Benoît Bohybunel
Sadisme et solipsisme bourgeois
« Que nous font, osent-ils dire, les douleurs occasionnées sur le prochain ? Les ressentons-nous ? Non ; au contraire, nous venons de démontrer que de leur production résulte une sensation délicieuse pour nous. À quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien ? À quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous ? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n’est-il pas pour soi dans le monde ? Vous nous parlez d’une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait ; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d’hommes faibles. L’homme puissant ne s’avisera jamais de parler un tel langage. » (Sade, La philosophie dans le boudoir)
La pensée bourgeoise et le droit bourgeois supposent, très certainement, pour fonder une propriété « privative », une psychologie de la nature humaine « égoïste » qui, ne ressentant pas ce que ressent l'autre, peut instrumentaliser l'autre.
Le correspondant épistémologique de ce sadisme bourgeois sera le solipsisme.
Le solipsisme, du latin « solus ipse », affirme que « seul moi existe ». Cet idéalisme radical réduit tout l’être possible aux perceptions et affections d’une conscience « subjective » repliée sur elle-même, seule au monde.
Kant, après Berkeley, développe un solipsisme « transcendantal », même s'il s'en défend. Ses formes pures a priori de l’intuition subjective, l’espace et le temps, définies de la sorte, empêchent la réfutation définitive de Berkeley : en effet, « l’extériorité empirique » qui devrait définir un « en dehors », pour « contourner » le solipsisme, demeure finalement contenue, avec Kant, en dernière instance, dans une intériorité transcendantale, intrinsèquement solipsiste (subjectivité irréductible de la forme-espace et de la forme-temps).
Kant détermine dès lors toute la tragédie bourgeoise, qui formule théoriquement son désir d’auto-abolition, théorique et pratique : il dira en effet que moralement, on ne peut faire d'une personne morale un moyen, un instrument, une ressource exploitable, mais qu’elle est une fin en soi, tout en fondant une théorie de la connaissance rendant totalement inaccessible l'intériorité sensible d'autrui, et donc autorisant la cruauté que Sade décrit, ou l’immoralité au sens propre, selon les critères kantiens.
Le solipsisme transcendantal se poursuit dans l'idéalisme absolu de Hegel, puis ce solipsisme est restructuré, mais non aboli, par la phénoménologie bourgeoise (Husserl, Heidegger), et Sartre lui-même ne parviendra pas à le réfuter, malgré ses efforts (L'être et le néant).
Le droit formel universel-abstrait bourgeois, qui finit par instrumentaliser quelques « droits de l’homme », renvoie de fait au droit de l'individu bourgeois égoïste replié sur lui-même et sur sa propriété privée purement négative : il aura pour fondement psychologique ce que Sade décrit lorsqu'il parle de cruauté, et pour fondement épistémologique cette théorie de la connaissance totalement idéaliste, réduisant l'être à la conscience pure, qui émerge avec Berkeley, puis se poursuit chez Kant, Hegel, les Jeunes-Hégéliens (Stirner, éminemment!), la phénoménologie, et aujourd'hui chez certains « postmodernes » relativistes et nihilistes, pseudo-critiques.
Deux penseurs tenteront de réfuter ce solipsisme radical bourgeois, inséparable d’un sadisme fondamental, qu’il soit assumé ou non, cohérent ou dissocié : Bergson et Marx. La « durée pure » de la conscience intime, chez le premier, vécue en première personne, signifie une évolution créatrice enveloppant tous les vivants sensibles, qui exclut la séparation d’un intellect qui serait clos sur lui-même, ou qui pourrait s’extérioriser à l’égard de ce dans quoi il s’inclut a priori. L’abolition de la société synthétisée par le principe du travail abstrait, chez l’autre, permet l’abolition d’une structure temporelle spatialisée, quantifiée, et donc l’accès final, pour tous les individus à cette durée intensive pure, continue, fidèle et se projetant. L’individuation et la sensibilité à autrui, dans les deux cas, ne s’excluent plus mutuellement.