Benoît Bohy-Bunel
Une critique radicale du racisme "culturaliste" de la modernité tardive
Fanon et Marx contre Spengler, Huntington et de Benoist
La racine du racisme, et ses développements contemporains
Une logique simplificatrice et manichéenne, qui entretient la guerre
Stratégie antiraciste : un dépassement dialectique de la « racialisation »
La racine du racisme, et ses développements contemporains
Historiquement, et généalogiquement, le racisme, tel qu’on le connaît, est l’instrument de domination, théorique et pratique, de « l’Homme » qui s’est lui-même assigné à l’identité « occidentale », ou « blanche », jugée « supérieure », pour mieux coloniser et pour mieux définir des tutelles et des dépendances, d’abord matérielles.
Cette auto-assignation, ou auto-réduction, de l’ordre dominant, apparemment seulement « culturelle », voire « biologique », ne fut à vrai dire qu’un écran de fumée idéologique, pour que se développent plus efficacement des structures de domination essentiellement matérielles, économiques, sociale, et politiques, et sans spécificités « anthropologiques » concrètes, car amorales, cyniques et calculantes.
Le raciste d’aujourd’hui ne fait que défendre un tel projet de domination impersonnelle, qui est donc un projet se disant « occidental », dans l’inversion idéologique.
Néanmoins, dans la mesure où un tel projet, d’abord fonctionnel et social, indissociable de la structure marchande, s’exporte aussi progressivement, au fil du développement international du capitalisme, et de « l’occidentalisation » des synthèses sociales régulant désormais, de façon unidimensionnelle, presque toutes les économies nationales du monde, on devra dire également que ce racisme, intrinsèquement moderne, même s’il est d’abord géographiquement très situé (Europe coloniale), devient lui-même un ordre de domination matérielle présent dans toujours plus de pays, qui sera fondé sur l’opposition centres/périphéries, opposition relative à une division internationale du travail désormais multipolaire, et toujours plus complexifiée, par-delà ses « recentrements » nécessaires.
Cela étant, il faudrait aussi revenir sur l’évolution du racisme « occidentaliste », qui donne à penser, et qui détermine encore tous les autre types de racismes, exportés ou dérivés.
Ce racisme « occidentaliste » aura défini, au XIXème siècle, des différenciations « biologiques », pour « légitimer » son projet impérialiste, à l’extérieur, et son projet de gestion « fonctionnelle » - ou meurtrière -, des minorités « non-nationales », à l’intérieur (cf. Gobineau[1], Chamberlain[2], etc.).
Mais le raciste, ou le « racialiste » (le raciste « théorisant ») à qui l’on donne la parole, aujourd’hui, ne produit plus immédiatement de réductions « biologiques », il semble devenu trop « rationnel » pour cela. Il sera plus difficilement « démasqué », de ce fait, en sachant jouer des confusions ambiantes, même si ses intentions discriminantes et excluantes ne sont pas moins avérées, si l’on se penche attentivement sur son « cas » (et surtout sur son passé, ou sur ses héritages, toujours accablants).
Son racisme, ou son « différentialisme » clivant, plus subtilement « hiérarchisant », se présentera comme un « culturalisme » déterminé : il considérera que certaines propriétés accidentelles de la personne, non choisies intégralement par elle, concernant sa couleur de peau, sa religion, sa nation, son « ethnie », renverront elles-mêmes à quelque « culture » fixe et essentialisée, et la définiront dès lors ontologiquement, structurellement, ou « organiquement ». Des hiérarchies implicites, économiques, politiques, ou sociales (idéologie du « développement »), viennent se surajouter à cette base « culturaliste », sans qu’elles soient toutefois trop thématisées par le raciste contemporain, lequel nivelle ses « évaluations », superficiellement et explicitement, pour mieux affirmer, mais discrètement, la « nécessité » de maintenir des inégalités matérielles qui s’imposeraient « objectivement ».
Ainsi, le raciste Alain de Benoist, ancien « camarade », dans les années 1970, au sein de la Nouvelle droite, de nostalgiques du fascisme français et du courant collaborationniste, ou d’héritiers de l’Action française, ancien défenseur de l’Algérie dite « française », également, ou de l’apartheid en Afrique du sud, défend explicitement, aujourd’hui, un certain « relativisme culturel », à la suite d’un Claude Lévi-Strauss instrumentalisé (quoique déjà très équivoque[3]), et ce pour mieux défendre implicitement le projet de maintenir « l’être-civilisateur » « pugnace », qui serait relatif à son « organicité » propre, d’une Europe « blanche » « traditionnelle » et patriarcale
Une logique essentialiste
Le geste « théorique » d’un Alain de Benoist définit aujourd’hui une matrice assez générale. Cet « ethno-différentialisme » assez explicite pourra donc s’exporter assez facilement, au sein de courants racialistes diversifiés. Certains de ces courants dérivés pourront même se dire parfois « anti-occidentalistes », alors même qu’ils partagent l’essentialisme excluant de « l’occidentalisme ». A dire vrai, leurs exigences fonctionnelles, sociales et matérielles, sont finalement identiques aux exigences « occidentalistes », qu’ils ne dénoncent que superficiellement (au fond, c’est un seul et même monde, unidimensionnel, militaire et gestionnaire, qui sera défendu dans les deux cas). On remarquera par exemple que l’antisémitisme de Houria Bouteldja[4] et celui d’Alain de Benoist se rejoignent sur de nombreux points, et que ces deux tendances partagent des principes « épistémologiques » souvent analogues.
Plus globalement, donc, l’individu qui prétend « identifier », aujourd’hui, des « structures » psychologiques, politiques, sociales, générales et abstraites, fixes, closes, totalement déterminantes, en voulant « définir » « l’essence » de quelque « culture », de quelque « peuple » « musulman », « juif », « arabe », « européen », « noir », etc., s'il suppose en outre que l'« être-musulman », l'« être-juif », l'« être-arabe », « l’être-européen », « l’être-noir », etc., sont des élucidations, fidèles à leur « être » « propre », de la complexité intime ou même publique des individus concernés, cet individu encourage, de fait, des formes de racismes, ou de racialismes, contemporaines : il tend à affirmer des différences de « nature », tendanciellement discriminantes ou excluantes, entre les individus, sur la base de différences « religieuses », « nationales », « ethniques », ou, plus pudiquement, « culturelles » (et, finalement, cette « culture » possédera les propriétés fixes et immuables de ce que les colonisateurs ou les fascistes appelaient traditionnellement la « race »).
Une logique simplificatrice et manichéenne, qui entretient la guerre
Le raciste « culturaliste », aujourd’hui, renonce à une analyse de la complexité idéologique et matérielle du monde, pour mieux désigner, de façon binaire et manichéenne, des « culpabilités » et des « innocences », des « amis » et des « ennemis », des « chocs culturels », des « boucs émissaires », des « grands partages », des « axes du mal » et des « axes du bien », des « déclins » et des « conquêtes » (cf. Huntington[5], Spengler[6], etc.). Ces désignations rassurent dans le même temps où elles obnubilent, dans la mesure où elles interdisent une autocritique radicale des structures de la domination et de la destruction, auxquelles toujours plus d’individus participent implicitement, et dans la mesure donc où elles ciblent des « racines du mal » qui seraient très localisées, et semblent ainsi pouvoir « fournir » des solutions assez simples et assez efficaces.
Le raciste « culturaliste » refuse de considérer, délibérément, une barbarisation massive du monde, qui ne sera jamais remise en cause par son idéologie, mais qui sera entretenue par elle largement, bien au contraire. Car il prétend « défendre » encore un reste de « civilisation » qu’il s’agirait de conserver. Sans reconnaître que c’est précisément cette « civilisation », et surtout ce « reste », qui demeurent la racine même de la barbarie moderne.
De fait, le raciste, puisqu’il se veut maintenant « populiste », ne reconnaîtra jamais que les structures de pouvoir (dont il ne dit plus qu'il en est un rouage-gestionnaire), qui gèrent les instruments impersonnels de la destruction, sont très bien elles-mêmes protégées par son idéologie raciste, idéologie qui étouffe une colère, une lutte, qui seraient légitimes, pour mieux encourager des assignations et des meurtres qui entretiennent diverses formes de réactivités identitaires.
Dévoiler son mensonge, néanmoins, sur le plan de la « pure » théorie, ne le fait pas disparaître, car ce mensonge n’est pas qu’une « idée » : il est massivement, matériellement, quotidiennement construit.
Stratégie antiraciste : un dépassement dialectique de la « racialisation »
Dans cette perspective, il ne faudra certainement pas confondre, comme nous encourage à le faire le raciste « civilisateur », qui aime à inverser systématiquement les situations, le racisme du colonisateur qui attaque et subjugue, avec la réappropriation stratégique de ce genre de réductions idéologiques par celles et ceux qui subissent la violence structurelle de ce racisme. Car cette réappropriation, lorsqu’elle est conséquente et cohérente, est le contraire du réductionnisme raciste : elle est auto-réduction tactique, et très temporaire, non affirmée comme « valeur » positive en soi, et affirmant ontologiquement, positivement, la nécessité d’abolir toute réduction.
Frantz Fanon, par exemple, indiqua, en 1952, dans le chapitre 5 de Peau noire, masques blancs, avec une conscience tactique et éthique extrême, que « le » ou « la » « Noir-e », comme « être » « différent » (« non-blanc »), fut essentiellement une invention de certains « blancs », qui s’étaient d’abord eux-mêmes assignés à la « race blanche », « conquérante », pour mieux « racialiser », de façon dévaluante, le reste de l’humanité, qu’il s’agissait de coloniser en toute « légitimité théorique ». L’individu qui se vit comme « noir », dit Fanon, n’est plus reconnu par lui-même, il n’est plus un pour-soi, au sens hégélien, en tant que « noir », mais il sent qu’il n’est défini en tant que tel plus que par l’autre qui le soumet et l’assigne négativement, qui le considère comme une chose, comme un instrument, comme un en-soi : il est « enfermé dans une objectivité écrasante », et il « implore autrui »[7], dès lors, pour qu’il le fasse un jour exister comme personne humaine, vivante, complexe, dynamique, et non comme « identité » « objective », réductrice, restrictive et dévaluée.
Stratégiquement, les individus assignés de la sorte, s’unissent sur la base de cette assignation, mais ce sont d’abord des intérêts matériels qui les unissent désormais, et non des intérêts « identitaires » qui seraient relatifs à l'identité négative et immuable que les « civilisateurs » auront déterminée pour eux. Leurs luttes préparent un monde où de telles assignations, de telles séparations contingentes, qui sont le produit des dominateurs et des destructeurs, auront disparu : la victoire de la lutte contre le racisme abolit les catégories de « noir », de « blanc », de « race », et, aujourd’hui, de « culture organique », comme catégories matériellement agissantes, construites par la domination, pour entretenir la domination.
Analogies
Dans le même ordre d’idée, les féministes, aujourd’hui, en tant que féministes au sens strict, ne sont bien sûr pas « sexistes », pas même « théoriquement » : stratégiquement, ces personnes s’unissent avec d’autres personnes, assignées à la catégorie sociale du « féminin », dans la mesure où elles ont des intérêts matériels communs. Mais elles ne reconnaissent aucune valeur « positive », ici, à la notion de « féminité », en tant qu’elle est une construction patriarcale. La lutte qu’elles portent annoncent un monde où « le » « féminin » et « le » « masculin » auront été abolis, comme assignations discriminantes à un « genre » ou à une « sexualité » réductrice, fonctionnelle, et dévaluante.
De la même manière, « l’être-prolétaire » n’est pas une « identité » positive, à maintenir dans une réalité post-capitaliste, que promeuvent certaines luttes sociales radicales : mais il peut devenir auto-réduction tactique, sur la base d’intérêts matériels communs, qui doit donner lieu à l’auto-abolition du prolétariat, et à l’abolition des catégories matériellement agissantes que sont les classes, les marchandises, les « valeurs » économiques.
Fédération
Ces réappropriations stratégiques, sont d’autant moins « réductionnistes », ou « essentialistes », qu’elles tendent à dénoncer, finalement, pour être tout simplement plus effectives, plus transformatrices, toute réduction socio-économique et politique en général : elles n’autorisent plus la « sectorisation » des luttes, mais s’engagent, lorsqu’elles sont conséquentes, dans un mouvement de fédération de tous les êtres sensibles et conscients, quels qu’ils soient, assignés à une « identité » disqualifiante, par un système réifiant (économiquement, sexuellement, « rationnellement », « techniquement ») : ces directions stratégiques déterminent une lutte qui devra finalement abolir toute domination raciste, patriarcale, économique, et, plus généralement, tout réductionnisme matériellement destructeur (classisme, anthropocentrisme, « humanisme » : aujourd'hui, c'est le capitalisme qui porte matériellement et mondialement ces projets, devenus plus barbares, car plus amoraux et « rationnels », plus neutres et calculants, plus massifs et plus structurels).
Amalgames cyniques
L’institution raciste contemporaine, politique, sociale et économique, qui se voudra parfois « républicaine » (Etat français, etc.), diffusera une propagande qui « mettra dans le même sac » deux dynamiques absolument contraires, pour mieux s’ériger en « système pacificateur » indispensable.
Ces deux dynamiques contraires, mais idéologiquement amalgamées, sont les suivantes :
- d’une part, les mouvements antiracistes au sens strict, ou anticapitalistes au sens strict, qui se réapproprient stratégiquement les valeurs de la destruction, sans reconnaître une seule seconde leur « positivité », pour mieux les abolir finalement ;
- d’autre part, les dynamiques terroristes ou meurtrières, virilistes ou guerrières, qui se réapproprient pleinement et positivement les valeurs réductrices de la destruction, pour mieux consolider leur emprise et encourager leur pérennité (attentats meurtriers, capitalisme « anti-occidentaliste » développant l’idéologie du « choc des cultures », etc.).
Un tel système dissocié, se voulant « républicain », « humaniste », « moraliste », « universaliste », niant donc son statut colonisant et exploitant, ne veut pas voir que c’est sa propre violence qui est exhibée à travers le second type de dynamiques. Et que le premier type, s’il est anticapitaliste de façon conséquente, n’encourage en rien ces violences structurelles, mais tente au contraire de les enrayer.
Autrement dit, dans un contexte "français" étouffant, comprimée entre Charlie et « Charlie Coulibaly » (ou « Charlie Martel »), une lutte plus radicale, mais moins « extrême », voudrait émerger, et s’extirper de ces conflits binaires, dans lesquels chaque camp défend au fond un seul et même monde de la vengeance et de la violence, sur fond de domination aveugle, amorale et asociale. Mais chacun de ces camps, également, massivement représenté, tend aussi à identifier cette lutte fragile, cette brèche, à l’autre camp honni, de telle sorte qu’elle passera toujours plus pour ce qu’elle n’est pas, et qu’elle finira par être engloutie, si elle ne formule pas ses projections de façon plus ferme et plus explicite.
Horizons
Dans la dialectique du maître et du serviteur (ou de la servante), Hegel définit précisément la condition du maître : le maître ne reconnaît pas la conscience complexe et vivante du serviteur, ou de la servante, qu'il chosifie, et qu'il assigne à une « fonction » figée. Selon sa conscience dissociée, le maître est face à un pur instrument, à un pur objet qu'il utilise pour jouir, lorsqu'il est face à la personne qu'il domine.
Mais cette jouissance est aussi une misère, et ce pour deux raisons : d'abord, ne faisant que jouir immédiatement, et ne transformant pas le monde matériellement, le maître ne réalise pas son être actif dans le monde, n'imprime pas, de façon visible, matérialisée, son existence dans le monde, et ne peut dès lors se reconnaître lui-même comme individu appartenant au monde. En outre, et surtout, en ne reconnaissant pas positivement celles et ceux qui le servent, il n'est lui-même reconnu que de façon négative par ces serviteurs et servantes. Or, la reconnaissance négative que « subit » ce maître de la part des êtres qui rendent possible sa vie et sa survie fait que c'est son existence matérielle même qui n'a plus de consistance, dans la mesure où cette non-reconnaissance devient ici pour lui une forme de dépendance complète et intégrale, infantilisante et impuissante, à l'égard du monde économique, social, politique qu'il prétend régir. En s'assignant lui-même à l'identité réductrice de « dominant » (« blanc », « homme viril », humain « rationnel », « bourgeois », etc.), il traduit ainsi une façon de consentir à une misère psychique, et à une déprise à l'égard du réel, qui, si elle s'accompagne du luxe et du pouvoir, n'en est pas moins pathétique et lamentable.
Ainsi, l'esclave qui viendra le combattre, et qui viendra abattre son pouvoir, en dernière instance, le libérera de cette maîtrise qui demeure un sort désolant, une auto-réification qui ignore sa propre souffrance, mais qui n'est pas moins hébétée et totalement désincarnée. Le maître bien sûr ne veut pas être « libéré » de son propre enfermement, car il s'accroche, de façon atrocement dérisoire, à sa misère « luxueuses », comme si elle était son bonheur. Et c'est pourquoi il réprimera impitoyablement toute tentative d'émancipation. Mais si l'esclave pouvait déployer des luttes par lesquelles ce maître, sous une pression devenue insupportable, finirait par comprendre qu'un intérêt plus haut devrait l'encourager à souhaiter sa propre défaite, alors à un mouvement « extérieur » de destruction du pouvoir viendrait s'ajouter un désir d'auto-abolition du pouvoir, qui orienterait cette dynamique vers un dépassement strict du désastre.
Ces remarques tendent à relativiser la notion d'ennemi en soi : l'ennemi de la plupart, aujourd'hui, en effet, s'il est encore « humain », est aussi à lui-même son propre ennemi, et lorsqu'il le comprend, il devient l'ami de sa propre défaite, et donc de ceux qui organisent cette défaite.
De telles projections, bien sûr peu « réalistes », en l’état actuel des choses, ne s'affirment pas sans précautions. Mais un certain théoricien ayant critiqué radicalement le capitalisme, Marx, précisément, aura retenu cette leçon hégélienne, en affirmant que la lutte autonome des individus matériellement soumis par le capital, que la lutte de la plupart contre les structures de la destruction, annonçait une société cosmopolitique dont ne bénéficieraient pas simplement ces individus anciennement soumis, mais dont bénéficieraient tous les individus, quels qu'ils soient (anciennement dominants, ou anciennement dominés, mais anciennement, également, universellement soumis à de structures objectives mutilant toute vie consciente, quelle qu'elle soit).
De telles projections tempèrent également les soifs de vengeances meurtrières susceptibles de contaminer les luttes sociales radicales, puisqu’elles suggèrent leur vacuité stratégique. Elles dévoilent peut-être aussi la dangerosité d’une violence qui se voudrait « rédemptrice », ou d’un sang versé qui se voudrait « purificateur ». Celle d’un certain Marx peu conséquent, donc, également, qui aura indiqué sans nuance que la violence serait la sage-femme de l’histoire. Mais aussi la dangerosité d’un certain Fanon, finalement, ou de sa conception parfois romantique, héritière de l’ordre occidental-viril qu’il devait dénoncer, de la libération des « damnés de la terre »[8].
Conclusion
Le raciste « culturaliste », aujourd’hui, qui est un exemple typique de maîtrise dépossédée, formule implicitement un seul souhait, quoiqu’il l’ignore lui-même : « venez abolir mon pseudo-pouvoir et ma pseudo-souveraineté, semble-t-il dire, mes mensonges et mes inversions idéologiques, car je ne peux plus me souffrir moi-même ».
Alain de Benoist, par exemple, en affirmant aujourd’hui simultanément, et de façon contradictoire, une idéologie raciste (et patriarcale) et une position prétendument anticapitaliste, explicite ce genre de désirs d’auto-abolition du dominant d’aujourd’hui.
Cela est devenu un devoir, à double sens, que de réaliser ces souhaits inconscients de tels individus puérils et immatures, qui formulent aussi explicitement leurs désirs d’être dépossédés de leur pseudo-puissance, au point qu’ils voudraient, inconsciemment, n’être jamais nés.
[1] Cf. Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1855). En 1855, l’idéologue raciste Gobineau mélange pseudo-science (« biologique » ou « anthropologique ») et préjugés populaires. Il distingue trois « races » (« blanche », « jaune », « noire »), « inégales » entre elles qualitativement. Au sommet de l’édifice hiérarchique se situerait la race « Blanche », qui aurait « le monopole de la beauté, de l’intelligence, et de la force ». A propos de la « race Noire », il dira, abjectement : « dans l'avidité de ses sensations, se trouve le cachet frappant de son infériorité ». Et à propos de la « race Jaune » : « le Créateur n'a voulu faire qu'une ébauche ». Au sein de la « race Blanche » se situerait la « race ariane », placée au-dessus de toutes les autres, et d’origine « indo-européenne ». Ces trois « races » seraient, selon Gobineau, initialement « pures ». Mais Gobineau développe aussi un déterminisme pessimiste : les « civilisations », pour « progresser », auraient nécessairement « recours » au « métissage », lequel causerait, de façon irréversible, la « dégénérescence » ou la « décadence » des « races ». Tous les thèmes racistes modernes sont en germe dans cet ouvrage « fondateur ». Même si elles se veulent « neutres » et « objectives », ces idéologies renvoient de fait à un projet très relatif et très situé de domination matérielle massive : en effet, même si elles taisent pudiquement la « fonction » cynique qu’elles jouent, elles légitiment avant tout un impérialisme occidental émergent, essentiellement économique et politique, à l’extérieur, et un souci de légitimer la gestion discriminante, voire meurtrière, des minorités « non-nationales », à l’intérieur.
[2] Cf. H.S., Chamberlain, La Genèse du XIXème siècle (1889). Chamberlain soutenait, en 1899, que la « race supérieur » décrite par Gobineau, soit la « race indo-européenne », ou « aryenne », était l’ancêtre de toutes les classes dominantes d’Europe et d’Asie, et qu’elle subsistait à l’état « pur » en Allemagne. Adepte dès 1882 du festival de Bayreuth, et des milieux intellectuels wagnériens, il épousera même la fille de Richard Wagner et de Cosima Wagner, Eva, en 1908, et radicalisera les thèmes antisémites, nationalistes et réactionnaires présents dans les textes de son beau-père. Cette synthèse entre wagnérisme et pangermanisme raciste fut reprise par les idéologues nazis, en particulier par Alfred Rosenberg.
[3] A ce sujet, on pourra s’intéresser aux remarques de Derrida à propos de l’ethnocentrisme souterrain de Lévi-Strauss, indissociable de son « phonologisme » logocentrique, et très manifeste dans sa « Lettre sur l’écriture », issue de ses Tristes tropiques. Derrida indique d’ailleurs ici que le logocentrisme de Lévi-Strauss est d’abord issu de Rousseau, Rousseau dont le naturalisme pré-romantique et patriarcal reste également une référence importante pour le conservateur d’extrême droite Alain de Benoist. Certaines « récupérations » de textes « académiquement » (con)sacrés, par des mouvances politiquement inadmissibles ne seront donc, hélas, pas nécessairement de pures et simples « trahisons », mais sauront s’appuyer, toujours, sur les éléments les plus flous, les plus tendancieux, et les plus confus de ces textes. Cf. « Nature, Culture, Écriture. La violence de la lettre de Lévi-Strauss à Rousseau. », Derrida, Jacques. Citation : « Le phonologisme, c’est sans doute, à l’intérieur de la linguistique comme de la métaphysique, l’exclusion ou l’abaissement de l’écriture. Mais c’est aussi l’autorité accordée à une science qu’on veut considérer comme le modèle de toutes les sciences dites humaines. » (Remarque : on saura toutefois aussi ici s’écarter de la perspective encore très « existentiale » de Derrida, qui dénonce une « métaphysique de la présence » chez Rousseau, de façon très heideggérienne, et donc de façon très tendancieuse, si l’on considère les récentes « révélations », proprement accablantes, relatives à l’idéologie politico-métaphysique meurtrière d’un Heidegger ; cette remarque n’annule pas le diagnostic intéressant formulé par Derrida, mais annule sa perspective axiologique, néanmoins, à laquelle on substituera une perspective non-idéaliste, non-nationaliste, et non transhistorique tout court).
[4] Bouteldja, Les blancs, les juifs, et nous
[5] Huntington, Le choc des civilisations (1996). En 1996, Huntington, pour définir les nouvelles relations internationales, désormais multipolaires, après l’effondrement du bloc soviétique, développe la thèse, tendanciellement monoïdéiste, et totalement idéaliste, selon laquelle les clivages internationaux relèveraient d’oppositions essentiellement « civilisationnelles », dans lesquelles la dimension religieuse tiendrait une place centrale. Cette idéologie très pernicieuse, équivoque, et floue sera récupérée sans aucune difficulté par les racistes culturalistes, par la suite. Elle était déjà en elle-même explicitement « occidentaliste » et discriminante, puisqu’elle promouvait un « ressaisissement » de « l’occident », qui serait menacé structurellement, à l’intérieur, par le « multiculturalisme ». La critique « relativiste » de l’universalisme occidental formulée par Huntington, ainsi que ses désirs de « médiations » interculturelles pour faire cesser les conflits, fondée sur des projections idéologiques abstraites ne tenant jamais compte de faits matériels inégalitaires, sera le moyen idéologique de fonder en droit cette facticité implacable et insupportable, en niant simplement son existence, et de rendre plus impitoyable encore l’universalisme occidental (qui n’est pas qu’une « idée ») et les guerres induites par un tel impérialisme. Le racisme occidental anti-arabes, se faisant passer pour « islamophobie », doit beaucoup, aujourd’hui, à ce genre de « théoriciens » ineptes. Mais certains antisémites haineux et paranoïaques, obsédés par quelque « complot juif mondial », pourront aussi trouver dans ces pages des « conceptions » susceptibles de confirmer leurs schèmes abstraits et mensongers. Tous les racismes culturalistes « occidentalistes », de toute façon, trouveront ici une caution « académique » précieuse, puisque Huntington fut professeur dans la « prestigieuse » université de Harvard.
[6] Spengler, Le Déclin de l’Occident (1918-1922). Spengler proposa l’« esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle ». Selon lui, la culture occidentale, comme toute autre culture, semblable à un être biologique, aurait une naissance, une croissance, un déclin, puis une mort, au sein d’un schéma cyclique dépourvu de sens. Un tel diagnostic se voulait « neutre » et froid, mais fut récupéré sans difficulté par les racistes culturalistes occidentalistes, qu’ils soient pessimistes-apocalyptiques ou optimistes-activistes. En France, l’ouvrage indigent d’un Onfray à propos de « notre » « décadence » s’inscrit dans cette lignée nauséabonde. Onfray qui se rapproche d’ailleurs depuis quelque temps d’un Alain de Benoist, lequel lui fait des éloges à peine dissimulés, de son côté. On retrouve aussi cette bouillie idéologique, impensée et confuse, sous la plume de romanciers comme Houellebecq (Extension du domaine de la lutte, La carte et le territoire, Soumission, etc.). Ou à travers les discours haineux et aberrants du polémiste d’extrême droite Eric Zemmour (Le suicide français, etc.).
[7] Fanon, Peau noire, masques blancs, chapitre 5
[8] On notera au passage les propos aberrants et effrayants de Sartre, légitimant le meurtre sans réserve, dans la préface de l’ouvrage de Fanon, Les Damnés de la Terre ; Sartre qui aura su s’impliquer, soit dit en passant, au sein de tous les régimes massivement meurtriers de son temps, ce qui ne l’empêcha pas d’être le plus grand « moraliste » de son époque. Il écrivit donc : « il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds ». On soulignera ici la référence acritique au sentiment national naturalisé, qui relève de la pensée profondément « occidentaliste » (ou heideggérienne) de l’auteur.