Aviv Etrebilal
Du papier dans la bouche
Bien que cela soit cocasse et peu courant pour le commun des mortels, vous avez peut-être déjà, dans votre vie d’aventures et de merveilles, mâché une page de papier pleine d’encre. Plusieurs possibilités : peut-être pour dissimuler des informations sensibles ou personnelles à un flic ou un maton ; peut-être parce que l’éternel ennui scolaire vous a fait faire des choses incroyables ; ou bien par pure sottise, ça arrive à tout le monde (ne vous en faites pas). Vous avez probablement remarqué comment le papier assèche votre bouche, tandis que l’encre et son goût amer enveloppe votre langue d’un désagréable voile d’inconfort. Comme tout ce qui est palpable, encre et papier ont un effet sur notre corps, nos organes, nos sensations instinctives.
Le bon dieu, le malin génie, le saint-esprit, le destin ou Internet, n’ont eux pas d’effets sur mon corps et mes instincts sauvages, ils sont métaphysiques (et lorsque nous parlons d’internet, pour l’instant nous ne parlons que du « concept », et pas encore des antennes ou des ondes qui lui permettent d’exister, et qui elles, ont indéniablement des effets directs sur nos corps). Comme tout ce qui est virtuel, ils ne sont qu’en puissance, sans effet actuel et sans matérialité. La graine, par exemple, est un arbre en puissance. En frappant ma tête contre un arbre (admettons, par pure sottise encore) je pourrais bien me fendre le crâne, et cela de façon bien réelle et organique, ce qui n’arrivera pas avec une graine, ni avec Internet ou le bon dieu.
Tout cela pour commencer à parler d’un sujet que nous souhaitions aborder depuis longtemps, et qui se trouve être, selon nous, humbles forces du mal, bien plus crucial qu’il n’y paraît. Nous aimerions expliquer pourquoi nous préférons nos textes sur du papier que sur Internet. Pourquoi nous pensons que la réalité vaut la virtualité au carré, et pourquoi nous aimerions voir disparaître les rapports virtuels avec le monde qui les produit.
Il est de bon ton dans le milieu de paraître « réservé » sur l’usage d’Internet, de dire, avec une certaine auto-satisfaction, que « ça se passe dans la rue », on peut le lire assez souvent, sur Internet, par exemple. Dire cela n’empêche pourtant personne de passer sa vie sur Internet, sur Facebook ou Twitter. C’est parfois une simple posture pour se reconnaître entre gens du milieu : Les « vrais » sont dans la « vraie » vie, les « vrais » savent, etc. Mais tout cela n’est généralement qu’apparences. Au final nous connaissons peu d’anti-autoritaires qui au même moment où ils étalent ce genre d’affirmations sur la place publique, ne sont pas en leur for intérieur en train de rêver au moment où ils pourront revenir à leurs écrans divers, pourvoyeurs d’actualité, de divertissement, de sexe et de jeu. Mais Internet serait une toile comme les autres si elle n’avait pas ses millions d’araignées…
Nous aimerions démêler quelques nœuds sur des choses lues et entendues à droite à gauche, pas dans des start-ups à la page et prospères, non non, dans les milieux anti-autoritaires, mon chéri.
Mais quel rapport avec les graines ? Vous exclamez-vous, trépignants d’impatience. Avec une introduction pareille, nous avons probablement déjà perdu la moitié de nos lecteurs, attirés par quelque chose de plus frais, rapide et nouveau, un flash info à la TV, le dernier buzz à-ne-pas-manquer sur Youtube (aussitôt vu, aussitôt oublié), un message top-lol sur Facebook ou Twitter, une publicité avec une offre à ne pas manquer dans les tunnels glauques du métro, ou n’importe quel autre stratagème social pour détourner nos esprits de la contemplation ou de la réflexion… Malheureusement, nous n’avons pas les compétences nécessaires pour scotcher le lecteur, pas de scoop-breaking-headline-newsgate, pas de bagage marketing suffisant pour upgrader notre contact-clientèle en force de persuasion active. Nous sommes de modestes individus, anarchistes de surcroît, et peu enclins au syndrome de réussite par procuration au service de la société civilisée. Mais peu importe, reprenons. Nous parlions de graines, d’arbres, de réalité et de virtualité.
Rappelons-nous que le bon dieu, le malin génie, le destin ou Internet sont virtuels. Ils n’existent pas physiquement, et pourtant ils peuvent, en prenant de nombreux chemins, avoir un effet sur mes organes et mon corps. Pour cela, il faut que mon esprit, ou mon « âme » (pour reprendre la dichotomie de ce bon vieux Platon qui ronfle au fond de sa caverne), assimile toutes ces entités et les intègre à mon imaginaire jusqu’à ce que, certes virtuellement, elles puissent modifier ma réalité, voir indirectement agir sur mon corps, par somatisation. La somatisation est la traduction physique d’un conflit psychique. On pourrait parler de la foi qui déplace des montagnes (qui finissent toujours par retomber sur la tête de ceux qui ne l’ont pas, disait Boris Vian), des croyances qui changent le monde, de la « force de l’esprit », du « karma » ou du « Chi ». Mais nous nous cantonnerons à rester profanes et à rappeler que la graine qui devient arbre, bien qu’elle ne soit pas encore arbre - arbre à partir duquel les humains ont coutume de fabriquer du papier -, est bien réelle, sans discussions possibles. Que l’ectoplasme céleste que l’on nomme dieu, lui, n’est que virtuel, et son équivalent terrestre, Internet, aussi. Du reste, on peut débattre. Alors débattons.
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Certains d’entre vous ont peut-être déjà fait face au travail d’enquête d’un juge d’instruction ou des flics. Votre vie est retournée dans tous les sens, vos relations, vos habitudes, vos mœurs sont étalées sur une table(tte) et un doigt accusateur est pointé sur le moindre de vos faits et gestes, exigeant justifications, alibis et votre soumission à un système moral de loi et de pensée. C’est alors que votre intimité éclate au grand jour, toutes vos données sensibles sont étalées sur la place publique par l’État et ses larbins. A l’aide d’une forme de pointage numérique, vos déplacements et conversations sont analysés, notés, disséqués, commentés par des juges, des flics, des avocats. C’est en ces occasions, par exemple, que vous vous êtes peut-être retrouvés à bouffer du papier comme des marcassins en éveil. C’est parfois le plus sûr moyen de vous débarrasser d’une donnée compromettante, si tant est qu’elle soit sur du papier.
On parle souvent de sécurité et, pire encore, de « culture de la sécurité », notamment sur internet. Protéger la vie privée, crypter les échanges sensibles, garantir l’anonymat, etc. Certains vont même jusqu’à parler d’« autodéfense numérique » (à vos souhaits). Et pourtant combien d’enquêtes judiciaires dans le monde contre des anarchistes, basées sur des conversations virtuelles ou sur des maladresses virtuelles (comme ces dernières années en Espagne ou dans le sud-ouest de la France) ? Nous parlons de « maladresses » pour rester polis.
Dans les faits, Internet nous a-t-il apporté autre chose que de la répression et de la régression ?
Avant l’existence d’internet, les compagnons communiquaient aussi bien et restaient anonymes lorsqu’ils le souhaitaient, et ils n’étaient pas vingt clampins dans les grandes capitales. Internet, qui soi-disant abolit les frontières et les distances, a donné jour à un monde moins internationaliste que jamais. Les compagnons n’ont jamais eu si peu de rapports solides et internationaux qu’à l’époque du nouveau dieu unique Internet. Cette vaillante figure de proue légendaire de la révolution numérique, gagnée sur les barricades enflammées de la Silicon Valley, des secteurs de Research & Development des multinationales et des bases de recherche militaire, a réussi à elle seule à transformer la réalité et les rapports humains dans le monde entier par une espèce de somatisation sociale à grande échelle, laissant une trace que l’on ne pourra certainement plus jamais effacer, et modifiant les rapports humains à jamais. Le virtuel n’est alors plus seulement virtuel, comme l’image de l’arbre que l’on projette sur la graine qui pourrait devenir arbre en puissance, il devient réel comme la projection puissante d’un bloc de béton dans ta face.
Si vous vous êtes peut-être déjà retrouvés avec du papier dans la bouche, une chose est sûre par contre, vous n’avez jamais avalé un disque dur pour le cacher des flics. Ou alors, vous avez sérieusement dû vous tourmenter sous la supervision étroite d’urgentistes médusés. Une expérience que vous aimeriez certainement oublier au plus vite, alors soyons courtois et n’en parlons plus. Peut-être avez-vous eu la chance de pouvoir le planquer à temps ou le détruire avec un aimant puissant ? (comme ceux qui sont légalement vendus en Allemagne, soit dit en passant) Mais ce n’est pas le sujet qui nous intéresse ici.
Nous retenons cependant que la pieuvre numérique repose sur deux piliers qui ne peuvent se passer l’un de l’autre, le software et le hardware, le virtuel et le réel qui lui permet d’exister : d’un côté l’immatérialité des ondes et la poussière de vide des échanges de flux, de l’autre la matérialité de ses fragiles et nombreux outils et composants. Antennes, câbles, fibres, boîtiers, trappes, boutiques, etc., mais aussi des individus responsables, avec des noms et des adresses, qui sont à n’en point douter son point faible, là où il faudra taper toujours plus fort si nous voulons créer des conditions favorables à une liberté indivisible et sans limites pour les individus et leurs libres-associations présentes et futures dans la réalité.
Si le papier existe depuis des siècles, sous diverses formes, du papyrus à la peau de bête jusqu’à la fibre de bois synthétisée ou non, il a pu passer de main en main jusqu’à ne plus appartenir à personne. Pour preuve, les fabricants de bibles sont aujourd’hui bien loin de nos petits papiers, en tout cas dans cette région du globe. Tandis que les fabricants d’ordinateurs et les agrégateurs de données virtuelles sont un peu partout dans nos vies. Le stockage de nos données personnelles (la plupart du temps volontairement fournies) leur confère un pouvoir dont on ne mesure certainement pas encore toute la portée. Beaucoup d’historiens nous ont déjà expliqués en long et en large comment l’imprimerie, à ses débuts, a donné le pouvoir à ceux qui la maîtrisaient. Aujourd’hui le pouvoir est entre les mains de ceux qui concentrent un maximum de métadonnées et parviennent à domestiquer le démon de la magie algorithmique et du Big Data, comme des démonologues des temps modernes, des Jean Bodin en chemises hawaïennes (Gutenberg lui, ne comprend plus rien, il est parti roupiller aux côtés de Platon, à deux pas de la porcherie.)
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La dite « révolution numérique », malgré les apparences et les déclarations d’intentions, est bien loin d’appartenir ou de profiter à tous au même niveau. Elle est contrôlée et fabriquée de manière à pouvoir l’être par ceux-là mêmes qui la contrôleront toujours. On peut ranger au placard les autels et les bâtons de sorciers car ce n’est plus de la magie, c’est seulement le monde dans lequel on vit, et les chamans ont été remplacés par des informaticiens, les pavillons célestes et les cathédrales par des logos colorés de start-ups et des monuments de verre qui grattent le ciel avec arrogance.
On nous rétorquera que « la technologie est neutre », que « tout dépend de ce que l’on en fait et de qui en dispose ». Mais non. Nous avons créé tant de technologies censées nous aider que nous en avons oublié un point essentiel : aujourd’hui c’est nous qui « aidons » (un flingue sur la tempe) les technologies et sommes à leur service, pas le contraire. Par exemple, nous ne dominons pas le nucléaire et ses effets, il nous domine, et ses effets incontrôlables seront subis pour des milliers d’années encore, et même les apprentis sorciers nucléocrates n’y peuvent plus rien. Un jour prochain, les mêmes points de non-retour seront atteints avec la robotique, les biotechnologies et les recherches nanotechnologiques ; pas besoin d’être prophète en son temps pour compter les points (de suture). Il ne faudra que quelques décennies aux transhumanistes et autres ultra-progressistes pour que leurs idées aujourd’hui marginales ne deviennent la norme opportune pour les démocraties occidentales et les grandes puissances de ce monde grisâtre. Ces idées profondément totalitaires seront récupérées, modérées, avalées et assimilées par les industriels en même temps qu’elles seront validées, petit à petit (on appelle ça le réformisme), par les politiciens et les institutions. Les transhumanistes ne sont à notre avis pas tellement importants, du moins, ils ne méritent pas toute la prose paranoïaque (et aux limites du conspirationnisme) à laquelle se livrent certains militants anti-industriels. Ils ne sont en quelque sorte que des précurseurs qui seront vite oubliés. Leur marginalité d’aujourd’hui sera la norme de demain, et cela se fera probablement sans eux et leurs excès trop palpables. Comme toujours, dans une démarche radicale, le problème n’est pas tant l’excès que la normalité. C’est ce qui a fait, par exemple, de l’antifascisme moderne une lutte bien trop peu radicale, restant à l’intérieur des cadres démocratiques.
La « révolution numérique » n’est pas une révolution menée par des armées ou des populations en armes, mais un choix paradigmatique du pouvoir, parce qu’il simplifie sa vie en profondeur, pas la nôtre (ou seulement superficiellement). Elle n’est donc pas une révolution, à moins de considérer aussi la dite « révolution industrielle » comme une révolution émancipatrice. Bill Gates n’est pas Ned Ludd, il est son fossoyeur, il fabrique les machines que Ludd aurait brisées. Alors l’illusion de son bénéfice a aujourd’hui été bien ancrée dans nos petites têtes d’animaux domestiques. Même les radicaux croient aujourd’hui s’être réappropriés le numérique (comme si il nous avait appartenu un jour…). On nous parle de sécurité informatique, d’« auto-défense numérique », de cryptage, d’anonymat, etc.
Des blagues qui ne nous feront pas rire longtemps. Les scientifiques et militaires à l’origine d’Internet se pâment, eux, dans leurs salles de torture informatique et leurs donjons de verre, puisqu’ils ont eux-mêmes inventé puis développé la sécurité informatique, le cryptage, les virus et les anti-virus. Et nous leur laissons volontiers… Après tout, nos données sensibles n’ont rien à faire dans un monde virtuel que l’on ne pourra jamais maîtriser de A à Z et protéger des yeux indiscrets qui convoitent nos petits secrets déviants et subversifs. Elles n’en ont d’ailleurs pas besoin, alors pourquoi s’évertuer à « sécuriser » nos échanges virtuels plutôt que de les maintenir au degré zéro de la sensibilité ? On aurait pu décréter que ce qui est « sensible » n’a rien à foutre sur le net, car tout secret devient vulnérable lorsqu’il ne dépend que des avancées technologiques de l’ennemi. Si nous pouvons faire confiance à nous-mêmes et à nos compagnons, ce qui est déjà une tâche ardue, nous ne pouvons donner notre confiance à des machines. Et pourtant nous le faisons…
Voila une erreur qui nous sautera à la figure un jour, et forcera certainement un sursaut collectif, mais il sera peut être déjà trop tard. Comme le disait un bon vieux proverbe latin médiéval, « mieux vaut prévenir que guérir », bien que l’heure de prévenir soit déjà loin derrière. Personnellement, cela fait des années que tout ce que je peux écrire sur internet est écrit comme si un flic se tenait à coté de moi. Pour le reste, il y a bien d’autres moyens : ceux qui ont toujours existé, qui ont toujours été efficaces, et qui ne sont décrit dans aucun manuel ou guide pratique. Ils sont le produit d’une expérience et d’une transmission dans des cadres affinitaires construits et sérieux. Pour cette raison, ils n’ont rien à faire dans un guide pratique ou sur la place publique, non, ils doivent être appris dans des cadres incontrôlables, ce que se propose d’être la libre-association, cette vieille proposition stirnerienne.
Le jour où un quelconque État mettra la main sur les serveurs d’un fournisseur militant de boîtes mail cryptées (par exemple), comme il l’avait fait dans les années 90 (à une époque où tout le monde croyait au bien fondé de l’internet-copain), combien de dossiers judiciaires verront le jour dans la foulée, concernant des faits non prescrits sur une durée de temps longue et pénible ? Car si vous faites vraiment confiance à vos cryptages et vos boîtes mail, pourquoi ne pas y planifier directement des actes illégaux sans même bouger vos culs du fauteuil ? Pourquoi prendre aujourd’hui le risque de faire tourner des informations sensibles (même cryptées) dans le sous-monde virtuel, et pourquoi laisser le futur au hasard des avancements de l’ennemi ?
La sécurité d’un mail (par exemple) n’est pas seulement conditionnée par le fournisseur de messagerie, la sécurité est aussi fragile du côté de l’envoyeur, du destinataire, du réseau ou de l’hébergeur. Autant d’éléments à prendre en compte dans cette équation insolvable, et surtout, incontrôlable, malgré l’illusion de maîtrise. Vous pourrez bétonner votre partie de l’équation, mais qu’en est-il des intervenants extérieurs ? Non, nous ne contrôlons pas les avancées techniques de l’ennemi, ni nos hébergeurs, ni les fabricants de nos machines. Nous ne contrôlons même pas l’intérieur de nos appartements… Combien de compagnons ont retrouvés des mouchards dans leurs murs ces dernières années ? Et si il suffit d’un serrurier pour cela, il en va de même pour l’informatique.
Imaginons un instant que tous nos outils de sécurité, auxquels nous faisons tant confiance, soient rendus entièrement obsolètes par le développement et la diffusion d’une nouvelle technologie de décryptage de pointe du jour au lendemain. Des années et des années de communications dites « sécurisées » seront utilisées contre nous rétroactivement, possiblement bien avant prescription, si l’on prend en compte la rapidité avec laquelle les systèmes de sécurité informatique d’État progressent.
Le chiffrement tel que nous le connaissons aujourd’hui est basé sur trois problèmes mathématiques difficiles à résoudre (la factorisation de nombres entiers, le logarithme discret et le logarithme de courbe elliptique). Pour trouver une clé privée en partant d’une clé publique par exemple, il faut impérativement pouvoir résoudre le problème mathématique correspondant au chiffrement de la cible, ce qui peut prendre plus ou moins de temps. Depuis peu, la NSA travaille très sérieusement à l’élaboration d’ordinateurs dits « quantiques », capables de faire des calculs d’une façon que les ordinateurs actuels ne peuvent physiquement pas espérer atteindre. Un ordinateur quantique d’une puissance suffisante pourrait donc trouver une clé privée à partir d’une clé publique, en un temps acceptable. Et lorsque la NSA (ou n’importe quelle autre agence publique ou privée) trouvera le moyen de mettre en place des ordinateurs quantiques à des coûts intéressants pour les Etats, tous les cryptages de l’histoire du cryptage informatique seront obsolètes. C’est à dire que, rétro-activement (répétons le), tous les mails passés et présents seront susceptibles d’être décryptés, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer. Les bureaucrates sont bien plus malins que les révolutionnaires. A l’ex-DGSE, par exemple, cela fait longtemps que l’on évite la numérisation des documents classifiés, pour ces raisons. Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’en plus de vouloir construire l’ordinateur quantique parfait, la NSA prépare également des formes de chiffrements qui lui sont résistantes. Une grande partie des chiffrements et des systèmes de sécurité que nous utilisons aujourd’hui sont d’ailleurs nés à la NSA ou dans d’autres départements militaires ou sécuritaires américains qui, en plus d’avoir besoin de déchiffrer les secrets de leurs opposants, doivent être capables de chiffrer les communications gouvernementales américaines. Contrairement à nous, ces salauds ont bien la tête sur les épaules : ces dernières années, les divers services secrets conseillent aux industriels de ne pas dépenser trop d’argent dans des transactions cryptées, ce qui pourrait signifier qu’un nouveau standard sera bientôt défini, parmi les nombreux déjà élaborés. Le mail crypté de Jeanne, qui explique à Jean comment fabriquer un engin incendiaire, n’a pas été crypté par un ordinateur quantique, vous connaissez la potentielle suite… qui pourra aussi bien arriver dans une semaine, dans vingt ans ou jamais, mais souhaitons nous laisser nos vies et notre futur aux mains des services de sécurité ?
La cybernétique et son Internet sont les produits d’une combinaison unique de stratégie militaire, de coopération scientifique, d’illusions progressistes et contestataires qui ont pris leurs racines dans le mouvement hippie. Il suffit de regarder comment le logiciel Tor (à qui confiance absolue était donnée depuis des années) a été piraté par l’État américain pour avancer perplexes sur ces sujets. Étant donné la possibilité pour les gouvernements d’accéder aux clefs des opérateurs réseau, il leur est facile de surveiller les utilisateurs de Tor, perdant de fait l’intérêt initial de ce projet. De plus, cet outil vanté par tous comme une protection supplémentaire contre l’espionnage d’État, sert tout autant aux États, puisqu’il a été révélé que les gouvernements utilisent Tor à des fins d’espionnage. Ce réseau en licence libre, « open-source », est par exemple utilisé par des organismes d’État ou des sociétés privées spécialisées dans le droit, qui peuvent, avec l’aide d’huissiers qualifiés, constater des problèmes légaux sur un site, en limitant la possibilité de se faire détecter par celui-ci, afin de le censurer ou d’engager des poursuites en tout genre.
Si Einstein n’imaginait probablement pas que ses recherches serviraient un jour à éradiquer plus d’une centaine de milliers de japonais, probablement que les créateurs de Tor et autres as naïfs de la sécurité informatique ne s’imaginaient pas finir comme des auxiliaires d’État contre la fameuse « vie privée » qu’ils portent en étendard mité…
Faire confiance à la sécurité informatique, c’est faire confiance à l’ennemi et accepter ses règles du jeu. Qu’y a-t-il au fond, de plus sécurisé et anonyme que l’utilisation d’un ordinateur à usage unique qui n’est pas le nôtre (dans les grandes villes on trouve des cyber-cafés à quasiment tous les coins de rue, par exemple), ou mieux encore, ce qui réglerait définitivement le problème, d’éviter toute communication sensible sur un ordinateur ou un réseau ?
En bout de course et d’espoir, après être revenu de ses illusions scientistes et eugénistes, HG Wells écrivait dans l’un de ses derniers essais en 1945 (il n’y a pas de hasard) : « nous sommes en retard de cent ans sur nos inventions », il oubliait de préciser que ce « nous » n’incluait pas le pouvoir, mais l’humanité dépossédée des moyens de maîtriser les technologies fabriquées pour l’asservir. Ce « nous » incluait ces masses désintégrées par milliers par une punition biblique venue du ciel à Hiroshima et Nagasaki. Ce « nous », c’est tous ceux qui ruminent en faisant les cent pas dans leurs cellules contre les expertises ADN et l’utilisation judiciaire de la vidéosurveillance…
Sur son propre terrain, nous sommes en effet en retard de cent ans sur le pouvoir, et c’est précisément pourquoi nous souhaitons déserter son terrain et ses règles du jeu, car celui-ci est perdu d’avance. C’est précisément pourquoi nous refusons de faire de notre utilisation du numérique la pierre de touche de notre combat. Et lorsqu’il faudra présenter obligatoirement sa rétine pour rentrer chez soi, nous briserons les bornes comme d’autres ont brisé les icônes des dieux uniques, et lorsque l’implantation de puces GPS dans nos corps sera rendue obligatoire par les dystopistes en trois pièces étriqués, nous les arracherons de nos dents s’il le faut, et la douleur sera atténuée par notre détermination à être libres.
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Les anarchistes aujourd’hui doivent prendre à cœur le rôle joué par la déesse Éris dans la Guerre de Troie, celui de jeter la discorde au centre de la table, pour permettre à chacun de la retourner. Il faut d’abord commencer par nous débarrasser de nos illusions sur le monstre, si Internet sait se montrer utile à tous, et même aux anarchistes, il faut en faire, plutôt qu’un usage approprié ou pseudo-expropriateur, un usage consciemment désapproprié et détaché de tout enjeu, ou aucun usage du tout.
Se débarrasser aussi de l’illusion de se croire plus malins que l’ennemi dans l’utilisation de ses technologies. Il y a peut-être en effet un interstice précaire et court pendant lequel il est possible de griller la vitesse à l’ennemi. La dite « bande à Bonnot » n’a-t-elle pas prise de cours et grillée la vitesse, littéralement, aux forces de répression avec l’utilisation (pour la première fois par des bandits) de l’automobile ? Certainement que oui. Mais l’Etat apprend plus vite et mieux que nous, pour des raisons évidentes d’asymétrie structurelle, et l’industrie automobile comme toutes les autres s’est rapidement soumise aux critères des criminologues et de la dite « prévention situationnelle », religion d’État. Concernant l’informatique, au même titre que les voitures de la Belle Époque, cet interstice s’est refermé aussi vite qu’il s’était ouvert, et le reste n’est qu’illusion, pour ne pas dire superstitions.
C’est sans les méthodes et les technologies de l’ennemi que nous viendrons à bout de ses méthodes et technologies. Les États seront toujours mieux équipés que leurs ennemis, sauf exceptions. Et lorsqu’il y a exception, c’est souvent que cette exception est elle-même devenue État (ou État en puissance comme Daesh ou des cartels comme celui de Sinaloa). Quoi qu’il en soit, une rupture révolutionnaire ne viendra pas de notre fantasmatique perspective d’une supériorité technicienne ou militaire, mais de ce moment clé où les militaires et techniciens du pouvoir seront obligés ou contraints de retourner leurs armes et leurs connaissances contre ceux dont ils reçoivent habituellement leurs ordres. Pour autant, nous ne rejoindrons pas l’armée ou l’ingénierie nucléaire pour favoriser de tels événements. Il en va de même pour Internet et son univers d’expertise technicienne.
Si nous utilisions plus tôt l’exemple des dits « bandits tragiques » et de l’automobile, c’est parce que nous avions en tête cette phrase de l’un des maîtres du monde moderne, Craig Barret, Président d’Intel, affirmant :
« Internet sera à l’économie du XXIe siècle ce que l’essence fut au XXe siècle. La puissance des ordinateurs c’est l’essence d’internet. »
Raymond la Science[1] s’était donc trompé de science. Si la puissance de sa voiture était supérieure à celle des flics, aujourd’hui, il n’y a plus un seul terrain technique sur lequel nous sommes supérieurs à l’ennemi. Alors il nous faut vivre en marge du monde technicien, et frapper dans ses brèches pour les exposer aux autres révoltés et les ouvrir toujours plus à la critique en actes de ce monde.
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Pas mal de personnes, avec cette publication comme avec d’autres auparavant, nous ont chantonné la ritournelle habituelle des troubadours du néant : « pourquoi pas de PDF ? », « gratuité », « prix libre », « modernité », « retour à la bougie », « obscurantisme » et gnagnagna.
Deux arguments habituels nous reviennent presque à chaque fois dans les mirettes, avec le même confort pour nos oreilles que lorsque la Marseillaise nous trotte dans la tête :
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Le fétichisme de la « gratuité », souvent confondu avec la liberté par quelques esprits simples ou confus. Mais la liberté pour nous n’a pas de prix, même pas de prix « libre », elle n’est ni gratuite ni payante, elle est acommerciale et inquantifiable. Le prix qu’il faut payer pour obtenir un exemplaire de cette revue ou d’une autre ne rendra personne libre, quel qu’il soit, il a pour seul but de permettre à ces publications de perdurer en toute modestie, cela dans le cadre de compromission permanente dans lequel nous sommes déjà tous forcés de vivre au quotidien.
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« Il faut être de son temps », et aujourd’hui, parait-il, « plus personne n’est prêt à lire du papier, tout se passe sur des smartphones et des ordinateurs ». Notamment chez « nos amis les prolétaires ». D’ailleurs les textes sont parfois « trop longs pour êtres lus pendant les trajets en transports en commun » (choses lues et entendues). Nous serions en retard, ringards, ridicules, réactionnaires, nostalgiques, romantiques…
Mais sous la plage, il y a des pavés, les amis.
Si aujourd’hui il est assez courant de voir des anarchistes se trimballer avec des oreillettes et des smartphones, utiliser Facebook et Twitter, quoi d’étonnant à ce que ces redoutables questions imbéciles soient posées ? Les anarchistes seraient-ils moins aliénés que le reste de la population ? Seraient-ils plus libres parce que certains ne paient pas de loyer, ne travaillent pas, ou sont « libres dans leurs têtes » car « conscients » ? C’est mignon… Mais diantre qu’est-ce que c’est con… On en revient encore à ce que Nietzsche appelait « ce mensonge sublime qui interprète la faiblesse comme liberté ». La post-modernité assoit son règne pesant et incapacitant sur la praxis révolutionnaire et anarchiste. Mais nous espérons trouver notre voie hors de tout modernisme, hors de tout post-modernisme également.
Des blogs, des PDFs et des sites qu’on lit de travers, tout comme Twitter ou Facebook, demandent un investissement intellectuel bien moins exigeant que la lecture de livres ou de revues. Il a toujours été plus facile, comme le disait si bien Pascal, de se divertir que de simplement réfléchir et penser. Si Pascal souhaitait atteindre son dieu par la réflexion, nous préférons réfléchir à la liquidation de ce monde de fric et de flics, de cyber-fric et de cyber-flics.
Et si les efforts de concentration prolongée, la prise de notes, la capacité à s’asseoir et ne rien faire d’autre que lire et réfléchir pendant un temps semblent avoir disparu avec cette nouvelle ère, nous rappelons juste que tout cela s’appelle abrutissement et acculturation, et que le pouvoir est le seul à ressortir vainqueur de cette joute pipée, malgré cette illusion de confort imparable.
Il est impossible de construire une véritable pensée complexe en 140 mots, tout comme il est impossible de recevoir et digérer une pensée un tant soit peu complexe au milieu d’un multi-tasking permanent. Nos idées ne sont pas des slogans, ni des hashtags. Il y a quelques années, on pouvait lire sur les murs du Caire, alors que le pays se soulevait, la phrase « the revolution will not be tweeted ». ---
Rien dans ce monde ne nous pousse à réfléchir, à penser, à nous projeter, à êtres cohérents ou conséquents. Tout est fait pour que nous nous résignions toujours à la facilité de l’absence d’efforts et d’analyses, sous divers prétextes, il y en a pour tout le monde, même les subversifs, chacun le sien pour justifier son inconsistance.
Mais ce ne sera jamais avec facilité que nous mettrons fin à la domination.
Combien de compagnons du XXIe siècle peuvent se targuer d’avoir mené un projet important à bien dans leur vie. Je ne parle pas de construire une étagère ou de se mettre soi ou sa petite bande à l’abri du besoin. Combien ont déjà mené à bien des projets qui serviront à des compagnons dans trente ans ou plus, qui contribuent objectivement au développement de nos idées et de notre praxis révolutionnaire ? Combien parlent en permanence d’écrire ceci ou cela, de tenir une publication, un lieu ou une lutte sur la durée ? Combien y parviennent vraiment ? Il y a finalement bien peu de projets sans dieux ni maîtres qui durent vraiment, au delà de quelques mois en tout cas, quand des publications anarchistes pouvaient auparavant perdurer pour des décennies. Souvent le confort des habitudes, souvent le manque de confiance en nos capacités, et toujours ce quelque chose d’un peu fou qui manque tant aux mouvements révolutionnaires, condamnés de ce fait à échouer.
L’état des lieux est triste et silencieusement douloureux : nos idées peinent terriblement à évoluer, à se développer. On peut même dire que parfois, elles peuvent épisodiquement régresser, comme lorsqu’elles se frottent à d’éternels sujets révolutionnaires dépossédés d’une individualité propre (sans-papiers, autochtones, « racisé.e.s »…) ou lorsqu’elles commencent à traîner leurs guêtres du côté de zones qu’il faudrait défendre, ou de vallées à protéger, à conserver. Elles régressent aussi lorsqu’elles s’enferment dans des dogmatismes d’évangélistes, comme on a pu voir se cristalliser des nouvelles formes de Partis au sein de l’anarchisme, à l’occasion de débats sur l’anonymat, l’informalité, les luttes spécifiques, la lutte armée ou l’internationalisme.
Nous pensons que c’est aussi à coup de livres, de discussions approfondies, de confusions soigneusement dissipées et de réflexions puissantes (comme l’ont été par exemple celles de Bakounine ou Stirner) que notre mouvement pourra se développer sur des routes multiples et plus sérieuses. L’anti-intellectualisme qui règne aujourd’hui dans le milieu est bien plus nocif sur le long terme que les quelques coups répressifs auxquels nous devons régulièrement faire face aux quatre coins du monde. C’est aussi pour cela que nous nous imposons, en nous extrayant du contexte, une certaine discipline pour donner vie à des projets comme cette revue. Que restera-t-il dans le futur des blogs, des assemblées générales, des squats, des groupes de paroles, des relations « libérées » et des « zones non-marchandes » du milieu ? Rien, hormis cette obsession pour la cessation des hostilités, et son parfum sournois de résignation hédoniste, nihiliste, dépressive et finalement apathique.
C’est pourquoi nous devons continuer d’approfondir - et de documenter sur papier (le papier reste)- les avancements de nos réflexions et de nos expériences, pour que les anarchistes cessent de repartir de zéro à chaque fois qu’un lien se brise dans la continuité de notre présence dans le vieux monde réel, par l’agitation, la réflexion, et l’attaque diffuse et permanente des citadelles comme des périphéries de la domination.
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Mais oublions un instant les anarchistes… Qui dans ce monde est assez conséquent pour mener un projet complexe du début à la fin ? Quelques chefs d’entreprise, politiciens, universitaires, bourgeois en tout genre etc. Pourtant l’alphabétisation n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui. Cette « magnifique opportunité dont il faut se saisir », Internet, donne aujourd’hui accès à toutes les informations possibles et imaginables, et notamment à la sacro-sainte « Culture ». Alors pourquoi tant d’inconséquence ? Allons-nous continuer de laisser à nos maîtres le soin d’être les architectes de notre servitude ?
En tout cas, nous avons accepté leur victoire et, pire encore, nous avons composé avec. Nos idées payeront cher dans le futur ces choix d’aujourd’hui (et ne pas choisir est une forme élémentaire du choix).
La dite « fracture numérique » d’une ancienne campagne présidentielle de Chirac, paraît bien lointaine aujourd’hui. Mais si internet donne l’illusion de rendre la connaissance accessible à tous, avec Wikipedia et consorts, il faut cependant départager les différentes formes de savoir, et surtout la manière avec laquelle nous assimilons nos connaissances. L’apprentissage empirique de la vie n’a rien à voir, par exemple, avec l’apprentissage d’une matière enseignée théoriquement à l’université ou dans des réunions de philosophes marxistes ou heideggeriens. Nous n’apprenons pas « par cœur » les sentiments, et aucun prof ou Wikipedia ne nous apprendra ce qu’est l’amour ou la rage sans que nous ne les ayons vécus, pas même le plus fin des psychologues ou le plus érudit des neuroscientifiques.
Il y a des choses que nous ne pouvons connaître et approfondir qu’à travers l’expérience de la vie, et qu’aucune encyclopédie ou professeur ne saura nous enseigner. L’Autodidacte, personnage de Sartre dans La Nausée, est le meilleur exemple de ce rapport informatique au monde, et ce avant même l’arrivée des ordinateurs domestiques. Ce personnage de roman a décidé de lire l’intégralité des livres de la bibliothèque dans l’ordre alphabétique. Dans une boulimie de connaissances, il a perdu en chemin toute compréhension sensible et émotionnelle du monde qui l’entoure, à l’image d’un robot, il est doté d’une intelligence « artificielle » alors que celui-ci est justement un humaniste… Mais pour comprendre l’histoire, à quoi sert-il par exemple, de connaître par cœur toutes les dates si nous ne sommes pas capables de relier les événements entre eux pour qu’ils prennent tout leur sens ? C’est cette capacité à retirer du sens des événements et phénomènes qui nous différencie, encore une fois, du robot. Contrairement à l’illusion de l’Autodidacte, on ne pourra jamais apprendre tout ce qu’il y a à apprendre juste en lisant tous les livres dans l’ordre alphabétique, comme des programmes, ou en allant se chercher des opinions sur un moteur de recherche.
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Il faut être de son temps, paraît-il. Aujourd’hui l’époque est au numérique, nous ne sommes pas à la page du « peuple », c’est le cas de le dire. Être de son temps, au fond, signifie l’accepter et l’embrasser. Il faut s’y faire, nous dit-on. Mais faut-il également se faire au nucléaire, aux expérimentations scientifiques sur les êtres vivants, aux caméras qui nous épient aux coins des rues, aux bornes d’identification biométriques et au recensement des dernières tribus reculées d’Amazonie ? Jusqu’à quel point faut-il être de son temps ? Comment faire pour ne pas passer pour de vieux cons auprès du populo ? Nous on s’en fout, on veut seulement cesser d’accepter notre sort de bêtes de boucheries sans outrage.
Tout d’abord, et prosaïquement, une revue comme celle-ci nous coûte terriblement cher. Et il sera toujours plus facile de la lire ou seulement de la posséder que de la produire et la concevoir, mais cela ne devrait pas, égoïstement, pousser un lecteur à se plaindre de son prix comme du prix de son nouveau smartphone. Parce que nous ne sommes pas Apple d’abord, mais aussi parce que ce pauvre bout de papier plein d’encre n’a pas pour vocation d’être consommé, et il n’est pas périssable comme une donnée virtuelle ou un outil high-tech à l’obsolescence programmée. Nous avons tous déjà vu des gens venir à des événements de soutien, et se faufiler vers la caisse pour y glisser quelques pièces en cuivre en les faisant bien sonner pour faire illusion, souvent avant de trouver refuge auprès des stands éthyliques qui leurs semblent plus appropriés pour leurs billets que la caisse de soutien.[2] D’autres consacrent leur vie, leur sueur, leur sang et leur liberté à cette projectualité d’insoumission, contre cette attitude libérale (dite « libertaire » !) véhiculée aux quatre coins du monde capitaliste (le même « je fais ce que je veux et je t’emmerde » que le riche et le puissant).
Cette revue n’est pas le produit de cette (absence de) pensée aux oripeaux consuméristes, mais d’une pensée qui se fixe pour objectif le développement et la réalisation du projet révolutionnaire en rupture avec ce monde et ses logiques libérales. Parce que nous ne réalisons évidemment aucun profit avec cette revue, et qu’elle n’est en rien un objet de consommation dont on pourrait négocier ou discuter le prix. Nous ne sommes pas des commerçants et nos lecteurs ne sont pas des clients. Il n’y a pas de garantie, pas de service après-vente, satisfait ou remboursé, de réductions, de grands jeux-concours ou d’échantillons gratuits. Il y a par contre des rapports de réciprocité intersubjectifs soumis au minimum de compromis que nous avons acceptés pour que ce projet survive, c’est-à-dire un tarif à la hauteur de sa production physique. Faute d’un autre monde, car, comme la plupart de celles et ceux avec qui nous souhaitons détruire ce monde, nous sommes pauvres, et nous n’avons pas prévu de ne plus l’être un jour. Cette revue coûte donc à ses lecteurs le prix qu’elle a coûté à ses auteurs. Elle coûte à ceux qui en ont les moyens ce qu’elle nous coûte lorsque nous la distribuons « gratuitement » à ceux qui n’en ont pas les moyens.
Personne n’est obligé de la lire ou de l’acheter. Chacun peut choisir d’acheter plutôt un paquet de cigarettes, un Happy Meal ou un robot-mixeur. Chacun juge de ses priorités selon son rapport au monde et ses perspectives. Si cette revue est trop chère pour toi, alors tant pis, tu t’achèteras un autre produit à la place, une brosse à chiotte par exemple, si le rapport qualité/prix te satisfait mieux. Avoir le choix, ce n’est pas ça la liberté ?
Que chacun se fasse donc à l’idée que nous ne répondrons plus aux questions de type « UFC Que Choisir ».
Par contre, nous souhaitons poursuivre le travail commencé, en continuant de remuer les réflexions, recherches et débats autour des perspectives anarchistes et révolutionnaires, avec la brutalité, l’irrévérence et l’impolitesse qui accompagneront toujours notre haine de l’existant.
Pour l’anarchie.
Les deux pieds dans le réel.
[1] Surnom de l’anarchiste belge Raymond Callemin, membre de la dite « bande à Bonnot », mort guillotiné à Paris devant les portes de la prison de la Santé le 21 avril 1913.
[2] Ce n’est pas le sujet, mais c’est comme cela que, petit à petit, le milieu s’est habitué à tirer son sou de la vente d’alcool plutôt que de la générosité et la complicité de ses militants. Les résultats sont aujourd’hui faciles à percevoir dans un milieu ravagé par l’alcool, la dépression festive et l’apathie.