Arthur Lehning
La naissance de l’Association internationale des travailleurs de Berlin : du syndicalisme révolutionnaire à l’anarchosyndicalisme
Avant la Première Guerre mondiale, le syndicalisme révolutionnaire était largement assimilé à celui de la CGT française, considérée en quelque sorte comme un modèle pour plusieurs organisations d’autres pays qui, toutes, approuvaient l’attitude neutre ou négative à l’égard des partis politiques et, par conséquent, de la Deuxième Internationale, fondée en 1889. Cependant, quand la question de l’organisation internationale du syndicalisme révolutionnaire lui-même se posa, d’importantes divergences tactiques apparurent entre la CGT et la plupart des syndicalistes étrangers.
Sous l’influence idéologique de l’anarchisme et des efforts directs des anarchistes, de Pelloutier en particulier, le syndicalisme français exercera, de 1892 à 1895, un ascendant anti-autoritaire et autonome, antiparlementaire, antimilitariste, antipatriotique. Ce que voulait Pelloutier, c’était soustraire le mouvement ouvrier à l’influence et à l’accaparement des partis politiques. D’après Pouget, le rédacteur de la Voix du peuple, cette influence idéologique anarchiste empêcha la conquête des syndicats par les guesdistes. Mais quand, en 1909, Jouhaux devint un des principaux leaders de la CGT, la lutte des tendances s’y installa.
La CGT était affiliée au Secrétariat de Berlin. Créé en 1903 pour faciliter et coordonner les contacts internationaux entre syndicats réformistes, ledit Secrétariat n’était rien d’autre qu’un simple bureau d’information, dont le bureau central de l’Allgemeine Deutsche Gewerkschafts Bund, sous la direction de Carl Legien, assurait les fonctions. Aux conférences internationales n’assistaient que les dirigeants des syndicats associés, qui n’y discutaient que de questions techniques en écartant tout problème théorique qui eût risqué de les entraîner sur le terrain politique, réservé aux seuls partis sociaux-démocrates.
Ni la CGT ni le Nationaal Arbeids Secretariaat (NAS) (la première centrale syndicale en Hollande, de tendance syndicaliste, qui avait été fondée en 1893 et dont Christiaan Cornelissen [1] était le principal animateur), n’avaient la moindre influence au Secrétariat.
Aux conférences, Legien, le secrétaire permanent et influent dans l’organisation des syndicats allemands, refusait de mettre à l’ordre du jour les questions que proposait la CGT, notamment l’antimilitarisme et la grève générale. C’est pourquoi les Français s’abstinrent de se faire représenter aux conférences de 1905 et 1907.
À la conférence de 1909, la CGT proposa d’organiser un véritable congrès, qui aurait pour objet d’examiner les questions générales de la lutte syndicale. Sa proposition fut rejetée. Malgré ce nouvel échec, elle continua d’adhérer au bureau de Berlin.
Lorsque, en février 1913, le NAS - soutenu par l’Industrial Syndicalist Education League d’Angleterre - proposa de convoquer un congrès international pour jeter les bases d’une Internationale révolutionnaire syndicaliste, la CGT s’y déclara tout à fait opposée. Précisant les raisons de cette attitude négative, Pierre Monatte résuma clairement sous quelle perspective la CGT considérerait la question :
« Pour nous, en France, préoccupés de réaliser l’Internationale syndicale tenant de réels congrès internationaux de syndicats, une Internationale où nous savons fort bien que nous serons en minorité, mais qui sera la véritable Internationale ouvrière - ne croyez-vous pas que nous avons quelque raison de nous demander si notre participation à un congrès syndicaliste et à un secrétariat syndicaliste ne nous fera pas tourner le dos au grand but que nous nous sommes fixé ? » [2]
Pour les autres organisations syndicalistes, la question se posait évidemment de toute autre façon. Les tendances qui, en France, se heurtaient dans la seule CGT, se cristallisaient, en Hollande ou en Allemagne, dans des organisations distinctes et nettement opposées les unes aux autres. En 1913, un courant syndicaliste « révisionniste », pour qui la CGT était essentiellement un instrument de lutte dans le cadre de la société existante, s’était déjà fermement implanté dans la Confédération et l’exemple des puissants syndicats allemands contribuait à le renforcer ; et si des syndicalistes révolutionnaires tels que Monatte s’insurgeaient contre une Internationale syndicaliste, c’était aussi parce qu’ils craignaient que sa fondation n’entraînât une scission dans la CGT, mettant ainsi en danger l’unité de la classe ouvrière française.
C’est donc sans la CGT que se réunirent à Londres, du 27 septembre au 2 octobre 1913, les syndicalistes révolutionnaires.
Parmi les centrales syndicales les plus importantes, on comptait l’Unione Sindacale Italiana, représentée par Alceste De Ambris, l’organisation de loin la plus forte parmi les participants [3] ; le Sveriges Arbetares Central-organisation, en la personne d’Albert Jensen ; le NAS hollandais et la Freie Vereinigung Deutscher Gewerkschaften, dont Fritz Kater était le délégué. En tout, 38 délégués représentant 65 fédérations ou centrales syndicales d’Argentine, d’Autriche, de Belgique, du Brésil, de Cuba, d’Angleterre, d’Allemagne, de Hollande, d’Italie, de Pologne, d’Espagne et de Suède.
Outre l’absence de la CGT - mais quatre organisations locales françaises (la Seine, Tourcoing-Roubaix, Lille, Vichy), elles aussi opposées à la fondation d’une nouvelle Internationale, se firent représenter à Londres -, signalons l’abstention des Industrial Workers of the World (IWW). La préparation défectueuse du congrès y fut sans doute pour beaucoup, mais les Américains tenaient aussi à la fiction d’être eux-mêmes une Internationale.
La plupart des délégués présentèrent des rapports, par écrit ou oralement, sur l’état du mouvement syndicaliste dans leurs pays respectifs. Le congrès, qui ne se déroula pas sans incident, n’atteignit pas entièrement son but. On adopta pourtant une sorte de déclaration de principes conçue en ces termes :
Le Congrès, reconnaissant que la classe ouvrière de chaque pays souffre de l’esclavage du système capitaliste et étatiste, se déclare pour la lutte des classes, pour la solidarité internationale et pour l’organisation indépendante des classes ouvrières, basée sur l’association libre.
Cette organisation a pour but le développement matériel et intellectuel immédiat des classes ouvrières et, dans l’avenir, l’abolition de ce système.
Le Congrès déclare que la lutte des classes est une conséquence inévitable de la propriété privée des moyens de production et de distribution, et préconise la socialisation de cette propriété et le développement des syndicats en organisations productrices, aptes à se charger de la direction de la production et de la distribution. Reconnaissant que les syndicats internationaux n’atteindront ce but que lorsqu’ils cesseront d’être divisés par les différences politiques et religieuses, déclare que la lutte est d’un caractère économique tel qu’elle exclut toute action exercée par des corporations gouvernantes ou par les membres de ces corporations et dépend entièrement de l’action directe des travailleurs organisés. En conséquence, 1e Congrès fait appel aux travailleurs de tous les pays afin de s’organiser en unions industrielles indépendantes et de s’unir sur la base de la solidarité internationale en vue d’obtenir leur émancipation et de s’affranchir de la domination capitaliste et étatiste.[4]
Ce texte, dont Alfred Rosmer disait qu’il « n’est pas d’une clarté éblouissante », contient néanmoins trois éléments qui rentrent dans la déclaration de principes de l’Association internationale des travailleurs, à savoir :
La destruction, non seulement du capitalisme, mais aussi de l’État ; le transfert aux organisations économiques de l’administration de la production et de la distribution ; l’action directe, qui exclut toute action politique.[5]
Le Congrès de Londres fut la première tentative pour donner une forme organisée au syndicalisme révolutionnaire international, bien que les résultats en eussent été limités. Les Allemands, qui proposaient la fondation d’une Internationale syndicaliste, furent mis en minorité malgré le soutien du NAS. Tenant compte également de la position de la CGT, ils considéraient que le moment était mal choisi pour pousser à la création d’une organisation dont les forces seraient réduites, et ils se contentèrent de la fondation d’un bureau d’information, dont le siège serait en Hollande. Si le congrès n’a peut-être pas donné tous les résultats qu’on en attendait, du moins rejeta-t-il ce qui découlait de l’attitude cégétiste, à savoir que les minorités syndicalistes hors de France devraient, en principe, essayer de noyauter le mouvement réformiste dans leur pays.
Le congrès décida de publier un Bulletin international du mouvement syndicaliste, dont le premier numéro parut en avril 1914. Son principal rédacteur fut Cornelissen, un des participants les plus connus qui avait aussi rédigé le bulletin publié par le Congrès anarchiste international de 1907, lors d’une réunion spéciale des syndicalistes révolutionnaires. Un nouveau congrès syndicaliste était prévu pour 1915, à Amsterdam.
Il va sans dire que la guerre non seulement empêcha ledit congrès de se réunir, mais rompit toutes les relations qu’avait pu établir le bureau hollandais. Le NAS s’efforça vainement de renouer les liens internationaux ; ce n’est qu’au début de 1919 que des représentants syndicalistes de Norvège, de Suède et du Danemark, s’étant mis d’accord sur la nécessité de convoquer un nouveau congrès international, prièrent le NAS de l’organiser en juillet ou août de cette même année. Mais toutes sortes de difficultés firent que ce congrès échoua et se réduisit pour ainsi dire à un échange de vues entre Hollandais et Allemands.
Ces derniers vont alors créer, fin décembre 1919, la Freie Arbeiter Union Deutschlands (FAUD), dont Rudolf Rocker sera le porte-parole le plus écouté. Le congrès constituant réclama, une fois de plus, la fondation d’une Internationale syndicaliste et se déclara en même temps solidaire de la République soviétique de Russie. Mais ces deux positions ne tarderont pas à devenir incompatibles.
On m’excusera de ne pas retracer ici en détail l’activité des différentes organisations syndicalistes pendant la Première Guerre mondiale et la période révolutionnaire qui en découla, bien que cela eût apporté maintes précisions à mon rapport ; je dois me limiter au développement des relations internationales de ces organisations syndicalistes. Jetons toutefois un coup d’œil sur la situation à laquelle étaient confrontés les syndicalistes révolutionnaires au début de 1920. La révolution était tenue en échec dans plusieurs pays d’Europe, mais rien ne paraissait encore tranché. En Russie, le nouveau pouvoir restait debout depuis plus de deux ans. Les organisations syndicales avaient connu un afflux considérable d’adhérents et formaient dans certains pays des organisations de masse qui englobaient une grande partie du prolétariat révolutionnaire. D’autre part, un regroupement des forces s’annonçait en France, l’ancienne CGT était sur le point d’éclater ; ailleurs, une dissemblance très nette entre communistes et syndicalistes se dessinait, parfois même au sein des syndicats révolutionnaires.
Ce processus, né d’une approche divergente des problèmes concrets soulevés par les conditions particulières de chaque pays, fut accéléré, dès mars 1919, par la fondation de l’Internationale communiste. Dans sa Plate-forme, celle-ci déclarait vouloir :
réaliser un bloc avec ces éléments du mouvement ouvrier révolutionnaire qui, bien qu’ils n’aient pas appartenu auparavant au parti socialiste, se placent maintenant en tout et pour tout sur le terrain de la dictature prolétarienne sous sa forme soviétiste, c’est-à-dire avec les éléments du syndicalisme.[6]
Ce désir fut encore accentué lorsque, en juillet, les syndicats réformistes fondèrent la Fédération syndicale internationale, dite l’Internationale d’Amsterdam ou bien l’Internationale jaune.
À ce moment, les syndicalistes n’étaient pas opposés, en principe, aux propositions de Moscou. La Russie révolutionnaire avait toutes leurs sympathies. Qu’on se représente ce qu’était en 1919 1a situation en Russie. Bien que le parti bolchevique fût au pouvoir, la phase révolutionnaire n’avait pas atteint son terme. Menacé au nord par l’intervention des Alliés, à l’est par Koltchak, dans le sud par Denikine et Wrangel, le gouvernement soviétique laissait une certaine liberté aux organisations révolutionnaires non bolcheviques, aux socialistes-révolutionnaires de gauche, aux maximalistes, aux syndicalistes, aux anarchistes. Le cordon sanitaire contre le nouveau régime faisait que la situation en Russie était mal connue, et la révolution, aux prises avec la contre-révolution, trouvait des défenseurs parmi les révolutionnaires du monde entier.
De même que la FAUD, la Confederacion Nacional del Trabajo (CNT) exprimait, en décembre 1919, au Congrès de la Comedia, son point de vue de la façon suivante :
Premièrement : Que la CNT d’Espagne se déclare le ferme défenseur des principes de la Première Internationale soutenus par Bakounine. Deuxièmement : Déclare qu’elle adhère provisoirement à l’Internationale communiste à cause de son caractère révolutionnaire, en attendant que la CNT d’Espagne organise et convoque le Congrès ouvrier universel qui discutera et fixera les principes selon lesquels devra être gouvernée la véritable Internationale des travailleurs.[7]
Donnant suite à l’invitation russe, plusieurs délégués syndicalistes assistèrent au IIe Congrès du Komintern, qui se déroula du 19 juillet au 7 août 1920. Mais pour les « gauchistes » qui se trouvaient parmi eux, le Congrès commença sous des auspices peu favorables : peu avant, Lénine avait publié son fameux pamphlet sur la « maladie infantile » ; et la veille de l’ouverture du Congrès, les délégués de la gauche communiste allemande (dont Otto Rühle) repartirent pour Berlin, complètement déçus par les entretiens qu’ils avaient eus avec les dirigeants bolcheviques. Les syndicalistes allemands avaient un observateur en la personne d’Augustin Souchy, qui faisait en Russie un voyage d’études. Des délégués espagnols, seul Angel Pestana parvint à atteindre Moscou ; le délégué de l’USI, Armando Borghi, n’arriva qu’après la clôture.
Quant aux résolutions adoptées par le Congrès, on sait qu’elles étaient peu faites pour plaire aux syndicalistes révolutionnaires. Celle sur le rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne disait notamment :
L’Internationale communiste répudie de la façon la plus catégorique l’opinion suivant laquelle le prolétariat peut accomplir sa révolution sans avoir [un] parti politique. [...]
La propagande de certains syndicalistes révolutionnaires et des adhérents du mouvement industrialiste du monde entier (IWW) contre la nécessité d’un parti politique se suffisant à lui-même n’a aidé et n’aide, à parler objectivement, que la bourgeoisie et les « social-démocrates » contre-révolutionnaires. Dans leur propagande contre un parti communiste qu’ils voudraient remplacer par des syndicats ou par des unions ouvrières de formes peu définies et trop vastes, les syndicalistes et les industrialistes ont des points de contact avec des opportunistes avérés. [...] Le syndicalisme révolutionnaire et l’industrialisme ne marquent qu’un pas fait en avant que par rapport à l’ancienne idéologie inerte et contre-révolutionnaire, c’est-à-dire au communisme, le syndicalisme et l’industrialisme marquent un pas en arrière.
Après avoir constaté que l’apparition des soviets « ne diminue nullement le rôle dirigeant du parti communiste » et que l’opinion contraire « est profondément erronée et réactionnaire », la résolution poursuivait :
Le parti communiste n’est pas seulement nécessaire à la classe ouvrière avant et pendant la conquête du pouvoir, mais encore après celle-ci. L’histoire du parti communiste russe, qui détient depuis trois ans le pouvoir, montre que le rôle du parti communiste, loin de diminuer depuis la conquête du pouvoir, s’est considérablement accru.
Cette prise de position semblait fermer le Komintern aux organisations syndicalistes révolutionnaires, mais la porte leur était de nouveau ouverte, toutefois sous des conditions précises, par l’article 14 des statuts votés au Congrès. On y lit :
Les syndicats qui se placent sur 1e terrain du communisme et qui forment des groupes internationaux, sous le contrôle du Comité exécutif de l’Internationale communiste, constituent une section syndicale de l’Inter nationale communiste. Les syndicats communistes envoient leurs représentants au Congrès mondial de l’Internationale communiste par l’intermédiaire du parti communiste de leur pays. La section syndicale de l’Internationale communiste délègue un de ses membres auprès du Comité exécutif de l’Internationale communiste, où il a voix délibérative. Le Comité exécutif a le droit de déléguer, auprès de la section syndicale de l’Internationale communiste, un représentant qui a voix délibérative.[8]
Ce paragraphe mérite d’être commenté, car sa portée est double. D’une part, il marque une étape dans la lutte du Parti communiste russe pour se soumettre entièrement les syndicats qui essayaient, en Russie, de défendre ce qui restait de leur autonomie. C’est de ces syndicats qu’émana, fin 1919, la proposition de créer une Internationale syndicaliste rouge, mais pour les auteurs de cette proposition, il s’agissait d’une organisation existant à côté du Komintern. Or les dirigeants du Parti n’étaient nullement disposés à tolérer cette déviation aux principes centralistes ; et au IIIe Congrès des syndicats russes (avril 1920), où ceux-ci annoncèrent leur adhésion au Komintern, Zinoviev insista sur la subordination de la future Internationale syndicale à l’Internationale communiste.
D’autre part, l’article 14 des statuts était un défi manifeste aux organisations syndicalistes qui avaient eu, avant l’ouverture du Congrès, toute une série d’entretiens avec Alexandre Lozovsky et autres dirigeants russes, d’où sortit, le 15 juillet 1920, le Conseil provisoire de l’Internationale syndicaliste rouge. Au cours de ces entretiens, des divergences profondes s’étaient manifestées au sujet de la « dictature du prolétariat », du noyautage des syndicats réformistes préconisé par les bolcheviques, ainsi que des rapports entre le Komintern et l’ISR. Sur ce dernier point, il était clair que les délégués syndicalistes révolutionnaires avaient émis de profondes objections contre tout rôle dirigeant de l’Internationale communiste. L’adoption des statuts les mit dans l’obligation de reconsidérer leur attitude vis-à-vis d’un groupement international auquel ils étaient, en principe, favorables.
Dans ce but, la FAUD et le NAS convoquèrent une conférence syndicaliste internationale, qui eut lieu à Berlin, du 16 au 21 décembre 1920. Y prirent part des délégués des IWW, de quatre organisations argentines, du Comité syndicaliste révolutionnaire (la minorité de la CGT), de la FAUD (qui représentait aussi un groupe tchèque), des shop stewards anglais, de la SAC et du NAS. Par suite des arrestations, la CNT et l’USI ne purent se faire représenter. Quant aux fédérations norvégienne et danoise, elles envoyèrent des témoignages de sympathie. Enfin, un observateur des syndicats russes était présent ; son rôle se borna toutefois à émettre des doutes sur la raison même de la conférence, étant donné que le Congrès constituant de l’ISR, prévu pour mai 1921, devait discuter et décider de tout.
Les Hollandais présentèrent des thèses pour préciser le caractère qu’il fallait donner, selon eux, à la nouvelle Internationale. Ils insistaient pour que l’organisation révolutionnaire de la production et de la distribution fût prise en charge par les syndicats, et rejetaient l’ingérence des partis politiques ; c’était pour faire inclure ces points dans les statuts que la participation au Congrès de Moscou leur paraissait recommandable. De leur côté, les Français, instruits par Monatte [9], étaient opposés à tout ce qui pouvait affaiblir, selon leur point de vue, l’unité révolutionnaire : ils demandaient donc l’adhésion des syndicalistes au Profintern.
La minorité syndicaliste révolutionnaire française - déclarent-ils -, organisée au sein de la CGT réformiste, comprend des anarchistes syndicalistes, des syndicalistes-révolutionnaires et des syndicalistes socialistes communistes. Nous estimons que ces mêmes éléments peuvent entrer dans la composition de l’Internationale syndicale de Moscou, à laquelle la minorité révolutionnaire syndicaliste française a déjà donné son adhésion [...] Il s’agit pour l’instant de constituer une internationale syndicale capable d’action révolutionnaire et d’écarter toutes les questions secondaires de doctrine, sur lesquelles nous pouvons a priori n’être pas d’accord.[10]
Les Allemands ayant rappelé la résolution londonienne de 1913, une commission fut nommée (composée du délégué des IWW et d’un membre de la FAUD et du NAS) pour rédiger un projet de déclaration finale. Après ample discussion - la délégation française n’étant plus présente - la déclaration suivante fut adoptée à l’unanimité :
L’Internationale révolutionnaire du Travail se place sans aucune réserve sur le point de vue de la lutte de classe révolutionnaire et du pouvoir de la classe ouvrière.
L’internationale révolutionnaire du Travail tend à la destruction et au rejet du régime économique, politique et spirituel du système capitaliste et de l’État. Elle tend à la fondation d’une société communiste libre.
La Conférence constate que la classe ouvrière est seulement en état de détruire l’esclavage économique, politique et spirituel du capitalisme par l’application la plus sévère de ses moyens de pouvoir économiques qui trouvent leur expression dans l’action directe révolutionnaire de la classe ouvrière pour atteindre ce but.
L’Internationale révolutionnaire du Travail se place ensuite sur le point de vue que la construction et l’organisation de la production et de la distribution est la tâche de l’organisation économique dans chaque pays.
L’Internationale révolutionnaire du Travail est entièrement indépendante de chaque parti politique. Au cas où l’Internationale révolutionnaire du Travail se déciderait à une action, et que des partis politiques ou autres organisations se déclareraient d’accord avec celle-ci - ou en sens inverse -, alors l’exécution de cette action peut se faire en commun avec ces partis et organisations.
La Conférence fait appel urgent à toutes les organisations syndicalistes révolutionnaires et industrielles pour prendre part au congrès convoqué le 1er mai 1921 à Moscou par le Conseil provisoire de l’Internationale rouge du Travail, afin de fonder une Internationale révolutionnaire du Travail unifiée de tous les travailleurs révolutionnaires du monde.[11]
Un bureau d’information syndicaliste international fut chargé de se concerter, au sujet de cette résolution, avec les organisations intéressées non représentées à la Conférence, et de se mettre en rapport avec le Conseil provisoire de l’ISR. Ce bureau comprenait Rocker, l’Anglais jack Tanner (qui était à Moscou lors du IIe Congrès du Komintern) et B. Lansink fils, le Hollandais qui assumait les fonctions de secrétaire.
Ainsi, lorsque s’ouvrit le Ier Congrès du Profintern, presque toutes les organisations syndicalistes révolutionnaires y étaient représentées, à l’exception de la Confederaçâo General do Trabalho du Portugal et de la FAUD qui, toutes deux, bien que favorables à la création d’une Internationale syndicaliste, n’acceptaient pas celle qui allait être fondée à Moscou, sans garanties réelles quant à son indépendance. Le délégué de l’USI n’arriva pas à temps à Moscou pour participer au Congrès : comme en 1920, ce fut la Confederazione Generale del Lavoro qui représenta le syndicalisme italien. On sait comment celle-ci fut condamnée au Congrès constitutif de 1’ISR pour avoir gardé ses liens avec l’Internationale d’Amsterdam.
Le Congrès se tint du 3 au 19 juillet 1921. On l’avait reporté de mai en juillet pour le synchroniser avec le IIIe Congrès du Komintern, qui s’ouvrit le 22 juin. Là, devant le sensible déclin de la révolution européenne, Trotsky souligna une fois de plus la nécessité d’une direction révolutionnaire, c’est-à-dire du rôle dirigeant des partis communistes. Il fallait s’emparer des masses, comme le souligna Radek, et cela impliquait plus que jamais le noyautage des syndicats réformistes. Zinoviev, de son côté, consacra une grande partie de son rapport sur la question syndicale aux syndicalistes, chez lesquels il distinguait trois courants : le réformiste en faillite, à la Jouhaux ; les syndicalistes allemands et suédois qu’il critiqua âprement ; et la tendance représentée par la minorité syndicaliste révolutionnaire française. Ces derniers éléments étaient invités à rejeter la neutralité en matière politique qui les condamnait à être, dans la lutte décisive, « objectivement un facteur contre-révolutionnaire ». Leur place était, par contre, dans l’Internationale syndicale rouge.
Quant à celle-ci, elle devrait, pour des raisons tactiques, jouir temporairement d’une certaine indépendance vis-à-vis du Komintern, lequel, en attendant que les deux organisations aient fusionné, garderait néanmoins la direction politique. Zinoviev prononça son discours le jour même où s’ouvrit le Congrès du Profintern. Avant de parler de ses résultats, il est bon d’ouvrir une parenthèse pour expliquer le contexte dans lequel se déroulèrent les débats.
Déjà lors du IIe Congrès de l’Internationale communiste, des anarchosyndicalistes russes avaient eu des entretiens avec quelques délégués étrangers, Souchy, Pestana, Borghi et Lepetit notamment, pour les mettre au courant des persécutions dont étaient victimes les mouvements anarchiste et syndicaliste. La répression s’étant encore accrue après le départ des délégués, les dirigeants anarchosyndicalistes Grigorij Maximov, Efim Iarchuk et Sergei Markus essayèrent de faire parvenir, par l’intermédiaire de Rosmer, une protestation au Komintern. Pendant les pourparlers, en novembre 1920, plusieurs membres de l’organisation anarchiste Nabat furent arrêtés et emprisonnés à Moscou ; parmi eux, Voline et Marc Mratchnyi.
Quelques jours après qu’eut éclaté l’insurrection de Kronstadt, lorsque le Xe Congrès du Parti communiste russe entreprit de liquider les derniers vestiges d’opposition en son sein (8 mars 1921), ils furent rejoints en prison par Maximov et Iarchuk eux-mêmes.
Quand s’ouvrit le Congrès constituant du Profintern, les prisonniers décidèrent de faire la grève de la faim. Pour les soutenir, Alexandre Berkman, Emma Goldman et Alexandre Schapiro réunirent un certain nombre de délégués syndicalistes pour que ceux-ci en fassent état aux séances du Congrès. C’est alors qu’eurent lieu, dans les coulisses, de longs entretiens, auxquels furent mêlés Dzerjinsky et Lénine, et qui aboutirent à un compromis : le 12 juillet, Trotsky signait un document qui faisait libérer et expulser les anarchistes, en échange de quoi le sort du mouvement libertaire ne serait pas soulevé dans les discussions du Congrès.[12]
Mais paradoxalement, c’est Boukharine qui, peu avant la clôture du Congrès, remit la question sur le tapis : sans doute pour atténuer les impressions des délégués syndicalistes européens. Il tenta de faire une distinction entre l’anarchisme russe, de caractère criminel, et celui des pays d’Occident. Ce n’est que difficilement que le délégué français Sirolle put faire enregistrer une réfutation de cette calomnie. L’incident rendu public mit en relief la nature curieuse d’une politique qui cherchait à s’assurer la coopération des syndicalistes à l’étranger, tout en les arrêtant chez elle.
Entre-temps, Rosmer - avec Tom Mann, le plus en vue des syndicalistes convertis au bolchevisme - avait essayé de convaincre les syndicalistes révolutionnaires présents que l’étroite connexion entre le Komintern et le Profintern ne saurait être interprétée dans le sens d’une soumission de celui-ci à celui-là. Il n’y réussit guère, mais une majorité du Congrès vota les statuts de l’ISR où il était dit :
Art. XI. [La liaison avec l’Internationale communiste.] Pour établir des liens solides entre l’ISR et la III, Internationale communiste, le Conseil central :
Envoie au Comité exécutif de la IIIe Internationale trois représentants avec voix délibérative.
Organise des séances communes avec le Comité exécutif de la IIIP Internationale pour la discussion des questions les plus importantes du mouvement ouvrier international et pour l’organisation d’actions communes.
Quand la situation l’exige, il lance des proclamations d’accord avec l’Internationale communiste.[13]
On notera que ce texte représentait un pas en arrière des dirigeants russes : il n’y est pas question de la direction politique ou idéologique du Komintern. Ce recul fut imposé par des syndicalistes qui, partisans du nouveau groupement, visaient à rendre possible l’adhésion de leurs organisations respectives en éliminant les doutes qui persistaient chez elles. C’était le cas, en premier lieu, de quelques Français, qui se heurtaient à des tendances opposées au sein du Comité syndicaliste révolutionnaire.
Les délégués hollandais - tous d’anciens anarchistes fort impressionnés par la Révolution russe - se trouvaient dans une situation semblable au sein du NAS, où des tendances procommunistes et syndicalistes commençaient à se dissocier. Les délégués espagnols (dont Andrés Nin, le futur secrétaire du Profintern) essayèrent eux aussi d’obtenir le maximum d’indépendance pour convaincre la majorité de la CNT - en vain, comme on sait, car celle-ci allait considérer leur mandats (obtenus à une conférence non représentative) comme sans valeur et désavouer l’adhésion qu’ils avaient donnée au Profintern.
Or les concessions somme toute formelles qui sortirent des débats, ne suffirent pas à résorber l’opposition. Dans son compte-rendu très critique, George Williams, le délégué des IWW, a raconté comment les syndicalistes révolutionnaires allèrent jusqu’à tenir des conférences à part, pendant les dernières séances du Congrès et dans les jours qui suivirent, afin d’envisager la formation d’une opposition cohérente dans l’ISR.[14] Ce n’était là que le début d’un processus au cours duquel beaucoup de ces délégués se séparèrent du Profintern et condamnèrent sa tactique.
Nous nous sommes abstenus d’analyser ici les débats sur le programme de l’ISR. Ils n’ajoutèrent à peu près rien de nouveau aux points de vue exprimés auparavant par les protagonistes, lors du IIe Congrès du Komintern, et, d’ailleurs, l’écrasante majorité des Russes excluait toute surprise. De plus, la connexion Komintern-Profintern résumait en vérité tout le problème, car le rôle dirigeant dévolu à l’Internationale communiste impliquerait, nul n’en doutait, l’adoption de sa ligne politique. Finalement, l’adhésion au Profintern cessait d’être une question qui concernait simplement l’organisation internationale du syndicalisme : elle devenait de plus en plus une question qui déterminait l’attitude à adopter envers le régime russe.
Dès le début, les critiques anarchistes du bolchevisme n’avaient pas manqué, notamment celles de Domela Nieuwenhuis en Hollande et de Rocker en Allemagne. En juillet 1919, Malatesta écrivait :
Lénine, Trotsky et leurs camarades sont sûrement des révolutionnaires sincères, tels qu’on les voit définir la révolution, et ils ne trahiront pas, mais ils préparent les cadres gouvernementaux qui serviront à ceux qui viendront ensuite pour profiter de la révolution et pour l’assassiner. Eux, ils seront les premières victimes de leurs méthodes et je crains qu’avec eux s’écroulera aussi la révolution. L’histoire se répète ; mutatis mutandis, c’est la dictature de Robespierre qui amena Robespierre à la guillotine et prépara la voie à Napoléon.[15]
Mais c’est surtout en 1921 que les anarchistes et anarchosyndicalistes russes exilés ou réfugiés peuvent se faire entendre hors de Russie. Ce sont eux désormais qui, soutenus surtout par Rocker et la FAUD, vont contribuer d’une manière décisive à la prise de conscience des syndicalistes révolutionnaires et à la fondation de l’Internationale de Berlin. En octobre 1921, la FAUD tint son XIIIe Congrès, à Düsseldorf, et saisit l’occasion pour organiser une conférence avec les délégués étrangers qui étaient présents. Ceux-ci constatèrent que l’ISR ne représentait pas l’Internationale syndicaliste telle qu’ils l’envisageaient, et ils demandèrent la convocation d’un nouveau Congrès syndicaliste international, sur la base de la déclaration berlinoise de décembre 1920 (moins, naturellement, le dernier paragraphe). Ceux qui participaient à la conférence venaient d’organisations d’Allemagne, de Suède, de Tchécoslovaquie, de Hollande et des États-Unis. En ce qui concerne les délégués de ces deux derniers pays, il est peu probable qu’ils possédaient des mandats leur conférant le droit de prendre une telle décision. Rappelons donc brièvement ce qui se passait dans les différents mouvements.
Parmi les organisations présentes à Moscou, en été 1921, les IWW la Federacion Regional Obrera Agentina, la Federacion Regional Obrera de Uruguay, les syndicalistes des pays scandinaves, l’USI et la CNT décideront tour à tour de ne pas adhérer à l’ISR. Comme nous l’avons déjà dit, la FAUD et la CGT portugaise avaient renoncé à se faire représenter. C’est uniquement en France et en Hollande que la situation reste complexe. Partout ailleurs, les syndicalistes révolutionnaires ont massivement rejeté le Profintern. Il s’agit maintenant de les rassembler.
Vu leur situation particulière, les Français et les Hollandais ne joueront qu’un rôle très restreint dans l’entreprise d’unification. En France, la scission de la CGT devient inévitable dès la fin de l’année 1921. En juin 1922, au Congrès de Saint-Étienne, se constitue la CGT-Unitaire, formée d’une majorité pro-communiste et d’une minorité syndicaliste révolutionnaire de tendance anarchosyndicaliste. Dès le début, l’unité de la nouvelle CGT est précaire ; pour la préserver, le IIe Congrès du Profintern se verra obligé de proclamer ouvertement son indépendance vis-à-vis du Komintern ; c’est seulement dans ces conditions que la CGTU pourra, au Congrès de Bourges, en novembre 1923, adhérer à l’ISR. Dans les années suivantes, les syndicalistes révolutionnaires vont quitter peu à peu la CGTU, mais ce n’est qu’en novembre 1926 que, sous l’égide de l’AIT de Berlin, ils décideront de fonder une organisation à part, la troisième CGT, la CGT syndicaliste révolutionnaire.
En Hollande, après le Congrès constituant du Profintern, le NAS est de plus en plus divisé. Un référendum parmi ses membres refuse, au milieu de 1922, l’affiliation à l’ISR, mais les décisions susmentionnées du IIe Congrès du Profintern rouvrent la question, et la majorité du Comité hollandais décide de ne participer au Congrès constituant de l’AIT que pour essayer d’empêcher la fondation de celle-ci, en faisant appel à l’unité du mouvement syndicaliste. En 1923, le Congrès du NAS et un nouveau référendum confirment cette tendance : le Profintern l’emporte, et c’est alors que la minorité se sépare pour créer, en juin, le Nederlands Syndicalistisch Vakverbond, qui adhère à l’AIT de Berlin. Le NAS, pour sa part, ne s’affilie finalement à l’ISR qu’en décembre 1925, pour la quitter de nouveau en 1927, lorsque les divergences entre ses dirigeants et le Parti communiste hollandais aboutirent à la rupture.
Le Congrès syndicaliste international, décidé en octobre 1921, ne fut tout d’abord qu’une conférence, qui se tint à Berlin, du 16 au 18 juin 1922. Des délégués de la CGTU, de la FAUD, de la SAC et des syndicalistes norvégiens, de l’USI, de la Minorité syndicaliste révolutionnaire russe (représentée par Mratchnyi et Schapiro) et de la CNT y participèrent. Les Espagnols n’arrivèrent que le dernier jour. Un observateur de l’Union des marins, du NAS, était présent, tandis que les IWW, la CGT portugaise et les syndicalistes danois avaient envoyé des messages. Un observateur des syndicats russes était également là.
Celui-ci arriva juste au moment où la conférence discutait une résolution qui condamnait sévèrement le gouvernement russe pour ses persécutions contre les anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, et blâmait le Komintern et l’ISR de rester muets en face de cette répression. L’arrivée du délégué bolchevique arracha à Mratchnyi les paroles suivantes :
Ces messieurs qui se présentent ici à titre de délégués des syndicats rouges de Russie - et s’ils sont rouges, c’est du sang des ouvriers et paysans qu’ils continuent à répandre pour conserver leur pouvoir -, nous les considérons comme représentants du gouvernement russe, de la Tcheka - de celle qui persécute et arrête les ouvriers révolutionnaires, de ceux-mêmes qui nous ont arrêtés et expulsés.[16]
La rupture des délégués présents avec Moscou était donc aussi évidente que nette et la délégation russe s’empressa de quitter la conférence.
Les principales tâches que la conférence se donna comprenaient la discussion des principes et de la tactique du syndicalisme révolutionnaire, et la définition de l’attitude à adopter à l’égard de l’ISR. Sur le premier point, elle adopta une motion de Rocker, composée de dix paragraphes où celui-ci précisait le caractère du syndicalisme révolutionnaire. C’est ce texte qui deviendra, six mois plus tard, la déclaration des principes de l’Association Internationale des Travailleurs. Rocker y définit, en le résumant, le syndicalisme révolutionnaire :
Le syndicalisme révolutionnaire, se basant sur la lutte des classes, tend à l’union de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans des organisations économiques de combat luttant pour leur affranchissement du joug du salariat et de l’oppression de l’État. Son but consiste en la réorganisation de la vie sociale sur la base du communisme libre, au moyen de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière elle-même. Il considère que seules les organisations économiques du prolétariat sont capables de réaliser ce but, et s’adresse, par conséquent, aux ouvriers en leur qualité de producteurs et de créateurs des richesses sociales, en opposition aux partis politiques ouvriers modernes qui ne peuvent jamais être considérés du point de vue de la réorganisation économique.
Le syndicalisme révolutionnaire est ennemi convaincu de tout monopole économique et social et tend vers leur abolition au moyen de communes économiques et d’organes administratifs des ouvriers des champs et des usines sur la base d’un système libre de Conseils affranchis de toute subordination à tout pouvoir ou parti politique. Il érige contre la politique de l’État et des partis, l’organisation économique du travail ; contre le gouvernement des hommes, la gestion des choses. Il n’a pas, par conséquent, pour but la conquête des pouvoirs politiques, mais l’abolition de toute fonction étatiste dans la vie sociale. Il considère qu’avec le monopole de la propriété doit aussi disparaître le monopole de la domination, et que toute forme d’État, la forme de la « dictature du prolétariat » y comprise, ne peut jamais être un instrument d’affranchissement, mais sera toujours créateur de nouveaux monopoles et de nouveaux privilèges.
Enfin, la déclaration précise :
Ce n’est que dans les organisations économiques révolutionnaires de la classe ouvrière que se trouve la force capable de réaliser son affranchissement et l’énergie créatrice nécessaire pour la réorganisation de la société sur la base du communisme libre.[17]
Nous reviendrons plus loin sur l’importance de ce document qui concrétise en termes succincts, le passage du syndicalisme révolutionnaire à l’anarchosyndicalisme. Quant au Profintern, l’opinion à peu près générale de la conférence - à l’exception, toutefois, de la délégation française qui, dans l’attente des décisions du Congrès de Saint-Étienne, s’abstint de prendre la parole - fut exprimée par Alexandre Schapiro :
Ou bien - déclara-t-il - nous poserons des conditions élémentaires [à notre adhésion] que l’ISR se fera un plaisir d’accepter, et alors nous sentirons, aussitôt adhérés, que nous sommes pieds et poings liés, ou bien nous poserons des conditions tellement sévères que nous saurons d’avance qu’elles seront inacceptables par l’ISR. Dans le premier des cas, ce serait ou bien trahir le syndicalisme révolutionnaire ou bien vous préparer à quitter bientôt l’ISR comme c’est le cas avec l’Espagne et l’Italie. Dans le second cas, c’est agir à titre de démagogues, et nous ne pouvons jamais nous permettre ce luxe bolchevique. Il en résulte que nous, ici à la Conférence, devons simplement poser les bases d’une organisation internationale syndicaliste, ou au moins faire les préparatifs nécessaires pour organiser une telle Internationale, et laisser aux Russes de décider s’ils sont d’accord avec nos principes ou non. Nous croyons la représentation des syndicalistes au IIe Congrès de l’ISR illusoire et même dangereuse. Notre devoir est d’organiser notre congrès et y inviter les Russes - les seuls au sujet desquels le conflit existe.
De son côté, Rocker précisa :
Il est bien temps de se demander que représente l’ISR ? Tant qu’elle n’aura pas la possibilité d’accaparer les syndicalistes, il n’y restera, en dehors de la Russie, que Bukhara, la Palestine et peut-être encore le Kamtchatka.[18]
Conséquemment, la Conférence vota une résolution disant que le Profintern « ne représente, en [lui]-même, ni au point de vue des principes, ni à celui des statuts, une organisation internationale capable de souder le prolétariat révolutionnaire mondial en un seul organisme de lutte », et décida de nommer un bureau provisoire chargé de convoquer, à Berlin, en novembre 1922, un congrès international des syndicalistes révolutionnaires. Entrèrent dans ce bureau, Rudolf Rocker, Armando Borghi, Angel Pestana, Albert Jensen et Alexandre Schapiro.
À partir de ce moment, tout alla très vite : le congrès, reporté de quelques semaines pour qu’on puisse connaître les résultats du IIe Congrès de l’ISR, se tint du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923.
Y envoyèrent des délégués (ou des adhésions écrites) les centrales syndicalistes révolutionnaires des pays suivants : Allemagne, Argentine, Chili, Danemark, Espagne, Italie, Mexique, Norvège, Portugal, Suède, Tchécoslovaquie. Les communistes conseillistes allemands de l’Allgemeine Arbeiter Union (Einheitsorganisation) y étaient représentés par Franz Pfemfert. Il y eut des observateurs français, notamment du Comité de défense syndicaliste qui s’était constitué au sein de la CGTU. Le NAS hollandais y joua le rôle dont nous avons déjà parlé. De la Russie, il n’y eut, bien entendu, que la Minorité anarchosyndicaliste.
Le congrès confirma entièrement les décisions prises à la conférence de juin 1922. La modification des statuts du Profintern, obtenue à Moscou par la CGTU, fut considérée comme une « duperie » qui n’apportait aucun argument contre la fondation de l’Association internationale des travailleurs. L’introduction aux statuts de la nouvelle Internationale, qui précédait les « Principes du syndicalisme révolutionnaire » rédigés par Rocker à l’intention de la conférence de juin, décrivait brièvement la caractéristique des Internationales d’Amsterdam et de Moscou :
L’Internationale d’Amsterdam, perdue dans le réformisme, considère que la seule solution au problème social réside dans la collaboration de classe, dans la cohabitation du Travail et du Capital et dans la révolution patiemment attendue et réalisée, sans violence ni lutte, avec le consentement et l’approbation de la bourgeoisie. L’Internationale de Moscou, de son côté, considère que le Parti communiste est l’arbitre suprême de toute révolution, et que ce n’est que sous la férule de ce parti que les révolutions à venir devront être déclenchées et consommées. Il est à regretter que dans les rangs du prolétariat révolutionnaire conscient et organisé il existe encore des tendances supportant ce qui, en théorie comme en pratique, ne pouvait plus tenir debout : l’organisation de l’État, c’est-à-dire l’organisation de l’esclavage, du salariat, de la police, de l’armée, du joug politique, en un mot, de la soi-disant dictature du prolétariat qui ne peut être autre chose qu’un frein à la force expropriatrice directe et qu’une suppression de la souveraineté réelle de la classe ouvrière et qui devient par là, la dictature de fer d’une clique politique sur le prolétariat.[19]
Le nom donné à la nouvelle organisation, l’Association Internationale des Travailleurs, se référait évidemment à celui de la Première Internationale dont l’Internationale de Berlin se considérait en effet comme la continuation, et tout particulièrement de son aile bakouniniste. Là, peut-être, il y avait quelque chose de plus juste encore que lorsque James Guillaume notait, en 1910 : « Qu’est-ce que c’est la CGT sinon la continuation de l’Internationale ? » [20]
Mais pour l’élucider, il faudrait faire un rapport à part sur Bakounine et la Première Internationale. En tout cas, on peut souscrire à cette opinion si l’on assimile la tendance bakouniniste dans l’Internationale aux grandes organisations espagnole et italienne, fondées sur les principes du collectivisme fédéraliste bakouninien.[21]
La seule grande organisation dont l’absence à Berlin a pu étonner, ce sont les IWW américains. Fondés à Chicago, en 1905, les IWW étaient une véritable organisation syndicale révolutionnaire, qui rejetait l’ingérence des partis politiques et prévoyait - comme la Charte d’Amiens - que les institutions de la société future sortiraient des organisations économiques actuelles de la classe ouvrière.
À l’organisation syndicale de l’American Federation of Labor, les IWW opposaient leur organisation industrielle. S’ils ne sont pas entrés dans l’AIT, il faut, une fois de plus, en chercher la raison dans le fait qu’ils se considéraient comme étant eux-mêmes une Internationale. Bien qu’il y eût, en effet, des organisations des IWW en Angleterre, en Australie, au Mexique, en Argentine et au Chili, le caractère international de ceux-ci se fondait surtout sur le fait qu’ils englobaient des membres de toutes les nationalités des États-Unis. Mais les IWW du Chili n’ont pas vu d’inconvénient à adhérer à l’AIT. En somme, l’Internationale de Berlin avait bien réussi à contrecarrer l’activité de Moscou, dont un représentant qualifié, le secrétaire général permanent de l’ISR, Lozovski, résumait, en 1930, le sens :
Dès la fondation du Profintern - écrivit-il - toute l’activité de ses sections consiste à pousser la politique communiste dans le mouvement syndical, à conquérir les masses pour les partis communistes et le Komintern, et à élargir l’influence des idées communistes parmi des couches toujours nouvelles des ouvriers. Voila la raison de la naissance de l’ISR ;c’est cette activité que l’ISR a menée durant les 10 années de son existence.[22]
On ne saurait mieux dire.
Si l’on examine tout le processus qui, de 1913 à 1922, précéda la naissance de l’Association Internationale des Travailleurs, on s’aperçoit que la fondation d’une Internationale syndicaliste découlait d’une interprétation nouvelle du syndicalisme révolutionnaire. Les données, créées par la guerre et par la période révolutionnaire qui suivit, avaient, d’une part, retardé en quelque sorte la fondation d’une organisation internationale et, d’autre part, modifié le contenu théorique que ses adhérents allaient apporter. C’est sous ce rapport que l’anarchosyndicalisme préconisé par l’Internationale de Berlin se distinguera du syndicalisme révolutionnaire tout en étant en quelque sorte son prolongement. L’anarchosyndicalisme a acquis la conviction que le syndicalisme ne peut pas être neutre en matière politique, comme le veut la Charte d’Amiens. Sur ce point, les anarchosyndicalistes pourront même souscrire à ce qu’écrivait Trotsky, le 13 juillet 1921, à Monatte :
De nouvelles questions immenses se sont posées devant nous... La Charte d’Amiens n’y contient pas de réponse. Quand je lis la Vie ouvrière, je n’y trouve pas plus de réponse aux questions fondamentales de la lutte révolutionnaire. Est-il possible qu’en 1921, nous ayons à retourner aux positions de 1906 et à « reconstruire » le syndicalisme d’avant-guerre... Cette position amorphe, elle est conservatrice, elle risque de devenir réactionnaire.[23]
Or il va sans dire que l’anarchosyndicalisme tirait de la situation des conclusions tout à fait inverses. Pour lui, le processus des années 1914-1921 avait mis en lumière la nécessité de substituer à la neutralité politique du syndicalisme une lutte active contre les partis politiques dont le but constant est de conquérir le pouvoir d’État et non pas de le détruire : si donc le syndicalisme veut l’abolition de l’État, il doit aussi vouloir la disparition des partis politiques et du parlementarisme.
Je voudrais ici, faire une remarque, en somme un éclaircissement terminologique à propos du terme anarchosyndicalisme dont les utilisations vagues, la plupart du temps, dans la littérature sur la théorie et le mouvement syndicaliste révolutionnaire n’aident à en éclaircir ni la théorie ni les faits.
Il faudrait, je pense, appliquer le terme anarchosyndicalisme seulement à la doctrine et au mouvement d’un caractère syndicaliste révolutionnaire, ou unionisme industriel, qui préconisent comme but révolutionnaire et socialiste la disparition de l’État et du capitalisme, la reconstruction de la société sur la base du fédéralisme par les organisations économiques de la classe ouvrière, affranchies de tout pouvoir d’État ou parti politique.
L’anarchosyndicalisme constitue en même temps un prolongement de l’anarchisme. Déjà la CGT française avait été sous influence des anarchistes - et d’abord de Fernand Pelloutier - qui l’avaient imprégnée de l’esprit antiautoritaire, antimilitariste, antipatriotique. Le caractère autonome, a-politique et a-parlementaire de ladite CGT avait toujours trouvé chez les anarchistes des défenseurs acharnés ; et il suffit de rappeler les noms d’un Pouget ou d’un Delesalle pour montrer combien fut important l’apport anarchiste au syndicalisme révolutionnaire d’avant la Première Guerre mondiale.
Un an après l’adoption de la Charte d’Amiens, le syndicalisme révolutionnaire fut le principal thème des discussions au Congrès anarchiste international tenu à Amsterdam, en 1907 ; et c’est là qu’eut lieu le fameux débat qui opposa Pierre Monatte à Errico Malatesta. Ce dernier, on le sait, n’était nullement hostile à ce que les anarchistes entrassent dans les syndicats, au contraire : comme Kropotkine, Malatesta a toujours approuvé cette ligne de conduite. Mais il s’élevait contre l’opinion émise dans la Charte d’Amiens, à savoir que le syndicalisme se suffit à lui-même. Du point de vue anarchiste, c’était pour Malatesta prendre les moyens pour le but.
Cependant, il faut situer ailleurs le problème essentiel qui ressort de la Charte d’Amiens. Celle-ci comprend deux points fondamentaux : la lutte contre le capitalisme par les moyens de l’action directe et la conception qui fait des syndicats les organismes qui préfigurent l’avenir. Or ces deux points sont totalement incompatibles avec les buts et la tactique des partis politiques. Mais la neutralité politique qui aboutissait en fin de compte à nier purement et simplement l’existence de ces partis, engendrait une profonde contradiction à la base même du programme cégétiste - contradiction qui deviendra de plus en plus manifeste lorsque la CGT se transformera en champ de bataille des différentes tendances politiques et finira, en 1914, par abandonner ses positions antimilitariste et antipatriotique.
Si des doutes avaient subsisté pour une importante fraction des anarchistes quant à la neutralité politique des syndicats, la Révolution russe les aurait complètement dissipés. Il faut reconnaître qu’avant 1917, les anarchistes s’étaient en général peu souciés des problèmes économiques concrets qu’allait poser la révolution ; or les événements en Russie amenèrent une partie d’entre eux à cette conclusion que Mark Mratchnyi tirerait plus tard :
« Nous avons perdu beaucoup de temps en poursuivant notre organisation à nous, tandis que les intérêts fondamentaux de la Révolution exigeaient l’organisation des masses ouvrières. » [24]
Les anarchistes russes furent bien obligés de se rendre compte de l’importance de ce problème par l’application de ce que la résolution initiale du Conseil provisoire de l’ISR appelait le « moyen décisif et transitoire de la dictature du prolétariat ». Face à la dictature du Parti communiste russe, les anarchosyndicalistes défendirent des conceptions que nous allons essayer de résumer.
Personne n’a jamais pensé, disaient-ils, qu’après une révolution sociale, c’est-à-dire après une révolution expropriatrice et antiétatique, une société communiste libre s’instaurerait immédiatement. Des périodes de transition seront inévitables - mais il ne faut pas que ces périodes de transition dégénèrent en système qui se dirait provisoire tout en poursuivant sa consolidation. Les périodes transitoires doivent suivre les voies qu’indiquent les principes fondamentaux que la révolution elle-même a proclamés dans sa phase de destruction et de reconstruction. Ce qui importe, c’est que les actes post-révolutionnaires tendent à se rapprocher de plus en plus des principes directeurs du fédéralisme antiautoritaire, du collectivisme.
Pour les anarchosyndicalistes russes, il fallait en tirer les conséquences. Il n’y a qu’un seul terrain pour la préparation pratique de la révolution : c’est celui de l’organisation des travailleurs, non pour exploiter cette organisation au profit de leur groupement idéologique, mais pour la rendre apte à mener la lutte dans la direction que les anarchistes considèrent comme la seule capable de conduire vers une société libertaire. Les anarchistes se refusant à diriger les travailleurs, puisqu’ils ne veulent pas devenir un parti politique, il leur reste un rôle à jouer : celui de coopérer avec les travailleurs pour que ceux-ci puissent se diriger eux-mêmes et gérer en commun la vie économique, politique et sociale du pays.[25]
L’analyse des anarchosyndicalistes ne fut pas acceptée par tous les Russes. Peut-être faut-il dire leurs conclusions. Car la fameuse Plate-forme d’organisation de l’Union générale des anarchistes, publiée, en 1926, par un groupe d’anarchistes émigrés à Paris, fait aussi la critique d’un anarchisme qui s’abstient ou même refuse de considérer concrètement les problèmes de la révolution. Ce groupe, dont Petr Archinov a été le porte-parole le plus connu mais qui comprenait aussi Nestor Makhno, en arrive à la conclusion qu’il faut créer une direction anarchiste de la Révolution. La Plate-forme dit :
« Toute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre, chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union. » [26]
Ce qu’elle préconise, c’est un parti anarchiste.
Critiquant cette manière de voir, Malatesta défendit à nouveau l’opinion qu’il avait déjà émise au Congrès anarchiste de 1907, à savoir que les anarchistes doivent être présents dans les organisations des travailleurs, non certes pour les diriger mais pour les influencer dans un sens libertaire. L’anarchosyndicalisme allait encore plus loin dans sa critique du plate-formisme. Pour lui, aucune organisation idéologique - ni parti politique ni groupe anarchiste - ne peut assumer la tâche de préparer la révolution sociale de la classe ouvrière ; et celle-ci devra combattre toute tentative d’accaparer ces organisations autonomes, même pour des buts qualifiés libertaires. Les anarchistes peuvent parfaitement s’organiser en dehors du mouvement ouvrier, mais celui-ci n’en doit pas moins rester le centre naturel de leurs efforts.
Dans son rapport, notre collègue Elorza a parlé des différents courants qu’a connus la CNT à savoir le syndicalisme révolutionnaire pur et un peu étatisant de la tendance d’Angel Pestana, ou le mouvement spécifiquement espagnol et très prédominant des anarchistes, disons plutôt de la FAI, car il y avait d’autres anarchistes.[27]
J’entends surtout parler de ces autres anarchistes, qui représentaient une troisième tendance, moins spectaculaire, mais à laquelle appartenaient des anarchistes (non affiliés à la FAI) qui militaient dans la CNT et au premier rang - soit comme orateurs de talent ou rédacteurs des organes de la CNT : Solidaridad Obrera, CNT, de Madrid - des hommes tels qu’Eusebio C. Carbo et Val Orobon Fernandez qui, tous les deux, faisaient partie de l’AIT et défendaient les principes et la tactique anarchosyndicaliste que celle-ci préconisait.
Dans ce contexte, je rappellerai qu’en 1932, l’anarchosyndicaliste russe Alexandre Schapiro se rendit en Espagne chargé par le secrétariat de l’AIT d’étudier les divers courants de la CNT. Son rapport très dense et confidentiel fut présenté et discuté à la conférence de l’AIT d’avril 1933, tenue à Amsterdam, où on décida de transférer le bureau de l’AIT, jusqu’alors à Berlin, en Espagne.
Le rapport de Schapiro est un document d’une grande valeur en raison de l’analyse profonde et critique qu’il fait des rapports entre la FAI et la CNT et au sein même de celle-ci - document d’autant plus historique que les conclusions de cette analyse furent confirmées par les événements de 1936.[28]
« Les « plate formistes » - écrivait, en 1931, Alexandre Schapiro -, partisans d’un parti anarchiste, avec tout ce que cela comporte [ ...] et qui protestent contre la pétrification (de l’anarchisme) et le « cuire dans son jus », sont tombés [...] dans la tendance du bolchevisme triomphant , dont ils ont pris la tactique, les méthodes de lutte et les formes d’organisation. Sans s’en apercevoir, ils ont sacrifié Bakounine aussi bien que Kropotkine.
En rejetant tant les idées infantiles et naïves sur la révolution sociale que la bolchevisation de Bakounine et de Kropotkine, l’anarchosyndicalisme préfère coopérer à la création d’un mouvement capable d’assumer les responsabilités d’une ère nouvelle.
L’anarchosyndicalisme, c’est l’Association internationale des travailleurs qui ne borne pas ses activités à la lutte quotidienne pour des améliorations de détail, mais met en tout premier lieu, comme l’a si bien dit Kropotkine, la question de la reconstruction de la société. » [29]
Si j’en crois les apparences, nous aurons bientôt l’occasion d’entendre parler à nouveau du mouvement anarchosyndicaliste. L’idéologie du socialisme libertaire d’inspiration bakouninienne a toujours trouvé en Espagne sa plus forte résonance. C’est là que s’était développée la plus grande, la plus efficace, la mieux organisée de toutes les fédérations de la Première Internationale, comme d’ailleurs des fédérations de l’Internationale anarchosyndicaliste.
Après 38 ans de persécutions et d’illégalité, la CNT, et avec elle l’anarchosyndicalisme, a affirmé de nouveau sa présence.
View online : Source : Article précédemment mis en ligne par la CNT-AIT et légèrement revu.
[1] Christiaan Cornelissen (1864-1942), proche collaborateur de Ferdinand Domela Nieuwenhuis, assista aux congrès de l’Internationale socialiste à Bruxelles (1891), Zurich (1893) et Londres (1896). En 1893, il fut l’un des fondateurs du Secrétariat national du travail hollandais (NAS). Après un différend avec Domela Nieuwenhuis, surtout au sujet du rôle des syndicats, il partit pour la France en 1898. Il collabora à l’organe de la CGT, la Voix du peuple et, en 1911, devint rédacteur de la Bataille syndicaliste. De 1907 à 1914, il rédigea le Bulletin international du mouvement syndicaliste. Il publia notamment un Traité général de science économique (5 vol., Paris, 1926-1944). En traduction espagnole, on a de lui la Evolucion de la sociedad moderna (Buenos Aires, 1934) et El Comunismo libertario y el régimen de transicion (Valencia, 1936).
[2] « Le congrès syndicaliste international», la Vie Ouvrière, 5 avril 19313, p. 407.
[3] Outre De Ambris, cette délégation comprenait deux autres italiens : E. Rossoni, délégué de l’Unione Sindicale Milanese et de la Camera del Lavoro di Bologna, et Silvio Corio, pour la Camera del Lavoro di Parma e Provincia
[4] Cité par Alfred Rosmer, « Le Congrès de Londres », la Vie ouvrière, 20 octobre 1913, 455.
[5] Alexandre Schapiro, « Las Internationales sindicales : Amsterdam, Moscú, Berlín », La Protesta. Suplemento semanal, 24 août-14 septembre 1925.
[6] La III° Internationale communiste. Thèses adoptées par le I° Congrès. Documents officiels pour l’année 1919-1920, Pétrograd, 1920, p. 28.
[7] José Peirats, La CNT en la revolución española, vol. I, Paris, 1971, p. 29.
[8] Le Phare, La Chaux-de-Fonds, décembre 1920 (numéro spécial. Thèses, conditions et statuts de l’Internationale communiste), pp. 155-156, 159-211.
[9] Dans le Bulletin international des syndicalistes révolutionnaires et industrialistes (Berlin, 16 juin 7922, p. 17), on lit : « Les délégués français, Jean Ceppe et V. Godonnèche, jouèrent à cette conférence un rôle assez piteux. Ils présentèrent une déclaration écrite et quittèrent la Conférence, refusant de participer, jusqu’à la fin, à ses travaux. Plus tard, aux séances des syndicalistes minoritaires au Congrès de Lille en 7921, Monatte expliqua au représentant des syndicalistes allemands, A. Souchy, que c’est lui qui envoya Ceppe et Godonnèche à Berlin dans le but spécifique d’empêcher, par tous les moyens possibles, la création d’une Internationale syndicaliste ».
[10] Communication concernant la Conférence syndicaliste internationale tenue à Berlin du 16 au 21 décembre 1920, Amsterdam [1921], p. 4.
[11] Ibid. pp. 7-8.
[12] Voir G.P. Maximov, The Guillotine at Work. Twenty Years of Terror in Russia (Data ans Documents), Chicago, 1940, pp. 475-502.
[13] Résolutions et statuts adoptés au I° Congrès international des syndicats révolutionnaires. Moscou, 3-19 juillet 1921, Paris, 1921, p. 69.
[14] Georde Williams, The First Congress of the Red Trade Union International at Moscow, 1921. A report of the proceedings, 2° éd. Revue, Chicago, s.d., pp. 27-38.
[15] Lettre d’Errico Malatesta à Luigi Fabbri, Londres, 30 juillet 1919. Fabbri publiait cette lettre comme avant-propos à son livre Dittatura e rivoluzione (Ancona 1921) ; pour la traduction espagnole, voir Luis Fabbri, Dictaturia y revolucion, Buenos Aires, 1923.
[16] Bulletin international des syndicalistes révolutionnaires et industrialistes, Berlin, n° 2-3, août 1922, p.6.
[17] Ibid, pp. 15-16
[18] Ibid, pp. 12-13.
[19] Bulletin d’information de l’Association internationale des travailleurs, Berlin, n°1,15 janvier 1923, p. 3.
[20] James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (1864-7878), vol. IV, Paris, 1910, p. VII.
[21] Bakounine avait fort bien compris le caractère de la Première Internationale qui était d’unir tous les ouvriers décidés à résister au patronat et, par la pratique d’une solidarité réelle entre travailleurs, par les luttes revendicatives et les grèves, les amener à une conscience plus claire de leur condition sociale et leur faire entrevoir la voie menant à leur émancipation complète. C’est donc par la pratique, par l’expérience collective de la lutte que l’Internationale permettait aux ouvriers de développer les germes de la pensée socialiste qu’ils portaient en eux, de prendre conscience de ce qu’ils voulaient instinctivement, mais n’arrivaient pas à formuler. Bakounine - qu’on le sache ou non - a été un homme d’organisation qui considérait la lutte syndicale comme essentielle. Il fut le rédacteur de l’Egalité, l’organe de la section genevoise de l’Internationale, où il écrivit de multiples articles sur les grèves, etc. ; et dans ses lettres aux militants de Bologne et de la Romagne, il insista toujours sur l’importance de la lutte quotidienne. Le fait de préconiser le refus de toute participation au radicalisme bourgeois impliquait l’organisation, en dehors de la politique, des forces du prolétariat. Et la base de cette organisation est tout indiquée : ce sont « les ateliers de la fédération des ateliers ».
[22] « Der zehnji3hrige Weg der RGI », Rotes Gewerkschafts Bulletin, Berlin, 26 juillet 1930.
[23] Syndicalisme révolutionnaire et communisme. Les archives de Pierre Monatte, présentation de Colette Chambelland et de Jean Maitron, Paris, 1968, p. 296.
[24] Mark Mratchnyi, « Selbstgeständnisse und Ergebnisse », Erkenntnis und Befreiung, Vienne, V° année, n°38, 1923.
[25] Voir Alexandre Schapiro « L’œuvre des anarchistes dans la révolution », l’Idée anarchiste, 10 juillet 1924 ; et du même auteur, « Les périodes transitoires de la révolution », la Voix du travail, février 1927.
[26] Plate-forme d’organisation de l’Union générale des anarchistes (projet), Paris, 1926, p. 30.
[27] Je me souviens d’une conversation qu’en 1931, à Barcelone, j’eus avec Pestaña. Comme il critiquait la politique de la FAI, je repondis qu’on ne pouvais pas imaginer une CNT sans les anarchistes. Irrité, il me rétorqua : « Moi aussi, je suis anarchiste ».
[28] Ce rapport qui n’avait jamais été publié a paru récemment en allemand, en extraits : Alexandre Schapiro, « Bericht über die Confederacion Nacional del Trabajo (CNT) und den Aufstand in Spanien im Januar 1933 », introd. de Jaap Kloosterman, Jahrbuchh Arbeiterbewegung, vol. IV, Francfort/M, 1976, pp. 159-194.
[29] Alexandre Schapiro, « Peter Kropotkin, die Arbeiterbewegung und die internationale Organisierung der Arbeiter », Die Internationale (FAUD), janvier 1923.