapports inégalitaires.
Tous les apôtres du phallocratisme et les assoiffés de pouvoir ont essayé de justifier la dépendance, l’obéissance et l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. Ces thèses, profondément racistes, ont bien sûr été reprises par tous ceux qui trouvaient ou qui pensaient trouver des avantages à cette situation. C’est en partie sur la différence de force physique qui existe entre les hommes et les femmes que certains ont bâti une théorie où jamais n’entre l’égalité dans la différence. Nous pourrions répliquer à ceux qui se réclament encore de ce principe qu’entre les hommes eux-mêmes il y a aussi une différence de force physique et que celui qui soulève 100 kilos n’est en rien supérieur à celui qui ne peut en lever que 50, et que prendre la différence que la nature fait entre les hommes et les femmes, et même, comme nous l’avons vu, entre les hommes eux-mêmes, afin d’en appliquer une théorie de l’infériorité, est une aberration et une pratique réactionnaire qui peut aller jusqu’à cautionner le racisme.
On a voulu faire croire, et on a réussi à démontrer qu’en fonction de sa nature la femme ne peut avoir d’autres fonctions que celle de reproductrice des enfants que l’homme lui fait. On a essayé et on a réussi à lui faire avaler que le rôle d’éducatrice est une confiance, presque une faveur, que l’homme lui accorde et qu’il est dans sa nature de tenir le foyer familial, ce qui permet à l’homme de sauvegarder sa « liberté». L’homme du peuple a toujours repris les conceptions aberrantes que lui fournissent abondamment ses penseurs les plus sérieux et les plus autorisés, fier et heureux de n’être pas complètement en bas de l’échelle de la hiérarchie.
A l’heure actuelle, les capitalistes et les impérialistes d’Est et d’Ouest veulent assurer leur continuité par l’entretien d’une classe régnante sur une classe à exploiter pour son profit, et par la domination de l’homme sur la femme, continuité de la société patriarcale dont les structures font de la femme la propriété de l’homme en perdant son identité par le mariage qui la fait passer de l’autorité paternelle à celle du chef de famille (et il en sera de même pour sa fille et ainsi de suite...). Ainsi commence avec la famille patriarcale le type de structure sociale du système capitaliste et étatique. Il faut un chef de famille responsable, qui exerce par sa domination de chef sa domination sur sa femme et ses enfants selon l’idéal voulu et entretenu, de même qu’il faut un patron-chef, un chef d’Etat, un Etat-chef, ordre hiérarchique qui sévit depuis des millénaires.
Nous savons que dans la société tous les prétextes que prennent les individus pour justifier l’exploitation, la domination qu’ils exercent sur une classe, un sexe, un groupement, un autre individu, ne tiennent que dans la mesure où cette classe, ce sexe, ce groupement ou cet individu subissant cette exploitation ou cette domination n’ont pas pris conscience de cette réalité. La négation de cette réalité sociale prend sa source dans la révolte de l’individu face à sa condition. Toute notre histoire nous apprend que l’être humain s’est toujours révolté face à une situation d’injustice. Ces révoltes collectives ou individuelles qui naissent d’un désir plus ou moins conscient de vivre d’autres rapports ne donnent pas toujours lieu à des acquis pour ceux qui se révoltent.
Le grand rassemblement que désirait le mouvement féminin prit le départ après Mai 1968 et s’inscrivit dans une analyse d’où résultait la volonté de rassembler toutes les femmes de la société sans distinction aucune, partant du principe que toute femme, quelle que soit sa position sociale, subit à un degré ou à un autre la domination de l’homme et que cette subordination de la femme est une des bases du système capitaliste.
Rapidement se fit jour à l’intérieur de ce mouvement des divergences idéologiques. Certaines souhaitent articuler dans une perspective marxiste l’analyse de l’oppression des femmes avec l’analyse de classe de la société capitaliste, s’opposant à celles qui considèrent le patriarcat en soi comme une structure que l’on retrouverait à tous les stades de l’histoire et qui déclarent que la lutte révolutionnaire doit s’attaquer au patriarcat plutôt qu’au capitalisme, celui-ci n’en étant que la représentation historique.
D’autres encore, se déclarant contre tous les « ismes » (humanisme, idéalisme, socialisme), puisque contre toute idéologie, pensent que « la politique consiste à chasser le phallus de sa tête ». Ces trois principaux courants comportent une réalité plus complexe faite de fluctuations et entrent facilement dans le spontané avec ses contradictions et souvent dans l’inorganisé. Tous ces mouvements idéologiques ou non se rejoignent sur un point : le refus d’accepter les hommes dans leurs luttes estimant que malgré toute la bonne volonté que peuvent manifester certains hommes, ils restent les oppresseurs de la femme.
Les revendications des différents mouvements féminins ont apporté une prise de conscience de plus en plus importante parmi les femmes et sont arrivées jusqu’à une répercussion générale inévitable, même si certaines se sont exprimées par une violence anti-mâles ou que d’autres ont limité leurs luttes à des revendications spécifiques telles que : contraception, avortement, crèches, égalité des salaires. Si ces mouvements féminins ont fait ressortir les problèmes inhérents à la société, ils ne sont cependant pas allés jusqu’à remettre la société tout entière en cause ; tout au plus ont-ils posé leurs problèmes en tant que lutte des classes en considérant que l’homme représente la classe bourgeoise et la femme le prolétariat.
La révolte des femmes représentée par les mouvements féministes a eu le mérite de poser le problème autrement qu’en terme de lutte de classe, unique moteur de l’histoire vu par les marxistes, en faisant ressortir le problème d’un type d’exploitation économique autre le travail non rétribué des femmes à la maison), car il permet la reproduction de la force de travail de l’homme. Le capitalisme a besoin idéologiquement de cette forme d’organisation de la société ; afin de détruire les barrières de classe, en mettant tous les hommes dans le même sac au nom de la virilité régnante ; afin de masquer l’exploitation de l’ouvrier en lui assignant un rôle dominant dans la famille, sur la femme et les enfants ; afin d’institutionnaliser les rapports de domination subordination, de hiérarchisation au sein de la structure familiale.
C’est par la révolte des femmes et non par leur attente passive que se fera leur libération, car la révolte est le premier acte de liberté qu’accomplit l’individu et, par conséquent, sa première manifestation vraiment humaine et libre. En se révoltant, la femme pose le problème de l’égalité et :
« Nous le savons, l’égalité n’est possible que par la liberté ; pas cette liberté exclusive des bourgeois qui est fondée sur l’esclavage des masses et qui n’est pas la liberté mais le privilège ; mais cette liberté universelle des êtres humains qui élève chacun à la dignité humaine. Nous savons aussi que cette liberté n’est possible que dans l’égalité. Révolte non seulement théorique mais pratique contre toutes les institutions et contre tous les rapports sociaux créés par l’inégalité, puis l’établissement de l’égalité économique et sociale par la liberté de tout le monde. »
La révolte des femmes pose donc le problème de la contradiction de l’homme qui désire son émancipation en tant qu’exploité dans la société et qui refuse l’émancipation de la femme de la tutelle masculine comme condition primordiale de son exploitation. Aucun être humain ne peut prétendre à la liberté si lui-même se pose comme barrière à la liberté d’autrui. Nul ne peut se prétendre libre si sa liberté est une atteinte à la liberté humaine dans sa globalité, car la liberté individuelle n’existe que si elle a pour corollaire systématique la liberté collective.
Le problème de la libération de la femme se situe à deux niveaux :
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Le refus de continuer d’accepter le rôle traditionnel que la société désire lui voir jouer, mais aussi de poser le problème relationnel avec l’homme, c’est-à-dire de refuser les relations de subordination, de domination et surtout de hiérarchisation qui existent actuellement, en contraignant l’homme à rejeter les prérogatives que cette société lui impose comme nécessaires à la survie de celle-ci qui l’exploite à un autre niveau. L’homme qui entreprend l’effort de rejeter le rôle traditionnel que la société lui impose comme faisant partie de sa nature forte et virile, pour vivre des rapports égalitaires avec la femme, tout comme la femme qui se révolte contre la situation qui fait d’elle le dernier barreau de l’échelle de la hiérarchie posent le problème de l’égalité dans la différence et accomplissent un acte révolutionnaire.
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Le fait est que l’on retrouve des femmes dans toutes les classes sociales, mais si l’ouvrière se libère puisqu’elle n’a rien à perdre et tout à gagner, il en va autrement des intérêts des femmes de la classe bourgeoise, car, si elles accomplissent leur révolte de femmes face à l’homme, elles affaiblissent les structures de la société sur lesquelles s’appuie la lutte des classes. Il est clair que si la bourgeoise refuse l’autorité de son mari et le rapport que la société lui impose comme femme, elle doit aussi refuser le rôle d’exploitation et de domination qu’elle joue au sein de la classe privilégiée si elle veut être conséquente, logique et honnête avec elle-même et les autres. La révolte de la femme bourgeoise en tant que femme doit aller de pair avec son refus de collaborer sous toute forme à une exploitation dont elle cherche à se débarrasser à un autre niveau. Il va sans dire que cette double démarche qu’elle doit accomplir n’est pas près de se réaliser car, finalement, la bourgeoise préfère, lorsqu’elle en a conscience, préserver ses privilèges de classe et accepter la place qu’on lui laisse en tant que femme.
Dès cet instant, les intérêts des femmes bourgeoises et ouvrières ne se recoupent pas puisqu’elles ne peuvent pas être solidaires entre elles. La libération de la femme doit dépasser largement le cadre de sa propre émancipation pour arriver à celle, plus vaste, de l’humanité tout entière sous peine de mourir de sa spécificité. La lutte des femmes n’étant qu’une lutte parmi d’autres dans la société, tous les éléments étant indissolublement liés et s’interférant, elle s’inscrit de plain-pied, comme toutes les luttes spécifiques qui tendent à poser les bases d’une société différente, dans les fondements d’une société à caractère anarchiste. Le refus des mouvements féministes de voir en l’homme un être humain capable de se libérer et de refuser le pouvoir que la société lui procure, en considérant ce pouvoir comme une aliénation pour lui-même, est un refus de concevoir l’homme comme capable de se révolter contre une injustice qui l’oblige à vivre en contradiction avec ses sentiments, ses désirs et sa nature profonde.
Qu’on le veuille ou non, la libération de la femme engendre la libération de l’homme. Qu’on le refuse ou qu’on l’accepte, on ne fera pas taire la révolte et la soif d’égalité qui existent chez tout individu pour qui la liberté, sa liberté, n’existe qu’en fonction de la liberté des autres. Il serait trop facile de croire que cette évolution peut se faire sans heurts et sans craquements dans la baraque vermoulue qu’est la société capitaliste. La difficulté qu’a l’être humain à se prendre en charge et à remettre en question la base de ses relations humaines ne peut permettre de faire cette évolution sans douleur. L’accouchement progressif d’un comportement différent s’accompagne quelquefois d’une césarienne. La libération de la femme ne doit pas non plus tendre vers une uniformisation de la personnalité. La révolte de la femme, comme celle de l’homme, doit être liée à la découverte de sa propre individualité. C’est la diversité des capacités et des forces, les différences d’ethnies, de sexes, de mœurs qui, loin d’être un mal social, constituent la richesse de l’humanité.
C’est la possibilité donnée à l’être humain d’être lui-même qui constitue la base d’une société anarchiste. Bakounine écrit :
« Le vieux monde des Etats fondés sur la civilisation bourgeoise avec son complément indispensable : le droit de la propriété héréditaire et celui de la famille juridique, s’écroule pour faire place au monde international et librement organisé des travailleurs. »
Les femmes doivent en effet se débarrasser du carcan juridique et moral du vieux monde et apprendre qu’elles ne sont pas la propriété de l’homme mais d’elles-mêmes. Il dit encore :
« Après l’anthropophagie est venu l’esclavage, après l’esclavage le servage, après le servage le salariat auquel doit succéder d’abord le jour terrible de la justice et beaucoup plus tard l’ère de la fraternité. »
Les femmes vivent encore leur temps de servage, à elles de s’en libérer.
Le présent doit tirer ses leçons d’un passé vers un avenir qui dépassera ce passé non pas dans sa continuité, mais vers un avenir qui fera l’éclatement d’une nouvelle société. Par leur libération, les femmes feront œuvre par la terrible justice qui reste encore à faire et qui mènera hommes et femmes à l’ère de la fraternité.