Aviv Etrebilal
Aux origines du pouvoir
Mythe, nationalisme et politique : analyse de quelques outils de domination
Ce que l’on nomme État est comme un tissage et un tressage fait de dépendances et d’adhésion, une appartenance commune, où tous ceux qui font cause commune s’accommodent les uns des autres, dépendent les uns des autres. Il est l’ordonnancement de cette dépendance mutuelle. Vienne à disparaître le roi, qui confère l’autorité à tous, de haut en bas, jusqu’au valet du bourreau, l’ordre n’en serait pas moins maintenu, contre le désordre des instincts bestiaux, par tous ceux qui ont le sens de l’ordre bien ancré dans leur conscience. Que l’emporte le désordre, ce serait la fin de l’État.
Mais cette idée sentimentale de s’accommoder les uns des autres, de faire cause commune et de dépendre les uns des autres, peut-elle vraiment nous convaincre ? À ce compte, l’État serait la réalisation même de l’amour, où chacun serait pour autrui et vivrait pour autrui. Mais le sens de l’ordre ne va-t-il pas mettre en péril l’individualité ? Ne va-t-on pas se contenter d’assurer l’ordre par la force, de telle sorte que nul « ne marche sur les pieds du voisin », que le troupeau soit judicieusement parqué ou ordonné ? Tout est alors pour le mieux dans le meilleur des ordres et cet ordre idéal, mais c’est l’État.
Nos sociétés et nos États existent, sans que nous les fassions, ils sont réunis sans notre assentiment, ils sont prédestinés, ils ont une existence propre, indépendante, ils sont contre nous, les individualistes, ce qui existe de façon indissoluble. Le monde d’aujourd’hui est, comme on dit, en lutte contre l’ « état des choses existant ». Cependant, on se méprend, en général, sur le sens de cette lutte, comme s’il ne s’agissait que de troquer ce qui existe actuellement contre un nouvel ordre qui serait meilleur. C’est bien plutôt à tout ordre existant, c’est-à-dire à l’État, que la guerre devrait être déclarée, non pas à un État en particulier, encore moins à la forme actuelle de l’État. L’objectif à atteindre n’est pas un autre État (« l’État populaire » par exemple), mais l’association, association toujours changeante et renouvelée, de tout ce qui existe.
L’État est présent même sans mon entremise. J’y nais, j’y suis élevé, j’ai envers lui mes devoirs, je lui dois « foi et hommage ». Il me prend sous son aile tutélaire et je vis de sa grâce. L’existence indépendante de l’État est le fondement de mon manque d’indépendance. Sa croissance naturelle, sa vie comme organisme exigent que ma nature à moi ne croisse pas librement, mais soit découpée à sa taille. Pour qu’il puisse s’épanouir naturellement, il me passe aux ciseaux de la « culture ». L’éducation, l’instruction qu’il me donne sont à sa mesure, non à la mienne. Il m’apprend, par exemple, à respecter les lois, à m’abstenir de porter atteinte à la propriété de l’État (c’est-à-dire à la propriété privée), à vénérer une majesté divine et terrestre, etc. En un mot, il m’apprend à être irréprochable, en sacrifiant mon individualité sur l’autel de la « sainteté » (est saint n’importe quoi, par exemple, la propriété, la vie d’autrui, etc.). Telle est la sorte de culture et d’instruction que l’État est apte à me donner. Il me dresse à devenir un « instrument utile », un « membre utile de la société ».
C’est ce que doit faire tout État, qu’il soit « État populaire », absolu ou constitutionnel. Il le sera tant que nous serons plongés dans l’erreur de croire qu’il est « moi », et, comme tel, une « personne » morale, mystique ou publique.
— Max Stirner, L’unique et sa propriété, 1845.
« Je n’aime pas les peuples, je n’aime que mes amis. »
— Hannah Arendt.
Un mythe est un récit qui se veut explicatif et surtout fondateur d’une pratique sociale commune. Il peut être porté à l’origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes, il peut aussi être fabriqué de toutes pièces par des groupes qui ont la ferme intention de s’en servir à leurs fins. Le mythe est fondateur par définition. Il fonde les religions, les nations, les peuples, les identités. Nous partons ici de l’évidence que le mythe, comme la religion, est un instrument d’oppression et d’auto-oppression, de servitude à de fausses utopies ne servant qu’à des minorités — ou bien des majorités dans le cadre du démocratisme utopique — à asseoir leur domination sur un socle d’adhésion bienvenue. Le fait de gouverner est inséparable du mythe et de la création d’un imaginaire, et l’analyse matérialiste de l’histoire d’un Marx par exemple, qui ne veut voir dans l’histoire humaine que des rapports économiques là où se trouvent des rêves, des croyances, des mythes et des idéologies paraît bien légère si l’on considère plus l’histoire des idées et des relations entre les individus et les groupes d’individus que les cours du blé.
On peut citer de nombreux exemples. Les systèmes totalitaires modernes les plus brutaux et absolus, tels ceux qui ont parsemé la première moitié du siècle dernier (nazisme, fascismes etc.), étaient tous basés sur un imaginaire et un socle de croyances communes différentes : l’existence de divisions raciales au sein de l’humanité accompagnée d’une hiérarchie entre elles, la nécessité d’un surhomme pour guider le troupeau des faibles, la volonté d’un retour à une forme mythique n’ayant aucune trace d’existence réelle (la romanité, la Magna Germania etc.) ou encore la négation des différences entre les individus menant à l’unité forcée sous la forme d’une masse imaginée comme tendant vers la totalité et autres mythes fondateurs.
La nation elle-même, pour laquelle le sang n’a jamais cessé d’être versé au nom d’intérêts qui ne sont pas ceux des individus, n’est rien d’autre que le produit d’un imaginaire utilitaire et un assemblage de mythes épars. Les créateurs de nationalismes sont parfois prêts à l’admettre d’eux-mêmes, jusqu’à en faire leur force. En effet, il est indéniable qu’aucun nationalisme ne se fonde sur autre chose que sur des mythes et des visions erronées de l’histoire. La Nation est un concept proche de celui de Peuple, qui est lui-même un concept mobilisateur basé sur des interprétations simplistes de l’histoire. La nation comme le peuple sont censés recouvrir la pseudo-réalité d’une communauté humaine identifiée dans des limites géographiques (parfois fluctuantes au cours de l’histoire), mais dont le trait commun supposé est la conscience d’une appartenance à un même groupe. Mais au fond, quelle appartenance commune entre picards, celtes et germains des siècles passés, intégrés de force ou non dans le carcan de la très conceptuelle nation française et de son Etat ? Aucune, sinon une humanité non moins différente de celle de l’aborigène d’Australie. C’est donc à partir du mythe que l’on peut forger dans les rêves des concepts comme Nation ou Peuple. De fait nous appartenons à une nation comme nous appartenons à une religion, on est français ou allemand comme on est catholique ou musulman, c’est-à-dire par le biais de la domestication civilisatrice. Rien dans nos gènes ne nous rattache à un peuple, une terre ou une nation. Comme le décrivait Rocker en 1937 dans son Nationalisme et culture, il n’y a pas d’État qui ne consiste pas en un groupe de populations différentes qui étaient à l’origine de différentes descendances et de différentes langues, forgées ensemble en nation unique seulement par des intérêts dynastiques, économiques et politiques.
Ce besoin du mythe est constant dans l’histoire de l’humanité, il est intrinsèque à toutes les dynamiques de pouvoir et de gestion des populations, autrement dit, à la politique. Il n’y aurait nul besoin de politique si l’homme ne ressentait pas le besoin universel et tellurique de se regrouper, mais comment gouverner des hommes sans décider soi-même des critères de regroupement de ceux-ci ? De fait, les individus dans ce monde ne se choisissent pas les uns les autres, ils ne s’associent pas, mais sont associés. C’est-à-dire qu’ils n’ont aucun pouvoir sur les critères qui sont censés les rassembler entre eux et les regrouper autour d’une nation, d’un pays, d’un peuple ou entre les frontières préétablies d’un État. Et si en tant qu’individu je peux me sentir plus proche d’un individu « Quechua » du Pérou que de mon frère biologique, ce n’est de toute façon pas moi qui choisis ce que je suis aux yeux du pouvoir : ma carte d’identité affiche que je suis français, que mes yeux sont de telle couleur et que ma mère a perdu les eaux à tel endroit du globe, et c’est cela qui me définit, pas ma créativité, pas mes idées, pas ma façon de vivre et d’aimer. Lorsque l’on expulse une personne qui a traversé une frontière sans les autorisations nécessaires, si les accords diplomatiques entre États le permettent, il est renvoyé dans son pays. Les policiers, juges et autres préfets qui effectuent cette tâche aux divers maillons de la chaîne de commandement ne se posent pas la question de savoir si l’individu en question (qui n’est en fait pas un individu, mais une parcelle d’une unité plus large, comme un pays) identifie ce pays comme le sien. S’il y a même déjà vécu autre chose qu’une naissance ou un coup de tampon dans un bureau n’est pas la question, si son cœur habite aux côtés d’un être cher qui est ici ou encore ailleurs ne rentre pas dans l’équation non plus, puisque son identité géographique est forgée par un coup de tampon et non pas par l’endroit où son cœur a choisi de jeter l’ancre.
Le regroupement dans un monde où la vie en commun est basée sur le principe d’autorité c’est justement cela : l’absence de choix, la prédominance de la raison d’Etat sur les raisons du cœur. La liberté est donc bannie des formes d’associations qui nous sont imposées avant même que nous ne soyons capables de faire nos propres choix. Et si je ne possède pas le carburant de la vie sous domination, l’argent, je ne pourrai jamais me départir entièrement de ce système de domination, lui-même en partie basé sur l’argent.
« Lorsqu’une association s’est cristallisée en société, elle a cessé d’être une association, vu que l’association est un acte continuel de réassociation. Elle est devenue une association à l’état d’arrêt, elle s’est figée. [...] Elle n’est plus que le cadavre de l’association ; en un mot, elle est devenue société communauté. »
— Max Stirner, L’Unique et sa propriété, 1845.
Pourquoi donc sommes nous regroupés, parqués à l’intérieur de catégories imaginaires comme la nation, l’Etat, le peuple ou l’ethnie ? Parce qu’il faut, pour gouverner, savoir qui l’on gouverne, il faut délimiter les contours d’un dominion à gouverner, et il faut bien trouver des critères géographiques pour délimiter, et créer une mythologie pour assurer la cohésion de ces critères géographiques forcément irrationnels. Là, le mythe joue son rôle mobilisateur en créant de l’adhésion, car il est plus facile d’adhérer à une forme de domination lorsqu’elle se travestit du voile mythique que lorsque le fer rutilant de son épée apparaît tel qu’il est. La force métaphysique du mythe tient dans le fait qu’elle provoque bien plus que la simple acceptation, elle provoque l’adhésion et même l’enthousiasme jusqu’au sacrifice, les guerres entre nations, ethnies et religions à travers le monde et l’histoire en témoignent.
Nous avons donc vu que pour dominer, il faut pouvoir regrouper, et que pour regrouper il faut du mythe. Les dictatures les plus froides qui ne se sont pas mêmes parées du moindre voile mythique n’ont jamais duré. Il faut à toute forme d’État une forme de religiosité pour perdurer, une justification ontologique spiritualisée, car la violence pure ne peut être efficace qu’un temps, jusqu’à ce que l’insupportable de cette vie éclate à la face du pouvoir, le mythe sert justement à rendre la vie sous domination supportable. Avoir une religion, une communauté, une idéologie et autres artefacts pour nous rendre communs plutôt qu’uniques permet de donner un sens facile et confortable à sa vie, il permet de la laver de toute singularité, comme une façon lâche de conjurer l’absurdité du monde et de la vie, que nous préférons balisée et sécurisée à libre et risquée. De tous les côtés du spectre de la domination, de la gauche à la droite du pouvoir, les dominants trouvent donc leur intérêt au développement de ces mécanismes d’appartenance imaginaires, parfois même jusqu’à ce qu’ils deviennent dangereux pour le pouvoir en place. Il s’agit de réduire les effets destructeurs et démobilisateurs de la guerre permanente qu’impose nécessairement la forme étatique.
George Sorel, grand théoricien du syndicalisme révolutionnaire, principal introducteur du marxisme en France et proto-fasciste notoire, théorisera l’importance du mythe en politique et son rôle mobilisateur, sans lequel aucune prise de pouvoir durable n’est possible. Lui fera le choix de développer le mythe de la grève générale, bien conscient (de son propre aveu) que celle-ci n’adviendra pas, car peu importe au fond que celle-ci advienne ou non, elle n’est pas le but, la fin réelle de cette stratégie n’est en réalité pas la grève générale, mais la mobilisation d’une masse acritique de croyants prêts à se sacrifier pour atteindre ses objectifs à lui.
Cela n’est rien d’autre que la forme la plus basique de manipulation des foules, autrement dit, la politique. Dit encore autrement, cela s’appelle prendre les gens pour des cons, chose efficace si l’on en croit l’histoire. Le rôle mobilisateur du mythe chez Sorel — en particulier celui de la grève générale — et la fonction anti-intégratrice et régénératrice de la violence n’avaient en fait pour but que la prise de pouvoir à la place du pouvoir en place.
Le fascisme français, tel qu’il fut nommé par Sternhell et qui inspirera bientôt le diffèrent fascisme italien, qui accédera, lui, au pouvoir, fut l’une des premières théories modernes à admettre froidement que la création du mythe n’est en fait qu’un enjeu tactique dans lequel on peut certes finir par croire soi-même, mais dont le seul but est de mobiliser des troupes pour la prise de pouvoir, et le maintien de celui-ci. On incarcère, on tue, on mutile, on ment, on domine, mais cela est acceptable, car c’est pour une raison qui nous dépasse, cette raison même qui fait de cette vie de chien une vie acceptable ; du moins, plus acceptable que l’absurdité de la créativité totale et de l’abandon de tout modèle prédéfini. C’est ainsi que, par le biais d’un « contrat social », on finit par confier le contrôle de sa vie à un Etat, son corps à un patron, sa santé à un médecin, sa responsabilité individuelle à un juge qui nous jugera mieux que nous-mêmes.
Il n’y a pas de Contrat Social sans mythe fondateur, et il n’y a pas un seul système politique qui n’ait perduré sans une mythologie sacrificielle pour assurer sa subsistance et l’adhésion des masses à son calendrier mortel. Sans unité, pas de cohésion sociale et sans mythe, pas de cohésion entre des personnes qui a priori n’ont aucun intérêt en commun. En effet, quel fut l’intérêt commun entre le troufion faisant office de chair à canon dans les tranchées de la grande boucherie de 14–18 et le grand industriel sinon celui, basé sur de la poussière de mythe, de la nation française en danger ? Comment expliquer L’Union Sacrée sinon par la force métaphysique et la capacité mobilisatrice miraculeuse du mythe ? L’Union Sacrée fut le nom donné au mouvement de rapprochement politique qui a soudé les Français de toutes tendances politiques ou religieuses et de toutes classes lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le terme fut utilisé pour la première fois à la Chambre des députés le 4 août 1914, par le président Poincaré, dans son message aux Assemblées. L’union fut éprouvée dans les faits immédiatement car l’ensemble des organisations syndicales et politiques de gauches, essentiellement la CGT et la SFIO, se rallièrent au gouvernement. Cette unanimité nationale persista jusqu’à la fin du conflit, mis à part quelques dissidences de gauche ou anarchistes ainsi que de trop rares mais très belles mutineries de soldats des deux côtés. Un mouvement analogue se produisit chez l’ensemble des belligérants comme en Angleterre, en Russie ou en Allemagne, lorsque le Parti socialiste d’Allemagne, le SPD, votera l’entrée en guerre en août 1914, lançant le mouvement qui prit le nom de Burgfrieden. L’Union Sacrée confirmera les thèses fascistes de Sorel sur le rôle mobilisateur du mythe, en l’occurrence celui de la nation menacée ; et sur la fonction régénératrice de la violence, en l’occurrence la guerre et ses effets régénérateurs sur l’économie et l’union de diverses franges contre d’autres.
« Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être »
— Danton, discours du 10 mars 1793.
Intéressons nous donc à cette fameuse idéologie du contrat social, appelée contractualisme. Le contractualisme est un courant moderne de philosophie politique qui pense l’origine de la société et de l’État comme un contrat originaire entre les hommes, par lequel ceux-ci acceptent une limitation de leur liberté en échange de lois garantissant la perpétuation d’une société donnée. Le contrat social présuppose un état de nature avec lequel il rompt, état préexistant à toute société organisée. Cet état de nature ne correspond nullement à une réalité qui aurait précédé l’instauration des lois, mais à l’état théorique et hypothétique de l’humanité soustraite à toute loi dans la tête des quelques théoriciens à l’origine des modes de gouvernement modernes. Quitter cet état de nature pourtant si hypothétique, voire même farfelu, est la raison invoquée pour justifier le transfert du contrôle de chaque individu sur sa propre vie à celui d’une entité large et structurée par un pouvoir et des lois, autrement dit, un Etat.
La théorie du contrat social, en rompant avec le naturalisme politique des philosophes classiques (platoniciens et aristotéliciens), a provoqué l’émergence de la notion d’égalité politique, formelle et matérielle, mythe fondateur de nombreuses formes d’Etat à travers ces derniers siècles, de l’URSS aux démocraties parlementaires et capitalistes d’aujourd’hui, sans ne jamais garantir en réalité une quelconque égalité, même une égalité dans la misère.
Se situant au tout premier rang des penseurs de la « science » juridique et de la philosophie de l’État, le penseur Grotius fut le premier dans l’histoire de la philosophie politique, au XVIIe siècle, à théoriser le contrat social moderne. Le contractualisme sera repris et discuté par Kant, Fichte et Hegel, lesquels tenteront de réconcilier la « liberté originaire et radicale de l’homme » (Hegel) avec l’Etat et la reconnaissance sociale. Mais les penseurs que l’on peut identifier aujourd’hui comme les principaux théoriciens du contractualisme, à l’origine de notre mode de vie actuel, sont très certainement Hobbes et Rousseau (mais aussi Locke de façon moins importante).
Pourquoi cette société ? Pourquoi la société ? Pourquoi vivre avec des hommes et des femmes avec qui l’on ne veut pas nécessairement vivre, et pourquoi se soumettre à des règles auxquelles on n’a pas choisi de se soumettre ? Tant de questions qui commencent à peine à tourmenter un XVIIe siècle en pleine crise de sens. Mais face à ces questions auxquelles il est factuellement impossible de répondre si l’on évacue consciemment la possibilité d’un autre monde bâti sur la libre-association des individus selon leurs propres critères et sans aucune autorité au-dessus de leurs têtes ; face à ces questions qui auraient pu faire surgir des réponses incendiaires, qui auraient pu laisser place à une explosion de créativité iconoclaste et à l’abandon de tous les modèles du vieux monde, ces philosophes ont construit des cadres rigides, des structures idéologiques dans lesquelles il fut impossible d’imaginer autre chose sans être immédiatement taxé d’antimodernisme et d’aller contre le sens de la marche de l’inévitable Progrès. Par ces structures de pensée, ceux-là mêmes ont véhiculé ce qu’ils pensaient devoir placer au centre de la société. Rousseau, qui pour schématiser, se détachera en créant après lui une sorte d’aile gauche du contractualisme, placera au centre de ce contrat social l’égalité, tandis que Hobbes, lui précurseur de la droite moderne, privilégiera la sécurité. Pour arriver à leurs fins, les deux préconiseront quoi qu’il en soit de troquer une partie de la liberté contre un peu d’égalité pour l’un ou de sécurité pour l’autre.
Les deux partent donc du principe que la liberté est divisible, qu’elle peut se fragmenter en petits morceaux et que l’on peut donc, comme avec un marchand de tapis sur l’agora, troquer un petit morceau de liberté contre un petit morceau d’autre chose. La liberté est donc vue comme quelque chose de quantifiable, mesurable, sécable, partiel.
Cette vision de la liberté est aujourd’hui au pouvoir, dans les hémicycles comme dans les têtes de chacun, qu’il soit parlementariste, extra-parlementariste ou même révolutionnaire, l’humain moderne fragmente la liberté en petits bouts et la conjugue au pluriel plutôt qu’au singulier. Liberté d’expression, liberté d’installation, liberté de circulation, liberté de travailler, liberté de ne pas travailler et les diverses déclinaisons judiciaristes : droits de l’homme, droit à la vie, droits des enfants, droit au logement, droit au travail, droit du travail, droits des animaux, droits des femmes etc. Et ainsi, on donne aux opposants, qu’ils soient ou non révolutionnaires, un os à ronger, des marottes à défendre qui garantissent au pouvoir que ceux-ci restent bien dans les contours prédéfinis par le pouvoir et par la légalité, dans les contours d’une lutte délimitée par la bourgeoisie et convenue avec l’Etat.
Quel pouvoir aimerait voir naître des mouvements insurrectionnels massifs qui ne revendiquent rien, qui ne lui demandent rien, pas même une miette de liberté, qui ne veulent même plus reconnaître son existence et cessant de dialoguer avec lui autrement que par la destruction ?
Selon moi, la lutte contre toute autorité commence par l’affirmation de l’individu comme un être indivisible et insécable, comme une unité et non comme une parcelle d’unité que l’on peut ranger dans des catégories du pouvoir. Elle nécessite une pensée et une pratique iconoclaste en ce qu’elle doit avoir pour but de détruire tous les mythes mobilisateurs qui permettent aux pouvoirs de diviser l’humanité, d’effectuer des regroupements autoritaires selon des critères qui ne sont pas ceux de l’individu comme les Etats, les Nations, les ethnies, les religions, les idéologies. Cette lutte ne doit pas accepter que l’on puisse diviser la liberté en catégories séparées et marchandisées, la liberté ne se conjugue pas, ne se négocie pas, ne s’achète pas ni ne se troque, elle est totale et indivisible ou elle n’est pas, comme l’individu. Citons encore Stirner : « La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n’est pas la liberté ».
La lutte contre l’autorité, c’est le refus total de toute forme de gestion de l’humain, et donc de toute forme de politique. Il faudra se débarrasser de tous les mythes fondateurs pour détruire les fondations sociales et retrouver une liberté qui ne pourra se conjuguer qu’au singulier.