Cindy Milstein
L’anarchisme et ses aspirations
Hiérarchie et domination en général.
Une égalité d’inégales et inégaux.
Par esprit anarchiste j’entends ce sentiment profondément humain qui vise le bonheur de chacun, liberté et justice pour tous, solidarité et amour parmi les peuples ; ce qui n’est pas une caractéristique exclusive aux anarchistes auto-déclarés, mais inspire tous ceux qui ont un cœur généreux et un esprit ouvert
–Errico Malatesta, Umanita Nova, 13 Avril 1922
En son cœur l’anarchisme est bien un esprit qui s’émeut de tout ce qui ne va pas dans cette société contemporaine, et proclame fortement que tout pourrait être bien fait avec d’autres formes d’organisation sociale. C’est donc précisément cette qualité de liberté d’esprit disponible qui rend l’anarchisme attirant. L’anarchisme voyage joyeusement dans le brouillard des époques et des continents pour emprunter aux meilleures des innovations humaines, pour faire corps des idéaux les plus accommodants. Cela peut-être à la fois merveilleux et submergeant car cela implique aussi la difficulté de fixer cette figure fantomatique, cet.te “habitant.e d’un monde invisible” sans définition de substance, et de convaincre d’autres de croire à cette apparition utopique que l’on appelle l’anarchisme.[1]
Qu’est-ce que l’anarchisme exactement ? Des gens ont posé et répondu à cette question depuis l’utilisation du mot comme philosophie politique distincte à l’intérieur du courant révolutionnaire. La plupart des définitions venant de tracts et brochures donnant un “ABC de l’anarchisme” ont été rédigées il y a longtemps.[2] J’essaierai ici de donner une introduction de l’anarchisme depuis le point de vue du début du XXIe siècle.[3]
Plus particulièrement, je vais m’intéresser aux aspirations de l’anarchisme, plutôt qu’à son histoire ou ses pratiques contemporaines. Que des projets anarchistes ou des anarchistes e.ux.lles mêmes n’y parviennent pas, souligne l’importance de transformer la société afin de pouvoir nous transformer nous-mêmes. “Nous sommes seulement humain.e.s” dit l’expression, mais notre humanité est profondément meurtrie par la dépossession de ce monde aliéné que nous habitons. L’Anarchisme soutient que les individu.e.s seraient davantage compatissant.e.s dans un monde dans lequel les relations et arrangements sociaux seraient organisés de manière égalitaire. D’où ma focalisation sur l’éthique, ces valeurs qui influent sur la manière dont l’humanité se conduit, et qui donnent à l’anarchisme sa sensibilité politique distincte.[4] Comme j’espère le pointer, l’anarchisme envisage de manière intransigeante une philosophie de la liberté, considérant que les individu.e.s et leurs communautés peuvent toujours faire mieux
Il y a de nombreux courants de pensée souvent complémentaires qui conçoivent l’anarchisme, mais pour faire simple, celui ci peut être défini comme un élan vers “une société libre d’individu.e.s libres.”[5] Cette phrase est d’une simplicité banale à laquelle se rattachent implicitement de multiples critiques et une vision de reconstruction englobante même si fragile.
in d’approfondir cette définition, un regard à la représentation de l’anarchisme peut aider : Cette image récurrente du A encerclé. Le A tient lieu du mot grec ancien ἀναρχία/anarkhia , qui combine la racine privative an(a), “sans,” et arkh(os), “chef, autorité”, signifiant l’absence d’autorité. Plus récemment, et plus précisément, cela tient lieu d’absence à la fois de domination (par des maîtres.se.s ou sous l’exercice d’un pouvoir sur autrui) et de hiérarchie (classement de relations de pouvoir ou de domination et subordination).[6]
Le Cercle peut alors être considéré comme un O, qui tiendrait lieu pour ordre ou, mieux organisation, en s’inspirant de la définition canonique de Pierre-Joseph Proudhon dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840) : “comme l’homme cherche la justice dans l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie.”[7] Le A cerclé symbolise l’anarchisme dans sa dualité : l’abolition des formes d’organisations sociales basées sur la domination et la hiérarchie, et de leur influence sur les relations sociales, et leur remplacement par des versions horizontales, mutuelles et en commun, soit encore une fois une société libre d’individu.e.s libres.
Afin de prolonger d’avantage cette définition initiale, regardons des deux côtés de cette phrase. L’anarchisme y est vu comme une synthèse du meilleur du libéralisme et du meilleur du communisme, élevé et transformé par la tradition de la gauche libertaire qui œuvre vers une société égalitaire, volontaire et horizontale.[8] Dans sa définition la plus théorique, le projet du libéralisme est de garantir les libertés individuelles. Le projet global du communisme est d’assurer le bien commun. Chacun.e pourrait et devrait questionner chacun des sens donnés au mot “liberté”, particulièrement dans leurs manifestations contemporaines ou à la fois le communisme et le libéralisme partagent une défense de l’état et de la propriété comme garantie de ces liberté.[9] Néanmoins, respectivement à leurs degrés les plus “démocratiques”, l’un vise un.e individu.e qui pourrait vivre une vie émancipée, alors que l’autre œuvre pour une communauté organisée autour de démarches collectives.
Ces deux notions sont valables. Malheureusement, la liberté ne peut pas être atteinte de cette manière branlante : par l’individu.e ou la société. Ces deux aspects entrent nécessairement en conflit, presque instantanément. La grande avancée de l’anarchisme était de combiner l’individu.e et la société dans une seule vision politique, et en même temps de se défaire de l’état et de la propriété comme piliers de la société, préférant la voir reposer sur l’auto-organisation et l’entraide. L’anarchisme avait compris que quelle que soit la manifestation d’une organisation sociale égalitaire, et particulièrement si elle visait à achever l’éradication de la domination, il avait à travailler à la fois à la liberté individuelle et collective, personne n’est libre tant que tout le monde ne l’est pas, tout le monde ne peut être libre tant que chacun.e ne peut s’émanciper et se réaliser au sens le plus large. L’anarchisme reconnaissait aussi, au moins de manière intuitive, qu’une telle tâche devait constamment se heurter avec la vie existante. La liberté d’une personne débordant toujours sur celle d’une autre, ou sur le bien-être commun. Aucun bien-être commun ne peut exaucer l’ensemble des besoins et désirs de chacun.e. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait baisser les bras et prendre le chemin du libéralisme ou du communisme, en évacuant l’autre aspect de la question, somme toute artificielle, dans l’espoir de trouver une solution aux tensions sociales. Depuis le début, l’anarchisme pose la question la plus difficile mais évidement pragmatique : En prenant en compte le jonglage entre individu.e et société comme une part intégrante de la condition humaine, comment des gens peuvent-ils collectivement autodéterminer leurs existences pour devenir qui illes veulent devenir et simultanément réaliser le plus complètement ces communautés.
L’anarchisme comprenait que cette tension était positive, et force créatrice de l’existence humaine. Cela souligne que les individu.e.s ne sont pas tou.te.s similaires, dans leurs besoins, leurs envies, ou qu’illes désirent les même choses. Sous son meilleur angle, l’ambition basique de l’anarchisme pour une société libre d’individu.e.s libres nous apprend que cela amènerait à une harmonie dissonante fonctionnelle : trouver des moyens de coexister et prospérer dans nos différences. L’anarchisme engage dans des processus compatissants et essentiellement participatifs. Illes sont honnêtes sur le fait qu’il y aura toujours des aigreurs entre les libertés individuelles et sociales, et qu’il y aura toujours une lutte perpétuelle pour trouver un équilibre. Cette lutte est exactement là où l’anarchisme prend place. Là où la beauté de la vie dans tout ce qu’elle a de bien agencé, d’auto-construit a le plus grand potentiel pour pouvoir émerger, et avec du temps prendre place.
Bien que cela puisse se manifester à n’importe quelle échelle de la société, chacun.e peut en faire une expérience plus intime dans des projets de petite envergure, des ateliers de réparation de vélo coopératifs aux écoles libres, où chacun.e peut prendre part collectivement à des prises de décisions sur des problématiques aussi bien majeures que banales. Cela n’est pas quelque chose vers lequel les individu.e.s sont encouragé.e.s ou formé.es dans la majeure partie du monde, principalement parce que cela sèmerait les graines qui détruiraient l’organisation sociale verticale. Par ailleurs nous ne sommes généralement pas bon.ne.s ni efficaces à prendre part à des processus directement démocratiques. Les mécanismes de prises de décisions par assemblées sont une tâche difficile. Cela soulève néanmoins des problématiques, comme celle qui consiste à résoudre résoudre des conflits de façon non punitive.
Mais c’est à travers ces démarches que les individu.e.s apprennent par e.ux.lle.s mêmes les bases d’une auto-gouvernance collective, en redistribuant ce pouvoir à chacun.e. Quand cela se passe bien, nous en tirons une inspiration profonde pour ce type de promesses, ou accords, que nous pouvons nous entraider et être solidaire les un.e.s des autres. Nous découvrons ce que nous pouvons être, d’une manière positive qui va bien au delà du capitalisme, de l’état, et de toutes les autres trop nombreuses formes d’oppression. À l’échelle la plus familière aussi bien qu’au sens le plus large, l’anarchisme forme “la structure d’une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne”, tel que le dit le préambule de la constitution de l’Industrial Workers of the World.[10] Plus précisément, il autodétermine cette structure d’une nouvelle société à partir des espaces de possibilité à l’intérieur de l’ancienne.
Depuis le début, l’anarchisme a été une philosophie politique ouverte, se transformant constamment en théorie et à partir de la pratique. Cela pourrait aussi être pris comme une partie intégrante de sa définition. L’anarchisme se doit de demeurer dynamique s’il veut vraiment dévoiler de nouvelles formes de domination afin de les remplacer par de nouvelles formes de liberté, précisément du fait de ce tiraillement continuel entre liberté individuelle et collective. Cette auto-organisation a besoin de la participation de chacun, ce qui implique de toujours garder une souplesse vis à vis de préoccupations et idées nouvelles. Pourtant, quand des individu.e.s découvrent l’anarchisme aujourd’hui, cette ouverture, combinée avec la tendance culturelle à oublier le passé, peut leur faire penser qu’il.les découvrent une invention nouvelle, dénuée de sa tradition de flexibilité, de son histoire de débats, des expérimentations et leçons tirées sur lesquelles il s’appuie. Pire, l’anarchisme passe pour une pratique politique du “n’importe quoi”, le libertin sans le libertaire, sans se soucier de la manière dont les actions de l’un.e ont un impact sur une autre personne ou communauté.[11] Il est crucial de comprendre le passé de l’anarchisme afin de comprendre à la fois son sens, ses problèmes et ses lacunes, aussi bien que ce que l’on voudrait conserver et perpétuer. Nous étudierons l’histoire anarchiste afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs, mais aussi pour savoir que nous ne sommes pas seul.e.s sur ce chemin tortueux, accidenté et plein de détours vers l’utopie, pour emprunter le titre original du livre de Martin Buber. Bien sûr, il est généralement plus pratique de comprendre les contextes historiques. L’anarchisme pour sa part s’est en grande partie formé au cours d’engagements où il a tenu sa place dans des luttes sociales et des expérimentations visionnaires.
Regards en arrière.
“l’harmonie d’une telle société étant obtenue non par la soumission à la loi ou par l’obéissance à une quelconque autorité, mais par de libres accords conclus entre des groupes nombreux et variés, à base territoriale ou professionnelle, constitués librement pour les besoins de la production et de la consommation, aussi bien que pour satisfaire la variété infinie des besoins et des aspirations d’un être civilisé.”
—Pierre Kropotkine, “Anarchism,” 1910[12]
Pour comprendre l’anarchisme comme une philosophe politique, et plus particulièrement ce à quoi il aspire, il nous faut revenir à l’anarchisme classique de la moitié du XIXe siècle, non pas dans le but de l’idéaliser, car il était loin d’être “classique” à bien des égards, mais parce que c’est le moment dans lequel l’anarchisme a émergé en tant que terme décrivant un assortiment particulier de croyances et pratiques. Il y a certainement eu d’innombrables formes d’organisations et comportements humains au cours de l’histoire que l’on pourrait qualifier d’anarchisants à posteriori. Néanmoins, l’anarchisme en tant que pratique distincte, une constellation d’attributs que nous explorerons plus tard, apparaît dans les années 1840. Il commence en Europe, agglomération d’une mosaïque de cultures et d’états qui en retour ont fait naître une grande variété de tendances anarchistes. C’est de là qu’il s’est rapidement diffusé et installé à travers le monde.[13]
L’anarchisme est né en Europe, en partie, des siècles de rebellions de serfs, insurrections paysannes et hérésies religieuses dans lesquelles les individu.e.s avaient décidé qu’illes en avaient assez, et commencé à expérimenter différentes formes d’autonomies.[14] Il a été aussi partiellement influencé par la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, qui au mieux, a permis de populariser trois concepts majeurs, comme enseignements tirés de ces révoltes.[15] La première de ces idées est que les individu.e.s ont la capacité de raison. Cela peut paraître évident maintenant, mais à l’époque il s’agissait là d’une conceptualisation révolutionnaire. Depuis des siècles, les individu.e.s étaient amené.e.s à croire essentiellement que la raison devait être glanée des paroles d’un monarque et/ou d’un dieu. La philosophie des Lumières donna une voix à des idées pratiques de luttes sociales en les percolant dans la société, en fracassant de tels renoncements, les remplaçant par la compréhension que chacun.e avait la capacité de penser par e.ux.lles mêmes. Cela a permis la seconde idée : Si les humains sont doué.e.s de raison, cela doit vouloir dire qu’illes ont aussi la capacité d’agir en fonction de leurs idées. Il s’agissait d’une notion explosive, puisqu’avant ça, la plupart des individu.e.s étaient principalement dirigé.e.s par des rois et/ou dieux tout puissants, à travers leurs monarchies et/ou églises. Émerge donc une troisième idée, davantage émancipatrice : Si les individu.e.s peuvent penser et agir de leur propre initiative, alors il en découle le potentiel de penser et œuvrer pour envisager une société meilleure. Illes peuvent innover, créer un monde où l’on aura plaisir à vivre. La foule des philosophes des Lumières ont contribué à créer de nombreux concepts d’organisation sociale, déduits de pratiques, mais articulant en théorie les droits individuels à l’autonomie.[16] Les avancées technologiques en matière d’imprimerie ont permis une dissémination relativement rapide de publications écrites, pour la première fois dans l’histoire humaine par le biais de livres, brochures, pamphlets, journaux. De nouveaux espaces de sociabilisation comme les cafés, les bibliothèques publiques ou les speakers’ corners des parcs britanniques ont permis de diffuser et débattre ces idées incendiaires. Rien de tout ça ne garantissait que les individu.e.s se mettent à penser et agir par e.ux.lles mêmes ou se préoccupent du bien-être de l’humanité tout entière. Mais c’était en théorie au moins tout aussi révolutionnaire, un bouleversement copernicien avant lequel la vaste majorité des individu.e.s ne se pensaient pas capables de s’organiser de leur propre fait de manière aussi interconnectée, consciente et englobante. Illes étaient né.e.s par exemple, en servage dans un village isolé, avec pour attente qu’illes vivraient toute leur vie de même. Bref, illes accepteraient leurs sort et l’ordre social rigidement divin ou naturel, avec quelques espoirs d’une meilleure vie dans l’au-delà.
Du fait de la relation d’attisement entre la théorie et la pratique, nombreu.x.ses étaient ceux qui en sont graduellement venu.e.s à embrasser ces trois idées des Lumières, les amenant à une foule de nouvelles idéologies émancipatrices, des congressionnalismes religieux aux idées séculières du républicanisme, du libéralisme ou du socialisme. Ces nouvelles influences radicales ont pris de nombreuses formes politiques et économiques, se manifestant dans une éruption de révolutions à travers l’Europe et ailleurs, comme Haïti, les États-Unis d’Amérique ou le Mexique. Cette période révolutionnaire, commencée aux alentours de 1789 dure jusqu’à 1871, (réapparaissant brièvement au début du XXe siècle). Dans cette époque d’environ quatre-vingts ans, les populations européennes vécurent un moment de bouleversements dramatiques se produisant tous les dix ou vingt ans, durant lesquels les changements de fond en comble semblent possible.
Durant ces décennies, traversées par la souffrance quotidienne de millions d’individus aussi bien que les éléments émancipateurs de la pensée des Lumières, de nombreuses rebellions ont réussi, mais pas toujours de la manière dont les révolutionnaires l’auraient désirée. Monarques, aristocrates, et divinités se faisaient abattre par des vagues révolutionnaires, et une époque d’absolutisme et de pouvoir arbitraire toucha sa fin. À sa place, souvent suite à des luttes pour le pouvoir entre des radica.ux.les e.ux.lle.s même, un nouveau zeitgeist politique prit place sous la forme de différentes manifestations séculières du parlementarisme ou de la démocratie représentative.[17] Le concept de Murray Bookchin d’une “troisième révolution” décrit bien le phénomène : Il y a d’abord le renversement révolutionnaire d’un régime despote, puis l’émergence d’une structure révolutionnaire de démocratie directe, pour être elle même écrasée par des forces internes au mouvement révolutionnaire qui mettent en place une nouvelle forme de tyrannie.[18] Cette période vit une profonde affirmation des libertés individuelles et du potentiel révolutionnaire. Elle fut également le témoin de l’apparition et de la montée des états modernes, qui apportèrent avec eux leur hypercentralisation et leur hyperindividualisme. Tout ceci créa un terrain fertile pour le développement de l’anarchisme dans sa sensibilité utopique et son opposition à l’état.
Le capitalisme vint à se développer également, pour une grande variété de raisons dont l’effondrement révolutionnaire de l’aristocratie et des privilège féodaux. La révolution industrielle fut particulièrement bouleversante. Elle perturba les économies de subsistances rurales et incita à une immigration massive vers les villes et leurs fabriques, les soumettant au salariat ou à la servitude sous contrat. Ce changement fondamental apporta aussi bien des promesses que de nouvelles formes d’appauvrissement de masse. Les individu.e.s étaient libéré.e.s des contraintes souvent étouffantes des traditions villageoises, tels que les interdits dans les relations de parenté, ou les croyances religieuses, sans parler des structures traditionnelles du pouvoir émanant des cathédrales et châteaux. Illes étaient exposé.e.s à une diversité de cultures, idées et expériences dans ce mélange urbain, qui pour certains apparut comme de nouvelles formes de liberté. Cependant la vie dans ces métropoles grandissantes impliquait aussi des conditions de vies misérables pour la plupart, et le travail était généralement une exploitation. Sous le capitalisme, l’économie commença à prendre le pas sur tout le reste, incluant la vie humaine et le monde non-humain, et réorganisa de plus en plus les relations sociales.
Plus que quiconque, Karl Marx saisit le trait de caractère essentiel de ce qui allait devenir la structure sociale dominante, tel qu’il l’a articulé dans son Capital (1867) mais aussi dans son Manuscrits économico-philosophiques de 1844.[19] Davantage qu’une “simple” forme d’exploitation économique divisant le monde entre ce.ux.lle.s qui ont et ce.ux.lle.s qui n’ont pas, ou entre des possédant.e.s des moyens de production, et ce.ux.lle.S qui s’y retrouvent enchaîné.e.s par le salariat, c’est l’aspect inhérent de croissance forcée du capitalisme qui le force à remodeler l’existence à son image. La naturalisation de ses valeurs tel que la compétition ou la domination d’êtres humains sur d’autres, comme si elles faisaient parties des conditions normales de la vie au même titre que de respirer ont amené ces valeur à une position hégémonique.
Cela se manifeste dialectiquement tel que Marx l’a démontré, depuis la commodité comme forme cellulaire du capitalisme : un objet n’est alors plus défini par sa valeur d’usage mais par sa capacité à être échangé (valeur d’échange). Plutôt que les choses aient une valeur en elles mêmes, l’ensemble de l’existant se retrouve instrumentalisé par le système capitaliste. Le capitalisme est nécessairement appelé à marchandiser toujours plus de choses, matérielles ou immatérielles, affectives ou écologiques, l’ensemble du Monde si possible. La valeur est déterminée par la quantité que chacun.e a accumulé.e ou a échangée : argent, propriété, et particulièrement le pouvoir sur d’autres. Cette relation de marchandage tel que Marx l’explique se retrouve cachée dans la marchandise elle même. Des choses comme les marchandises, les objets et le travail humain, jusqu’aux systèmes de valeurs et aux structures sociales, semblent devenir indépendantes de l’influence humaine. De cette manière, les individu.e.s deviennent aliéné.e.s, isolé.e.s et coupé.e.s d’un monde qui est en fait leur création, et qui pourrait être refait autrement, plus humain. Comme l’Internationale Situationniste l’ajoutera plus tard, les individu.e.s deviennent spectat.eur.ice.s de leurs propre vies plutôt qu’act.eur.ice.s, vies qui deviennent à leur tour d’avantage contrôlées et pacifiées, sans se préoccuper de savoir si chacun.e dispose “d’un travail” ou pas.20]
Cette grande transformation, pour emprunter le titre de Karl Polanyi, a été un terreau fertile pour la naissance du socialisme révolutionnaire, et de sa sensibilité catégoriquement anticapitaliste et émancipatrice.[21] Les organisations et mouvements socialistes de masse se sont engagés dans une grande diversité de luttes sociales. Leurs contestations politiques, en retour, ont donné naissance à des courants parfois antagonistes à l’intérieur du socialisme révolutionnaire, communisme et anarchisme, à mesure que les socialistes révolutionnaires élaboraient leurs analyses, objectifs et stratégies. Deux camps opposés ont émergé : Les libertaires opposé.e.s au socialisme non-libertaires (péjorativement « autoritaires »). Les deux envisageant de transformer la société à travers un conflit de classes destiné à abolir la propriété privée et les classes elles-mêmes, en faveur d’une forme communale de justice et d’égalité. En reprenant la supposition de Marx selon laquelle le capitalisme continuerait à se répandre, et ne négocierait en aucun cas avec d’autres systèmes socio-économiques, les socialistes considéraient l’abolition du capitalisme comme une étape décisive de la libération humaine.
L’anarchisme, développé au sein de ce milieu était, dans les mots de Kropotkine, l’aile gauche du mouvement socialiste.[22] Comme les autres socialistes, les anarchistes se focalisaient sur l’économie, spécifiquement anarchiste, et voyaient les classes laborieuses des usines et des champs, aussi bien que les artisans comme les principa.ux.lle.s agent.e.s de la révolution[23]. Illes avaient également le sentiment qu’un grand nombre de socialistes se plaçaient à “droite” ou sur un positionnement non-libertaire par rapport à l’anarchisme, ou pour le moins qu’on puisse dire trop dou.x.ce.s dans leur critique de l’état. Ces premièr.e.s anarchistes, comme celles et ceux qui suivirent voyaient que l’ état avait sa part de responsabilité[24] par sa complicité avec la structure de domination sociale, l’ état qui complétait et travaillait avec le capitalisme bien qu’il soit une entité distincte. Tout comme le capitalisme, l’état ne négocie pas avec d’autres systèmes sociopolitiques, mais essaye de s’accaparer davantage d’espace de gouvernement. Il n’est ni naturel ni ne peut davantage être régulé. L’ état a ses propres logiques de fonctionnement et de contrôle pour monopoliser le pouvoir politique. Les anarchistes avançaient que l’ état ne pouvait être ni employé dans le démantèlement du capitalisme, ni comme stratégie transitionnelle vers une société non-capitaliste et non-étatique. Illes défendaient une position “ni dieu, ni maître”, en se concentrant sur les trois sujets d’inquiétude de leur temps : le Capital, l’ état et l’église, en contraste avec la proposition du Manifeste communiste selon laquelle “l‘histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes.”[25] Ce n’est pas tant que les anarchistes ne prenaient pas au sérieux l’histoire, mais il y eu d’autres histoires et d’autres luttes auxquelles les anarchistes se sont intéressé.e.s au fil des décennies.
Comme un grand nombre de personnes le redécouvrent aujourd’hui, l’anarchisme depuis le début s’intéresse à des sujets que le marxisme à longtemps eu du mal à aborder : hiérarchies et dominations, et leur remplacement en toutes circonstances par une plus grande liberté. Cela étant dit, la période classique de l’anarchisme a connu un grand nombre de lacunes, et même une certaine naïveté. Des domaines tels que le genre ou la race, dans lesquelles la domination se manifeste au delà du capitalisme, de l’état ou d’une église étaient souvent délaissés ou même ignorés. L’anarchisme du XIXe siècle n’était pas nécessairement en avance sur son temps en ce qui concerne l’identification d’une variété de formes d’oppression, pas plus qu’il ne se sentait concerné par la plupart des dégradations environnementales[26]. Quant illes en arrivèrent aux questions sur la nature humaine, un certain nombre d’anarchistes assurèrent que sans capitalisme ni état, le monde serait harmonieux, et personne n’aurait besoin d’institutions non hiérarchiques formelles ou de contrat. Évidemment, comparer l’anarchisme classique avec les compréhensions plus sophistiquées des formes d’organisation ou des différentes typologie de domination d’aujourd’hui n’est pas honnête, à la fois pour l’anarchisme ni pour les autres formes de socialisme. L’anarchisme s’est formé au fil du temps à la fois en théorie et par la pratique. Le principe essentiel de son dynamisme a joué un rôle majeur en lui permettant d’apprendre dans ses défis. Son ouverture sur d’autres mouvements sociaux et idées radicales a contribué à sa maturation. Comme toute philosophie politique nouvelle, il a fallu de nombreu.x.se.s têtes et beaucoup d’expérimentations au cours des années pour développer l’anarchisme en une compréhension du monde plus nuancée, un processus si l’on prend l’impulsion initiale de l’anarchisme au sérieux, visant à toujours développer d’avantage cette compréhension du monde pour prendre en considération les lacunes qui n’étaient pas encore perçues. L’anarchisme était, est et se comprend continuellement comme “un début.”[27]
Depuis ses origines, l’aspiration au cœur de l’anarchisme fut de déceler puis de se débarrasser de toutes les coercitions, relations sociales hiérarchisées et d’en rêver et chaque fois d’en établir des consensuelles et égalitaires. Dans une période de potentiel révolutionnaire, pendant laquelle les formes de vies traditionnelles étaient si évidement détruites par les phénomènes de transitions gigantesques, les premier.e.s anarchistes étaient souvent extravagant.e.s dans leurs visions d’un monde meilleur. Illes s’inspiraient de ce qui était en train d’être perdu (des petites communautés agricoles aux territoires communaux) et de ce qui était acquis (des technologies potentiellement émancipatrices) dans les structures politiques démocratiques pour bricoler un éventail d’éthiques reconstructrices sans compromis.
Ces éthiques animent encore l’anarchisme de nos jours, en apportant ce qui fait sa richesse par sa mise en pratique. Ces valeurs servent à se mettre au défi de continuellement s’approcher de l’horizon lointain de la liberté en améliorant concrètement la qualité de vie pour tou.te.s dès maintenant. De tous temps, l’anarchisme “demande l’impossible” alors même qu’il essaye aussi de le réaliser. L’idéalisme est fondamentalement pragmatique. Les formes hiérarchiques d’organisation sociale ne peuvent jamais satisfaire l’ensemble des besoins et désirs de chacun.e, alors que que les formes non-hiérarchiques ont fait preuve de leur capacité à s’approcher de cet objectif, et se donne comme priorité éthique d’expérimenter avec des notions utopiques. Aucune autre philosophie politique ne le fait de manière si consistante et généreuse, avec autant d’obstination et d’honnêteté quant aux nombreuses impasses du voyage lui-même.
Ces éthiques ont perpétuellement besoin d’être étoffées. Elles auront besoin de s’ajuster aux conditions historiques particulières si elles veulent demeurer pertinentes et vives. Néanmoins, depuis le commencement, l’anarchisme s’est ancré dans cette collection de valeurs partagées organisées autour de notions interconnectées comme liberté individuelles et collectives[28], solidarité et internationalisme, association volontaire et fédération, éducation, spontanéité, harmonie et entraide. Les principes de l’anarchisme affirment le potentiel de l’humanité à assouvir les besoins et désirs de chacun.e, par le biais de coopérations non hiérarchiques et d’organisations collectives. Comme nous le verrons plus bas, l’ajout du préfixe “auto-” à des mots que d’autres socialistes échouent à interroger correspond à l’un des projets éthiques de créer des êtres socia.ux.les qui luttent pour une société pour et par chacun.e. Les premier.e.s anarchistes ont donc commencé par mettre en avant l’auto-détermination, l’auto-organisation, l’autogestion et l’auto-gouvernement comme fondements de cette nouvelle société.
Si ces éthiques dominantes tissent le fil conducteur qui donne à l’anarchisme sa spécificité, et sa cohérence, les manières dont les anarchistes les mettent en pratique tient davantage du patchwork. Toutes les philosophies politiques contiennent de nombreuses variantes, opinions divergentes au sein d’un commun. L’anarchisme comprenait cela, au moins implicitement, car sa politique était précisément de donner du sens en permettant d’unir dans la diversité différentes pulsions créatives.
Plus facile à dire qu’à faire. Tout autant que que l’équilibre entre l’individu et le sociétal, les anarchistes avaient également besoin de trouver un équilibre entre l’unité et la diversité dans l’objectif d’un balancement heureux. Les anarchistes classiques s’auto-identifiaient dans leurs différences en public de manière transparente, même si pas nécessairement sur des motifs de pure camaraderie. Plutôt que comme un signe de fracture ou d’antagonisme, cet “anarchisme des adjectifs” est le moyen de développer une variété riche de passions et d’empathies. Quant ils se joignent sous l’étendard de l’anarchisme, ces adjectifs descripteurs permettent de capturer l’éventail des préoccupations et idéaux pour une société toujours plus égalitaire, ils en sont au moins l’espoir.
Dans ses premières années, l’anarchisme connut l’émergence de différentes “écoles de pensée”. Ces tendances couvrait un large pannel, et comprennaient les tensions au sein du mouvement en essayant d’équilibrer les courants individualistes avec ceux aux notions communistes, mutualistes ou collectivistes, qui regroupait un éventail allant des perspectives philosophiques et évolutionnistes à l’action directe et l’insurrection. Elles mettaient l’accent sur tous les sujets relevant de l’économie, de la psychologie ou du spirituel, et ont influencé un grand nombre de mouvements sociaux et de luttes autour du monde.[29] Au delà des éthiques citées plus tôt, toutes ces tendances prenaient pour acquis que l’état était une instance artificielle, extérieure et coercitive, qu’il ne représentait jamais que les intérêts d’une minorité au pouvoir aux dépens des autres, et qu’il reposait sur un monopole de la violence pour se maintenir. La plupart de ces courants de l’anarchisme avaient pour ambition de former des sociétés socialistes et libertaires organisées autour du travail.[30] Toutes reconnaissaient comme fondamental le besoin d’une transformation sociale, qu’elle soit graduelle ou immédiate, afin de dépasser l’état, le Capital et l’église et les autres obstacles à l’avènement de l’individu et de la société.
Les anarchistes étaient des révolutionnaires acti.v.fe.s aussi bien que des propagandistes au meilleur sens du mot, appliquant sans relâche leurs théories dans des pratiques innovantes. Illes initièrent tout un tas de projets, parmi lesquels certains sont encore familiers aux anarchistes contemporain.e.s. Illes créèrent des situations de vie collective, et des espaces sociaux communautaires tels que les Bourses du travail, et l’aide matérielle depuis la mise en place de devises locales jusqu’aux sociétés d’entraides mutualistes ou des écoles. Ces anarchistes mirent en place des fédération d’organisations et appelèrent à des conférences, s’engagèrent dans des campagnes ambitieuses, des tournées de présentations de leurs idées et d’agitations, et un grand nombre d’aventures éditoriales. Illes s’organisèrent principalement au sein des classes laborieuses et apportèrent la forme d’assemblées de délégué.e.s dans les fonctionnements quotidiens.[31] L’une des plus grandioses de ces “aventures”, magnifique jusqu’à son écrasante défaite, a été à grande échelle, l’expérimentation d’autogestion collectiviste en Espagne pendant la Révolution des années 1930.[32] En dépit de tous les efforts des anarchistes, et d’autres révolutionnaires sociaux, l’histoire n’a pas favorisé le mouvement en faveur de la liberté dans la première moitié du XXe siècle.
En avant !
L’objectif de l’anarchisme est de stimuler les forces qui propulsent la société dans une direction libertaire.
— Sam Dolgoff, The Relevance of Anarchism to Modern Society, 1970
Les objectifs de l’anarchisme classique n’ont pas servi de remparts contre les transformations brutales qui secouèrent la Planète avec la montée du communisme d’état et du fascisme. Ces forces historiques amenèrent la société dans une direction criminelle. L’anarchisme n’a pas disparu pendant cette époque bien que ses rangs aient été décimés. Des figures majeures furent tuées, comme Gustav Landauer par des proto-fascistes au lendemain de la Révolution de la République des conseils de Bavière en 1919,[33] ou Erich Mühsam par des nazis en 1934 au camp de concentration d’Oranienburg.[34] D’autres sont morts en prison comme Ricardo Flores Magon en 1922[35] ou se suicidèrent comme Alexander Berkman en 1936. Les anarchistes étaient de plus en plus isolé.e.s. La mort de Kropotkine marque en 1921 le dernier rassemblement massif d’anarchistes en Russie, pour sa procession funéraire, et seulement du fait d’une autorisation de Lénine, jusqu’en 1987.[36] Des milliers d’anarchistes de par le monde furent incarcéré.e.s, exilé.e.s ou massacré.e.s. Illes furent les victimes de répressions tels que les “Red Scare” aux États-Unis, ou les grandes purges de l’opposition radicale en Union Soviétique. Le résultat a été de rendre l’anarchisme presque un fantôme de lui-même. Cela a en retour rendu ses propositions politiques plus difficiles à découvrir, réduisant davantage le nombre et les efforts anarchistes, comme si la gauche anti-autoritaire avait sauté une génération ou deux[37].
Au même moment, le monde se transformait, à l’exact opposé de tout ce que visaient les anarchistes : Fascisme, Bolchévismes (Stalinien ou Trotskyste), Maoïsme, et l’arrivée des États-Unis comme superpuissance, l’apparition des organisations financières transnationales et du “développement” capitaliste, la guerre froide avec sa menace nucléaire. Ceux-là et bien d’autres phénomènes émergents ont contribué à étendre dramatiquement les formes de domination que toute politique émancipatrice aurait à confronter. Les tentatives de reconstruire une mouvement anarchiste étaient lentes mais ne disparaissent pas pour autant. Dans l’après guerre et à travers les années 1960 et au delà, l’anarchisme se démène pour s’adapter aux conditions de la fin du XXe siècle. Il gagne de l’intuition en apprenant par la convergence avec d’autres mouvements comme le féminisme radical, l’émancipation LGBT*Queer,[38] ou les luttes autonomes en Italie et en Allemagne, et plus tard les Zapatistes au Mexique etc. Il inspira, à la fois explicitement ou de manière moins évidente, les politiques urbaines ludiques des Provos d’Amsterdam jusqu’aux tactiques mises en place par les mouvements d’écologie radicale dans la lutte contre le nucléaire, l’organisation d’Earth First ! ou la révolte contre la “Poll Tax” britannique.[39] Alors que l’anarchisme semblait en retrait sur de nombreuses questions, la chute du bloc communiste, et le positionnement hégémonique du néolibéralisme, lui ont permis de se développer.
la fin du XXe siècle, la “Bataille de Seattle” fut pour l’anarchisme, l’une des manifestations d’un processus de réinvention au sein de sa propre tradition.[40] Souvent vue comme la naissance d’un “nouvel” anarchisme, la contribution des anarchistes dans la mobilisation massive qui permit le succès de l’annulation du sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce était d’avantage un marqueur révélateur en ligne directe de son passé classique, bien que par des moyens cachés et détournés.[41] Ce que Seattle a fait, en revanche, ce fut de mettre au devant de la scène un anarchisme revigoré, que ce soit par les images du “black bloc” avec des anarchistes jetant des briques dans des vitrines de Starbucks ou par les explications nécessaires au fonctionnement des groupes d’affinité ou la pratique des assemblées.[42] Surtout, Seattle a permis de donner une visibilité et une voix à l’anarchisme en général, en l’aidant à réinvestir l’imaginaire politique, en association avec une variété d’autres “mouvements par le bas” autour du monde.
La modernisation de l’anarchisme est aussi marquée par ce qui semble parfois n’être qu’une multitude étourdissante de préoccupations. Cette croissante multiplicité est le plus souvent l’effet d’un développement sain qui permet à l’anarchisme de se remettre en question pour rester pertinent dans le monde d’aujourd’hui, et pour en tirer des visions de reconstructions potentielles à partir de la réalité présente. Quoi qu’il en soit l’anarchisme n’est pas immunisé contre des fragmentations et l’urgence, qui parmi d’autres conditions caractérisent la société capitaliste contemporaine. Il est lui même déjà atteint par les phénomènes qu’il critique. Bien que les anarchistes défendent l’idée d’une communauté de communautés, illes sont, comme tou.te.s aujourd’hui, aliéné.e.s de et de toute façon enraciné à un lieu et à d’autres individu.e.s. Néanmoins, les anarchistes se distinguent très nettement par leur engagement basé sur sur des valeurs partagées, qui en retour structurent leurs vies et leurs implications. Retournons donc à l’entité amorphe que l’on appelle l’anarchisme, pour étoffer ce qui semble encore n’être qu’une vague définition, en partant de l’exploration de la constellation de sensibilités qui décrit tou.te.s les anarchistes.
Une philosophie de la liberté
La possibilité n’est pas un luxe, elle est aussi vitale que le pain.
— Judith Butler, Défaire le genre, 2006[43]
Une position révolutionnaire
D’abord et avant tout, l’anarchisme est une philosophie politique révolutionnaire. Cela signifie que l’anarchisme est de part en part radical au sens premier du mot : En allant à l’origine d’un phénomène et procédant à partir de là à des changements majeurs des conditions existantes. L’anarchisme aspire à transformer fondamentalement la société, vers des notions chaleureuses de libertés individuelles et collectives. La plupart du temps, cela signifie mettre en pratique des “réformes” et des améliorations, celles qui ont pour but explicite d’articuler des politiques révolutionnaires. Ces réformes-pointant-vers-la-révolution sont cependant difficiles à théoriser et d’avantage à mettre en place. Ce sont là des questions toujours en débat au sein de l’anarchisme, la variété de stratégies et tactiques, en particulier du fait de la capacité du capitalisme à récupérer ce qui se met sur son chemin.
Malgré ces difficultés, les anarchistes ne se limitent jamais à défendre des positions uniquement “réformistes”. Illes s’évertuent à ne jamais participer à une réforme qui serait une fin en elle-même, et dont les supposées améliorations n’auraient d’autre but que de rendre l’organisation sociale actuelle plus sympathique. Leurs efforts pour se déplacer intentionnellement “d’ici” à “là” souligne la manière dont l’organisation sociale actuelle ne peut le faire, car leur raison d’être est d’assouvir les besoins et désirs de tou.te.s et chacun.e. Les anarchistes ne se « contentent pas d’un idéal d’une société future sans domination » comme l’a affirmé il y a longtemps l’anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker ; mais dirigent simultanément leurs efforts à « restreindre les activités de l’état et bloquer son influence dans chaque aspect de la vie sociale chaque fois qu’illes en ont l’occasion. »[44] L’anarchisme ne se contente pas de demeurer à la surface, à la chatouiller pour rendre un monde endommagé un peu moins endommageant. C’est une critique globale visant à réimaginer et restructurer la société dans son ensemble. L’anarchisme perçoit comme essentiel que pour que chacun.e soit libre, l’humanité doit s’harmoniser avec le reste du monde non-humain.
Comme mentionné plus haut, l’anarchisme s’est focalisé depuis ses prémices sur les deux principaux obstacles à une société libertaire : le Capitalisme et l’état. Cette paire est toujours tristement la source de la misère et du contrôle social. Le Capitalisme et l’état s’entrecroisent en profondeur dans un procédé de naturalisation de cette misère et ce contrôle dont ils sont à l’origine. Leurs logiques internes distinctes s’entrelacent dans une consolidation des pouvoirs de monopolisation pour une minorité aux dépens des autres. Cela impose à chacun de ces systèmes de s’étendre continuellement en masquant son influence. Pour survivre, il leur faut faire apparaître comme normal que la plupart des individu.e.s soient appauvri.e.s et exclu.e.s en tant qu’acteurs économiques et politiques, socialement aliéné.e.s. Il leur faut réorganiser les relations sociales à leur image, pour les faire devenir des manières intuitives d’être et de se comporter. Le monde produit par là une majorité lui est en retour dénié, et une poignée s’accaparent les décisions sur tout ce qui constitue la vie. L’anarchisme est donc catégoriquement anticapitaliste et antiétatique, ce qui en fait une politique révolutionnaire puisque se battre fondamentalement contre ces systèmes nécessite d’aller à leurs racines. Dépasser le capitalisme et les états ne signifierait pas moins que retourner le monde, détruire tous les monopoles et le reconstituer comme un bien commun, depuis les institutions jusqu’aux éthiques quotidiennes.
Par exemple, là où nombreu.x.ses sont ce.ux.lles qui dans la lutte altermondialiste ou climatique concentrent leurs efforts sur les multinationales en les considérant comme la clé de voûte du système, les anarchistes voient en elles seulement des pièces du capitalisme dont la disparition ne détruirait pas pour autant le capitalisme, aussi néfastes qu’elles puissent l’être.[45] Un capitalisme sans multinationales est possible. L’essence du capitalisme est de garantir que demeure cette société de relations sociales imposées avec son lot d’inégalités de pouvoir et de condition matérielle. La logique de croissance du capitalisme étant exponentielle, s’il n’en subsistait ne serait-ce qu’une trace, il ne pourrait que s’éteindre à nouveau. Les structures capitalistes contemporaines des réseaux et d’information montrent bien que le capitalisme prétendument localisé peut être un moyen de cacher l’augmentation de concentration de contrôle social et d’injustice. Le capitalisme est dans sa totalité à l’origine du problème. Les anarchistes proposaient alors de défaire complètement les structures économiques et les valeurs de l’hégémonie capitaliste, ou les autres composantes du capitalisme en tant que système, depuis les multinationales, les banques, jusqu’à la propriété privée les profits, le patronat, le salariat, l’aliénation et la marchandisation.
Cela se retrouve dans des projets qui pourraient paraître aux premiers abords se concentrer sur une unique préoccupation, mais les anarchistes utilisent de telles campagnes pour démontrer la manière dont le capitalisme est dans l’incapacité de réaliser sa promesses d’assouvir l’ensemble des besoins et qu’une société libre ne peut se faire que sur la base d’un monde duquel il serait débarrassé. Par exemple, le capitalisme produit souvent des surplus, dans des domaines comme la nourriture ou le logement, et à moins que ces surplus ne soient échangeable, il préfèrera les jeter ou les laisser vacants. Pendant ce temps, nombreu.x.ses sont ce.ux.lles qui ont faim ou dorment dans les rues. Rendre ces surplus disponibles à l’usage plutôt qu’à l’échange, se les réapproprier comme un bien commun, à la disponibilité de ce.ux.lle.s qui en ont besoin ou le désirent, dépend de notre capacité à nous auto-organiser pour assouvir ces besoins. Cela montre aussi que pour être pleinement humain, il faudrait partager librement ces surplus et prendre soin de chacun.e et pas uniquement de ceux qui peuvent se nourrir ou se loger e.ux.lles mêmes.
Ce positionnement n’est pas seulement implicite. Les anarchistes l’invoquent de manière multiple pour illustrer la manière dont les progrès peuvent aussi être des mouvements vers des reconstructions révolutionnaires.
Illes bousculent ces manières de penser naturalisées par le capitalisme, en procédant par exemple a des lâcher de banderoles ou des slogans radicaux sur le partage civique (“Tout pour tou.te.s et ce qu’il y a en plus gratuit!”[46]) ou la diffusion de lectures encourageant à “tout occuper”. Illes initient des campagnes plus développées comme “Use It or Lose It” en liant la réquisition de propriété à la notion d’usufruit, exprimant ainsi notre capacité à utiliser et apprécier un logement comme un bien social, qui s’oppose directement à la valeur d’échange du capitalisme. Quand le tranchant révolutionnaire s’émousse, comme cela arrive souvent sous un régime capitaliste, les anarchistes essayent de réorienter des projets pour souligner l’irrationalité du système économique contemporain en contraste avec les possibilités de transformation du présent.
L’état, bien que distinct du capitalisme dans sa forme et ses méthodes doit aussi devenir une chose du passé si on veut que la liberté ait la moindre chance de régner. Il n’est pas question d’essayer de rendre l’état plus sympathique, plus multiculturel, plus bénin, ou de respecter ses lois à la lettre. La logique même de l’état empêche qu’une minorité de personnes soit plus apte que lui-même à déterminer ce que la Constitution des états-Unis nomme “la vie, la liberté et la poursuite du bonheur.” Ce n’est pas seulement que l’état a (ce qui change progressivement) le monopole de la violence, mais c’est que quel que soit l’insistance avec laquelle il contraint déjà des individu.e.s à déléguer leurs pouvoirs, par les armes, les urnes ou la pacification à travers des formes déjà circoncises de participation, il est de plus impliqué dans une variété de contrôles sociaux et d’ingénieries sociales. L’état est essentiellement un petit groupe d’individu.e.s légiférant, administrant et poliçant les interactions sociales. Ainsi, il maintient également d’autres formes de domination, tel que le racisme institutionnalisé ou l’hétéro-normativité. De plus en plus, “l’état” prend part à des structures en réseau qui collaborent sous formes de blocs ou institutions globales. De moins en moins de personnes peuvent donc déterminer des décisions politiques telles que les guerres, la santé ou l’immigration. La notion même de démocratie représentative devient presque anachronique sous ce régime inter-étatique, étant donné que les niveaux étatiques non-représentatifs travaillent main dans la main avec des organisations non-gouvernementales et des corps financiers transnationaux également non-démocratiques.
A l’opposé les anarchistes s’accordent sur la nécessité d’un monde sans capital ni état, précisément en vue de permettre à chacun.e de s’en sortir en définissant par lui-même ce qu’il veut faire de sa vie, ce qu’il appelle liberté, ce qu’il désire comme bonheur. En relation avec l’état spécifiquement, les anarchistes entendent que chacun.e est parfaitement capable et d’autodéterminer sa vie. Les anarchistes croient qu’ensemble, les individu.e.s délibèreront et s’accorderont sur des organisations sociales plus créatives et multiples.
Là encore, les anarchistes apportent une praxis révolutionnaire qui améliore à la fois les conditions actuelles et vise à les dépasser. Un projet de fourniture de surplus alimentaires à ce.ux.lles qui en ont besoin peut aussi inclure une assemblée directement démocratique, dans laquelle chacun.e impliqué.e peut prendre part à des prises de décisions collectives. Quand un terrain vague est à même d’être vendu à la plus forte enchère pour le développement d’une résidence de luxe, les anarchistes lancent un appel pour qu’il soit transformé en parc, et se joignent à leurs voisin.e.s ne se contentant pas d’embellir l’espace, ils manifestent leur volonté politique de se le réapproprier comme un bien commun. Ce sont les mêmes finalités qu’ils mettent en œuvre à travers des pratiques comme les campagnes d’Anarchists against the Wall ou No one is illegal, par lesquelles des anarchistes ont directement remis en cause le pouvoir de l’état à diviser et dégrader en mettant en place des frontières afin de contrôler des territoires.[47] Même dans le contexte réformiste d’une manifestation, les anarchistes diffusent une perspective révolutionnaire, par exemple, en coordonnant des journées d’actions globales en dehors des organisations centralisées, par le biais de confédérations de groupes et de mouvements autonomes.
L’anarchisme se distingue en tant que philosophie politique par ses positions claires et sans concessions contre le Capitalisme et l’état. Il y a de nombreuses manières au sein de l’anarchisme pour expliquer spécifiquement ce qu’il y a de mauvais dans le Capitalisme ou l’état, et davantage de propositions pour s’en débarrasser. Les anarchistes maintiennent que ce duo doit disparaître du fait du pouvoir que tous deux exercent sur la vaste majorité du monde humain et non humain. La notion de pouvoir est au cœur de sa philosophie politique lorsqu’il interroge : Qui l’exercent ? Qu’en font-illes ? Quel est leur but ?[48] L’anarchisme, plus radical que n’importe quelle autre philosophie politique, répond que ce pouvoir devrait être horizontal et partagé également entre tous.
Hiérarchie et domination en général.
Cette concentration sur des organisations de pouvoir de bas-en-haut mène l’anarchisme non seulement à opposer le capitalisme et l’état mais aussi à s’opposer aux hiérarchies et à toute forme de dominations en général. C’était déjà implicite, et parfois explicite dès le départ, mais l’anarchisme s’est développé en élargissant sa critique. Il y avait déjà quelques anarchistes classiques concerné.e.s par des phénomènes au delà du capitalisme et de l’état, que ce soit le militarisme, la sexualité ou les religions organisées. Les premièr.e.s anarchistes ont aussi utilisé des catégorisations comme la hiérarchie, même si ces opinions étaient moins répandues. Même en venant de théoricien.ne.s anarchistes majeur.e.s, ces articulations étaient généralement comprises, et le sont souvent encore, dans l’attention portée au Capitalisme et à l’état, de la même manière que le faisaient les marxistes, où tous les phénomènes sont dépendants (ou “superstructurels”) de l’économie (“base”). Un ensemble d’événements historiques, intuitions théoriques et “l’introduction” de formes existantes de domination qui se manifestent en dehors du Capitalisme et de l’état ont poussé l’anarchisme vers une approche émancipatrice libertaire plus englobante et horizontale. Dans The Ecology of Freedom, Murray Bookchin s’intéresse à l’émergence des hiérarchies au fil du temps, et sa relation avec un héritage de liberté, est exemplaire de cette nouvelle conception de l’anarchisme.[49] Cette nouvelle conception s’est traduite dans une flopée d’expérimentations dans toutes sortes de relations et projets non-hiérarchiques, à la fois anarchistes ou pas, dans les mouvements contre-culturels, autonomes ou de la nouvelle gauche, depuis les lointaines années 1960 jusqu’au présent, toutes ayant contribué à transformer la compréhension de l’anarchisme.
Cette transition importante signifie que l’anarchisme s’interroge plus que jamais sur les différentes manières dont les hiérarchies et les dominations se manifestent ou se développent sous de nouvelles formes en fonction des nouvelles conditions historiques. Cela se traduit par une prise de conscience que si le capitalisme et l’état étaient abolis, de nombreuses formes de hiérarchie pourraient demeurer, et que d’autres phénomènes de grégarité, indépendant de l’état du capitalisme, provoquent de la soufrance.
Plus encore, cette transition interne à l’anarchisme a évolué vers une compréhension plus complexe des interactions entre liberté et domination. D’abord les propositions anarchistes d’abolir le travail l’“l’abolition du travail” coïncident facilement avec le besoin du Capitalisme contemporain pour un moins grand nombre d’employé.e.s.[50] La technologie au service du Capitalisme peut aussi bien être utilisée pour esquiver la surveillance étatique ou encourager des échanges non-aliénés. Ces exemples montrent l’importance de la posture révolutionnaire de l’anarchisme, en mettant en évidence ces interactions à double-tranchants. Mais cela va encore plus loin. Il existe des possibilités dans le présent, interstices dans les dominations qui pointent vers la liberté. L’incapacité croissante des états à protéger leurs citoyen.ne.s de quoi que ce soit, depuis les maladies jusqu’à la violence, mine les justification de leurs existences, tout en créant des ouvertures pour les innovation autonomes[51] fédérées qui assureraient la sécurité matérielle et physique d’un plus grand nombre sans l’état. Plus loin encore, quand les anarchistes mettent leurs idées en pratiques, ces libertés nouvellement trouvées révèlent davantage de strates de domination qu’il était plus difficile à mettre au jour. Par exemple, les tentatives de briser la binarité de genres révèlent de nouvelles hiérarchies parmi une variété d’expressions genrées.
Un certain nombre de préoccupations ont été ajoutées à la matrice de la critique anarchiste, et on l’espère à sa vision reconstructrice, de manière remarquable. Elles vont de l’écologie et la technologie à l’aliénation et aux production culturelles, du sexe, de la sexualité, du genre aux relations de parenté, à la suprématie blanche, à l’antiracisme, au validisme, à l’agéisme, à la santé physique et mentale.[52] L’anarchisme doit rester perpétuellement vigilant. Il ne s’agit pas d’une liste de tâches que les individu.e.s peuvent barrer d’un trait de plume. Plutôt que d’une compétition entre différents “ismes”, l’anarchisme contemporain se saisit des manières complexes d’internalisations et d’institutionnalisations avec lesquelles les individu.e.s s’oppriment, se blessent et se limitent les un.e.s les autres aussi bien que les intersections entre les formes de domination et d’oppression. Il s’agit souvent d’un travail difficile, mais les anarchistes partagent généralement cet engagement à faire face à cette tache, dans leurs entourages comme à l’extérieur. Cela ne se passe pas toujours bien : le fait que l’anarchisme ne se soit pas autant attaqué au racisme qu’à la division de classe durant une longue période de son histoire indique bien qu’il y a encore beaucoup à apprendre et à faire, beaucoup de colères à exprimer et une longue route devant nous. Tant que la liberté et les hiérarchies s’affrontent, leur combat fait apparaître de nouveaux aspects qu’on n’avait pas encore envisagés.
Hiérarchies et dominations servent de prismes à travers desquels on peut observer un grand nombre de phénomènes non seulement eux-mêmes mais aussi leurs interconnections profondes. Elles peuvent produire, structurer et se maintenir les unes les autres en opérant relativement indépendamment, tandis qu’elles permettent de barrer la route à un monde consensuel et égalitaire. Les anarchistes s’efforcent de démanteler les formes de relations et d’organisations sociales qui permettent à certain.e.s d’exercer une domination sur d’autres personnes ou objets. Illes comparent l’utilisation du pouvoir pour gagner quelque avantage : de l’argent ou un changement de statut, par des privilèges ou de la haine, avec l’utilisation collective d’un pouvoir pour achever un développement individuel et social, dans le respect mutuel en assouvissant les besoins de tou.te.s. La critique généralisée des hiérarchies et dominations que déploie l’anarchisme, davantage que son anticapitalisme ou son antiétatisme est ce qui le distingue de n’importe quelle autre philosophie politique. Il proclame que chaque manifestation de pouvoir vertical et/ou centralisé devrait être reconstituée sous une forme horizontale et/ou décentralisée. C’est cette vision englobante qui oriente sa réflexion sur la possibilité de de réduire les hiérarchies et dominations en améliorant la qualité de vie, matérielle ou autre au présent.[53]
La vie dans son ensemble.
Mettre en place l’anarchisme en tant que projet politique vécu peut sembler être une tâche épuisante. En prenant au sérieux la notion que hiérarchies et dominations dans leur grand nombre de manifestations doivent être renversées, et que la société a besoin d’être reconstruite sur des bases fondamentalement différentes, ce qui signifie de transformer la vie dans son ensemble. Cela signifie le besoin de dépasser l’aliénation et de combattre l’éloignement de l’humanité du monde et des autres engendré par des relations et des organisations désaliénées. C’est une quête perpétuelle, avec de meilleures (ou de pires) approximations de liberté apparaissant le long de la route, pour peut-être se voir de nouveau limitée, voir disparaître. Néanmoins, avec chacune de ces approximations, l’idée même de la liberté s’étend en même temps que les notions de ce que signifie être humain et compatissant.[54] Des restes de cette liberté demeurent. Des vestiges d’expérimentations passées s’attardent à notre époque. Les individu.e.s sont transformé.e.s et transmettent à d’autres ce désir de réaliser les possibles. Adhérer à l’anarchisme, et se mettre à imaginer un monde au delà des hiérarchies, c’est un peu allumer une ampoule dans sa tête. C’est d’abord une découverte de ses propres capacités et le début de sa libération, et puis, l’espoir de la considération du pouvoir et de la liberté d’une collectivité sociale. Il y a quelque chose d’euphorique à se débarrasser des carcans qui emprisonnent la pensée, même si au début ce n’est qu’au niveau de croyances individuelles, découvrir que l’idée de hiérarchies nous est donnée, et qu’aucun.e ne devrait avoir à suivre ses règles. Un pas en avant qui change la vie en déracinant de nous mêmes ces idées, qui par exemple nous dictent que le racisme ou les états sont normaux et nécessaires. Le mouvement en direction d’états d’esprit, de relations ou d’institutions non-hiérarchiques ouvre un monde de possibilités en soi-même, au moins comme point de départ. La première action doit pouvoir être la pensée critique, une relation moins aliénée à soi-même et aux autres, ou une réappropriation de son imagination comme un premier pas vers une société non-aliénée.[55]
Les anarchistes partagent un autre projet, scruter les conditions nécessaires pour pouvoir modifier la vie dans son ensemble. L’anarchisme ne se concentre pas seulement sur l’économique, le politique, culturel, psychologique ou d’autres sphères, ni ne sépare les problématiques de leurs relations entre elles, même lorsqu’un.e individu.e en parle avec emphase. L’anarchisme est concerné par tout ce qui rend les individu.e.s humain.e.s y compris le monde non-humain. L’anarchisme doit œuvrer partout et tout le temps, depuis les corps politiques jusqu’aux corps eux-mêmes. L’espoir anarchiste de transformer la vie se traduit dans des partages de fonds de l’approche à la vie. Embrasser l’anarchisme est un processus de réévalution des présupposés sur ce que l’on pense et fait et même ce que l’on est, et cela conduit à chambouler sa vie. S’arracher de ses relations de coercition est une étape pour se reconstruire, dans un voyage visant à refaire le monde. Devenir anarchiste est un processus interminable pour mettre en pratique une éthique de l’ensemble de ce que chacun.e (et tou.te.s) est et pourrait être à la fois individuellement et socialement. Les anarchistes ne sont pas nécessairement meilleur.e.s ou pires que n’importe qui d’autre. Illes sont autant endommagé.e.s par les réseaux complexes de hiérarchies, haines et relations marchandisées qui nous maltraitent tou.te.s. Dans les milieux anarchistes, cependant, des efforts sont faits pour au moins être ouvert.e.s et critiques sur ces dommages, et développer à partir de là des moyens de les prendre en compte. L’anarchisme implique un travail difficile pour se reconstruire en même temps que la société.
Les anarchistes remettent en question l’ensemble de la vie, en demandant constamment “quelle est la bonne chose à faire?” Illes luttent pour pour mettre en pratique les réponses, des besoins basiques aux désirs complexes, des exemples d’oppression aux inégalités institutionnalisées. Illes ne vivent pas des vies pures et éthiques. De surcroît l’écart entre ce que les anarchistes imaginent comme éthique et les suites de mauvaises décisions que nous faisons tou.te.s dans les conditions présentes illustre comment les relations sociales hiérarchisées empêcheront toujours notre capacité d’émancipation. Le discours de l’anarchisme sur la vie dans son ensemble souligne que l’ordre social courant circonscrit le monde dans son ensemble jusqu’aux plus petites des interactions, et faire un “choix” est déjà largement entravé. Les anarchistes critiquent ce cadre et en construisent un plus éthique à sa place, à l’opposé de la dispense d’une estimation moraliste visant à savoir si chaque individu.e serait 100% éthique, ou s’en approcherait. Les anarchistes ne vivent pas constamment des vies éthiques, mais les efforts pour y arriver sont un moyen pour découvrir des possibilités pour s’éloigner de ce présent corrompu.
Être anarchiste n’invite pas à se sacrifier pour “la révolution”. En essayant de transformer la vie dans son ensemble pour tenter de s’approprier une série de valeurs, les anarchistes révèlent à la fois les contradictions de la société et s’essayent à de nouvelles relations sociales. Illes commencent aussi à expérimenter comment la vie pourrait être qualitativement différente de la manière la plus intime qui soit : pour soi et parmi d’autres faisant de même. De cette façon, les anarchistes partagent un sens de la vie plus pleinement autodéterminé, articulé sur des fronts personnels et sociaux, un pont entre “ce qui est” et “ce qui pourrait être”, ce qui n’est pas un détail. L’aliénation ressentie universellement dans l’ensemble de la vie, à ce moment historique particulier, la désolation de la qualité de l’existence sous le capitalisme global, peut rendre toute idée de transformation de la vie impossible. Comme Marx l’avait intuitivement observé : tout le monde est contraint ou détruit par le capitalisme, même si certain.e.s en bénéficient d’avantage que d’autres. Le capitalisme nous expose des promesses pleines de paillettes pour le futur (Nous pouvons nourrir le monde ! Ton prochain achat te rendra enfin heureu.x.se ! Ce réseau social va diminuer ta solitude!), sans jamais les réaliser, afin que chacun.e ait besoin de continuer à courir après la prochaine. « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air. »[56] Le dernier Iphone qui assouvirait tous tes besoins est malheureusement déjà la coquille vide inadéquate d’hier, remplacée par la prochaine réponse à tous tes désirs. Que l’on ait tout ou rien , la “vie” sous le capitalisme semble vide.
Les expérimentations anarchistes exposent les fissures de cet édifice. Elles permettent de ressentir ce que la vie pourrait être si elle était la leur. Cette réappropriation qualitative du quotidien révèle les calculs assommant que tou.te.s sont contraint.e.s à faire sous le Capitalisme. Étendre le qualitatif pourrait être l’une des clefs de la défaite du Capitalisme, car quels que soient les efforts mis en place pour récupérer tout ce qui nous rend humain.e.s, l’optique quantitative du capitalisme les rendra toujours stérile en contraste avec la sensation de ce qu’être pleinement vivant.e veut dire.
Bien sûr cela n’est qu’une transition subtile, en particulier dans ces conditions contraignantes et opprimantes, mais il s’agit de la description fréquemment employée pour décrire un premier contact avec l’anarchisme mis en pratique. Que ce soit le bonheur de créer un groupe d’étude pour se réapproprier l’éducation, ou l’expérience viscérale du pouvoir d’un groupe d’affinités lors d’une manifestation. Ça peut être la fierté de mettre des savoirs et ressources en commun pour remettre à neuf un centre social, pour la joie d’établir des manières collectives d’assouvir nos besoins matériels. Le faire nous mêmes, ensemble, pas pour accumuler de la fortune ou du pouvoir mais pour en extraire de nouvelles relations riches de partage et bienveillance, garantit la qualité plutôt que la quantité et pose de nouvelles bases sur les manières dont chacun.e voudrait voir les choses faites, coopérativement et à travers des moyens volontaires, solidaires et directement démocratiques. Il s’agit de se dégager d’une vision du monde utilitariste au profit d’une autre basée sur la valeur intrinsèque de chacun.e.
Cette dimension qualitative dans l’anarchisme n’est pas seulement existentielle, aider chacun.e a se dégager du poids de l’aliénation sous le Capitalisme. De nombreux projets anarchistes sont aussi des modèles pour assouvir les besoins quotidiens de manière à pouvoir dépasser à terme les privations matérielles que le Capitalisme impose à la plupart de l’humanité. Ces deux aspects sont des éléments d’importance égale pour une transformation révolutionnaire. Le capitalisme a indiqué que l’humanité pourrait être en mesure d’achever une société au delà de la rareté, un monde dans lequel chacun.e aurait ce dont illes ont besoin pour vivre. Mais malgré les supermarchés et leurs poubelles débordantes de nourriture, des milliards d’êtres humain.e.s ont toujours faim. Malgré les technologies économisant le travail, celles et ceux qui travaillent, travaillent toujours plus pour gagner toujours moins. Malgré les avancées dans le domaine de la santé, un grand nombre meurent encore des conséquences de leur travail. Pendant ce temps, la consommation a été transformée en un baromètre de la valeur de chacun.e, une quête sans fin vers le bonheur, à travers le biais du choix des commodités, toujours basé sur ce que chacun.e a à échanger pour cette abondance au risque permanent de s’en voir privé.
En comparaison, les projets anarchistes visent à réorienter la production dans son ensemble. Dans une opposition directe au Capitalisme, ils envisagent de développer des formes de production autogérées pour permettre à chacun.e de se reconnaître dans ce qu’illes font. Ils transforment fondamentalement les notions de production et travail pour que chacun.e puisse y participer selon ses inclinaisons, afin que le “travail” devienne une manière réjouissante de répondre aux besoins matériels de la vie. L’objectif est également de garantir une certaine abondance, basée sur le principe selon lequel chacun.e est digne de subsistance matérielle par le simple fait d’être humain.e. Les projets anarchistes essayent également de réorienter la consommation. Ils se basent sur l’idée selon laquelle les gens se voient dans ce qu’illes créent, et que les marchandises véhiculent, l’attention individuelle portée par leur réalisation. Ils transforment les notions de consommation dans leur ensemble en reportant l’attention vers l’utilisation et la réutilisation, par le biais de l’échange, du don ou du troc. La consommation est pensée comme devant assurer la santé et la sécurité, la solidarité plutôt que la charité, la générosité plutôt que l’accumulation en permettant à chacun.e de poursuivre une variété de possibilités pour s’améliorer individuellement et collectivement. Par ce biais, l’anarchisme aspire à de nouvelles compréhensions du bonheur, et de la valeur humaine au delà des formes marchandes. Les anarchistes élaborent de modestes expérimentations sur ces objectifs grandioses permettant aux individu.e.s d’assouvir leurs besoins et désirs, d’être écologiques, bricoler de nouvelles relations sociales, organiser des espaces et des groupes, prendre des décisions collectivement, de manière non-hiérarchique. Ces expérimentations partielles, le plus souvent éphémères étant donnés les rapports de force du système de domination existant. Néanmoins, elles forment un réseau concret d’innovations horizontales. Par exemple, le premier chapitre de Food Not Bombs a commencé à Cambridge, dans le Massachusetts en 1980, avant d’être emprunté et traduit dans de nouveaux contextes à travers le monde.[57] Liés par leur nom et leur sensibilité, ces groupes opèrent de manière autonome les uns des autres dans leurs localités. Food Not Bombs remet en cause le rapport collectif à la production et à la consommation alimentaire. S’ils étaient davantage interconnectés avec d’autres expérimentations, et avec toujours plus d’innovations, de tels projets pourraient s’établir comme contre-pouvoirs. L’idée est que chacun.e établisse des contre-institutions aussi bien que des manières de vivre qui gagneraient assez de force pour gagner les cœurs et les esprits et obtenir la participation de suffisamment d’individu.e.s pour exister en parité, ou finalement contester victorieusement le pouvoir centralisé.
Des efforts tels que Food Not Bombs, ou ses variantes Food Not Lawns, Homes Not Jails ou Books through Bars,[58] comme de nombreux projets anarchistes opèrent très largement au sein d’une contre-culture, ce qui peut être une phase nécessaire dans la mise en pratique d’idées et le développement de nouvelles infrastructures. Comme n’importe quelle alternative, elles peuvent être en proie à des récupération, ou tomber dans une routine confortable. Néanmoins, étant donné que personne ne “possède” ces projets, des anarchistes, et d’autres, peuvent les expérimenter et s’en servir. Si l’on comptait le nombre de personnes utilisant ces différents projets anti-autoritaires, le nombre de personnes dont les besoins en nourriture ou logement par exemple, sont assouvis de manière régulière, l’on pourrait arriver à plusieurs millions à travers le monde. Il en découle le besoin de lignes d’interdépendance et d’entraide plus évidentes aussi bien que des tentatives de les développer en contre-pouvoirs.
Le plus important dans le fait de toujours s’orienter vers un monde meilleur est la manière dont les gens agissent. Les pratiques anarchistes partagent des éléments distinctifs, même si ceux ci peuvent être mis en place de différentes manières : les vies et communautés qu’elles tentent d’établir sont fondées sur une des orientations éthiques partagées. Cette partie est fondamentale étant donnée la manière dont les forces de contrôle social nient et tentent de détruire ces alternatives. Les efforts de reconstruction de la vie quotidienne impliquent que les individu.e.s puissent travailler à détruire les relations coercitives et marchandisées, mais aussi de soutenir des personnes dont ce serait l’occupation.
Une orientation éthique
Cette tentative d’autogestion de l’ensemble de la vie et des activités, et la garantie que chacun.e puisse en faire de même s’articulent autour de cette orientation éthique. L’anarchisme sert de fondation non seulement pour les anarchistes, mais également pour celles et ceux ayant à relever les défis posés par l’anarchisme : « Quelle est la bonne chose à faire ? » Les anarchistes classiques appelaient simplement ça « L’idée. » L’anarchisme se positionne comme un flambeau à travers son histoire et ses pratiques, et plus particulièrement à travers ses idéaux.
Aucune autre philosophie politique ne garde cette voie de la vigilance aussi centrale, comme objectif principal. Les autres perspectives politiques amoindrissent, ou s’en dispensent simplement en transitant de « Qu’est-ce qui est juste ? » vers « Qu’est-ce qui est pragmatique ? » Elles acceptent le statu quo comme un fait et cherche à comprendre leurs possibilités dans ce paysage prédéterminé. Même les autres philosophies politiques révolutionnaires finissent par s’aligner sur le pragmatisme, mettant de côté “ce qui est bon” dans un court-terme supposé, en se concentrant sur l’efficacité pour arriver à un moment révolutionnaire futur. Elles s’alignent sur une politique expéditive, avec un présent défini par son pragmatisme tandis que l’éthique patiente dans un futur distant. L’histoire montre tragiquement que la fin n’arrive jamais. Il ne s’agit pas d’un accident : À se diriger dans une direction différente de sa destination, il on est certain de jamais l’atteindre. Il ne s’agit pas ici de dire que les autres philosophies politiques n’ont pas leurs propres orientations éthiques, mais que l’anarchisme garde cette éthique comme priorité, question centrale avant toute autre.
Les anarchistes veulent aussi être efficaces, cependant c’est l’éthique qui forme la manière dont illes répondent pragmatiquement aux problématiques des luttes sociales.[59] Par exemple, plutôt que d’affirmer qu’il n’est pas réaliste d’inclure toute la population d’une grande région dans les prises de décisions qui affectent leurs vies, les anarchistes pourraient proposer que parce que l’objectif est à la fois désirable et éthique, il nous faudrait trouver une solution le permettant, et garantir son fonctionnement.60 La capacité de répondre à de telles problématiques détermine la nature de n’importe quels projets et efforts d’organisation anarchistes. Cela ne veut pas dire que l’on pourra sauter d’une société basée sur l’état à une société non-étatique du jour au lendemain, mais que les anarchistes voient cette prise de décision collective et inclusive comme partie intégrante de n’importe quelle activité, par exemple quand les anarchistes se joignent à leur voisinage pour sauver une bibliothèque locale, et suggèrent une assemblée générale, par exemple, en l’organisant et apportent l’expérience pratique pour la faire fonctionner. Illes se réunissent pour déterminer la meilleure structure collective pour leur nouvel infoshop, même si cela prend d’avantage de temps, en apprenant sur le tas les processus de démocratie directe à l’échelle la plus locale, de manière à généraliser ces pratiques dans l’ensemble de l’organisation sociale. Ce n’est jamais une question d’éthique opposée au pragmatisme, mais de savoir lequel influence l’autre. L’humanité s’est montrée capable d’une imagination et d’une innovation illimitées, qualités qui pourraient être utilisées pour la définir. Les individu.e.s ont utilisé ces capacités pour accomplir de grandes choses ou causer beaucoup de dommages. L’idée est que dès lors que les êtres humains se mettent à la tâche, celle ci est souvent réalisable. Il est alors logique de commencer par se demander ce que l’ont veut et pourquoi, d’un point de vue éthique, et d’aborder seulement ensuite les questions pragmatiques de la réalisation. Ce processus de se demander ce qui est juste est la manière dont les individu.e.s mettent l’éthique en pratique, afin de satisfaire leurs nouveaux besoins et problématiques, dans leurs nouvelles conditions sociales et des contextes différents.
L’anarchisme apporte cette éthique égalitaire au monde, en la rendant transparente, publique et ouverte. Cette orientation éthique se maintient tandis que que ces notions sont constamment essayées en pratiques, aussi pleines de défauts que ces tentatives peuvent révéler. Quand d’autres personnes viennent à découvrir cette orientation éthique, on peut espérer qu’illes la comprennent et incorporent ces valeurs dans leurs vies, du fait de leur réussite. Elle offre une direction à prendre pour l’implication politique et appuie les efforts individuels pour refaire la société. Survivre devient prospérer. C’est la différence fondamentale avec une impulsion de pragmatisme opposé à l’éthique : chacun.e, dans une harmonie coopérative transforme qualitativement la vie des autres.
Il y a bien sûr une gigantesque barrière psychologique empêchant de s’engager sur ce chemin. Nombreu.x.ses sont ceux qui après tout luttent pour survivre. L’anarchisme implique une combinaison de projets s’essayant à créer les conditions matérielles permettant de se “libérer” assez afin de permettre cette transition. Son orientation éthique implique également d’encourager l’humanisme et les expériences humaines vécues. Il s’agit d’essayer de mettre en pratique la bonne société avec d’autres, dans la coquille de celle-qui-ne-l’est-pas-tant. L’objectif de l’anarchisme n’est pas de transformer tout le monde en anarchistes, mais d’encourager les personnes à penser et agir par elles même, et de le faire à partir de valeurs émancipatrices. Le processus même de réévaluation des valeurs fait partie de l’éthique anarchiste. L’“Éthique” n’est pas une entité fixe, mais un questionnement continue de ce que c’est qu’être une bonne personne dans une bonne société.[61] Inspiré par le triptyque classique des aspirations philosophiques : le bon, le vrai et le beau, points de départ du questionnement de l’anarchisme qui permet d’apporter des réponses. Dans un monde qui semble de plus en plus mauvais, l’orientation éthique de l’anarchisme agit comme un antidote. Cela est en soi déjà une énorme contribution.
Le contenu éthique
L’orientation éthique, bien qu’essentielle n’est qu’une partie de la constellation qui constitue l’anarchisme. Une autre est la direction, ou le contenu de ces éthiques. Là encore, les anarchistes partagent des éthiques généralisées (et généralisables) et s’efforcent à rendre ces valeurs tangibles, même lorsqu’illes les mettent en pratique de manière différente. Dans les faits, la pluralité de ces applications est précisément une valeur anarchiste, ou ce que l’on pourrait appeler “l’unité dans l’éthique”[62] Regardons ensemble les paramètres grossièrement dépeints de cette éthique anarchiste commune. Il ne s’agit pas d’en donner une image complète, car aucune ne devrait l’être : une éthique de la liberté devrait par définition s’élaborer au cours du temps. Mais nous pouvons toucher quelques unes des aspirations primordiales qui unissent les anarchistes.
Libération et liberté
L’anarchisme encourage une double compréhension de la liberté. Il défend l’idée d’une libération, ce que l’on pourrait appeler une liberté négative, ou “libération de” mais est également concerné par ce que l’on pourrait appeler une liberté positive, ou “liberté à”. Ce n’est pas tant qu’il n’y a pas assez d’individu.e.s libres, par exemple, de l’état leur disant ce qu’illes peuvent ou pas faire de leurs corps, par exemple à pouvoir pratiquer ou refuser un avortement. Illes ont aussi besoin d’être libres de faire ce qu’illes veulent de leurs corps, par exemple en exprimant une variété de comportements genrés et de sexualités, allant bien au delà de ce que l’état peut autoriser ou interdire.
Si l’on comprend ces notions de libertés positives et négatives, ce qui apparaît comme des positions contradictoires dans l’anarchisme devient sensé. Un.e anarchiste peut affirmer que le peuple palestinien doit être libéré de l’occupation qu’illes subissent même si cela signifie qu’illes établiraient leur propre état. Ces mêmes anarchistes peuvent aussi alors affirmer qu’un état palestinien, comme n’importe quel autre état, devra se faire opposer en faveur d’institutions non-étatiques. Une compréhension complète de la liberté devrait toujours inclure à la fois les sens positifs et négatifs, dans ce cas, libération d’une occupation et simultanément libération à s’auto-déterminer. Sans cela, comme les deux régimes libéraux ou communistes l’ont démontré, seulement “se libérer de” ne servira qu’à écraser d’avantage les potentiels de l’humanité, et dans les cas les plus extrêmes les personnes elles mêmes, quand l’autogouvernance est déniée en faveur d’une minorité gouvernant les autres. Quant à la “liberté de”, seule, c’est le capitalisme qui a démontré qu’elle pourrait ne servir qu’un individualisme égoïste, en nous plaçant en conflit les un.e.s contre les autres, dans une autodétermination qui ignore les notions de bien-être commun. La préoccupation constante d’amener ces deux libérations à la table de discussion, lors des moments de résistance ou de reconstruction est une partie de ce jonglage entre les approximations dans ce monde devenant à la fois plus différent et plus harmonieux.
Une égalité d’inégales et inégaux.
La diversité est une part intégrante de la liberté positive, et il s’agit là d’une bonne chose. Les communautés, aussi bien géographiques que sociales sont également distinctes les unes des autres. C’est la raison pour laquelle les êtres humains devraient être libres de déterminer ce qui est mieux pour chaque individu.e et dans chaque situation. L’anarchisme croit dans la capacité de chacun.e à prendre part à l’élaboration et à la mise en pratique, de manière empathique, du monde qu’illes habitent. Il affirme que chacun.e mérite de façonner et partager la société, un principe qui sous-entend une perspective égalitaire, pour que l’opposition à la hiérarchisation puisse se concrétiser. Cela ne signifie pas pour autant que chacun.e a les mêmes besoins et désirs, ni que ceux ci sont stables. Les individu.e.s veulent des choses différentes au cours de leur vie, autant que les communautés ont des demandes divergentes au fil du temps.
L’éthique anarchiste de l’inégalité de personnes inégales brise la notion déshumanisante promue par le capitalisme selon laquelle tout, y compris les individu.e.s seraient interchangeables, tout autant que des marchandise et donc sans valeur intrinsèque ; il le remplace par le concept réhumanisant qui reconnaît la valeur de chacun.e. Cela donne un sens qualitatif à la justice. Dans des régimes de démocraties représentatives, la justice est aveugle à l’unicité de chaque personne et aux spécificités de leurs conditions. Les particularités ne sont pas prises en compte et “justice” est rendue de manières largement injustes. Dans l’anarchisme, être sous-entend être conscient des différences entre les personnes et leurs situations, ce qui permet en retour de rendre possible de négocier les relations personnelles et sociales, y compris les conflits, de manière plus juste. Tout est Tou.te.s ont une valeur égale et devraient se voir permettre les moyens de sa subsistance de manière à pouvoir s’épanouir. Les modalités de cette subsistance en revanche diffèreront en quantité et qualité en fonction des besoins et désirs. Par exemple, une sécurité sociale éthique ne ressemblerait pas à une liste de services comme si tous les corps étaient identiques, et ne seraient pas non plus distribuées en maigres portions parfaitement mesurées. Ce serait plutôt taillé sur mesure au bien-être individuel, de la manière la plus permanente et abondante possible. Cette égalité de personnes inégales ne se limite pas aux besoins matériels. C’est une sensibilité qui montre comment les êtres humains peuvent valoriser égalitairement la richesse qu’exprime la différence.
De chacun.e à chacun.e
Au delà de la croyance fondamentale dans la valeur intrinsèque de chacun.e, une éthique égalitaire anarchiste se base aussi sur la notion communisante “de chacun.e en fonction de ses capacités à chacun.e en fonction de ses besoins. » L’anarchisme y ajoute un aspect crucial : “de chacun.e en fonction de ses capacités et passions à chacun.e en fonction de ses besoins et désirs. » Dans cette optique, chacun.e contribue de différentes manières aux autres et à leurs communautés, et pas seulement dans un sens économique. En effet, cette éthique aide à réintégrer “l’économie” à l’ensemble de la vie. Les contributions n’auraient donc plus à être récompensées inégalement par des salaires ou un statut, ou invisibilisées lorsqu’elles ne sont pas quantifiables dans des cases économiques. La diversité des contributions humaines serait basée sur les capacités de chacun.e, sur ce qu’illes apprécient ou ce qu’illes décident collectivement comme étant aussi bien désirable que nécessaire. Les besoins d’une personne (des gants, pommes ou livres) peuvent être les désirs d’une autre. Dans une bonne société, les individu.e.s voudraient se satisfaire autant que possible des deux.
Toutes les contributions ont une valeur sociale, depuis la construction de maisons jusqu’à la prise en charge d’enfants ou la mise en scène d’une pièce de théâtre. Tout le monde devrait être en mesure de se se consacrer aux choses qu’illes veulent faire. Même si certain.e.s ne peuvent pas travailler à différents moments de leurs vies, dans l’enfance ou la maladie, tou.te.s devraient quand même pouvoir assouvir leurs besoins et désirs. Le travail lui même prendrait un sens différent, peut-être même un nouveau nom. La production et la distribution n’auraient à impliquer ni compulsion ni tromperie, et n’auraient pas à être séparées du “temps libre” en devenant des parties intimes de ce qui amène joie et subsistance à la vie. Le temps serait libéré pour se faire réapproprier par chacun.e. Les contributions sociales se déplaceraient au delà des définitions limitées de ce que chacun.e se fait payer (ou contraindre) à faire. À l’inverse, la sensibilité de “chacun.e à chacun.e” permet de comprendre les contributions que chacun.e apporte à la société, même lorsqu’illes ne peuvent pas faire ou distribuer des biens tangibles ou des services. Cela sous-entend que chacun.e mérite les bases matérielles autant qu’immatérielles pour s’épanouir pleinement.
Sans contrainte, sans le besoin d’avoir un vrai “emploi” pour obtenir ce dont on a le besoin ou l’envie, nombreux sont ces “emplois” qui disparaîtraient, l’ensemble bureaucratique des compagnies d’assurance par exemple. Les individu.e.s feraient presque tout ce dont illes ou leurs communautés ont besoin ou désirent achever, étant donnée qu’illes pourraient choisir librement ce qu’illes veulent faire, tel que du rangement, de l’agriculture ou de la cuisine, de l’écriture ou de la peinture, éteindre des incendies ou développer des logiciels informatiques. Individu.e.s et groupes prendraient en charge ces tâches multiples. Ce que personne ne voudrait faire, par exemple l’entretien d’un système d’égout aurait à être partagé par tou.te.s, ou au moins celles et ceux physiquement aptes à le faire. Il ne s’agit pas d’un plan sur la comète mais d’une éthique, et de mettre en pratique cette éthique dans l’organisation sociale. N’importe qui ayant été impliqué.e dans un projet collectif volontaire sait que les choses sont faites de façon à prendre en compte les différences de talents, inclinaisons et le bien-être commun. Qu’illes peuvent le faire sans force, compensation, déception ou pression de l’État. Au contraire, de telles expériences orientent instinctivement vers une satisfaction personnelle et sociale bien au delà des systèmes de “chacun.e en fonction de ce qu’illes sont forcé.e.s à faire, à chacun.e en fonction de leurs capacité financière, ou sinon rien.”
Cette éthique structure l’idée mentionnée précédemment selon laquelle chacun.e devrait obtenir les moyens de sa subsistance, ou plutôt que chacun.e prendra soin les un.e.s des autres. C’est affirmer que les communautés humaines devraient assurer que tou.te.s aient assez pour subvenir à leurs besoins, tel que la santé, et puissent s’enrichir, tel que les arts. Dans le cas d’une sécheresse ou d’un tremblement de terre, les individu.e.s feraient leur possible pour répartir les ressources limitées de manière à prendre soin de chacun.e. Une bibliothèque est un bon exemple d’instance contemporaine de cette éthique, en dépit des éléments problématiques tels que le travail salarié des employé.e.s. Les communautés voient dans les bibliothèques quelque chose de nécessaire à la vie quotidienne, comme quelque chose de librement disponible à tou.te.s.[63] N’importe qui peut utiliser la bibliothèque autant ou aussi peu qu’illes en aient besoin, sans problème de rareté. Chacun.e peut emprunter ce qu’ille souhaite, sans jugement (dans l’idéal), sur la quantité ou la qualité de leur utilisation. Il est possible d’utiliser l’espace de la bibliothèque par soi même, ou avec l’assistance de bibliothécaires. Il est possible de l’utiliser sans rien y apporter en retour, ou si on le souhaite, de librement faire des dons de livres ou dédier du temps pour bénévolement en replacer dans les rayonnages. Il ne reste qu’à imaginer si tout, de l’énergie à l’éducation fonctionnait sur les principes d’institutions allant de “chacun.e à chacun.e.” Nombreuses sont les expérimentations anarchistes Capitalisme, s’essayent à mettre ces notions en pratique, des coopératives alimentaires aux ateliers de vélos, échanges de pratiques et cliniques gratuites.[64]
L’Entraide
Ce mot d’entraide est très fréquent dans le lexique de l’éthique anarchiste. En un sens, cela ne fait que réitérer les deux idées exprimées dans la partie précédente. Spécifiquement, cela développe la notion selon laquelle les êtres humains, et d’une certaine manière le monde non-humain tel que Kropotkine a tenté de le démontrer, évolue mieux à travers des formes de coopération. Kropotkine avait aussi noté que tous les êtres vivants s’engagent dans des formes de compétition. Néanmoins, c’est en travaillant ensemble que chacun.e s’épanouit véritablement. L’entraide nécessite des relations complexes autant que des différences harmonieuses pour arriver à de tels échanges réciproques. Comme Kropotkine le défend, la coopération entre les gens permet d’accroître la production matérielle et immatérielle. Cela bénéficie à la fois aux individu.e.s et au groupe, à l’avantage mutuel de tou.te.s. La compétition simplifie les choses. Lorsque les êtres humains s’affrontent, seule une partie gagne. Cela a un certain sens et peu même être amusant dans des contextes de jeux. En revanche, dans le contexte d’une société, où chacun.e devrait “gagner” un meilleur monde, la compétition est préjudiciable. C’est particulièrement vrai quand elle devient par nature valeur fondamentale d’une économie, et repose sur l’affrontement général. A l’opposé, les anarchistes font depuis longtemps la promotion du mutualisme comme base d’une économie non-capitaliste, les gens étant lié.e.s fortement par la nécessité de coopérer.
L’entraide est l’un des plus beau principes de l’éthique anarchiste. Elle implique un copieux et illimité sens de la générosité dans laquelle chacun.e soutiendrait les projets des autres, et exprime un esprit d’ouverture et d’abondance dans lequel la bonté n’est jamais en manque. Cela oriente vers de nouvelles relation de partage et d’aide, fonde l’organisation sociale sur la base de la réciprocité. L’entraide met en commun la compassion, et produit une plus grande “sécurité sociale” pour chacun.e, sans faire appel à une institution hiérarchique. C’est la solidarité en action, que ce soit au niveau du local ou du global.
Quant elle est ressentie et vécue comme sensibilité quotidienne, en combinaisons avec d’autres valeurs anarchistes, la coopération crée des relations sociales fondamentalement différentes, et offre à l’humanité ses meilleures chances de supprimer les bases de la société hiérarchique. Dans une société hiérarchique, la charité est une forme de don, qui quel que soit la bienveillance d’origine finit par forger une relation paternaliste. La personne qui donne est dans une position d’autorité, et celle qui reçoit est à sa merci, même lorsque la personne qui donne a besoin que celle qui reçoit se sente bien à propos d’elle même (ou de la déduction d’impôt que cela peut engendrer). Alors que personne ne devrait donner sans recevoir en retour, cette personne profite moralement de son geste sans s’interroger sur ce que l’autre pourrait lui apporter à elle-même. En contraste, l’entraide insiste sur des relations réciproques, sans égard pour savoir si le don est de valeur égal. Les êtres humains rendent aux autres de mille manières, c’est l’inégalité naturelle des égaux. Individu.e.s et sociétés s’épanouissent parce que la variété de contributions ne sont pas seulement toutes valorisées égalitairement, mais parce qu’elles se combinent pour faire un meilleur ensemble.
L’Orientation écologique
L’entraide se traduit aussi dans une orientation écologique. La perspective anarchiste se trouve cependant en porte-à-faux avec l’environnementalisme comme avec le capitalisme vert, tous deux souhaiteraient “réparer” des pièces de la nature non-humaine sans remettre en cause les causes de la dévastation écologique. Le postulat de l’entraide est que les êtres humains sont une partie du monde non-humain, quoique distincte de lui par certains aspects, et ont besoin de coopérer autant que possible avec celui-ci s’ils veulent survivre et évoluer. La crise écologique, est en fait une crise sociale : Les êtres humains croient pouvoir dominer la nature non-humaine parce qu’illes croient naturel de dominer d’autres êtres humains.[65] L’entraide affirme que les êtres humains, les autres espèces animales et végétales s’épanouissent mieux dans des formes holistiques de coopération, ou écosystèmes. Cela suggère que les personnes auraient probablement à vivre en harmonie les un.e.s avec les autres et avec le monde non-humain, c’est ce que signifie « être écologique » dans une société égalitaire. Cette sensibilité écologique a été mise en pratique par des anarchistes contemporain.e.s, comme on l’a mentionné brièvement plus tôt, au sein du mouvement écologiste radical depuis les années 1970.
Au delà de l’activisme révolutionnaire écologique, allant de l’occupation de forêts à l’éco-sabotage et à la pratique d’éco-technologies à échelle humaine, cette orientation écologique au sein de l’anarchisme implique une logique interne de développement, ou dialectique. De la même manière que la nature non-humaine se diversifie avec le temps, en une multitude, mais finie, de possibilités pour arriver à un écosystème plus riche, les êtres humains se développent au cours de leurs vies. Leurs corps se développent et changent, grandissent littéralement. Chaque être humain a le potentiel de se développer d’une grande variété de manières, depuis leurs capacités physiques et intellectuelles jusqu’à leurs idées, leurs conceptions du monde et la compréhension de ses phénomènes. Le contrôle social s’exerce subtilement à travers une pensée dualiste. On apprend aux êtres humains. Les êtres humains à voir et penser le monde dans des catégories noires ou blanches, bon ou mal, liberté ou domination, en résumé : à penser de manière non-critique. Dans les meilleurs jours, l’anarchisme encourage des relations sociales et des formes d’organisation qui permettent de prendre en considération une logique de développement, personnelle et sociétale qui permettrait aux deux de s’épanouir, et d’encourager une pensée critique sur la manière dont les personnes et le monde se développent ou pourraient le faire.
Cette logique, selon laquelle les humain.e.s ne sont pas seulement des êtres fixes mais peuvent sans cesse “devenir”, souligne le dynamisme de l’anarchisme. Voir dans toutes vies le potentiel de devenir plus met en lumière l’idée que les individu.e.s et les sociétés peuvent changer. Que les personnes et le monde peuvent devenir davantage que ce qu’elles sont, meilleures, évidement sans garanties. Le développement n’est pas nécessairement linéaire ni progressif. Un monde émancipateur n’est pas certain, et une société écologique n’est qu’une des possibilités, réelle, mais néanmoins dépendante des personnes luttant pour son achèvement.
Une orientation écologique au sein de l’anarchisme ne se limite pas aux rapports entre l’humanité et le monde non-humain mais tend à harmoniser les deux. Elle conçoit un monde complet, et pense les phénomènes de manière nuances en prenant en compte la logique du développement des potentiels du présent, de manière à pouvoir anticiper leurs conséquences dans des contextes à la fois de liberté et de domination. Cette orientation se traduit par l’ouverture d’esprit qui caractérise l’anarchisme. En étant capable d’explorer de manière critique les possibilités du présent, l’anarchisme invite un meilleur futur, mais seulement s’il reste ouvert à ce qui est déjà donné.
L’Association volontaire et la responsabilité
Bien évidemment, le fait que Kropotkine, puis d’autres aient pointé la manière dont la coopération et l’entraide se manifestent à “l’état naturel” ne signifie pas que les êtres humains agissent instinctivement et de manière non-critique à partir d’une “bonne nature humaine”. Les êtres humains sont peut-être distingué.e.s de la nature non-humaine par leur capacité à innover et imaginer. Illes en sont séparé.e.s, mais pas supérieur.e.s par leur habileté à raisonner, à émettre des jugements, et intervenir intentionnellement. Un autre aspect de l’éthique anarchiste souligne la capacité humaine pour la liberté de choix, ou l’association volontaire, vers de nombreuses formes non-coercitives, ou consensuelles, de relations et d’organisations. L’association volontaire ne veut pas dire que les individu.e.s pourront toujours faire ce qu’illes veulent, ou apprécieront toutes les tâches ou personnes dans un projet. Illes se sentiront d’ailleurs probablement fatigué.e.s à la fin de la journée. Cependant, cela signifie qu’illes continueront de coopérer, non pas par force ou compulsion mais parce que chacun.e l’a choisi. Une liberté de décision implique cependant des promesses faites aux autres, et donc des interconnexions et du soin de la même manière que des ami.e.s sont liées, pas “jusqu’à ce que la mort les sépare” mais plutôt jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bénéfice à s’associer, après un questionnement soigneux et honnête. Il s’agit alors de faire des choses parce que dans leur finalité, il en ressort de multiples formes de satisfactions et parce que cela permet d’assouvir des besoins et désirs des individu.e.s et des groupes, parce que les personnes s’y engagent volontairement et sans contrainte.
Cela implique une responsabilité. L’association volontaire n’est efficace que liée à des formes de responsabilité et de solidarité. L’association volontaire, et la responsabilité tiennent à cœur des promesses librement consenties entre les individu.e.s, sans pouvoir extérieur les y contraignant, sans autre pression que leurs engagements mutuels. Ces promesses ne sont pas légèrement cassées, sur un caprice, ou quand ces individu.e.s n’ont pas obtenu satisfaction. Il s’agit là d’une logique de domination, quand certain.e.s ont la capacité à laisser tomber les autres. Les individu.e.s peuvent librement choisir de se désassocier, et le feront probablement de nombreuses fois au cours de leurs vies. Néanmoins, les anarchistes prennent au sérieux à la fois l’association et la désassociation, parce qu’elles prennent part à des processus qui tiennent compte de la manière dont les gens se considèrent sérieusement les un.e.s les autres.
Des promesses réciproques requièrent des accords, qui peuvent être tacites mais doivent être pleinement compris, ou explicites mais au besoin toujours révisables. Un tel contrat a besoin de prévoir ce qui arrive quand l’une des partie ne donne pas suite à son engagement ou quand on ne peut régler un conflit. Les individu.e.s ne se laisseront pas sans soutien une fois qu’illes se seront mis d’accord pour mettre en pratique des décisions collectives. Les anarchistes peuvent entrer en désaccords quand une association volontaire a dépassé les situations qui l’avait justifiée, mais peuvent néanmoins se saisir de l’utilité de cette tension entre les deux côtés de la situation.
Comme tous les jonglages de l’anarchisme, il s’agit de trouver l’équilibre entre l’association volontaire et le devoir de mener les engagements à bien, en particulier au delà des petits groupes. Cet équilibre est crucial. Cela donne directement sur la problématique au cœur de l’anarchisme : comment donner l’envie d’un monde dans lequel les individu.e.s et la société seraient simultanément libre. Les organisations politiques anarchistes s’essayent à cette double notion, en partie, en rédigeant des principes d’unité dans leurs manifestes. Illes expriment les raisons de leurs associations volontaires. Peut-être autour de valeur comme l’anticapitalisme, ou de leur espoir de réaliser des institutions directement démocratiques. Illes déterminent également les conditions d’adhésion s’il y en a. Cela va de simplement être là et participer, à avoir à assister à un certain nombre de réunions avant de pouvoir prendre part aux prises de décisions. Les anarchistes se sentent aussi concerné.e.s par les moyens consensuels d’interrompre ces associations, depuis les processus explicites de dialogues aux critères clairs de responsabilité auxquels chacun.e doit se tenir pour rester impliqué.e. C’est ainsi que les anarchistes pratiquent ce qui pourrait “constituer” l’association volontaire et la responsabilité à un niveau sociétal. Évidement, une éthique de l’association volontaire ne peut pas être appliquée à toutes les situations. Une libre association de commettre des violences contre les personnes s’identifiant comme queer, par exemple, serait complètement en opposition à d’autres principes anarchistes. L’équilibre, donc, n’est pas seulement entre l’association volontaire et la responsabilité. Il ne suffit pas de répliquer que tout va si l’on en fait tou.te.s parti.e, mais d’harmoniser l’ensemble des aspirations de l’anarchisme.
Joie et spontanéité
L’association volontaire et la responsabilisation ne sont pas de mornes obligations pour achever quoi que ce soit. Pour l’anarchisme, le projet révolutionnaire consiste en partie à instituer une multiplicité de beautés et tendre vers une beauté véritable, en encourageant la spontanéité nécessaire pour réaliser les deux. Le plaisir et l’amour sont ce qui motive les individu.e.s à aspirer à un monde meilleur. Ils ne s’agit pas de luxes à séparer des besoins matériels de chacun.e. Ils sont indispensables pour réaliser une vie pleine, individualisée et véritablement sociale. Nous avons besoin d’aliments pour nous nourir à manger et besoin d’aliments que nous apprécions manger. Nous avons besoin de prendre du plaisir à cultiver notre nourtiture, à la cuisiner pour soi et les autres, à faire notre vaisselle et au besoin, d’élaborer des mécanismes de responsabilisation quand la vaisselle sale s’empile. Il y a aussi de la joie dans le processus, ou il y en aurait si ces processus qui forment le monde appartenaient à tou.te.s.
Cela peut sembler naïf de penser que la lutte pour une transformation sociale révolutionnaire passe par le souhait que les individu.e.s puissent trouver de la passion dans les gestes quotidiens de leurs vies, qu’illes puissent créer et se satisfaire de ce qui leur plaît, pourtant c’est là l’essence d’une bonne société : Que chaque personne puisse ressentir du bonheur en elle même et dans les autres autant que possible, même lorsque les choses vont mal ou que la vie est douloureuse ; chacun.e sera soutenu.e par les autres. La manière dont nous agissons sont aussi les moyens que nous nous donnons pour nous réapproprier l’espace, le plaisir de partager ludiquement avec d’autres les charges du quotidien.
Comme toutes les éthiques anarchistes, il ne s’agit pas de remettre à plus tard, après “la révolution”, en permettant pendant ce temps à la majorité de l’humanité de survivre misérablement ou s’effondrer dans la dépression. Il s’agit d’apporter du plaisir et de l’amusement, de la bonté et de la compassion, dans chaque chose que l’on fait, sans pour autant prétendre que tout est “Ok”. Même dans une société meilleure, les individu.e.s continueront à affronter la tristesse. Les anarchistes restent vigilant.e.s dans leur résistance au monde existant, en s’engageant simultanément dans des comportements qui favorisent de nouvelles relations sociales et permettent de réaliser la beauté à laquelle aspirent tout être humain. Les activités anarchistes se concentrent sur l’esthétique et la joie. Les manifestations d’aujourd’hui se composent de fêtes de rues, de marionnettes tout autant que d’action directe, des partages de nourritures qui font régulièrement partie des réunions anarchistes, des affiches magnifiques qui annoncent les salons du livres libertaires, y compris des match de football et de nombreux ateliers. Dans la pulsion révolutionnaire, le jeu est aussi important que la lutte ; tous deux sont essentiels à l’exercice de la liberté.
L’Unité dans la diversité
Un autre aspect de l’éthique anarchiste est l’engagement à trouver l’équilibre entre des parties qui paraîtraient incompatibles. Les anarchistes tentent de trouver l’harmonie dans la dissonance, comme le font les instruments d’un orchestre, et ce dans tous les contextes : Comme mentionné plus haut, ils reconaissent que la vie se constitue à partir d’éléments complexes et interconnectés. Qu’il s’agisse des contradictions entre le local et le global, de l’indépendance et l’interdépendance, de l’autonomie ou de la démocratie directe, les anarchistes luttent ouvertement pour une unité qui ne nierait pas les différences. Cet engagement éthique est essentiel aux expérimentations anarchistes, dès lors qu’il est intimement lié à la définition même de l’anarchisme. La plupart de ce que les anarchistes mettent en pratique implique l’élaboration de relations, processus, décisions personnelles et au sein d’organisations auto-organisées dans l’objectif précis de trouver un équilibre d’unité dans la diversité.
Pour illustrer cette question nous prendrons l’exemple de l’approche de la “diversité de tactiques” dans les manifestation de masse, mise en place par des anarchistes au Canada à l’heure de gloire du mouvement anticapitaliste du début de ce siècle. Il fallait se mettre d’accord sur une série de principes pour chaque manifestation à partir de leurs contextes, qui permettraient alors différentes tactiques, stratégies et même des zones géographiques spécifiques pour leurs engagements, sous une même bannière unifiée d’opposition au capitalisme et de défense d’organisations non-étatiques et directement démocratiques. Cela ne voulait ni dire que “tout allait” ni qu’il y avait “consensus”. Celles et ceux qui habitaient les villes en question avaient fait le travail préparatoire dans les mois précédant les mobilisations et s’étaient mis d’accord sur la diversité des tactiques, à travers un processus de débats et consultations. Les jours des mobilisations, les réunions étaient informelles, sur des questions mineures de dernière minute, même si le processus cherchait toujours le consensus et se résignait au vote quand c’était nécessaire. À l’apogée de ce mouvement, l’approche par la diversité des tactiques a permis d’ouvrir des espaces où s’exprimait un pluralisme interconnecté.[66] Il s’agit ici d’un seul exemple pour une éthique qui comprendrait une palette d’efforts pour mettre en place nos engagements communs de manière à respecter et faire de la place pour des personnes aux idées et tactiques divergentes.
Déambuler vers l’Utopie
Un changement révolutionnaire n’arrive pas dans un instant cataclysmique... mais dans une succession infinie de surprises, détours vers une société plus décente. Nous n’avons pas besoin de nous engager dans des actions grandioses et héroïques pour participer au processus de ce changement. De petites actions, multipliées par des millions de personnes peuvent transformer le monde.
—Howard Zinn, “The Optimism of Uncertainty,” 2004
Il y a trois autres choses importantes que les anarchistes ont en commun. Elles émanent de la rage de l’anarchisme contre tout ce qui est injuste dans la société et fait obstacle à une liberté réelle. Elles Elles sont attisées par toutes les possibilités qu’offre le monde, et cette joyeuse volonté de promouvoir la diversité des pratiques. Il s’agit de la vision reconstructrice de l’anarchisme, de ses programmes, et de ses formes d’auto-organisation.
Les anarchistes sont habitué.e.s à la défaite. L’histoire de la lutte pour des valeurs égalitaires est tragique et sanglante. Néanmoins, pour citer Moxie Marlinspike, les anarchistes “savent qu’il y a des moments dans l’histoire où, même suivis de défaites, les personnes apprennent plus sur elles même, et se sentent plus grandement inspiré.e.s par ce qu’illes vivent que tous les George Washington du monde naviguant victorieusement à travers le fleuve Delaware.”[67] Le processus bancal de la construction d’un meilleur monde signifie se souvenir de l’anarchisme comme une belle tradition, une qui en embrasse d’autres. Il s’agit de se souvenir de ce que les anarchistes et leurs camarades ont créé à travers l’histoire. L’objectif est de gagner, mais de certaines manières, petites et grandes nous avons déjà beaucoup gagné L’anarchisme pose les bonnes questions sur les transformation sociales, et explore à partir de là les multiples possibilités pour commencer à y répondre, même s’il ne trouve pas forcément “la réponse.”
Visions reconstructrices
Aussi important que ces choses là puissent être, l’anarchisme est davantage qu’une conscience de justice sociale radieuse et éthique, davantage qu’une critique sociale et une vision.”[68] Les anarchistes ne font pas que parler de meilleures formes d’organisations sociales. Illes se lancent à mettre en pratique de nouveaux mondes, même lorsque cela passe par la construction de châteaux, ou de collectifs, communes, coopératives, sur les sables mouvants de la société contemporaine. Les anarchistes croient que les gens comprendront l’anarchisme instinctivement et intellectuellement en le voyant en action, ou mieux en expérimentant personnellement ses valeurs.[69] Pour ça il faut de la pratique. Personne n’abandonnerait le confort (ou l’inconfort) du statu quo sans une idée de pourquoi il faudrait le faire. D’une certaine façon, les anarchistes présentent ces visions reconstructrices qui guident vers une meilleure société au delà des hiérarchies. Envisager un tel monde fait évidement partie des aspirations et de l’auto-organisation. Je veux cependant souligner la notion de visions reconstructrices pour mettre en évidence la manière dont l’anarchisme à la différence d’autres philosophies politiques maintient une inspiration utopique. Le concept utopique de l’anarchisme n’est pas dans un monde imaginaire lointain, et n’est pas non plus un moyen d’ignorer les besoins et désirs matériels ou non : pas seulement le pain et le beurre, mais le pain, le beurre et aussi les roses, et imaginer comment satisfaire chacun.e. L’anarchisme regarde vers le passé, quand la vie prenait des formes d’organisations communales et autogérée et y voit des potentiels pour le présent ; et cela permet de maintenir en gardant la tête droite l’espoir que les êtres humains pourront faire mieux à l’avenir. La sensibilité utopique de l’anarchisme et son espoir curieux que l’humanité peut non seulement demander l’impossible, mais aussi y arriver. C’est un acte de foi qui repose sur des expériences vécues, grandes ou petites, quand des personnes s’offrent des modes de vies égalitaires les unes aux autres, en les créant collectivement.
L’anarchisme n’est uniquement ni un idéal, ni une expérimentation réfléchie. Ce n’est pas non plus un programme rigide. Sa position reconstructrice songe à des manières d’application de ses philosophies, en essayant de les réaliser. De nombreuses pratiques existantes, qu’elles soient anarchistes ou non, illustrent que les relations sociales horizontales sont déjà possibles, et fonctionnent même mieux que les verticales. Ces expérimentations sont partielles, réduites de toutes parts que ce soit par le Capitalisme ou les formes d’oppressions internalisées. Mais elles permettent de créer des espaces pour jouer avec des nouvelles formes de relations et d’organisations sociales, et donnent des exemples auxquels on peut emprunter pour avancer, et peut-être les développer dans des formes plus littérales et institutionnalisées de contre-pouvoirs, qui en retour pourraient donner de nouveaux exemples.
Il existe de nombreuses manières de mettre ces visions reconstructrices en pratique. Les expressions anarchistes du Do it Yourself et open-source[70] dans les productions culturelles illustrent des imaginations débordantes en inspirant d’autres à agir. Illes documentent les histoires populaires dans des affiches, peignent au pochoir des fenêtres vers de nouveaux mondes sur des murs publics et les racontent dans des zines, utilisent musique et médias indépendants pour disséminer leurs aspirations émancipatrices. Les anarchistes créent des espaces pour célébrer les manières alternative d’exister et de s’organiser, des carnavals contre le capitalisme des magasins gratuits[71], des salons du livres anarchistes et des infoshops. Illes développent des contre-institutions telles des écoles libres ou des coopératives autogérées. Par ces actions ou par d’autres, les anarchistes s’essayent et mettent en lien des innovations qui indiquent les potentialités de transformation sociale de plus grande envergure.
Politiques préfiguratives
Pour les anarchistes, cela peut se limiter à s’engager dans des politiques préfiguratives avec l’idée qu’il devrait y avoir une consistance éthique entre les fins et les moyens. S’il s’agit de choses différentes, les anarchistes utilisent cependant les moyens pour s’orienter vers des finalités, en choisissant des actions ou des projets basés sur la manière dont ceux-ci s’insèrent dans des objectifs à plus long-terme. Les anarchistes participent au présent de la même manière qu’illes voudraient participer d’avantage dans des contextes davantage auto-déterminés au futur, en encourageant d’autres à faire de même au passage. Ces ambitions politiques joignent donc les valeurs aux pratiques et introduisent une nouvelle société avant qu’elle soit vraiment en place.
Néanmoins, la “fin” de l’anarchisme n’en est pas vraiment une. Elle n’est ni prédéterminée ni unique, et encore moins une révolution après laquelle tout deviendrait parfait. Les finalités pour les anarchistes sont donc davantage une constellation d’éthiques, testées maintes fois, et qui permettent plus de liberté vécue, mêmes si les individu.e.s continuent de mettre en place ce que à quoi la liberté ressemble en pratique. Les moyens impliquent le voyage en lui même, partie intime et interconnectée des finalités. Cette relations éthiquement cohérente entre les moyens et les fins est révolutionnaire au sens où elle prend corps dans le processus lui même, en améliorant continuellement les moyens pour aller d’ici à là. Dans le meilleur des cas, les individu.e.s peuvent regarder par dessus leurs épaules et réaliser qu’il y a eu une transformation d’assez grande envergure pour constituer une révolution, qui devrait encore être remise en cause à travers de nouveaux processus de transformation de fond.
Les révolutions deviennent donc à la fois des notions grandioses, sauts dans l’inconnu d’un monde fondamentalement refait, et quelque chose d’éminemment palpable avec lequel on peut déjà expérimenter. L’anarchisme demande que les individu.e.s “construisent la route sur laquelle ils voyagent.”[72] Même si les individu.e.s ont une idée de la destination de leur route, et il faut bien qu’illes en aient une pour choisir la voie à suivre, il se peut qu’illes restent surpris.e.s quand illes “arriveront”. Illes auront a adapter leurs directions et aller de l’avant à nouveau. C’est dans le processus de construction de nouveaux mondes que la transformation a lieu, dans la manière que chacun.e à de trouver son chemin vers quelque chose de qualitativement meilleur. Les révolutions impliquent des évolutions. Les anarchistes, comme les autres, ont besoin de devenir aptes à maintenir une nouvelle société. L’organisation et les institutions d’une nouvelle société ont besoin de se développer dans des formes capables de structurer de nouvelles formes de relations sociales. Les anarchistes infusent dans toutes leurs activités quelque chose d’éclatant visant entre autre à remplacer le Capitalisme et l’état, l’hétéronormativité et le validisme. Ces actions précèdent, ou montrent des semblants “d’aperçus” de relations sociales et d’organisations égalitaires. Comme tel, elles démontrent et donnent corps au pouvoir de l’imagination, à ‘une participation importante et d’une valorisation de chaque être vivant. Tous ces aspects collectivement autogérées pourraient rompre le charme des organisations de pouvoirs horizontaux.
Formes d’auto-organisation.
C’est ici que nous mettons la cerise sur le gâteau : Ces croquis de formes d’auto-organisation, dans tout ce qu’elles ont d’innovant. Heureusement, chacun.e aura sa part de gâteau. Les visions reconstructrices de l’anarchisme mettent en pratique la réorganisation de la société. Elles mettent l’action directe... en action.
L’action directe prend deux formes. Sa version “positive”, ou proactive c’est le pouvoir de créer, en faisant dès maintenant ce que l’on veut de la manière dont on veut les voir faites dans le futur, sans représentations ou structures verticales de pouvoir, en ignorant les pouvoirs “d’en haut”, et en fortifiant les muscles collectifs pour prendre et mettre en place des décisions qui engagent leurs vies. La version “négative”, ou réactive de l’action directe, c’est le pouvoir de résister, en utilisant des moyens directs pour lutter, par exemple une grève générale pour empêcher une guerre. Ces deux tendances sont nécessaires, et complémentaires. Des étudiant.e.s, enseignant.e.s et membres du personnel peuvent occuper un bâtiment administratif pour lutter contre des mesures d’austérité et en même temps utiliser ce moment pour auto-déterminer leurs actions à travers un fonctionnement de démocratie directe, et peut-être faire désirer aux occupant.e.s une forme radicalement différente d’éducation. Un groupe de Copwatch peut utiliser des technologies de communication libre et gratuite, tel qu’une radio pirate, pour permettre d’informer en direct et d’entraver les abus policiers, et permettre de cette façon de développer un média autogéré localement.[73] C’est quand les individu.e.s prennent de plus en plus de responsabilités, en instaurant et participant à des organisations non-hiérarchiques, qu’illes commencent à prendre le pouvoir pour refaire la société, plutôt que seulement le “pouvoir” de réagir contre les forces qui les dominent. La boucle est ainsi bouclée sur la mise en place de l’anarchisme pensé comme une aspiration d’individus libres à vivre dans une société libre. Nous sommes ainsi entièrement dans le domaine de l’auto-détermination, de l’autogestion et de l’auto-gouvernement, comme réalités vécues, même s’il ne s’agit que d’ébauches. La seule manière de construire ces nouvelles relations et institutions sociales est alors de les mettre nous-mêmes au monde. Les anarchistes sont toujours impliqué.e.s dans toutes sortes de projets autogérés, à un niveau informel, en cherchant sous la surface à fabriquer les nouvelles bases pour une vie à la fois sociale et écologique, en donnant visiblement du pouvoir pour refléter le sens commun des notions selon lesquelles nous pourrions chacun.e vivre nos vies ensemble, comme nous le faisons déjà.[74]
Nombre de ces projets anarchistes se manifestent dans des milieux libertaires ou sont principalement orientés vers d’autres anarchistes. Cela permet à des anarchistes d’expérimenter des pratiques d’organisation avec d’autres personnes partageant désirs et idées. Cela permet aussi le développement nécessaire d’infrastructures autogérées pour développer ces idées et ces pratiques et ainsi toucher de futures générations d’anarchistes. Par exemple, la liste de ressources publiée annuellement dans l’agenda Slingshot, un projet auto-organisé en tant que tel, révèle une confédération informelle d’infoshops, centres sociaux et librairies anarchistes gérés collectivement.[75] Les trois groupes impliqués dans la publication de ce livre, the Institute for Anarchist Studies, AK Press, et la coopérative d’artistes Justseeds fonctionnent sur des modèles internes égalitaires et pratiquent des formes d’entraide.[76]
Les organisations anarchistes, qui vont en Amérique duNord de l’envergure d’une ville, comme le Pittsburgh Organizing Group à celle d’une région comme la North Eastern Federation of Anarchist Communists, pratiquent des prises de décisions directes en face-à-face, y compris quand il s’agit de coopérer avec d’autres groupes dans des contextes de mobilisations de masse ou d’organisations de campagnes d’actions. Il y à également des réseaux libres d’individus, tel qu’Anarchist People of Color qui s’efforcent de développer des structures décentralisées, et d’expérimenter en autogestion des productions culturelles comme le fait le groupe Riotfolk, un collectif d’entraide sans-profit d’artistes et musicien.ne.s libertaires.[77]
Chaque projet anarchiste est marqué d’une inspiration coopérative. Même les anarchistes se positionnant contre l’organisation s’impliquent dans des auto-organisations collectives, groupes affinitaires, ou auto-gèrent des maisons d’édition. De la même manière, de nombreu.x.ses anarchistes trouvent des points communs et travaillent avec tous types de projets non-anarchistes qui expérimentent avec des formes de démocratie directe. Une palette allant des zapatistes et des assemblées populaires de Oaxaca, au Mexique, aux usines occupées d’Argentine et des Balkans, aux Sans-terre du Brésil et mouvements de réappropriation de la terre de Floride ou à la branche anticapitaliste du mouvement altermondialiste, au mouvement de solidarité international avec le peuple palestinien jusqu’aux communautés autonomes révolutionnaires de Los Angeles.[78] La plupart des anarchistes pensent que l’objectif n’est pas de construire un monde anarchiste, mais plutôt un monde égalitaire dans lequel chacun.e pourrait apprendre, et vouloir, penser et agir par eux mêmes collectivement. Les anarchistes apportent avec eux cette sensibilité au même titre que leurs pratiques d’auto-gouvernances dans ces luttes à travers le monde, allant des habitations informelles pour ceux qui n’ont pas de logement, aux coopératives d’habitations pour donner aux habitant.e.s un contrôle sur leurs logements.
Comme je l’ai mentionné précédemment, l’anarchisme est une philosophie qui invite irrésistiblement à poser les bonnes questions sans pour autant chercher à revendiquer un monopole sur les meilleures réponses. Le but est de de détruire les monopoles en même temps que toutes les autres contraintes qui étouffent la capacité à s’émanciper collectivement. L’auto-organisation est la clé qui permet de garantir une propriété non-exclusive, ou plutôt en commun, de la liberté. Tandis que l’anarchisme s’en saisit, la liberté n’est seulement possible que lorsque les individu.e.s partagent la capacité de déterminer les formes de relation et d’organisation sociales.
La seule manière de concevoir l’abstraction de ces formes de justice est de faire en sorte que chacun.e y ait une portion équitable de pouvoir. De ne pas seulement discuter ou débattre sur la forme de société et de quotidien que nous voulons, mais aussi de les mettre en place, en évaluer les difficultés, résoudre les problèmes et revisiter ces décisions tout au long de la vie. Trouver la manière dont ces formes d’auto-organisation fonctionnent en pratique est précisément ce en quoi consiste l’anarchisme : c’est essentiellement ce que l’on fait, recherche et développement volontaire inspirés de bonnes idées venant de l’intérieur ou de l’extérieur des milieux libertaires. L’anarchisme emprunte aux infinités de possibilités que présente le passé et le présent et offre ces potentiels à tou.te.s en fournissant l’espoir d’un futur émancipateur.
C’est la vie dans son ensemble qui constitue le laboratoire de l’anarchisme. Il explore ce que l’autodétermination signifie en matière de sexualité ou de genre, et articule des stratégies de contre-désirs pour les populations oppressées, colonisées ou occupées autour du monde. Il expérimente de nouvelles formes d’autogestion des lieux de travail, en re-imaginant l’idée du “travail” lui même dans la façon même dont les gens matériellement produisent et distribuent tout, depuis la nourriture et les vêtements jusqu’à l’énergie et les technologies de communication. Les anarchistes auto-organisent déjà ce qui est perçu comme des “services”, éducation, santé mentale et physiques, lieux de sociabilisation tels que des cafés ou des bibliothèques, ou des opérations de sauvetage. Illes mettent en place de nouveaux mécanismes d’auto-gouvernance, depuis les collectifs et les groupes affinitaires jusqu’aux assemblées de quartiers, assemblées et confédérations, expérimentations qui préfigurent des méthodes de prise de décision consensuelles et directement démocratiques. De tout ces modes d’organisation et quelques autres, les anarchistes donnent un sens tangible à une forme d’organisation sociale basée sur la liberté.
Manifester la liberté
We might not see the outcomes Though we might see the clues But when you plant a seed It’s gotta grow before it blooms
—Ryan Harvey, “Ain’t Gonna Come Today” 2006[79]
La dernière quarantaine d’années s’est introduite comme une nouvelle époque, appelée tour à tour la société en réseaux, l’ère de l’information ou la mondialisation. Les transformations de fond au sein du capitalisme, des états-nations, de la technologie et de la culture ouvrent de nouvelles possibilités, mais sont aussi des sujets de graves inquiétudes. Soudainement le capitalisme est “vert” ; les réseaux sociaux et technologies réduisent davantage les véritables liens humains ; les démocraties représentatives offrent des campagnes de relations publiques plutôt qu’une sécurité sociale, en plus d’une surveillance invasive et de nouvelles formes de torture. Pour le meilleur et pour le pire, la mondialisation a qualitativement altérée les relations sociales et continuera à le faire dans le futur que l’on peut déjà apercevoir. Peut-être qu’il ne reste nulle part où les promesses et périls qui se sont récemment manifestés à travers ces deux moments déterminants du tournant du millénaire en Amérique du nord, aussi distants qu’ils nous semblent maintenant : l’espoir ravivé en 1999 par les actions anarchisantes de Seattle, et la peur imprévue de 2001 causée par l’attentat terroriste contre la chambre mondiale du commerce de New York.
L’insécurité exacerbée est maintenant le moyen le plus évident par lequel un relativement petit réseau d’élites mondiales et/ou bandits essayent de consolider des manières divergentes de contrôle sociales. Pour de nombreuses personnes en dehors de ces réseaux, cela implique de vivre dans un feu-croisé d’occupations, guerres civiles, bombes-suicides auxquelles s’ajoutent le plus souvent une souffrance sans cesse augmentée par les crises économiques et environnementales. La notion de citoyen.ne.s protégé.e.s par un état est biaisée, étant donnée à quel point elle semble dépassée,[80] dès lors que des milliards de réfugié.e.s survivent dans les interstices précaires de l’illégalité. Pour la plupart, la vie quotidienne elle-même est source d’anxiété ; pas uniquement matériellement mais aussi en termes d’une brutale déshumanisation. Presque comme si le monde s’essoufflait dans une dépression collective.
En contraste, l’anarchisme réémerge comme l’un des courants les plus pertinents des milieux radicaux d’aujourd’hui. Un éventail de mouvements anti-autoritaire sont apparus autour du monde dans les deux dernières décennies, mais l’anarchisme semble être la seule forme de socialisme libertaire à faire écho à son époque et aux rêves des gens. Dans les faits, l’anarchisme était sûrement déjà en avance sur son temps au XIXème siècle en proposant un monde d’identités multiples et transnationales, en luttant pour un humanisme substantiel basé sur l’entraide et la différenciation. Les valeurs anarchistes sont étonnamment similaires à de nombreux changements de structures se déroulant sous la globalisation, tel que la décentralisation ou la “coopération”, les rendant toutes deux plus pratiques et potentiellement plus attirantes que jamais.[81] L’état, principale préoccupation des anarchistes avec le Capitalisme, s’en trouve fortement changé, voir sapé. Celui-ci ne tient plus réellement le monopole de la violence, et il est douteux qu’il puisse prétendre procurer la sécurité sociale sans laquelle il ne peut plus se garantir de la passivité de son électorat, ce qui crée de nouvelles ouvertures et perspectives pour l’entraide et l’auto-gouvernance. Étant donné que la globalisation permet à la fois davantage d’homogénéité et d’hétérogénéité dans la coexistence, même avec une intention utilitariste, les efforts permanents de l’anarchisme pour construire une unité dans nos diversités suggèrent plus que jamais une pratique révolutionnaire.
Il se peut que l’époque soit inscrite dans les mémoires futures comme “le siècle anarchiste” tel que David Graeber et Andrej Grubacic l’ont proclamé.[82] Le nombre de personnes s’identifiant à l’anarchisme a énormément augmenté dans un passé récent. Comme leurs camarades d’époques révolues ces nouveaux anarchistes ont été très occupé.e.s à essayer de mettre en place leurs idéaux. Une meilleure société est suggérée dans les productions culturelles du do-it-yourself, les formes d’organisation inclusives, dans les infrastructures autonomes mais en réseaux, et les nombreuses tentatives de dé-marchandiser les besoins et désirs. L’anarchisme au XXIème siècle a déjà su se montrer dynamique et exubérant. De nouvelles tendances se sont ajoutées à la beauté de cet anarchisme à épithète, afin de manifester d’avantage la complexité de l’individu et de la société, des anarchistes racisé.e.s, aux techno-anarchistes, depuis le post-structuralisme à celles et ceux qui s’identifient comme anarchistes-queer, ou se concentrent sur des problématiques jusque-là ignorées par l’anarchisme telle que la santé mentale. Ces personnes et d’autres arrivent à l’anarchisme depuis d’autres traditions, par exemple à partir des luttes post-coloniales, ou depuis d’autres milieux, comme le punk straighe-edge.[83] Illes apportent également l’anarchisme dans ces autres traditions, s’altérant mutuellement au passage. Les anarchistes sont ouvert.e.s, allié.e.s pour, et en solidarité critique avec ... , en essayant d’apprendre en chemin par la rencontre de diverses formes de mouvements autonomes à travers le monde. Illes pratiquent plus que jamais des formes d’autogestion aux niveaux locaux, continentaux ou mondiaux. Probablement le plus important est peut-être que des formes anarchisantes d’organisation, et de relations sociales soient devenues des positions “modérées”, implicites et habituellement comprises comme logiques, dans les milieux radicaux et progressistes à travers le monde.[84]
Je me suis concentré ici sur ce à quoi l’anarchisme aspire dans ses visions les plus nobles, faisant valoir que de belles ambitions servent à l’élévation de conscience d’autant plus nécessaire que ce monde est déraisonnable. J’ai défendu l’idée que, même si l’anarchisme n’était qu’une sensibilité éthique, une idée débordante de liberté peut parfois être assez pour motiver la manière dont les gens, anarchistes ou non, mettent en pratique cette liberté. Heureusement, une fois que tout le reste est dit, l’anarchisme reste une idée magnifique mais modeste, embrassée par des individu.e.s au cours de l’histoire humaine, assez enthousiasmante pour que l’on puisse non seulement imaginer mais aussi mettre en place une société formidable et matériellement abondante. Il s’agit là de l’esprit de l’anarchisme, un fantôme qui hante l’humanité : Que nos vies et nos communautés peuvent être qualitativement meilleures. Meilleures, et meilleures encore.
[1] Ndt : Dans l’édition originale, cette définition de “ghost” comme nom est tiré du dictionnaire Merriam-Webster Collegiate.com.
[2] Parmi ces écrits on peut citer Berkman, Alexander. The ABC of Anarchism (Mineola, NY, États-Unis : Dover Publications, 2005), mais il y a de nombreux autres textes fondateurs datant des débuts de l’anarchisme, allant de Bakounine, Michel. Dieu et l’état (Paris, France : Mille et une nuits, 1996) et Kropotkine, Pierre. Œuvres (Paris, France : François Maspéro, 1976) à Goldman, Emma. Anarchism and Other Essays (Mineola, NY, États-Unis : Dover Publications, 1969) and Malatesta, Errico. L’Anarchie (Paris, France : Groupe de propagande par la brochure, 1929). Comme sources secondaires, dont de nombreuses sont des anthologies de ces mêmes textes fondateurs on peut compter Guérin, Daniel. L’Anarchisme : De la doctrine à l’action (Paris, France : Gallimard, 1969) ; Guérin, Daniel. Ni dieu ni maitre (Paris, France : la Découverte, 2006). ; Marshall, Peter. Demanding the Impossible : A History of Anarchism (Oakland, CA, États-Unis : PM Press, 2009) ; Harper, Clifford. Anarchy : A Graphic Guide (London, Angleterre : Camden Press, 1987) ; Graham, Robert ed. Anarchism : A Documentary History of Libertarian Ideas, 2 volumes (Montreal, Québec : Black Rose Books, 2004, 2009). Pour un regard contemporain sur l’anarchisme, voir Gordon, Uri. Anarchy Alive ! Anti-authoritarian Politics from Practice to Theory (London, Angleterre : Pluto Press, 2008).
[3] Mon point de vue est aussi influencé, pour le meilleur ou pour le pire, par ma position géographique : l’Amérique du Nord et les états-Unis en particulier.
[4] En principe, l’anarchisme est exempté de dogmatisme, ou de points de vues auxquels on serait arrivé.e.s sans avoir préalablement examiné rigoureusement les tenants et aboutissants. L’éthique au sein de l’anarchisme n’est pas une acceptation de valeurs d’origines divines, par exemple, ou de n’importe quelles valeurs qui seraient imposées ou suivies aveuglement découlant d’une tradition. À l’inverse, l’anarchisme défend une éthique réfléchie, ou les individu.e.s en viennent volontairement à partager des valeurs globales, qu’illes (ré)évaluent en permanence dans leurs relations avec les pratiques et comportements humains. La notion d’éthique dans l’anarchisme incite à réfléchir activement à la mise en place de notions de bonté ou méchanceté, de droiture ou de tort alors même que les individu.e.s demeurent ouvert.e.s à la découverte (ou à la recherche) de nouvelles formes de bonté ou méchanceté.
[5] Il y a probablement autant de définitions de l’anarchisme qu’il y a d’anarchistes, étant donnée l’ouverture de cet “isme”. Pourtant, cette ouverture aux nouvelles idées, pratiques, et manifestations continue d’être liée à des notions de croyances spécifiques, tel que j’espère le démontrer dans ce chapitre. Au mieux, c’est cette ouverture qui dans l’anarchisme implique à la fois un dynamisme et une inclusivité basée sur une sensibilité profondément égalitaire.
[6] Une “Autorité” peut parfois être bénéfique, comme par exemple une expertise individuelle, sans pour autant utiliser cette capacité d’expertise pour exercer un contrôle sur d’autres. “Gouvernant.e” implique une relation de dominant-subordonné entre des individu.e.s, alors que dans une société qui s’autogouvernerait, les individu.e.s pourraient être à la fois gouvernant.e.s et gouverné.e.s, de manière collective et consensuelle. Ainsi l’absence de domination et de hiérarchie se fait plus précise. Martin Buber suggère dans son Utopie et socialisme (Paris, France : l’Échappée, 2016) que l’anarchisme classique tel que Kropotkine voulait restructurer la société pour tendre à d’avantage d’auto-gouvernement. Buber propose un terme qu’il trouve plus exact : ακρατια/anocratie, non pas l’absence de gouvernement mais l’absence de domination.
[7] Proudhon, Pierre-Joseph. Qu’est-ce que la propriété ? Antony, France : Tops/H. Trinquier, 2007. p. 245.
[8] La gauche libertaire inclut ici tout.e.s ce.ux.lles des révolutionnaires, à la fois marxistes et anarchistes qui tendent vers une variété d’organisations sociales par le bas. Pour un excellent travail retraçant cette histoire, mais malheureusement épuisé, voir Gombin, Richard. The Origins of Modern Leftism (London, Angleterre : Penguin, 1975), et The Radical Tradition : A Study in Modern Revolutionary Thought (London, Angleterre : Methuen, 1978), tous deux disponibles sur la bibliothèque numérique http://libcom.org. À la place d’un énième débat sur l’anarchisme opposé au marxisme qui ignorerait les tendances autoritaires aussi bien qu’anti-autoritaires de ces traditions, de voir cette division comme étant davantage entre libertaires et non-libertaires sur la question de la transformation sociale. Cela permet aussi des collaborations productives de cette gauche libertaire, quand une grande diversité de théories et de stratégies permettrait de se montrer plus efficace dans des démarches de reconstruction sociale comme par exemple dans le cas des Zapatistes.
[9] Dans le cas du libéralisme dans sa forme la plus participative, il est fait la défense d’un état comme simple “garde fou”, pour que les individu.e.s puissent être laissé.e.s seul.e.s à diriger leurs vies. Cela est renforcé par une propriété de petite-échelle comme moyen d’auto-subsistance, et permettre assez d’indépendance afin qu’aucun.e ne puisse exercer d’autorité sur la vie d’autrui. Ici, des philosophes comme Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau et Thomas Paine semblent articuler le meilleur des potentiels théoriques du libéralisme. Dans le cas du communisme, dans sa forme la plus participative, il est fait la promotion de conseils d’ouvrier.e.s ou d’un état-ouvrier, qui aurait à terme à devenir désuet, et d’autogestion du travail. La propriété en commun des moyens de production garantirait que personne ne soit en mesure d’exploiter quelqu’un.e d’autre. Ici, la théorie sociale de Karl Marx est cruciale, tel qu’interprétée par Georg Lucàcz, l’école de Francfort et l’Internationale Situationniste parmi d’autres Marxistes dit-Occidentaux (ou dissident.e.s)
[10] “the structure of the new society in the shell of the old”. Voir https://iww.org/culture/official/preamble.shtml
[11] Ainsi, dans sa compréhension la plus “antiautoritaire”, l’anarchisme a plus en commun avec les valeurs du libéralisme que de l’anarchisme, au sens où cela privilégierait les libertés individuelles envers et contre tout. Même le libéralisme défend des éléments en dehors des individu.e.s, tristement l’état et la propriété privée, afin de théoriquement nous protéger les un.e.s des autres. Une sensibilité du “n’importe quoi” est en fin de compte autoritaire car elle privilégierait les désirs d’un.e personne, quitte à enfreindre ceux de tou.te.s les autres. Il s’agit là de “l’anarchisme” au sens de chaos plutôt qu’à celui d’organisation sociale, qui estimerait à la fois la liberté individuelle et collective. Ainsi, une perspective libertine peut amener à des alliances non voulues, des anarcho-capitalistes, libertariens ou même anarcho-fascistes dans les cas les plus extrêmes jusqu’aux exemples plus simples de manque de solidarité ou de préoccupations pour des prises de responsabilité. Quoi qu’il en soit, cela renvoie à la définition initiale affirmée ici : l’anarchisme comme société libre d’individu.e.s libres.
[12] Extrait de la définition de l’Anarchisme pour l’Encyclopédie Britannica de 1910. Traduction française complète disponible à https://www.ephemanar.net/anarkropot.html
[13] Du fait d’un regain d’intérêt pour l’anarchisme, des études anarchistes se mettent lentement à s’intéresser à des aspects jusque là ignorés de l’histoire de l’anarchisme, à l’intérieur de l’Europe mais aussi à sa diffusion vers des régions allant de l’Asie Pacifique, aux Amériques ou à l’Afrique. “L’anarchisme voyageant” était un phénomène depuis le début, et un facteur essentiel à l’aspect diasporique et l’ouverture du mouvement. Quelques exemples : Dirlik, Arif. Anarchism in the Chinese Revolution (Berkeley, CA États-unis : University of California Press, 1991) ; Fernández, Frank. Cuban Anarchism : A History of the Movement (Tucson, AZ États-unis : See Sharp Press, 2001) ; Schmidt, Michael & Lucien van der Walt. Black Flame : The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism (Oakland, CA États-unis : AK Press, 2009) ; Bufe, Chaz & Mitchell Cohen Verter, ed. Dreams of Freedom : A Ricardo Flores Magón Reader (Oakland, CA États-unis : AK Press, 2009) ; Horrox, James. A Living Revolution : Anarchism in the Kibbutz Movement (Oakland, CA États-unis : AK Press, 2009). Ndt : au sujet de l’anarchisme transnational à la même époque, voir Anderson, Benedict. Les bannières de la révolte. Anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial ; la naissance d’une autre mondialisation (Paris, France : la Découverte, 2009), Bencivenni, Marcella. Italian Immigrant Radical Culture : the idealism of the sovversivi in the united states, 1890–1940 (New York, NY États-unis : New York University Press, 2011), Bantman, Constance. The French Anarchists in London, 1880–1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalisation (Liverpool, Angleterre : University of Liberpool Press, 2013) ou Manfredonia, Gaetano. Histoire mondiale de l’anarchie. Paris, France : Textuel, 2014.
[14] Pour exemple, voir Winstanley, un film de 1975 à la fois magnifique et inspirant racontant l’histoire de Gerrard Winstanley et des Diggers, un mouvement radical éphémère de la Révolution anglaise des années 1640. Disponible à http://www.christiebooks.com/player/anarchy.html Ndt : Voir aussi Winstanley, Gérard. l’Étendard Déployé des Vrais Niveleurs (Paris, France : Allia, 2007) et Cohn, Norman. les Fanatiques de l’Apocalypse (Paris, France : Payot, 1983) sur l’histoire des mouvements révolutionnaires millénaristes de l’Europe du moyen-âge.
[15] La philosophie des Lumières peut être critiquée à de nombreux égards. Le point ici est qu’à la manière de toutes les traditions intellectuelles qui pénètrent l’ensemble de la société, son développement dans certaines conditions sociales précises a permis des innovations, dont quelques unes sont émancipatrices, ont au moins permis des contestations sur le sujet de l’émancipation. Les anarchistes classiques ont baigné dans cette pensée des Lumières, soit par leur éducation ou simplement du fait de l’époque dans laquelle illes ont vécu.
[16] Voir par exemple : Montesquieu. De l’esprit des lois (Paris, France : Ernest Flammarion, 1914) ; Mill, John Stuart. De la liberté (Paris, France : Gallimard, 1990) ; Rousseau, Jean-Jacques. Du contrat social ou principes du droit politique (Amterdam, Pays-Bas : M. Michel Rey, 1763) ; Paine, Thomas. Political Writings (Cambridge, Angleterre : Cambridge University Press, 2000) ; Wollestonecraft, Mary. Défense des droits des femmes : Extraits (Paris, France : Gallimard, 2016) ; Godwin, William. Enquête sur la justice politique : et son influence sur la morale et le bonheur d’aujourd’hui (Lyon, France : Atelier de création libertaire, 2005).
[17] Au-delà des Républiques, d’autres révolutions se terminèrent par d’autres types de politiques, indiscutablement plus néfastes : Dictatures, régimes autoritaires ou totalitaires, fascisme. Afin de décrire l’émergence de l’anarchisme à partir des années 1840, la forme prédominante de l’époque a été une transition depuis un absolutisme de l’église et de l’état vers des nations organisées autour du parlementarisme et du capitalisme. Ndt : Esprit du temps tiré de la philosophie existentialiste. On peut aussi parler de Leviathan au sens donné par Fredy Perlman dans Contre le Léviathan, contre sa légende (Montréal, Québec : Maikan, 2006).
[18] Bookchin, espérait bien évidemment montrer que des formes d’autonomies pourraient apparaître dans la vacation de pouvoir laissée après la “première révolution”, et qu’il était du devoir de la gauche libertaire de lutter pour faire en sorte de maintenir cette “seconde révolution” en dépit des forces œuvrant pour mettre en place de nouvelles formes de domination hiérarchiques. Bookchin, Bookchin. The Third Revolution, 4 volumes (London, Angleterre : Cassell, 1996–2005).
[19] Voir Capital : Livre 1 dans Marx, Karl. Œuvres : Économie vol.1 (Paris, France : Gallimard, 1965) et Marx, Karl. Manuscrits économico-philosophiques de 1844 (Paris, France : Vrin, 2007).
[21] Polyani, Karl. La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps (Paris, France : Gallimard, 1993)
[22] Kropotkine, Pierre. Œuvres (Paris, France : François Maspéro, 1976) traduction de la définition de l’encyclopédia britannica et version en ligne. http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/kropotkin/britanniaanarchy.html
[23] Ndt : Sur la scission et l’internationale anarchiste voir Enckell, Marianne. La fédération jurassienne (Genève, Suisse : Entremonde, 2012). Disponible à http://entremonde.net/IMG/pdf/08rupture-livre.pdf
[24] Ndt : Accountability dans le texte original est ici traduit par responsabilité ou responsabilisation.
[25] Karl Marx & Friedrich Engels, le Manifeste communiste in Marx, Karl. Œuvres : Économie vol.1 (Paris, France : Gallimard, 1965).
[26] Ndt : On peut cependant noter les prémices de l’anarchisme vert dans les publications des en-dehors, et des communautés anarchistes rurales, par exemple : Jarrige, François, ed. Gravelle, Zisly et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle (Paris, France : le Passager clandestin, 2016) ou les anthologies parues en supplément de la revue invariance republiée par (Dis)Continuité : Collectif. Naturiens, Végétariens, Végétaliens et Crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français (1895–1938) ; Communautés, Naturiens, Végétariens, Végétaliens et Crudivégétaliens (s.l., France : (Dis)continuité, 2003).
[27] Comme l’indique le titre de l’ouvrage sur le mouvement anarchiste au Canada : Allan Antliff, ed., Only a Beginning : An Anarchist Anthology (Vancouver : Arsenal Pulp Press, 2004).
[28] Ndt : “Liberty and freedom” dans la version originale.
[29] Pour plus sur ces différentes tendances, voir les anthologies de Guérin, Marshall, Harper et Graham citées plus tôt.
[30] À l’exception de milieux plus restreints tel que celui dont faisait partie Gustav Landauer, orienté autour du socialisme communautaire. Voir, Kuhn, Gabriel. Revolution and Other Writings : A Political Reader. Oakland, CA, États-Unis : PM Press, 2010.
[31] Ndt : Dans le reste du livre “Assemblées de délégué.e.s” sera utilisé comme traduction de spokecouncil. Il s’agit du terme anglophone reprenant les fonctionnements fédératifs de délégué.e.s mandatées à des instances fédératives plus larges pour permettre une coordination plus grande. Ces délégué.e.s sont mandatées, révocables à tout moment et les prises de décisions de ces assemblées sont faites en consensus.
[32] Il y a probablement plus de livres sur la Révolution espagnole que sur n’importe quelle autre période de l’histoire anarchiste. L’un des plus tristement touchants, écrit par un sympathisant socialiste libertaire, est l’Hommage à la Catalogne de George Orwell (Paris, France : 10–18, 2005), sur lequel se base librement le film aussi émouvant Land and Freedom par Ken Loach. Ndt : Pour un aspect plus documentaire, Bolloten, Burnett. La guerre d’Espagne. Marseille, France : Agone, 2014.
[33] Ndt. Voir Muhsam, Eric. La république des conseils de Bavière. Paris, France : La difigitale, 1999. et Haffner, Sebastian. Allemagne 1918 : Une révolution trahie. Marseille, France : Agone, 2018.
[34] Ndt : Erich Mühsam est un anarchiste allemand ayant entre autres participé à la Révolution de la République des conseils de Bavière en 1918–1919. Il avait été arrêté en 1933 lors de la première série de rafles d’opposant.e.s politiques au moment de l’accès au pouvoir des Nazis.
[35] Ndt : Révolutionnaire libertaire mexicain pendant la révolution de 1910–1919, il est détenu dans la prison militaire de Leavenworth aux États-Unis depuis 1918. Voir, Propos d’un agitateur. Paris, France : Libertalia, 2008.
[36] Ndt : Voir Rocker, Rudolf & Grigorii Petrovich Maximoff. Album of the funeral of P.A. Kropotkin in Moscow. Berlin, Allemagne : Foreign bureau of the Russian confederation of anarcho-syndicalists, 1922.
[37] Ndt : Sur la continuité de l’anarchisme pendant et après la Seconde guerre mondiale on peut lire entre-autre Sahuc, Michel. Un Regard noir : La mouvance anarchiste française au seuil de la Seconde Guerre mondiale et sous l’occupation nazie (1936–1945) (Paris, France : éditions du monde libertaire, 2008), Mercier-Vega. l’Increvable anarchisme (Paris, France : 10–18, 1970) sur la reconstruction des organisations anarchistes et Porter, David. Eyes to the South : French Anarchists & Algeria (Oakland, CA États-Unis, 2011) sur les différentes tendances du mouvement vu dans l’angle de la solidarité anti-coloniale et de la lutte pour l’indépendance algérienne.
[38] Ndt : Queer est un terme insultant qualifiant une “déviance” récupéré comme affirmation par une partie du mouvement LGBT*Queer, en opposition aux politiques d’assimilation du mouvement gai et lesbien dominant, voir Conrad, Ryan. Against equality : Queer revolution not mere inclusion. Oakland, États-Unis : AK Press, 2014. En France, l’acronyme utilisé dans les milieux radicaux est d’avantage TPG pour TransPédéGouines qui relève d’une même réappropriation. Pour les liens avec l’anarchisme voir entre autre le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire ou FHAR.
[39] Une liste non-exhaustive de l’histoire de ces mouvements inclut Echols, Alice. Daring to Be Bad : Radical Feminism in America, 1967–1975 (Minneapolis, États-Unis : University of Minnesota Press, 1989) ; Cornell, Andy. “Anarchism and the Movement for a New Society : Direct Action and Prefigurative Community in the 1970s and 1980s” in Perspectives for Anarchist Studies (2009), disponible à http://anarchiststudies.org/node/292 ; Mecca, Tommi Avicolli. Smash the Church, Smash the State ! The Early Years of Gay Liberation (San Francisco, États-Unis : City Lights Publishers, 2009) ; Katsiaficas, George. The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life (Oakland, CA États-Unis : AK Press, 2006) ; Marcos. Ya Basta vol.1 : Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au chiapas (Paris, France : Dagorno, 1996) ; Kempton, Richard. Provo : Amsterdam’s Anarchist Revolt (Brooklyn, États-Unis : Autonomedia, 2007) ; Epstein, Barbara. Political Protest and Cultural Revolution : Nonviolent Direct Action in the 1970s and 1980s (Berkeley, États-Unis : University of California Press, 1991) ; Earth First ! Journal disponible à http://www.earthfirstjournal.org ; Burns, Danny. Poll Tax Rebellion (Scotland : AK Press, 1992). Ndt : Voir aussi Frémion, Yves. Provo : Amsterdam 1965–1967 (Paris, France : Nautilius, 2009) et Ballestrini, Nanni et Primo Moroni. La horde d’or : la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle (Paris, France : l’Éclat, 2017) sur les luttes autonomes dans l’Italie des années 1960 et 1970.
[40] S’il y a de nombreux livres, articles, reportages et vidéos sur cette mobilisation, la plupart publiés peu de temps après les faits, le document le plus récent est de David Solnit et Rebecca Solnit, The Battle of the Story of the « Battle of Seattle » (Oakland, CA : AK Press, 2009), pour les dix ans, et en partie en réponse au film caricatural de Stuart Townsend paru en 2007.
[41] Ndt : Bien que cette perspective nord-américaine ne prenne pas en compte la continuité de certaines grandes organisations anarchistes classiques jusqu’à nos jours, tel que la CNT-AIT ou les réseaux de Fédérations Anarchistes, elle permet de comprendre la résurgence des idées et pratiques anarchistes dans les différents mouvements sociaux, qui dépasse de loin les effectifs de ces organisations. Elle semble aussi largement éluder la continuité, bien que minoritaire, des tendances illégalistes et insurrectionnalistes au fil du siècle. Sur ce sujet, voir entre autre Cortade, André. Histoire désordonnée du MIL (Montreuil, France : l’Échappée, 2005), Collectif. Angry Brigade : Éléments de la critique anarchiste armée en Angleterre (Paris, France : Ravage Édition, 2010 ou encore les actions et communiqués de la Fédération Anarchiste Informelle (FAI) ou de la Conspiration des Cellules de Feu, voir http://www.sabotagemedia.anarkhia.org/2011/07/le-soleil-se-leve-encore/
[42] Ndt : Pour d’avantage sur les black blocs, voir Dupuis-Déri, Francis. les Blacks Blocs : la liberté et l’égalité se manifeste, 3e édition (Montréal, Québec : Lux, 2014). Sur les groupes d’affinité et les conseils voir Anonyme. Archipel : affinité, organisation informelle, et projets insurrectionnels (Bruxelles, Belgique : Tumult, 2013) disponible sur http://basseintensite.internetdown.org/spip.php?mot86 et http://www.rantcollective.net/article.php?id=30.
[43] Butler, Judith. Défaire le genre. Paris, France : Amsterdam, 2006. p. 44
[44] Rocker, Rudolf. Anarcho-Syndicalism : Theory and Practice. Oakland, États-Unis, 2004. p.73.
[45] Ndt : On peut voir comme exemple la conclusion tirée par certaines personnes actives dans la plateforme SHAC, Stop Huntingdon Animal Cruelty, contre l’entreprise de vivisection Huntingdon Life Sciences en s’attaquant à l’entreprise elle même ainsi qu’à ses client.e.s et fournisseur.se.s entre 1999 et 2014. Lâchée par ses financeurs ainsi que par son assurance, l’entreprise n’a pu survivre que par le biais de refinancement de la part de l’état britannique. À ce sujet voir la brochure Militant forces against HLS : Blackmail 4 & the SHAC Model (s.l. Angleterre : Dark Matter Publications)
[46] “Everything for everyone, and what’s more for free”
[47] Pour d’avantage d’information sur Anarchists Against the Wall voir http://www.awalls.org/ et Gordon, Uri & Ohal Grietzer. Les anarchistes contre le mur : action directe et solidarité avec la lutte populaire palestinienne. St-George d’Oléron, France : Éditions libertaires, 2016. Pour des exemples des campagnes de No one is illegal, ici des liens vers trois groupes au Canada : http://toronto.nooneisillegal.org/ ; http://noii-van.resist.ca/ ; nooneisillegal-montreal.blogspot.com/ . Voir aussi Walia, Harsha. Démanteler les frontières : Contre l’impérialisme et le colonialisme. Montréal, Canada : Lux, 2015.
[48] Merci à Todd May pour m’avoir expliqué cette notion.
[49] Bookchin, Murray. The Ecology of Freedom : The Emergence and Dissolution of Hierarchy. Oakland, CA États-Unis : AK Press, 2005.
[50] Sur l’abolition du travail, voir par exemple les écrits du Zerowork Collective, disponibles à http://libcom.org/tags/zerowork Ndt : Voir aussi Black, Bob. Travailler ? Moi jamais. Paris, France : L’insomniaque, 2010.
[51] Ndt : Le terme anglais “grassroots” pour désigner une forme d’organisation venant de, et s’organisant depuis, sa base est ici traduit en français par “autonome.”
[52] Ndt : Capacitisme et Validisme semble coïncider dans la description d’une oppression contre les personnes vivant en situation de handicap physique ou mental. Voir aussi : Zig. La culture du valide occidental. France, 2004. disponible à https://infokiosques.net/IMG/pdf/validisme.pdf
[53] Ndt : Il semble important de manifester ici un désaccord avec le texte original, au sens où chaque manifestation de pouvoir ne devrait pas à être reconstituée, et qu’il serait dangereux, et épuisant de chercher des versions consensuelles et antiautoritaires des institutions autoritaires et centralisées de l’état et du Capitalisme.
[54] Ndt : humane dans le texte original.
[55] Chris Dixon l’a noté dans ses commentaires sur ce chapitre : “Les efforts individuels sont toujours bien sûr limités grandement par des relations sociales et des institutions déjà existantes. Pour cette raison, je pense qu’il est important de toujours garder à l’esprit que les dynamiques de relations entre les individu.e.s et les collectivités plus larges dans lesquelles nous nous situons.”
[56] Cette phrase est tirée du Manifeste communiste, de Marx et Engels. Pour une analyse spécifique de cette phrase, voir Berman, Marshall. All That Is Solid Melts into Air : The Experience of Modernity. New York, États-Unis : Penguin, 1988.
[57] Pour plus d’informations sur Food Not Bombs, voir http://www.foodnotbombs.net/ .
[58] Ndt : Si la réutilisation du nom Food Not Bombs a permis de populariser l’idée initiale, ces nombreux autres groupes dérivés approchent chacun l’autonomie par d’autres points : Food Not Lawns sur l’autonomie alimentaire en milieu urbain par la réappropriation des pelouses en potagers, Homes Not Jails sur le droit au logement ou Book Through Bars, ou aussi Books to Prisonners, ou comme à Montréal, Livres Ouverts – Open Door Books par la lutte anticarcérale, avec une approche pratique d’envoi de livres aux détenu.e.s. voir https://opendoorbooks.wordpress.com/
[59] Ndt : Effective and efficient, dans la version originale.
[61] Les anarchistes se posent également ces questions les un.e.s aux autres, mais à l’inverse de nombreux autres milieux radicaux, ces dialogues sont faits en public, afin de cerner à la lumière du jour les dilemmes posés par nos comportements et actions. Un exemple récent est le débat sur les tactiques et stratégies après les contre-manifestations du G-20 de Pittsburgh aux États-Unis en 2009. Commencé par Ryan Harvey dans “Are We Addicted to Rioting?” les réponses incluant un commentaire d’Harvey sont disponibles à http://news.infoshop.org/article.php?story=2009092714272755 ainsi qu’une critique par Alex Bradley du groupe d’organisation de Pittsburgh publié sur http://www.organizepittsburgh.org/SCR. Ndt : Aux aléas des phases de répressions, il est nécessaire d’avoir certaines de ces discussions au sein des groupes d’affinités. Sur ce point voir la brochure de Crimethinc. “What is security culture?” disponible à https://crimethinc.com/2004/11/01/what-is-security-culture.
[62] Encore merci à Chris Dixon pour m’avoir offert cette phrase dans son commentaire sur le brouillon de ce chapitre.
[63] Ndt : Cette description idylique des bibliothèques connaît de nombreuses entraves dans sa mise en pratique qui amoindrissent dans les faits les effets de cette description anarchisante. En particulier en ce qui concerne les tarifications de services et les exceptions à l’accès, comme l’exemple des personnes sans domiciles qui s’y voient refuser l’entrée par des agent.e.s de sécurité.
[64] Ndt : Dans le contexte des États-Unis d’Amérique, les Free clinics sont des espaces dans lesquelles les pratiques médicales sont socialisées et permettent un accès universel à la santé. En Europe de l’Ouest, où l’accès à la santé est historiquement garanti par les états, il existe une dépendance à l’institution officielle dans le domaine de la santé. Des exceptions peuvent être trouvées dans l’histoire de la lutte pour l’accès à l’avortement et à la contraception, le MLAC. À ce sujet voir le film de Yann le Masson de 1980 “Regarde elle a les yeux grands ouverts” disponible à www.les-renseignements-genereux.org/videos/4091
[65] Pour en savoir plus sur les relations humaines et le monde non-humain, voir les travaux par les anarcho-communistes Pierre Kropotkine (L’Entraide, un facteur de l’évolution ou La conquête du pain) et Murray Bookchin (Une société à refaire : vers une écologie de la liberté ou Pour une société écologique) ainsi que l’éclipse de la raison par Max Horkheimer de l’école marxiste de Francfort.
[66] Voir mon essai “Something Did Start in Quebec City : North America’s Revolutionary Anti-Capitalist Movement,” in Only a Beginning édité par Allan Antliff (Vancouver, BC Canada : Arsenal Pulp Press, 2004), 138–40 ; disponible sur http://theanarchistlibrary.org/something-did-start-quebec-city-north-americas-revolutionary-anti-capitalist-movement. Depuis Quebec, et particulièrement quand ce principe s’est répliqué dans le milieu anarchiste des États-Unis, la diversité de tactiques a été utilisée par certain.e pour signaler la fin d’accords volontaires. Ça voulait alors dire que chacun.e pouvait faire comme ille l’entendait sans égard pour la manière dont ça pourrait impliquer d’autres. Si c’est vrai dans certains cas, je défendrais qu’au final cela a quand même permis d’ouvrir des espaces pour des personnes non-radicales ou nouvellement “politisée” et leur a permis de rejoindre des actions initiées par des anarchistes tout en maintenant un message révolutionnaire uni. Néanmoins, les anarchistes ont besoin de rester vigilant.e.s sur la reproduction de formes de domination même à l’intérieur de leurs cercles. Le principe de la diversité de tactiques devrait être remis en cause lorsqu’il ne se joint pas à l’éthique anarchiste de l’association volontaire et de la responsabilité, et place le désir de quelques personnes avant le bien-être d’autres.
[67] Marlinspike, Moxie. The Promise of Defeat. disponible sur http://www.thoughtcrime.org/stories/promise-defeat/.
[68] Pour en savoir davantage sur l’idée de l’anarchisme comme critique et vision sociale, lire mon essai “Reappropriate the Imagination!” in Realizing the Impossible : Art against Authority, ed. Josh MacPhee and Erik Reuland (Oakland, CA États-Unis : AK Press, 2007), 296–307, disponible sur http://www.zmag.org/znet/viewArticle/19900.
[69] Ceci ne nie pas le besoin pour un engagement politique d’opérer un travail théorique. Des anarchistes créent tous des livres, zines, journaux, sites internet, archives et bibliothèques, de l’éducation populaire, écoles libres et groupes de recherche, mais aussi des films, de l’art, et de l’histoire. Il reste encore à développer une théorie sociale et une philosophie politique qui par exemple, depuis une perspective anarchiste, pour documenter et analyser leurs histoires et projets. Ces domaines qui commencent à attirer plus d’attention dans le milieu.
[70] Ndt : On peut également parler en français d’autoproduction et de logiciel libre.
[71] Ndt : L’exemple donné dans le texte original est celui des really really free markets, qui s’apparente aux espaces de gratuités. Pour davantage sur le sujet, lire la brochure disponible à https://www.sproutdistro.com/catalog/zines/organizing/the-really-really-free-market-instituting-the-gift-economy/
[72] Il s’agissait de l’un des slogans utilisés par la corporation coopérative Mondragon, fondée dans les années 1950 au pays basque par José María Arizmendiarrieta. Il s’agit d’un système intéressant à la fois pour ses expérimentations de résistance au capitalisme et son incapacité à y résister. Pour une histoire quelque peu romancée voir, Morrison, Roy. We Build the Road as We Travel (Philadelphia, États-Unis : New Society Publishers, 1991). Pour une critique voir Kasmir, Sharryn. The Myth of Mondragon (Albany, États-Unis : State University of New York Press, 1996) disponible sur http://libcom.org/
[73] Ndt : Cop Watch sont des groupes filmant les actions policières et contrôles de manière préventive, et qui reçoivent et archives également des vidéos d’abus et violences policières. Voir par exemple http://www.copwatchla.org/. Sur les aspects techniques et légaux de l’archivage vidéo, voir le guide explicatif publié sur https://witness.org/our-work/video-archiving. Sur le sujet des médias libres voir la description du réseau Mutu, https://mutu.mediaslibres.org/Presentation-du-reseau-Mutu-001
[74] J’aimerais remercier un.e anarchiste anonyme du groupe de discussions de l’infoshop Long Haul à Berkeley, pour m’avoir rappelé à quel point les valeurs anarchisantes relèvent du sens commun, et la manière dont la plupart des gens vivraient leurs vies s’ils n’étaient des forces d’incitation, coercition et oppression en dehors de leur contrôle personnel ou collectif. L’anarchisme, en résumé, est logique pour beaucoup, et c’est notre “rôle” en tant qu’anarchistes de montrer qu’il est aussi possible, en mettant en lien et radicalisant ces bouts de pratiques qui en sont déjà des ébauches.
[75] Pour plus d’information sur l’agenda Slingshot et le journal gratuit qu’il sert à financer voir : http://slingshot.tao.ca/organizer.php.
[76] Ndt : Il s’agit de la version originale. D’autres maisons d’éditions anarchistes et anti-autoritaires incluent Autonomedia, PM Press, Eberhardt Press, Freedom Press, Ardent Press, Black and Red, Charles H. Kerr, South End Press, et Black Cat Press, ou dans un contexte francophone Niet, Sabot’art, Ateliers de Création Libertaire, CMDE, Libertalia, Tahin Party, L’échappée ou l’Encyclopédie des Nuisances parmi de nombreuses autres. À leur tour, celles-ci participent avec des librairies, infoshop, revues périodiques, zines, artistes et autres en combinant leurs efforts collectifs dans des salons du livres anarchistes à travers le monde, qui sont en eux-mêmes des infrastructures développées collectivement pour créer ne serait-ce que temporairement un espace d’éducation et de relations sociales et d’échanges alternatifs, bien que toujours dans un contexte capitaliste.
[77] Ndt : Dans un contexte francophone, on peut citer la Convergence des Luttes Anticapitalistes basée à Montréal, https://www.clac-montreal.net/ et en France les organisations anarchistes que sont la Fédération Anarchiste, https://www.federation-anarchiste.org/, Alternative Libertaire www.alternativelibertaire.org/ , l’Organisation Communiste Libertaire, oclibertaire.free.fr/ et leurs nombreuses scissions. En fédération ou regroupements de groupes autonomes et informels, on peut citer les assemblées Intersquat, le réseau Mutu cité précédemment, ou No Border.
[78] Voir par exemple : Muñoz Ramírez, Gloria. The Fire and the Word : A History of the Zapatista Movement. San Francisco, États-Unis : City Lights Publishers, 2008 ; Denham, Diana. Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca. Oakland, États-Unis : PM Press, 2008 ; The Take, un film par Avi Lewis et Naomi Klein sur les occupations d’usines en Argentine, avec plus d’informations disponibles sur http://www.thetake.org/ ; “Anti-Privatization Protests in Serbia ; Global Balkans Interviews Milenko Sreckovic (Freedom Fight), disponible sur http://www.globalbalkans.org/node/15 ; La résistance des Sans-terre du Brésil http://takebacktheland.org/ ; Burton-Rose, Daniel, Eddie Yuen & George Katsiaficas. Confronting Capitalism : Dispatches from a Global Movement. Brooklyn, États-Unis : Soft Skull Press, 2004 ; Collectif. We Are Everywhere : The Irresistable Rise of Global Anti-Capitalism. Londres, Angleterre, 2003 ; http://www.mstbrazil.org/ ; http://palsolidarity.org/ ; http://revolutionaryautonomouscommunities.blogspot.com/. Dans les dernières années, on peut donner l’exemple de la ZAD et autres occupations empêchant des chantiers de constructions, ou le mouvement de solidarité avec les milices du Rojava. Collectif Mauvaise Troupe. Contrées : Histoires croisées de la ZAD de Notre-Dame des Landes et de la lutte NO-TAV dans le Val Susa. Paris, France : L’éclat, 2016
[79] On ne voit peut-être pas la fin / mais on en voit les signes / mais quand tu plantes une graine / elle va grandir avant d’fleurir
[80] Ndt : Il est même nécessaire de se demander si celle-ci a jamais existé ou s’il s’agit d’un mythe.
[81] Ndt : Il semble que dans la décennie qui sépare la publication originale et cette traduction, cette similarité, ou récupération, ait entrainé outre de nombreux mouvements sociaux transnationaux, une résurgence de mouvements autoritaires et nationalistes qui sans être anticapitalistes, se servent du mécontentement de la globalisation pour véhiculer leurs idées.
[82] Graeber, David & Andrej Grubacic. Anarchism, or the Revolutionary Movement of the 21st Century disponible à http://zinelibrary.info/files/anarchism-graebergrubacic.pdf. En français, voir le livre du Collectif Mauvaise Troupe. Constellation : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle ; Paris, France : L’Éclat, 2014. 704 p. disponible à https://constellations.boum.org/
[83] Ndt : Il s’agit de la partie de la scène punk hardcore prônant une sobriété active.
[84] Mes remerciements à Josh MacPhee pour articuler l’idée que l’anarchisme est devenu une position modérée, par défaut des mouvements de la gauche radicale d’aujourd’hui. Ndt : Il semble que ce point soit limité à certaines pratiques d’organisations internes aux mouvements sociaux autonomes, comme l’organisation de réunions ou d’assemblées. En revanche, il s’agirait d’émettre une réserve quant aux rapports avec l’état ou les associations, organisations syndicales ou partis politique de la société civile officielle. Il faudrait aussi signaler ici que les pratiques ne sont pas essentiellement politisées et que des pratiques ayant le mouvement anarchiste comme origine peuvent être utilisées à d’autres fins. On peut voir l’exemple des pratiques de sécurité contre la répression utilisées par d’autres groupes, et plus récement les occupations de bâtiments vides à la manière des centre-sociaux autogérés par les néo-fascistes italiens de Casa Pound.