Michel Bakounine
Sur le gouvernement représentatif et le suffrage universel
La société moderne est tellement convaincue de cette vérité : que tout pouvoir politique, quelle que soit son origine et sa forme, tend nécessairement au despotisme, — que, dans tous les pays où elle a pu s’émanciper quelque peu, elle s’est empressée de soumettre les gouvernements, lors même qu’ils sont issus de la révolution et de l’élection populaire, à un contrôle aussi sévère que possible. Elle a mis tout le salut de la liberté dans l’organisation réelle et sérieuse du contrôle exercé par l’opinion et par la volonté populaire sur tous les hommes investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant du gouvernement représentatif, et la Suisse en est un, la liberté ne peut donc être réelle que lorsque ce contrôle est réel. Par contre, si le contrôle est fictif, la liberté populaire devient nécessairement aussi une pure fiction.
Il serait facile de démontrer que nulle part en Europe le contrôle populaire n’est réel. Nous nous bornerons pour cette fois à en examiner l’application dans la Suisse. D’abord parce qu’elle nous tient de plus près, et ensuite, parce qu’étant aujourd’hui seule en Europe une république démocratique, elle a réalisé en quelque sorte l’idéal de la souveraineté populaire, de sorte que ce qui est vrai pour elle doit l’être, à bien plus forte raison, pour tous les autres pays.
Les cantons les plus avancés de la Suisse ont cherché, vers l’époque de 1830, la garantie de la liberté dans le suffrage universel. C’était un mouvement tout à fait légitime. Tant que nos Conseils législatifs n’étaient nommés que par une classe de citoyens privilégiés, tant qu’il existait des différences, sous le rapport du droit électoral, entre les villes et les campagnes, entre les patriciens et le peuple, le pouvoir exécutif choisi par ces Conseils, aussi bien que les lois élaborées dans leur sein, ne pouvaient avoir d’autre objet que d’assurer et de réglementer la domination d’une aristocratie sur la nation. Il fallait donc, dans l’intérêt de la liberté populaire, renverser ce régime, et le remplacer par celui de la souveraineté du peuple.
Une fois le suffrage universel établi, on crut avoir assuré la liberté des populations. Eh bien, ce fut une grande illusion, et on peut dire que la conscience de cette illusion a amené dans plusieurs cantons la chute, et, dans tous, la démoralisation aujourd’hui si flagrante du parti radical. Les radicaux n’ont pas voulu tromper le peuple, comme l’assure notre presse soi-disant libérale, mais ils se sont trompés eux-mêmes. Ils étaient réellement convaincus lorsqu’ils promirent au peuple, par le moyen du suffrage universel, la liberté, et, pleins de cette conviction, ils eurent la puissance de soulever les masses et de renverser les gouvernements aristocratiques établis. Aujourd’hui, instruits par l’expérience et par la pratique du pouvoir, ils ont perdu cette foi en eux-mêmes et dans leur propre principe, et c’est pour cela qu’ils sont abattus et si profondément corrompus.
Et en effet, la chose paraissait si naturelle et si simple : une fois que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif émaneraient directement de l’élection populaire, ne devaient-ils pas devenir l’expression pure de la volonté du peuple, et cette volonté pourrait-elle produire autre chose que la liberté et la prospérité populaire ?
Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu’un pouvoir et une chambre législative sortis de l’élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. Le peuple, en Suisse comme partout, veut instinctivement, veut nécessairement deux choses : la plus grande prospérité matérielle possible, avec la plus grande liberté d’existence, de mouvement et d’action pour lui-même ; c’est-à-dire la meilleure organisation de ses intérêts économiques, et l’absence complète de tout pouvoir, de toute organisation politique, — puisque toute organisation politique aboutit fatalement à la négation de sa liberté. Tel est le fond de tous les instincts populaires.
Les instincts de ceux qui gouvernent, aussi bien de ceux qui font les lois que de ceux qui exercent le pouvoir exécutif, sont, à cause même de leur position exceptionnelle, diamétralement opposés. Quels que soient leurs sentiments et leurs intentions démocratiques, de la hauteur où ils se trouvent placés ils ne peuvent considérer la société autrement que comme un tuteur considère son pupille. Mais entre le tuteur et le pupille l’égalité ne peut exister. D’un côté, il y a le sentiment de la supériorité, inspiré nécessairement par une position supérieure ; de l’autre, celui d’une infériorité qui résulte de la supériorité du tuteur, exerçant soit le pouvoir exécutif, soit le pouvoir législatif. Qui dit pouvoir politique, dit domination ; mais là où la domination existe, il doit y avoir nécessairement une partie plus ou moins grande de la société qui est dominée, et ceux qui sont dominés détestent naturellement ceux qui les dominent, tandis que ceux qui dominent doivent nécessairement réprimer, et par conséquent opprimer, ceux qui sont soumis à leur domination.
Telle est l’éternelle histoire du pouvoir politique, depuis que ce pouvoir a été établi dans le monde. C’est ce qui explique aussi pourquoi et comment des hommes qui ont été les démocrates les plus rouges, les révoltés les plus furibonds, lorsqu’ils se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu’ils sont montés au pouvoir. On attribue ordinairement ces palinodies à la trahison. C’est une erreur ; elles ont pour cause principale le changement de perspective et de position ; et n’oublions jamais que les positions et les nécessités qu’elles imposent sont toujours plus puissantes que la haine ou la mauvaise volonté des individus.
Pénétré de cette vérité, je ne craindrai pas d’exprimer cette conviction, que si demain on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un parlement, exclusivement composés d’ouvriers, ces ouvriers, qui sont aujourd’hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d’autorité, des oppresseurs et des exploiteurs. Ma conclusion est celle-ci : Il faut abolir complètement, dans le principe et dans les faits, tout ce qui s’appelle pouvoir politique ; parce que tant que le pouvoir politique existera, il y aura des dominateurs et des dominés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités. Le pouvoir politique une fois aboli, il faut le remplacer par l’organisation des forces productives et des services économiques.
Revenons à la Suisse. Chez nous, comme partout ailleurs, la classe des gouvernants est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés. En Suisse, comme partout, quelque égalitaires que soient nos constitutions politiques, c’est la bourgeoisie qui gouverne, et c’est le peuple des travailleurs, y compris les paysans, qui obéit à ses lois. Le peuple n’a ni le loisir, ni l’instruction nécessaires pour s’occuper de gouvernement. La bourgeoisie, possédant l’un et l’autre, en a, non de droit, mais de fait, le privilège exclusif. Donc l’égalité politique n’est, en Suisse comme partout, qu’une fiction puérile, un mensonge.
Mais étant séparée du peuple par toutes les conditions de son existence économique et sociale, comment la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gouvernement et dans nos lois, les sentiments, les idées, la volonté du peuple ? C’est impossible, et l’expérience quotidienne nous prouve, en effet, que, dans la législation aussi bien que dans le gouvernement, la bourgeoisie se laisse principalement diriger par ses propres intérêts et par ses propres instincts, sans se soucier beaucoup de ceux du peuple.
Il est vrai que tous nos législateurs, aussi bien que tous les membres de nos gouvernements cantonaux, sont élus, soit directement, soit indirectement, par le peuple. Il est vrai qu’aux jours des élections, les bourgeois les plus fiers, pour peu qu’ils soient ambitieux, sont forcés de faire leur cour à Sa Majesté le peuple souverain. Ils viennent à lui chapeau bas, et ne semblent avoir d’autre volonté que la sienne. Mais ce n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer. Une fois les élections terminées, chacun revient à ses occupations quotidiennes : le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques. Ils ne se rencontrent, ils ne se connaissent presque plus. Comment le peuple, écrasé par son travail et ignorant de la plupart des questions qui s’agitent, contrôlera-t-il les actes politiques de ses élus ? Et n’est-il pas évident que le contrôle exercé par les électeurs sur leurs représentants n’est qu’une pure fiction ? Mais comme le contrôle populaire, dans le système représentatif, est l’unique garantie de la liberté populaire, il est évident que cette liberté aussi n’est rien qu’une fiction.
Pour obvier à cet inconvénient, les démocrates radicaux du canton de Zurich ont fait triompher un nouveau système politique, celui du referendum, ou de la législation directe par le peuple. Mais le referendum lui-même n’est qu’un moyen palliatif, une nouvelle illusion, un mensonge. Pour voter avec pleine connaissance de cause et avec une entière liberté les lois qu’on lui propose ou qu’on le pousse à proposer lui-même, il faudrait que le peuple eût le temps et l’instruction nécessaires pour les étudier, pour les mûrir, pour les discuter ; il devrait se transformer en un immense parlement en pleins champs. Ce n’est que rarement possible et seulement dans les grandes occasions, alors que la loi proposée excite l’attention et touche aux intérêts de tout le monde. Ces cas sont excessivement rares. La plupart du temps, les lois proposées ont un caractère tellement spécial, qu’il faut avoir l’habitude des abstractions politiques et juridiques pour en saisir la véritable portée. Elles échappent naturellement à l’attention et à la compréhension du peuple, qui les vote en aveugle, sur la foi de ses orateurs favoris. Prises séparément, chacune de ces lois paraît trop insignifiante pour intéresser beaucoup le peuple, mais en semble elles forment un réseau qui l’enchaîne. Et c’est ainsi qu’avec et malgré le referendum, il reste, sous le nom de peuple souverain, l’instrument et le serviteur très humble de la bourgeoisie.
On le voit bien, dans le système représentatif, même corrigé par le referendum, le contrôle populaire n’existe pas ; et, comme il ne peut y avoir de liberté sérieuse pour le peuple sans ce contrôle, nous en concluons que notre liberté populaire, notre gouvernement par nous-mêmes, est un mensonge.
Ce qui se passe chaque jour dans tous les cantons de la Suisse nous confirme dans cette triste conviction. Quel est le canton où le peuple exerce une action réelle et directe sur les lois fabriquées dans son Grand-Conseil et sur les mesures ordonnées par son Petit-Conseil ? où ce souverain fictif ne soit traité par ses propres élus comme un mineur éternel, et où il ne soit forcé d’obéir à des commandements partis d’en haut, et dont pour la plupart du temps il ne sait ni la raison, ni l’objet ?
La plus grande partie des affaires et des lois, et beaucoup d’affaires et de lois importantes, qui ont un rapport direct avec le bien-être, avec les intérêts matériels des communes, se font par-dessus la tête du peuple, sans que le peuple s’en aperçoive, s’en soucie et s’en mêle. On le compromet, on le lie, on le ruine quelquefois, sans qu’il en ait la conscience. Il n’a ni l’habitude, ni le temps nécessaire pour étudier tout cela, et il laisse faire ses élus, qui naturellement servent les intérêts de leur classe, de leur monde à eux, non les siens, et dont le plus grand art consiste à lui présenter leurs mesures et leurs lois sous l’aspect le plus anodin et le plus populaire. Le système de la représentation démocratique est celui de l’hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle.
Tout indifférentes et toutes patientes que se montrent les populations de nos cantons, elles ont pourtant certaines idées, certains instincts de liberté, d’indépendance et de justice auxquels il n’est pas bon de toucher, et qu’un gouvernement habile se gardera bien de froisser. Lorsque le sentiment populaire se sent attaqué sur ces points qui constituent pour ainsi dire le sanctum sanctorum et toute la conscience politique de la nation suisse, alors il se réveille de son habituelle torpeur et il se révolte, et, lorsqu’il se révolte, il balaie tout : constitution et gouvernement, Petits et Grands-Conseils. Tout le mouvement progressif de la Suisse, jusqu’en 1848, a procédé par une série de révolutions cantonales. Ces révolutions, la possibilité toujours présente de ces soulèvements populaires, la crainte salutaire qu’ils inspirent, telle est encore aujourd’hui l’unique forme de contrôle qui existe réellement en Suisse, l’unique borne qui arrête le débordement des passions ambitieuses et intéressées de nos gouvernants.
Ce fut aussi la grande arme dont s’est servi le parti radical pour renverser nos constitutions et nos gouvernements aristocratiques. Mais après s’en être servi avec tant de bonheur, il la brisa, pour qu’un parti nouveau ne pût s’en servir contre lui à son tour. Comment la brisa-t-il ? En détruisant l’autonomie des cantons, en subordonnant les gouvernements cantonaux au pouvoir fédéral. Désormais, les révolutions cantonales — ce moyen unique dont disposaient les populations cantonales pour exercer un contrôle réel et sérieux sur leurs gouvernements, et pour tenir en échec les tendances despotiques inhérentes à chaque gouvernement, ces soulèvements salutaires de l’indignation populaire — sont devenues impossibles. Elles se brisent impuissantes contre l’intervention fédérale.
Supposons que la population d’un canton, à bout de patience, se soulève contre son gouvernement, qu’arrive-t-il ? D’après la constitution de 1848, le Conseil fédéral a non seulement le droit, il a le devoir d’y envoyer autant de troupes fédérales, prises dans les autres cantons, qu’il sera nécessaire pour rétablir l’ordre public et pour rendre force aux lois et à la constitution du canton. Les troupes ne sortiront pas du canton avant que l’ordre constitutionnel et légal n’y soit parfaitement rétabli ; c’est-à-dire, en nommant franchement les choses par leur nom, avant que le régime, les idées et les hommes qui jouissent des sympathies du Conseil fédéral n’aient complètement triomphé. Telle a été l’issue de la dernière insurrection du canton de Genève en 1864.
Cette fois, les radicaux ont pu apprécier à leurs propres dépens les conséquences du système de centralisation politique inauguré par eux-mêmes en 1848. Grâce à ce système, les populations républicaines des cantons ont aujourd’hui un souverain tout puissant : le pouvoir fédéral ; et, pour sauvegarder leur liberté, c’est ce pouvoir-là qu’elles doivent pouvoir contrôler et même renverser au besoin. Il me sera facile de prouver qu’à moins de circonstances tout à fait extraordinaires, à moins qu’une passion unanime et puissante ne s’empare de toute la nation suisse, de tous les cantons en même temps, ni ce contrôle, ni ce renversement ne seront jamais possibles.
⁂
La Suisse se trouve aujourd’hui prise dans un dilemme.
Elle ne peut vouloir retourner à son régime passé, à celui de l’autonomie politique des cantons, qui en faisait une confédération d’États politiquement séparés et indépendants l’un de l’autre. Le rétablissement d’une pareille constitution aurait pour conséquence infaillible l’appauvrissement de la Suisse, arrêterait tout court les grands progrès économiques qu’elle a faits, depuis que la nouvelle constitution centraliste a renversé les barrières qui séparaient et isolaient les cantons. La centralisation économique est une des conditions essentielles de développement des richesses, et cette centralisation eût été impossible si l’on n’avait pas aboli l’autonomie politique des cantons.
D’un autre côté, l’expérience de vingt-deux ans nous prouve que la centralisation politique est également funeste à la Suisse. Elle tue sa liberté, met en danger son indépendance, en fait un gendarme complaisant et servile de tous les despotes puissants de l’Europe. En amoindrissant sa force morale, elle compromet son existence matérielle.
Que faire alors ? Retourner à l’autonomie politique des cantons est chose impossible. Conserver la centralisation politique n’est pas désirable.
Le dilemme ainsi posé n’admet qu’une seule solution : c’est l’abolition de tout État politique, tant cantonal que fédéral, c’est la transformation de la fédération politique en fédération économique, nationale et internationale.
Telle est la fin vers laquelle évidemment marche aujourd’hui toute l’Europe.