Titre: Manifeste de l’Anarchie
Date: Avril 1850
Source: Consulté le 2 mai 2016 de http://www.panarchy.org/bellegarrigue/manifesto.html
Notes: Anselme Bellegarrigue naquit à Toulouse entre 1820 et 1825 et mourut probablement en Amérique Centrale vers la fin du XIXe siècle. Il fut un anarchiste individualiste. Il écrivit et publia entre octobre et décembre 1848 un pamphlet Au fait ! Au fait ! Interprétation de l’idée démocratique. En 1850 il fût sortir deux numéros de l’Anarchie, Journal de l’Ordre. Dans le premier numéro parut le Manifeste de l’Anarchie qui est présenté ici.

L’anarchie, c’est l’ordre

Si je me préoccupais du sens communément attaché à certains mots, une erreur vulgaire ayant fait d’anarchie le synonyme de guerre civile, j’aurais horreur du titre que j’ai placé en tête de cette publication, car j’ai horreur de la guerre civile.

Je m’honore et je me flatte tout à la fois de n’avoir jamais fait partie d’un groupe de conspirateurs ni d’un bataillon révolutionnaire ; je m’en honore et je m’en flatte, parce que cela me sert à établir, d’un côté, que j’ai été assez honnête pour ne pas duper le peuple, et, de l’autre, que j’ai été assez habile pour ne pas me laisser duper par les ambitieux. J’ai regardé passer, je ne dirai pas sans émotion, mais au moins puis-je dire avec le plus grand calme, les fanatiques et les charlatans, prenant en pitié les uns et méprisant souverainement les autres. Et quand, ayant dressé mon enthousiasme à ne bondir que dans l’étroite circonscription d’un syllogisme, j’ai voulu, après des luttes sanglantes, additionner la somme de bien-être que m’avait rapportée chaque cadavre, j’ai trouvé zéro au total ; or, zéro c’est néant.

J’ai horreur du néant ; j’ai donc horreur de la guerre civile.

Que si j’ai écrit ANARCHIE sur le frontispice de ce journal, ce ne peut être, par conséquent, pour laisser à ce mot la signification que lui ont donné, fort à tort, ainsi que je l’expliquerais tout à l’heure, les sectes gouvernementalistes, mais pour lui restituer, tout au contraire, le droit étymologique que lui concèdent les démocraties.

L’anarchie est le néant des gouvernements. Les gouvernements, dont nous sommes les pupilles, n’ont naturellement trouvé rien de mieux à faire qu’à nous élever dans la crainte et l’horreur du principe de leur destruction. Mais comme, à son tour, les gouvernements sont le néant des individus ou du peuple, il est rationnel que le peuple, devenu clairvoyant à l’endroit des vérités essentielles, reporte sur son néant propre toute l’horreur qu’il avait d’abord ressentie pour le néant de ses instituteurs.

L’anarchie est un vieux mot, mais ce mot exprime pour nous une idée moderne, ou plutôt un intérêt moderne, car l’idée est la fille de l’intérêt. L’histoire a appelé anarchique l’état d’un peuple au sein duquel se trouvaient plusieurs gouvernements en compétition, mais autre chose est l’état d’un peuple qui, voulant être gouverné, manque de gouvernement précisément parce qu’il en a trop, et autre chose l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus. L’anarchie antique a été effectivement la guerre civile et, cela, non parce qu’elle exprimait l’absence, mais bien la pluralité des gouvernements, la compétition, la lutte des races gubernatives.

La notion moderne de la vérité sociale absolue ou de la démocratie pure a ouvert toute une série de connaissances ou d’intérêts qui renversent radicalement les termes de l’équation traditionnelle. Ainsi, l’anarchie, qui au point de vue relatif ou monarchique signifie guerre civile, n’est rien de moins, en thèse absolue ou démocratique, que l’expression vraie de l’ordre social.

En effet :

Qui dit anarchie, dit négation du gouvernement ;
Qui dit négation du gouvernement, dit affirmation du peuple ;
Qui dit affirmation du peuple, dit liberté individuelle ;
Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de chacun ;
Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité ;
Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité ;
Qui dit fraternité, dit ordre social ;
Donc qui dit anarchie, dit ordre social.

Au contraire :

Qui dit gouvernement, dit négation du peuple ;
Qui dit négation du peuple, dit affirmation de l’autorité politique ;
Qui dit affirmation de l’autorité politique, dit dépendance individuelle ;
Oui dit dépendance individuelle, dit suprématie de caste ;
Qui dit suprématie de caste, dit inégalité ;
Qui dit inégalité, dit antagonisme ;
Qui dit antagonisme, dit guerre civile ;
Donc qui dit gouvernement, dit guerre civile.

Je ne sais si ce que je viens de dire est ou nouveau, ou excentrique, ou effrayant. Je ne le sais ni ne m’occupe de le savoir.

Ce que je sais c’est que je puis mettre hardiment mes arguments en jeu contre toute la prose du gouvernementalisme blanc et rouge passé, présent et futur. La vérité est que, sur ce terrain, qui est celui d’un homme libre, étranger à l’ambition, ardent au travail, dédaigneux du commandement, rebelle à la soumission, je défis tous les arguments du fonctionnarisme, tous les logiciens de l’émargement et tous les folliculaires de l’impôt monarchique ou républicain, qu’il s’appelle d’ailleurs progressif, proportionnel, foncier, capitaliste, rentier ou consommateur.

Oui, l’anarchie c’est l’ordre ; car, le gouvernement c’est la guerre civile.

Quand mon intelligence pénètre au-delà des misérables détails sur lesquels s’appuie la polémique quotidienne, je trouve que les guerres intestines qui ont, de tout temps, décimé l’humanité se rattachent à cette cause unique, c’est-à-dire le renversement ou la conservation du gouvernement.

En thèse politique, s’égorger a toujours signifié se dévouer à la durée ou à l’avènement d’un gouvernement. Montrez-moi un endroit où l’on s’assassine en masse et en plein vent, je vous ferais voir un gouvernement à la tête du carnage. Si vous cherchez à vous expliquer la guerre civile autrement que par un gouvernement qui veut venir et un gouvernement qui ne veut pas s’en aller, vous perdrez votre temps : vous ne trouverez rien.

La raison est simple

Un gouvernement est fondé. À l’instant même où le gouvernement est fondé il a ses créatures, et, par suite, ses partisans ; et au même moment où il a ses partisans, il a aussi ses adversaires. Or, le germe de la guerre civile est fécondé par ce seul fait, car vous ne pouvez point faire que le gouvernement, investi de la toute puissance, agisse à l’égard de ses adversaires comme à l’égard de ses partisans. Vous ne pouvez point faire que les faveurs dont il dispose soient également réparties entre ses amis et ses ennemis. Vous ne pouvez point faire que ceux-là ne soient choyés, que ceux-ci ne soient persécutés. Vous ne pouvez donc point faire que, de cette inégalité, ne surgisse tôt ou tard un conflit entre le parti des privilégiés et le parti des opprimés. En d’autres termes, un gouvernement étant donné, vous ne pouvez pas éviter la faveur qui fonde le privilège, qui provoque la division, qui crée l’antagonisme, qui détermine la guerre civile.

Donc, le gouvernement, c’est la guerre civile.

Maintenant s’il suffit d’être, d’une part, le partisan, et, de l’autre, l’adversaire du gouvernement pour déterminer un conflit entre citoyens ; s’il est démontré qu’en dehors de l’amour ou de la haine qu’on porte au gouvernement, la guerre civile n’a aucune raison d’exister, cela revient à dire qu’il suffit, pour établir la paix, que les citoyens renoncent, d’une part, à être les partisans, et, de l’autre, à être les adversaires du gouvernement.

Mais, cesser d’attaquer ou de défendre le gouvernement pour impossibiliser la guerre, civile, ce n’est rien de moins que n’en plus tenir compte, le mettre au rebut, le supprimer afin de fonder l’ordre social.

Or, si supprimer le gouvernement c’est, d’un côté, établir l’ordre, c’est, d’un autre côté, fonder l’anarchie ; donc, l’ordre et l’anarchie sont parallèle.

Donc, l’anarchie c’est l’ordre.

Avant de passer aux développements qui vont suivre, je prie le lecteur de se prémunir contre la mauvaise impression que pourrait faire sur lui la forme personnelle que j’ai adopté dans le but de faciliter le raisonnement et de précipiter la pensée. Dans cet exposé, MOI signifie bien moins l’écrivain que le lecteur ou l’auditeur ; MOI c’est l’homme.

Que la raison collective traditionelle est une fiction

Posée en ces termes, la question se trouve avoir, par-dessus le socialisme et l’inextricable chaos que lui ont fait les chefs d’école, le mérite de la clarté et de la précision. Je suis anarchiste, c’est-à-dire homme de libre examen, huguenot politique et social, je nie tout, je n’affirme que moi ; car la seule vérité qui me soit démontrée matériellement et moralement, par des preuves sensibles, appréhensibles et intelligibles, la seule vérité vraie, frappante, non arbitraire et non sujette à interprétation, c’est moi. Je suis voilà un fait positif ; tout le reste est abstrait et tombe dans 1’X mathématique, dans l’inconnu : Je n’ai pas à m’en occuper.

La société a toute sa raison d’être dans une vaste combinaison d’intérêts matériels et privés ; l’intérêt collectif ou d’Etat, en considération duquel le dogme, la philosophie et la politique réunis ont jusqu’à ce jour réclamé l’abnégation intégrale ou partielle des individus et de leur avoir, est une fiction pure, dont l’invention théocratique a servi de base à la fortune de tous les clergés, depuis Aaron jusqu’à M. Bonaparte. Cet intérêt n’existe pas en tant que législativement appréhensible.

Il n’a jamais été vrai, il ne sera jamais vrai, il ne peut pas être vrai qu’il y ait sur la terre un intérêt supérieur au mien, un intérêt auquel je doive le sacrifice, même partiel, de mon intérêt, il n’y a sur la terre que des hommes, je suis homme, mon intérêt est égal à celui de qui que ce soit ; je ne puis devoir que ce qui m’est dû ; on ne peut me rendre qu’en proportion de ce que je donne, mais je ne dois rien à qui ne me donne rien ; donc, je ne dois rien à la raison collective, soit le gouvernement, car le gouvernement ne me donne rien, et il peut d’autant moins me donner qu’il n’a que ce qu’il me prend. En tout cas, le meilleur juge que je connaisse de l’opportunité des avances que je dois faire et de la probabilité de leur rentrée, c’est moi ; je n’ai, à cet égard, ni conseil, ni leçon, ni surtout d’ordre à recevoir de personne.

Ce raisonnement, il est non seulement du droit, mais il est encore du devoir de chacun de se l’appliquer ou de le tenir. Voilà le fondement vrai, intuitif, incontestable et indestructible du seul intérêt humain dont il faille tenir compte : de l’intérêt privé, de la prérogative individuelle.

Est-ce à dire que je veuille nier absolument l’intérêt collectif ? Non, certes. Seulement, n’aimant pas à parler en vain, je n’en parle pas. Après avoir posé les bases de l’intérêt privé, j’agis à l’égard de l’intérêt collectif comme je dois agir vis-à-vis de la société quand j’y ai introduit l’individu. La société est la conséquence inévitable et forcée de l’agrégation des individus ; l’intérêt collectif est, au même titre, une déduction providentielle et fatale de l’agrégation des intérêts privés. L’intérêt collectif ne peut être complet qu’autant que l’intérêt privé reste entier car, comme on ne peut entendre par intérêt collectif que l’intérêt de tous, il suffit que, dans la société, l’intérêt d’un seul individu soit lésé pour qu’aussitôt l’intérêt collectif ne soit plus l’intérêt de tous et ait, par conséquent, cessé d’exister.

Il est si vrai que l’intérêt collectif est une déduction, naturelle de l’intérêt privé dans l’ordre fatal des choses, que la communauté ne me prendra mon champ pour y tracer une route ou ne demandera la conservation de ma forêt pour assainir l’air qu’en m’indemnisant de la façon la plus large. C’est ici mon intérêt qui gouverne, c’est le droit individuel qui pèse sur le droit collectif ; j’ai le même intérêt que la communauté à avoir une route et à respirer l’air sain, toutefois j’abattrais ma forêt et je garderais mon champ si la communauté ne m’indemnisait pas, mais comme son intérêt est de m’indemniser, le mien est de céder, tel est l’intérêt collectif qui ressort de la nature des choses. Il en est un autre accidentel et anormal : la guerre ; celui-là échappe à la loi, il fait la loi et il la fait toujours bien ; il n’y a pas plus à s’en occuper que de celui qui est permanent.

Mais quand vous appelez intérêt collectif celui en vertu duquel vous fermez mon établissement, vous m’interdisez l’exercice de telle industrie, vous confisquez mon journal ou mon livre, vous violez ma liberté, vous me défendez d’être avocat ou médecin par la vertu de mes études privées et de ma clientèle, vous m’intimez l’ordre de ne pas vendre ceci, de pas acheter cela ; lorsque enfin vous appelez intérêt collectif celui que vous invoquez pour m’empêcher de gagner ma vie au grand jour, de la manière qui me plaît le mieux et sous le contrôle de tout le monde, je déclare que je ne vous comprends pas, ou, mieux, que je vous comprends trop.

Pour sauvegarder l’intérêt collectif, on condamne un homme qui a guéri son semblable illégalement ; — c’est un mal que de faire le bien illégalement ; — sous le prétexte qu’il n’a pas reçu ses grades, on empêche un homme de défendre la cause d’un citoyen (souverain) qui l’a investi de sa confiance ; on arrête un écrivain ; on ruine un imprimeur ; on incarcère un colporteur ; on traduit en cour d’assises un homme qui a poussé un cri, ou qui s’est coiffé d’une certaine façon.

Qu’est-ce que je gagne à toutes ces infortunes ?

Qu’y gagnez-vous ?

Je cours des Pyrénées à la Manche et de l’Océan aux Alpes, et je demande à chacun des trente-six millions de Français quel profit ils ont retiré de ces cruautés stupides exercées en leur nom sur des malheureux dont les familles gémissent, dont les créanciers s’inquiètent, dont les affaires périssent et qui se suicideront peut-être de désespoir ou deviendront criminels de rage quand ils auront échappé aux rigueurs qu’on leur fait subir. Et, à cette question, nul ne sait ce que j’ai voulu dire, chacun décline sa responsabilité dans ce qui s’est fait ; le malheur des victimes n’a rien rapporté à personne ; des larmes ont été versées, des intérêts ont été lésés en pure perte. Et c’est cette monstruosité sauvage que vous appelez l’intérêt collectif. J’affirme, pour ma part, que si cet intérêt collectif n’était pas une honteuse erreur, je l’appellerais le plus vil des maraudages.

Mais laissons là cette furieuse et sanglante fiction, et disons que la seule manière de parfaire l’intérêt collectif consistant à sauvegarder les intérêts privés, il reste démontré et surabondamment prouvé que la chose la plus importante, en matière de sociabilité et d’économie, c’est de dégager, avant tout, l’intérêt privé.

J’ai donc raison de dire que la seule vérité sociale, c’est la vérité naturelle, c’est l’individu, c’est moi.

Que le dogme individualiste est le seul dogme fraternel

Qu’on ne me parle point de la révélation, de la tradition, des philosophies chinoise, phénicienne, égyptienne, hébraïque, grecque, romaine, tudesque ou française ; en dehors de ma foi ou de ma religion dont je ne dois compte à personne, je n’ai que faire des divagations de l’ancêtre ; je n’ai pas d’ancêtres ! Pour moi, la création du monde est datée du jour de ma naissance ; pour moi, la fin du monde doit s’accomplir le jour où je restituerais à la masse élémentaire l’appareil et le souffle qui constituent mon individualité. Je suis le premier homme, je serai le dernier. Mon histoire est le résumé complet de l’histoire de l’humanité ; je n’en connais pas, je n’en veux pas connaître d’autre. Quand je souffre, quel bien me revient-il des jouissances d’autrui ? Quand je jouis, que retirent de mes plaisirs ceux qui souffrent ? Que m’importe ce qui s’est fait avant moi ? En quoi suis-je touché par ce qui se fera après moi ? Je n’ai à servir ni d’holocauste au respect des générations éteintes, ni d’exemple à la postérité. Je me renferme dans le cercle de mon existence, et le seul problème que j’aie à résoudre, c’est celui de mon bien-être. Je n’ai qu’une doctrine, cette doctrine n’a qu’une formule, cette formule n’a qu’un mot : JOUIR !

Juste qui l’avoue ; imposteur qui le nie.

C’est là de l’individualisme cru, de l’égoïsme natif, je n’en disconviens pas, je le confesse, je le constate, je m’en vante ! Montrez-moi, pour que je l’interroge, celui qui pourrait s’en plaindre et me blâmer. Mon égoïsme vous cause-t-il quelque dommage ? Si vous dites non, vous n’avez rien à objecter, car je suis libre en tout ce qui ne peut vous nuire. Si vous dites oui, vous êtes un filou, car mon égoïsme n’étant que la simple appropriation de moi à moi-même, un appel à mon identité, une affirmation de mon individu, une protestation contre toute suprématie ; si vous vous reconnaissez lésé par l’acte que je fais de ma prise de possession propre, par la retenue que j’opère de ma propre personne, c’est-à-dire de la moins contestable de mes propriétés, vous avouez que je vous appartiens ou tout au moins que vous avez des vues sur moi ; vous êtes un propriétaire d’hommes établi ou en voie d’établissement, un accapareur, un convoiteur du bien d’autrui, un filou.

Il n’y a pas de milieu : ou c’est l’égoïsme qui est de droit, ou c’est le vol ; ou il faut que je m’appartienne, ou il faut que je tombe en la possession de quelqu’un. On ne peut point dire que je me renonce au profit de tous, puisque tous devant se renoncer comme moi, nul ne gagnerait à ce jeu stupide que ce qu’il aurait déjà perdu, et resterait par conséquent quitte, c’est-à-dire sans profit, ce qui rendrait évidemment cette renonciation absurde. Du moment donc que l’abnégation de tous ne peut profiter à tous, elle doit nécessairement profiter à quelques-uns ; ces, quelques-uns sont alors les possesseurs de tous, et ce sont probablement ceux-là qui se plaindront de mon égoïsme.

Eh bien ! qu’ils encaissent les valeurs que je viens de souscrire en leur honneur.

Tout homme est un égoïste ; quiconque cesse de l’être est une chose. Celui qui prétend qu’il ne faut pas l’être est un filou.

Ah ! oui, j’entends. Le mot est mal sonnant ; vous l’avez jusqu’à ce jour appliqué à ceux qui ne se contentaient pas de leur bien propre, à ceux qui attiraient à eux le bien d’autrui ; mais ces gens-là sont dans l’ordre humain, c’est vous qui n’y êtes pas. En vous plaignant de leur rapacité, savez-vous ce que vous faites ? Vous constatez votre imbécillité. Vous avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ! Eh bien vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.

Écoutez bien ceci : le dogme de la résignation, de l’abnégation, de la renonciation de soi a été prêché aux populations.

Qu’en est-il résulté ?

La papauté et la royauté par la grâce de Dieu, d’où les castes épiscopales et monacales, princières et nobiliaires.

Oh ! le peuple s’est résigné, s’est annihilé, s’est renoncé longtemps.

Était-ce bon ?

Que vous en semble ?

Certes, le plus grand plaisir que vous puissiez faire aux évêques un peu décontenancés, aux assemblées qui ont remplacé le roi, aux ministres qui ont remplacé les princes, aux préfets qui ont remplacé les ducs grands vassaux, aux sous-préfets qui ont remplacé les barons petits vassaux, et à toute la séquelle des fonctionnaires subalternes qui nous tiennent lieu de chevaliers, vidames et gentillâtres de la féodalité ; le plus grand plaisir, ai-je dit, que vous puissiez faire à toute cette noblesse budgétaire, c’est de rentrer au plus vite dans le dogme traditionnel de la résignation, de l’abnégation et de la renonciation de vous-mêmes. Vous trouverez encore là pas mal de protecteurs qui vous conseilleront le mépris des richesses au risque de vous en débarrasser ; vous trouverez là pas mal de dévots qui, pour sauver votre âme, vous prêcheront la continence, sauf à tirer d’embarras vos femmes, vos filles ou vos sœurs. Nous ne manquons pas, grâce à Dieu, d’amis dévoués qui se damneraient pour nous Si nous nous déterminions à gagner le ciel en suivant le vieux chemin de la béatitude, duquel ils s’écartent poliment, afin, sans doute, de ne pas nous barrer le passage.

Pourquoi tous ces continuateurs de l’hypocrisie antique ne se sentent-ils plus en équilibre sur les tréteaux échafaudés par leurs devanciers ?

Pourquoi ?

Parce que l’abnégation s’en va et que l’individualisme pousse ; parce que l’homme se trouve assez beau pour oser jeter le masque et se montrer enfin tel qu’il est.

L’abnégation, c’est l’esclavage, l’avilissement, l’abjection ; c’est le roi, c’est le gouvernement, c’est la tyrannie, c’est la lutte, c’est la guerre civile

L’individualisme, au contraire, c’est l’affranchissement, la grandeur, la noblesse ; c’est l’homme, c’est le peuple, c’est la liberté, c’est la fraternité, c’est l’ordre.

Que le contrat social est une monstruosité

Que chacun dans la société s’affirme personnellement et n’affirme que lui, et la souveraineté individuelle est fondée, le gouvernement n’a plus de place, toute suprématie est détruite, l’homme est l’égal de l’homme.

Cela fait, que reste-t-il ? Il reste ce que tous les gouvernements ont vainement tenté de détruire ; il reste la base essentielle et impérissable de la nationalité ; il reste la commune que tous les pouvoirs perturbent et désorganisent pour en faire leur chose ; il reste la municipalité, organisation fondamentale, existence primordiale qui résiste à toutes les désorganisations et à toutes les destructions. La commune a son administration, son jury, ses judicatures ; elle les improviserait si elle ne les avait pas.

La France, étant donc municipalement organisée par elle-même, est démocratiquement organisée de soi. Il n’y a, quant à l’organisme intérieur, rien à faire, tout est fait ; l’individu est libre et souverain dans la commune ; la commune, individu complexe, est libre et souveraine dans la nation.

Maintenant, la nation, ou les communes, doivent-elles avoir un organe synthétique et central pour réglementer certains intérêts communs, matériels et déterminés, et pour servir d’interlocuteur entre la communauté et l’étranger ? Cela n’est une question pour personne ; et je ne vois pas qu’il y ait fort à s’inquiéter de ce que tout le monde admet comme rationnel et nécessaire. Ce qui est en question, c’est le gouvernement ; mais un arbitrage et une chancellerie, dus à l’initiative des communes, restées maîtresses d’elles-mêmes, peuvent constituer, si l’on veut, une commission administrative, mais non pas un gouvernement.

Savez-vous ce qui fait qu’un maire est agressif dans la commune ? C’est le préfet. Supprimez le préfet, et le maire ne s’appuie plus que sur les individus qui l’ont nommée ; la liberté de chacun est garantie.

Une institution qui dépend de la commune n’est pas un gouvernement ; un gouvernement c’est une institution à laquelle la commune obéit. On ne peut pas appeler un gouvernement ce sur quoi pèse l’influence individuelle ; on appelle un gouvernement ce qui écrase les individus sous le poids de son influence.

Ce qui est en question, en un mot, ce n’est pas l’acte civil, dont j’exposerai prochainement la nature et le caractère, c’est le contrat social.

Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de contrat social, d’abord parce que la société n’est pas un artifice, un fait scientifique, une combinaison de la mécanique ; la société est un phénomène providentiel et indestructible ; les hommes, comme tous les animaux de mœurs douces, sont en société par nature. L’état de nature est déjà l’état de société ; il est donc absurde, quand il n’est pas infâme, de vouloir constituer, par un contrat, ce qui est constitué de soi et à titre fatal. En second lieu, parce que mon mode d’être social, mon industrie, ma croyance, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes échappent à l’appréhensibilité de toute stipulation ; par la raison simple, mais péremptoire, que tout ce que je viens d’énumérer est variable et indéterminé ; parce que mon industrie d’aujourd’hui peut n’être pas mon industrie de demain ; parce que mes croyances, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes changent, ou chaque année, ou chaque mois, ou chaque jour, ou plusieurs fois par jour, et qu’il ne me plaît pas de m’engager vis-à-vis de qui que ce soit, ni par parole, ni par écrit, à ne jamais changer ni d’industrie, ni de croyance, ni de sentiment, ni d’affection, ni de goût, ni d’intérêt, ni d’habitude ; déclarant que si je prenais un pareil engagement ce ne serait que pour le rompre, et affirmant que, si on me le faisait prendre de force, ce serait la plus barbare en même temps que la plus odieuse des tyrannies.

Cependant, notre vie sociale à tous est engagée par contrat. Rousseau a inventé la chose, et depuis soixante ans le génie de Rousseau se traîne dans notre législation. C’est en vertu d’un contrat, rédigé par nos pères et renouvelé tout dernièrement par les grands citoyens de la Constituante, que le gouvernement nous enjoint de ne voir, de n’entendre, de ne parler, de n’écrire, de ne faire que ce qu’il nous permettra. Telles sont les prérogatives populaires dont l’aliénation constitue le gouvernement des hommes ; ce gouvernement, je le mets en question pour ce qui me concerne, laissant d’ailleurs aux autres la faculté de le servir, de le payer, de l’aimer, et finalement de mourir pour lui. Mais quand bien même tout le peuple français consentirait à vouloir être gouverné dans son instruction, dans son culte, dans son crédit, dans son industrie, dans son art, dans son travail, dans ses affections, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses mouvements, et jusque dans son alimentation, je déclare qu’en droit, son esclavage volontaire n’engage pas plus ma responsabilité que sa bêtise ne compromet mon intelligence ; et si, en fait, sa servitude s’étend sur moi sans qu’il me soit possible de m’y soustraire ; s’il est notoire, comme je n’en saurais douter, que la soumission de six, sept ou huit millions d’individus à un ou plusieurs hommes entraîne ma soumission propre à ce même ou à ces mêmes hommes, je défie qui que ce soit de trouver dans cet acte autre chose qu’un guet-apens, et j’affirme que, dans aucun temps, la barbarie d’aucun peuple n’a exercé sur la terre un brigandage mieux caractérisé. Voir, en effet, une coalition morale de huit millions de valets contre un homme libre est un spectacle de lâcheté contre la sauvagerie duquel on ne saurait invoquer la civilisation sans la ridiculiser ou la rendre odieuse aux yeux du monde.

Mais je ne saurais croire que tous mes compatriotes éprouvent délibérément le besoin de servir. Ce que je sens, tout le monde doit le sentir ; ce que je pense, tout le monde doit le penser ; car je ne suis ni plus ni moins qu’un autre homme ; je suis dans les conditions simples et laborieuses du premier travailleur venu. Je m’étonne, je m’effraie de rencontrer à chaque pas que je fais dans la vie, à chaque pensée que j’accueille dans ma tête, à chaque entreprise que je veux commencer, à chaque écu que j’ai besoin de gagner, une loi ou un règlement qui me dit : on ne passe pas par là ; on ne pense pas ainsi ; on n’entreprend pas cela ; on laisse ici la moitié de cet écu. À ces obstacles multiples, qui s’élèvent de toutes parts, mon esprit intimidé s’affaisse vers l’abrutissement ; je ne sais de quel côté me retourner ; je ne sais que faire, je ne sais que devenir.

Qui donc a ajouté aux fléaux atmosphériques, aux décompositions de l’air, aux insalubrités des climats, à la foudre que la science a su dompter, cette puissance occulte et sauvage, ce génie malfaisant qui attend l’humanité au berceau pour la faire dévorer par l’humanité ? Qui ? Mais ce sont les hommes eux-mêmes qui, n’ayant pas assez de l’hostilité des éléments, se sont encore donné les hommes pour ennemis.

Les masses, encore trop dociles, sont innocentes de toutes les brutalités qui se commettent en leur nom et à leur préjudice ; elles en sont innocentes, mais elles n’en sont pas ignorantes ; je crois que, comme moi, elles les sentent et s’en indignent ; je crois que, comme moi, elles ont hâte d’en finir ; seulement, n’en distinguant pas bien les causes, elles ne savent comment agir. Je vais essayer de les fixer sur l’un et l’autre point.

Commençons par signaler les coupables.

De l’attitude des partis et de leurs journaux

La majesté du Peuple n’a pas d’organe dans la presse française. Journaux bourgeois, journaux nobles, journaux sacerdotaux, journaux républicains, journaux socialistes : Livrées ! domesticité pure. Toutes ces feuilles astiquent, frottent, époussettent les harnais de quelque chevalier politique en expectative d’un tournoi, dont le pouvoir est le prix, dont, par conséquent, ma servitude, la servitude du Peuple sont le prix

Excepté La Presse qui, parfois, quand son rédacteur oublie d’être orgueilleux pour rester fier, sait trouver quelque élévation de sentiments ; excepté La Voix du Peuple qui, de temps à autre, sort de la vieille routine pour jeter quelques clartés sur les intérêts, généraux, je ne puis lire un journal français sans ressentir, pour celui qui l’a écrit, une fort grande pitié ou un très profond mépris.

D’une part, je vois venir le journalisme gouvernemental, le journalisme puissant par l’or du budget et par le fer de l’armée, celui qui a la tête ceinte de l’investiture de l’autorité suprême et qui tient dans sa main les foudres que cette investiture consacre. Je le vois venir, dis-je, la flamme dans l’œil, l’écume sur les lèvres, les poings fermés comme un roi des halles, comme un héros de pugilat ; apostrophant à l’aise et avec une lâcheté brutale un adversaire désarmé contre lequel il peut tout et duquel il n’a rien, absolument rien à craindre ; le traitant de voleur, d’assassin, d’incendiaire ; le parquant comme bête fauve, lui refusant la pitance, le jetant dans les prisons sans savoir comment, sans lui dire pourquoi et s’applaudissant de ce qu’il fait, vantant la gloire qu’il en retire, comme si, en luttant contre des gens désarmés, il risquait quelque chose et courait quelque péril.

Cette couardise me révolte.

D’autre part, se présente le journalisme de l’opposition, esclave grotesque et mal élevé ; passant son temps à geindre, à pleurnicher et à demander grâce ; disant à chaque crachat qu’il reçoit, à chaque coup de poing qu’on lui applique : Vous vous conduisez mal envers moi, vous n’êtes pas justes, je n’ai rien fait pour vous fâcher ; et discutant bêtement, comme pour les légitimer, les invectives qui lui sont adressées : Je ne suis pas un voleur, je ne suis pas un assassin, je ne suis point un incendiaire ; je vénère la religion, j’aime la famille, je respecte la propriété ; c’est plutôt vous qui faites mépris de toutes ces choses. Je suis meilleur que vous et vous m’opprimez ! Vous n’êtes pas généreux.

Ce terre à terre m’indigne !

Contre des polémistes pareils à ceux que je rencontre dans l’opposition, je comprends la brutalité du pouvoir ; je la comprends, car, après tout, quand le faible est abject, on peut oublier sa faiblesse pour ne se souvenir que de son abjection ; or, l’abjection est une chose irritante, comme ce qui rampe et qu’on broie sous le pied, comme on écrase un ver de terre. Ce que je ne comprends pas dans un groupe d’hommes qui s’intitulent démocrates et qui parlent au nom du Peuple, principe de toute grandeur et de toute dignité, c’est l’abjection.

Celui qui parle au nom du peuple, parle au nom du droit ; or, je ne comprends pas que le droit s’irrite, je ne comprends pas davantage qu’il daigne discuter avec l’erreur, à plus forte raison dois-je ne pas comprendre qu’il puisse descendre jusqu’à la plainte et à la supplique. On subit l’oppression, mais on ne discute pas avec elle quand on veut qu’elle meurt ; car discuter c’est transiger.

Le pouvoir est institué ; vous vous êtes donné un maître ; vous vous êtes mis (tout le pays, par vos adorables conseils et par votre initiative, s’est mis) à la disposition de quelques hommes ; ces hommes usent de la puissance que vous leur avez donnée ; ils en usent contre vous et vous vous plaignez ?

Pourquoi ?

Est-ce que vous aviez pensé qu’ils allaient s’en servir contre eux-mêmes ?

Vous n’avez pas pu penser cela ; qu’avez-vous dès lors à blâmer ?

La puissance doit nécessairement s’exercer au profit de ceux qui l’ont et au préjudice de ceux qui ne l’ont pas ; il n’est pas possible de la mettre en mouvement sans nuire d’une part et favoriser de l’autre.

Que feriez-vous si vous en étiez investis ?

Ou vous n’en useriez pas du tout, ce qui serait renoncer purement et simplement à l’investiture ; ou vous en useriez à votre bénéfice et au détriment de ceux qui l’ont maintenant et qui ne l’auraient plus ; alors vous cesseriez de geindre, de pleurnicher et de demander grâce pour prendre le rôle de ceux qui vous insultent et pour leur passer le vôtre ; mais que me fait à moi, Peuple, qui n’ai jamais le pouvoir et qui, cependant, le fais ; à moi, qui paie sang et argent à l’oppresseur, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, et qui suis toujours l’opprimé de quelque façon que la chose retourne ; que me fait à moi cette bascule qui, tour à tour, abaisse et exalte la couardise et l’abjection ?

Qu’ai-je à dire touchant le gouvernement et l’opposition, sinon que celle-ci est une tyrannie en surnumérariat, et que celui-là est une tyrannie en exercice ?

Et en quoi me convient-il de mépriser moins ce champion-ci que l’autre, quand tous les deux ne s’occupent que d’édifier leurs plaisirs et leurs fortunes sur mes douleurs et ma ruine ?

Le pouvoir, c’est l’ennemi

Il n’y a pas un journal en France qui ne couve un parti, il n’y a pas de parti qui n’aspire au pouvoir, il n’y a pas de pouvoir qui ne soit l’ennemi du Peuple.

Il n’y a pas de journal qui ne couve un parti, car il n’y a pas de journal qui s’élève à ce degré de dignité populaire, où trône le dédain calme et suprême de la souveraineté ; le Peuple est impassible comme le droit, fier comme la force, noble comme la liberté, les partis sont turbulents comme l’erreur, hargneux comme l’impuissance, vils comme le servilisme.

Il n’y a pas de parti qui n’aspire au pouvoir, car un parti est essentiellement politique et se forme, par conséquent, de l’essence même du pouvoir, source de toute politique. Que si un parti Cessait d’être politique, il cesserait d’être un parti et rentrerait dans le peuple, c’est-à-dire dans l’ordre des intérêts, de la production, de l’industrie et des affaires.

Il n’y a pas de pouvoir qui ne soit l’ennemi du peuple, car quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve placé, quel que soit l’homme qui en est investi, de quelque nom qu’on l’appelle, le pouvoir est toujours le pouvoir, c’est-à-dire le signe irréfragable de l’abdication de la souveraineté du peuple ; la consécration d’une maîtrise suprême.

Or, le maître, c’est l’ennemi. La Fontaine l’a dit avant moi.

Le pouvoir, c’est l’ennemi dans l’ordre social et dans l’ordre politique.

Dans l’ordre social :

Car l’industrie agricole, la mère nourricière de toutes les industries nationales, est écrasée par l’impôt dont la frappe le pouvoir et dévorée par l’usure issue fatalement du monopole financier, dont le pouvoir garantit l’exercice à ses disciples ou agents ;

Car le travail, c’est-à-dire l’intelligence, est confisqué par le pouvoir, aidé de ses baïonnettes, au profit du capital, élément brut et stupide en soi, qui serait logiquement le levier de l’industrie si le pouvoir ne faisait point obstacle à leur mutuelle association, qui n’en est que l’éteignoir, grâce au pouvoir qui le sépare d’elle, qui ne paie qu’à demi et qui, s’il ne paie pas du tout, a, pour son usage, des lois et des tribunaux, d’institution gouvernementale, disposés à ajourner à plusieurs années la satisfaction de l’appétit du travailleur lésé ;

Car le commerce, muselé par le monopole des banques, dont le pouvoir a la clé, et garrotté par le nœud coulant d’une réglementation turpide, dont le pouvoir tient le bout, peut, en vertu d’une contradiction qui serait un certificat d’idiotisme si elle existait ailleurs que chez le peuple le plus spirituel de la terre, s’enrichir frauduleusement sur le chef indirect des femmes et des enfants, pendant qu’il lui est interdit de se ruiner sous peine d’infamie :

Car l’enseignement est écourté, ciselé, rogné et réduit aux étroites dimensions du moule confectionné à cet effet par le pouvoir, de telle sorte que toute intelligence qui n’a pas été poinçonnée par le pouvoir est absolument comme si elle n’était pas ;

Car celui-là précisément paie, de par le pouvoir, le temple, l’église et la synagogue, qui ne va ni au temple, ni à l’église, ni à la synagogue ;

Car, pour tout dire en peu de mots, celui-là est criminel qui entend, voit, parle, écrit, sent, pense, agit autrement qu’il ne lui est enjoint par le pouvoir d’entendre, de voir, de parler, d’écrire, de sentir, de penser, d’agir.

Dans l’ordre politique :

Car les partis n’existent et n’ensanglantent le pays que par et pour le pouvoir.

Ce n’est pas le jacobinisme que craignent les légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes, les modérés, c’est le pouvoir des jacobins ;

Ce n’est pas contre le légitimisme que guerroyent les jacobins, les orléanistes, les bonapartistes, les modérées, c’est contre le pouvoir des légitimistes.

Et réciproquement.

Tous ces partis que vous voyez se mouvoir à la surface du pays, comme flotte l’écume sur une matière en ébullition, ne se sont pas déclarée la guerre à cause de leurs dissidences doctrinales ou de sentiment, mais bien à cause de leurs communes aspirations au pouvoir ; si chacun de ces partis pouvait se dire avec certitude que le pouvoir d’aucun de ses antagonistes ne pèserait plus sur lui, l’antagonisme cesserait instantanément, comme il cessa, le 24 février 1848, à l’époque où le peuple ayant dévoré le pouvoir, s’était assimilé les partis.

Il est donc vrai qu’un parti, quel qu’il soit, n’existe et n’est craint que parce qu’il aspire au pouvoir ; il est donc vrai que nul n’est dangereux qui n’a pas le pouvoir ; il est vrai, par conséquent, que quiconque a le pouvoir est tout aussitôt dangereux ; il est, par contre, surabondamment démontré qu’il ne peut exister d’autre ennemi public que le pouvoir.

Donc, socialement et politiquement parlant, le pouvoir, c’est l’ennemi.

Et comme j’ai prouvé plus haut qu’il n’y avait pas de parti qui n’aspirât au pouvoir, il s’ensuit que tout parti est préméditement l’ennemi du peuple.

Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis

C’est ainsi que s’explique l’absence de toutes les vertus populaires dans le sein des gouvernements et des partis ; c’est ainsi que, dans ces groupes nourris de petites haines, de misérables rancunes, de mesquines ambitions, l’attaque est tombée dans la lâcheté et la défense dans l’abjection.

Il faut flétrir le vieux journalisme ; il faut destituer ces maîtres sans noblesse qui tremblent de devenir valets ; il faut renvoyer ces valets sans fierté qui guettent le moment de se faire maîtres.

Pour comprendre combien il est urgent de tuer le vieux journalisme, il est nécessaire que le peuple voie clairement deux choses.

Premièrement, qu’il ne fait que négliger ses affaires et prolonger ses souffrances en épousant la querelle des gouvernements et des partis, en dirigeant son activité vers la politique au lieu de l’appliquer à ses intérêts matériels.

Secondement, qu’il n’a rien à attendre d’aucun gouvernement ni d’aucun parti.

Sauf à le démontrer ultérieurement d’une manière plus précise, je pose en fait qu’un parti, dépouillé de cet état et de ce prestige patriotiques dont il s’environne pour attraper les sots, n’est tout simplement qu’un assemblage d’ambitieux vulgaires, faisant la chasse aux emplois. Cela est si vrai que la République n’a paru supportable aux royalistes que du moment où les fonctions publiques ont été occupées par les royalistes qui, j’en fais le serment, ne demanderont jamais à rétablir la royauté si on les laisse occuper en paix tous les emplois de la République. Cela est si vrai que les républicains n’ont trouvé le royalisme supportable que dès l’instant où, sous le nom de République, ils l’ont géré et administré. Cela est enfin si vrai que le parti bourgeois a fait de 1815 à 1833 la guerre aux nobles, parce que les bourgeois étaient écartés des emplois ; que les nobles et les républicains ont fait de 1830 à 1848 la guerre aux bourgeois, parce que les uns et les autres étaient écartés des emplois et que, depuis l’avènement au pouvoir des royalistes, le grand grief des républicains contre eux c’est qu’ils ont destitué des fonctionnaires de formation soi-disant républicaine, avouant ainsi, avec une naïveté touchante que, pour eux, la République est une question d’émargement.

Par la même raison qu’un parti se meut pour s’approprier les emplois ou le pouvoir, le gouvernement, qui en est nanti, s’agite pour les conserver. Mais comme un gouvernement se trouve, à tort ou à raison, entouré d’un appareil de forces qui lui permet de traquer, de persécuter, d’opprimer ceux qui veulent le dépouiller, le peuple qui, par contrecoup, subit les mesures oppressives provoquées par l’agitation des ambitieux et dont, d’ailleurs, la grande âme s’ouvre aux tribulations des opprimés, suspend ses affaires, marque un point d’arrêt dans la voie progressive qu’il parcourt, s’informe de ce qui se dit, de ce qui se fait, s’échauffe, s’irrite et finalement prête main-forte pour aider au renversement de l’oppresseur.

Mais le peuple ne s’étant pas battu pour lui, attendu que le droit, comme je l’expliquerai plus loin, n’a pas, pour triompher, besoin de combat, il a vaincu sans profit ; mis au service des ambitieux, son bras a poussé au pouvoir une nouvelle coterie à la place de l’ancienne et bientôt les oppresseurs de la veille, devenant les opprimés, le peuple qui, comme devant, reçoit encore le contrecoup des mesures oppressives provoquées par l’agitation du parti vaincu et dont, comme toujours, la grande âme s’ouvre aux tribulations des victimes, suspend de nouveau ses affaires, et finit par prêter une fois de plus main-forte aux ambitieux.

Mais, en définitive, le peuple dans ce jeu brutal et cruel, ne fait que perdre son temps et aggraver sa situation ; il s’appauvrit et souffre. Il n’avance pas d’une semelle.

Il est difficile, je l’avouerai sans répugnance, que les fractions populaires qui sont tout sentiment, tout passion, se contiennent lorsque l’aiguillon de la tyrannie les pique trop avant ; mais s’il est démontré que l’emportement des partis n’aboutit qu’à empirer les choses, s’il est prouvé en outre, que le mal dont le peuple a à se plaindre lui est apporté par des groupes qui, par cela seul qu’ils n’agissent pas comme lui, agissent contre lui, il ne reste aux partis qu’à faire halte, au nom du peuple qu’ils oppriment, qu’ils appauvrissent, qu’ils abrutissent et qu’ils accoutument à ne faire que se quereller. Mais il n’y a pas à compter sur les partis. Le peuple ne doit compter que sur lui-même.

Sans remonter fort haut dans notre histoire, en prenant seulement les pages des deux dernières années qui viennent de s’écouler, il est facile de voir que les lois oppressives qui ont été rendues ont toutes, pour cause première, la turbulence des partis. Il serait long et fastidieux d’en faire ici l’énumération, mais je dois dire, pour me conformer à l’exactitude des faits historiques, que si, depuis février 1848, une mesure tyrannique peut être citée qui ne s’appuie pas sur des provocations de parti, qui soit due au bon plaisir du pouvoir, c’est celle dont M. Ledru-Rollin enjoignit, dans ses circulaires, l’exécution à ses préfets

Depuis cette époque, les prérogatives populaires s’en sont allées une à une, pour avoir été découvertes et livrées par l’impatience et l’agitation des ambitieux. Le pouvoir ne pouvant spécialiser, la loi frappe tout le monde des coups, que seuls, les partis devraient subir, le peuple est opprimé, la faute n’en est qu’aux partis.

Si les partis ne sentaient pas le peuple sur leurs derrières, si, tout au moins, le peuple, exclusivement occupé de ses intérêts matériels, de ses industries, de son commerce, de ses affaires, couvrait de son indifférence ou même de son mépris cette basse stratégie qu’on appelle la politique, s’il prenait, à l’égard de l’agitation morale, l’attitude qu’il prit le 13 juin vis-à-vis de l’agitation matérielle, les partis, tout à coup isolés, cesseraient de s’agiter ; le sentiment de leur impuissance glacerait leur audace ; ils sécheraient sur pied, s’égraineraient peu à peu dans le sein du peuple, s’évanouiraient enfin et le gouvernement qui n’existe que par l’opposition, qui ne s’alimente que des querelles que les partis lui suscitent, qui n’a sa raison d’être que dans les partis, qui, en un mot, ne fait depuis cinquante ans que se défendre et qui, s’il ne se défendait plus, cesserait d’être, le gouvernement, dis-je, pourrirait comme un corps mort ; il se dissoudrait de lui-même, et la liberté serait fondé.

Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti

Mais la disparition du gouvernement, l’anéantissement de l’institution gouvernementale, le triomphe de la liberté dont tous les partis parlent, ne feraient réellement l’affaire d’aucun parti, car j’ai surabondamment prouvé qu’un parti, par cela seul qu’il est parti, est essentiellement gouvernemental. Aussi les partis se gardent-ils de laisser croire au peuple qu’il peut se passer de gouvernement. De leur polémique quotidienne, il résulte, en effet, que le gouvernement agit mal, que sa politique est mauvaise, mais qu’il pourrait agir mieux, que sa politique pourrait être meilleure. En fin de compte, chaque journaliste laisse au fond de ses articles cette pensée : si j’étais là, vous verriez comment je gouvernerais !

Eh bien ! voyons si véritablement il y a une manière équitable de gouverner ; voyons s’il est possible d’établir un gouvernement dirigeant et d’initiative, un pouvoir, une autorité sur les bases démocratiques du respect individuel. Il m’importe d’examiner à fond cette question, car j’ai dit tout à l’heure que le peuple n’avait rien à attendre d’aucun gouvernement ni d’aucun parti et j’ai hâte d’en venir aux preuves.

Nous voilà en 1852 ; le pouvoir que vous espérez avoir, vous montagne, vous socialisme, vous modérés même — je n’y tiens pas — vous l’avez. La majorité est imposante à gauche, je m’en applaudis ; soyez les bienvenus. Compliments faits, comment entendez-vous la besogne ?

Je vous fais grâce de vos divisions intestines ; je m’abstiens de voir parmi vous Girardin, Proudhon, Louis Blanc, Pierre Leroux, Considérant, Cabet, Raspail ou leurs disciples ; je suppose qu’il règne parmi vous une parfaite union, pour vous servir je suppose l’impossible, car je veux, avant tout, faciliter le raisonnement.

Vous voilà donc d’accord, qu’allez-vous faire ?

Élargissement de tous les prisonniers politiques ; amnistie générale. Bien. Vous n’excepterez pas les princes, sans doute, car vous auriez l’air de les craindre et cette crainte trahirait une défiance de vous-mêmes ; ce serait avouer qu’on pourrait bien vous les préférer, aveu qui impliquerait l’incertitude d’accomplir le bien général.

Les injustices une fois réparées dans l’ordre politique, abordons l’économie et la sociabilité.

Vous ne ferez pas banqueroute, cela va sans dire, c’est vous qui avez récriminé contre M. Fould ; l’honneur national que vous entendez à la façon de Garnier-45 centimes vous fera un devoir de respecter la Bourse au détriment de trente-cinq millions de contribuables ; la dette créée par les monarchies a un trop noble caractère pour que tout le peuple français ne doive pas se saigner annuellement de quatre cent cinquante millions au profit d’une poignée d’agioteurs. Vous commencerez donc par sauver la dette, nous serons ruinés mais honorables, ces deux qualifications ne s’accordent guère par le temps qui court ; mais, enfin, c’est encore du vieux temps que vous faites, et le peuple obéré, comme devant, en pensera cet qu’il voudra.

Mais, j’y pense, vous devez avant tout exonérer les pauvres, les travailleurs, les prolétaires ; vous arrivez avec une loi contributive sur les riches. À la bonne heure ! je suis capitaliste et vous me demandez un pour cent, diable ! comment me tirer de là ? Tout bien réfléchi, ce n’est pas moi qui utilise mon capital, je le prête à l’industrie ; l’industriel en ayant grand besoin, ne laissera pas de le prendre pour un pour cent en plus, c’est donc sur lui que je me déchargerai de la contribution. L’impôt sur le capital tombe net sur le nez du travail.

Je suis rentier et vous frappez le coupon, ceci est inquiétant, par exemple. À tout prendre, cependant, il y a un moyen de s’en tirer. Qui est-ce qui doit ? C’est l’Etat. Puisque c’est l’Etat, le malheur n’est pas grand ; l’impôt qui pèse sur le coupon déprécie immédiatement d’autant la valeur de ce coupon ; le coupon étant déprécié au préjudice du débiteur qui est l’Etat et au profit du trésor qui est l’Etat ; l’Etat tire de sa poche pour mettre dans sa caisse et il reste quitte et moi aussi. Le tour est très joli et j’avoue que vous êtes d’une belle force.

Je suis propriétaire de maisons de ville et vous imposez mes appartements ; à cela je n’ai rien, absolument rien à dire. Vous vous arrangerez avec mes locataires ; car vous ne me supposez pas, sans doute, assez sot pour ne pas me couvrir de l’impôt sur le loyer.

Le mot le plus dépourvu de sens qui ait été prononcé depuis la révolution de février c’est celui-ci : L’IMPÔT SUR LES RICHES ! Mot, sinon pervers, du moins profondément irréfléchi. Je ne sais ce qu’on appelle les riches dans un pays comme celui-ci où tout le monde est endetté et où l’état des mœurs pousse la plupart des propriétaires, rentiers et capitalistes, à dépenser, par an, plus que leur revenu. En tout cas, le riche admis, je vous défie de l’atteindre, vos tentatives sur lui n’indiquent qu’une grossière ignorance des lois élémentaires de l’économie sociale et de la solidarité des intérêts. Le coup que vous voudrez porter au riche ira frapper sur l’industriel, sur le prolétaire, sur le pauvre. Voulez-vous exonérer le pauvre ? N’imposez personne. Administrez la France avec 180 ou 200 millions, comme s’administrent les Etats-Unis ; or, 200 millions dans un pays comme la France se trouve sans qu’on y prenne garde ; n’en donnons-nous pas cent rien que pour fumer de mauvais cigares ?

Mais, pour cela, il ne faudrait qu’administrer et vous voulez gouverner : c’est bien autre chose. Frappez donc les riches, après quoi vous réglerez vos comptes avec les pauvres.

Déjà, la formation de votre budget vous met sur les bras bon nombre de mécontents ; ces questions d’argent, voyez-vous, sont fort délicates. Enfin, passons outre.

Proclamez-vous la liberté illimitée de la presse ? Cela vous est interdit. Vous ne changerez pas la base de l’impôt, vous ne toucherez pas à la fortune publique sans prêter le flanc à une discussion de laquelle vous ne sortiriez pas ingambes. Je me sens personnellement disposé à prouver, clair comme le jour, votre impéritie sur ce point et votre propre conservation vous ferait un impérieux devoir de me faire taire, sans compter que vous feriez bien.

La presse ne serait donc pas libre, pour cause de budget. Aucun gouvernement à gros budget ne peut proclamer la liberté de la presse ; cela lui est expressément défendu. Les promesses ne vous manqueront pas ; mais promettre n’est pas tenir, demandez à M. Bonaparte.

Vous garderez évidemment le ministère de l’instruction publique et le monopole universitaire ; seulement, vous dirigerez exclusivement l’enseignement dans le sens philosophique, déclarant une guerre atroce au clergé et aux jésuites, ce qui fait que je deviendrai jésuite contre vous, comme je me fais philosophe contre M. de Montalembert, au nom de ma liberté, qui consiste à être ce qu’il me plaît d’être, sans que ni vous ni les jésuites aient rien à y voir.

Et les cultes, aboliriez-vous le ministère des cultes ? J’en doute. Je m’imagine que, dans l’intérêt des gouvernomanes, vous créeriez plutôt des ministères que d’en supprimer. Il y aurait un ministère des cultes comme aujourd’hui et je payerai le curé, le ministre et le rabbin parce que je ne vais ni à la messe, ni au prêche, ni à la cène.

Vous conserveriez le ministère du commerce, celui de l’agriculture, celui des travaux publics, celui de l’intérieur surtout, car vous auriez des préfets, des sous-préfets, une police d’Etat, etc., et en gardant et dirigeant tous ces ministères, qui constituent précisément la tyrannie d’aujourd’hui ; cela ne vous empêcherait pas de dire que la presse, l’instruction, les cultes, le commerce, les travaux publics, l’agriculture sont libres. Mais on en dit autant dans ce moment. Que feriez-vous qu’on ne fasse pas à l’heure qu’il est ? Ce que vous feriez, je vais vous le dire : au lieu d’attaquer, vous vous défendriez.

Je ne vous vois d’autres ressources que de changer tout le personnel des administrations et des parquets, et d’agir à l’égard des réactionnaires comme les réactionnaires agissent envers vous. Mais ceci ne s’appelle pas gouverner, ce système de représailles constitue-t-il le gouvernement ? Si j’en juge par ce qui se passe depuis quelque soixante ans, si je me rends bien compte de la seule chose que vous ayez à faire en devenant gouvernement, j’affirme que gouverner n’est rien autre chose que se battre, se venger, châtier. Or, si vous ne vous apercevez pas que c’est sur nos épaules que vous êtes battus et que vous battez vos adversaires, nous ne saurions, pour notre part, nous le dissimuler et j’estime que le spectacle doit tirer à sa fin.

Pour résumer toute l’impuissance d’un gouvernement, quel qu’il soit, à faire le bien public, je dirai : qu’aucun bien ne peut sortir que des réformes. Or, toute réforme étant irrémissiblement une liberté, et toute liberté étant une force acquise au peuple et, par contre, une atteinte à l’intégrité du pouvoir, il s’ensuit que la voie des réformes qui, pour le peuple, est la voie de la liberté, n’est, pour le pouvoir, que la voie fatale de la déchéance. Si donc vous disiez que vous voulez le pouvoir pour opérer des réformes, vous avoueriez du même coup que vous voulez atteindre la puissance dans le but prémédité d’abdiquer la puissance. Outre, que je ne trouve pas dans moi assez de sottise pour vous croire autant d’esprit que cela, je découvre qu’il serait contraire à toutes les lois naturelles ou sociales et principalement à celle de la conservation propre, à laquelle nul être ne peut faillir, que des hommes investis de la puissance publique se dépouillassent, de leur plein gré, et de l’investiture et du droit princier qu’elle leur concède de vivre dans le luxe sans se fatiguer à le produire. Allez raconter vos balivernes ailleurs.

Votre gouvernement ne peut avoir qu’un objet : vous venger de celui-ci, tout comme celui qui vous suivra ne pourra avoir qu’un but : se venger de vous. L’industrie, la production, le commerce, les affaires du peuple, les intérêts de la multitude ne s’accommodent pas de ces pugilats ; je propose qu’on vous laisse seuls vous luxer les mâchoires et que nous allions à nos affaires.

Si le journalisme français veut être digne du peuple auquel il s’adresse, il doit cesser d’ergoter sur les déplorables reins de la politique. Laissez les rhéteurs fabriquer à leur aise des lois que les intérêts et les mœurs déborderont, quand il vous plaira de ne pas interrompre, par vos criailleries inutiles, le libre développement des intérêts et la manifestation des mœurs. La politique n’a jamais appris à personne le moyen de gagner honorablement son dîner ; ses préceptes n’ont servi qu’à stipendier la paresse et à encourager le vice. Ne nous parlez donc plus de politique. Remplissez vos colonnes d’études économiques et commerciales ; dites-nous ce qui a été inventé d’utile ; ce que, dans un pays quelconque, on a découvert de matériellement ou de moralement profitable à l’accroissement de la production, à l’amélioration du bien-être ; tenez-nous au courant des progrès de l’industrie, afin que nous puisions, dans ces renseignements, les moyens de gagner notre vie et de la placer dans un milieu confortable. Tout cela nous importe plus, je vous le déclare, que vos dissertations stupides sur l’équilibre des pouvoirs et sur la violation d’une Constitution qui, restât-elle vierge, ne me paraît pas, à vous parler franchement, fort digne de mon respect.

De l’électorat politique ou suffrage universel

Je suis naturellement conduit, par ce qui précède, à l’examen des causes qui engendrent les vices dont j’ai parlé. Ces causes, je les trouve dans l’électorat.

Voilà deux ans passés que, pour des raisons sordides, dont je veux bien croire que les partis ne se rendent pas compte, on entretient le peuple dans la croyance qu’il n’arrivera à la souveraineté, au bien-être, qu’avec l’aide et l’intercession de représentants régulièrement élus.

Le vote, — thèse municipale à part, — peut conduire le peuple à la liberté, à la souveraineté, au bien-être, absolument comme le don de tout ce qu’il possède peut conduire un homme à la fortune. Je veux dire par là que l’exercice du suffrage universel, loin d’être la garantie, n’est que la cession pure et simple de la souveraineté.

L’électorat, dont les ergoteurs de la dernière Révolution ont tant et si sérieusement parlé, l’électorat, placé avant la liberté, comme le fruit avant la fleur, comme la conséquence avant le principe, comme le droit avant le fait, est la plus solennelle platitude qui ait jamais été imaginée dans aucun temps ni dans aucun pays. Non seulement ceux qui se sont permis, ceux qui ont eu l’audace d’appeler le peuple à voter avant de l’avoir laissé s’asseoir dans sa liberté, ont grossièrement abusé de son inexpérience et de la docilité craintive qu’une longue dépendance a imprimée à son caractère ; mais ils ont encore, en donnant des ordres au souverain et en se déclarant, par ce seul fait, supérieurs à lui, méconnu les règles élémentaires de la logique, ignorance qui devait les conduire à tomber victimes de leur invention anormale, et à s’en aller, poussés par le produit du suffrage universel, errer tristement dans l’exil.

Chose étrange, et sur laquelle je dois, tout d’abord, dans l’intérêt de la démonstration qui va suivre, appeler l’attention du lecteur ; c’est au profit du groupe formé par toute la valetaille des monarchies, c’est à l’avantage des ennemis déclarés du suffrage universel que le suffrage universel a tourné. Le peuple a dit merci à ceux qui l’avaient parqué ; il leur a donné, par son vote, le droit dont ils usent, de lui faire la chasse au filet et à l’appeau, à l’affût et à courre, à tir franc ou à la trappe, avec la loi pour arme et leurs semblables pour chiens.

Certes, en présence d’un sujet qui dévore ceux qui lui ont donné l’être et qui rend tout puissants ceux qui l’ont torturé dans son germe, il m’est bien permis, je crois, de ne pas accepter sans examen ce prétendu palladium de la démocratie, qu’on appelle électorat ou suffrage universel. Je prends même sur moi de déclarer que je le combats, comme on combat une chose malfaisante, une monstruosité sans proportions.

Le lecteur a déjà compris qu’il s’agit ici, non pas de contester un droit populaire, mais de rectifier une erreur fatale. Le peuple a tous les droits imaginables ; je m’attribue, pour ma part, tous les droits, même celui de me brûler la cervelle ou de m’aller jeter dans la rivière ; mais, outre que le droit à ma propre destruction est placé en dehors du calme de la loi naturelle et cesse de s’appeler un droit en devenant une anomalie du droit, un désespoir, cette exaltation anormale que, pour aider le raisonnement, j’appellerai encore un droit, ne saurait, dans aucun cas, me donner la faculté de faire partager à mes semblables le sort qu’il me convient personnellement de subir. En est-il ainsi à l’égard du droit de voter ? Non. Dans ce cas, le sort du votant entraîne le sort de celui qui s’abstient.

Je m’obstine à croire que les électeurs ne savent pas qu’ils se suicident civilement et socialement en allant voter ; un vieux préjugé les tient encore loin d’eux-mêmes, et l’habitude qu’ils ont d’être chez le gouvernement les empêche de voir qu’il ne tient qu’à eux d’être chez eux. Mais en supposant que, par impossible, les électeurs qui quittent leurs affaires, qui négligent leurs intérêts les plus pressants pour aller voter, soient pénétrés de cette vérité, à savoir : qu’ils se dépouillent, par le vote, de leur liberté, de leur souveraineté, de leur fortune en faveur de leurs élus qui, désormais, sont substitués de fait à eux-mêmes ; en supposant qu’ils sachent cela et qu’ils consentent librement mais follement à se mettre sous la dépendance de leurs mandataires, je ne vois pas que leur propre aliénation puisse entraîner celle de leurs semblables. Je ne vois pas, par exemple, comment ni pourquoi les trois millions de Français qui ne votent jamais sont passibles de l’oppression légale ou arbitraire que fait peser sur le pays un gouvernement fabriqué par les sept millions d’électeurs votants. Je ne vois pas, en un mot, comment il arrive qu’un gouvernement que je n’ai pas fait, que je n’aie pas voulu faire, que je ne consentirai jamais à faire, vient me demander obéissance et argent, sous prétexte qu’il y est autorisé par ses auteurs. Il y a évidemment ici un leurre au sujet duquel il importe de s’expliquer, c’est ce que je vais faire. Mais auparavant je donnerai place à la réflexion suivante que me suggère l’événement électoral du 28 du courant.

Lorsqu’il m’a pris fantaisie de publier ce journal, je n’ai ni choisi mon jour, ni pensé à l’élection qui se prépare d’ailleurs, mes convictions portent trop haut pour qu’elles puissent devenir jamais les très humbles servantes des circonstances et des éventualités. De plus, en supposant dommageable pour quelque parti l’effet de l’exposé ci-après — supposition bien gratuite assuré ment, — une voix de plus ou de moins à droite ou à gauche ne changerait pas la situation parlementaire. Et dut, après tout, le système parlementaire crouler tout entier sous le coup de mes arguments, cela m’empêcherait d’autant moins de passer outre que c’est, on l’a deviné, précisément ce système que je combats.

Au surplus, il importe bien moins de savoir si je fournis quelque inquiétude aux fanatiques du suffrage universel ou à ses exploiteurs, que de s’assurer si mes doctrines s’appuient sur la raison universelle ; or, je suis, en ce qui touche ce dernier point, sans aucune inquiétude ; et j’ose dire que, ne fusse-je point garanti par l’obscurité de mon nom contre les attaques de ceux qui se nourrissent de l’électorat, je trouverais encore, dans la solidité de mes déductions, un abri où leur propre prudence leur défendrait de me venir chercher.

Les partis accueilleront ce journal avec dédain ; c’est, dans mon opinion, ce qu’ils pourront faire de plus sage. Ils seraient obligés de lui porter trop de respect s’ils ne le dédaignaient pas.

Ce journal n’est pas le journal d’un homme, il est le journal de l’HOMME ou il n’est rien.

Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation

Cela dit, j’aborderai la question et, sans me préoccuper des sentiments de crainte ou des rêves d’espérance qui pourraient pousser tour à tour à mon aide ou à mon encontre les évocateurs de la monarchie et les prophètes de la dictature. Usant de l’inaliénable faculté que me donnent et mon titre de citoyen et mon intérêt d’homme, raisonnant sans passion comme sans faiblesse ; austère comme mon droit, calme comme ma pensée, je dirai :

Tout individu qui, dans l’état présent des choses, dépose dans l’urne électorale un bulletin politique pour l’élection d’un pouvoir législatif ou d’un pouvoir exécutif est, sinon volontairement, du moins à son insu, sinon directement, du moins indirectement, un mauvais citoyen.

Je maintiens le mot sans en retrancher une syllabe.

La question étant formulée de cette sorte, je me débarrasse tout à la fois et des royalistes qui poursuivent la réalisation du monopole électoral, et des gouvernementalistes républicains, qui font de la formation des pouvoirs politiques un produit du droit commun, je tombe, par le fait, non pas dans l’isolement, ce qui, d’ailleurs, m’inquiéterait peu, mais dans le sein de ce vaste noyau démocratique — plus du tiers des électeurs inscrits — qui protestent, par une abstention continue, contre l’indigne et misérable sort que lui font, depuis deux ans, la délétère ambition et la non moins délétère duperie des partis et des badauds.

Sur 353.000 électeurs inscrits dans le département de la Seine, 260.000 seulement ont pris part au vote du 10 mars dernier ; le personnel de l’abstention a même été moins nombreux à cette époque qu’aux élections antérieures. Paris étant un foyer politique plus intense que les autres centres électoraux et renfermant, par conséquent, moins d’indifférents que la province ; il est exact de dire que les pouvoirs politiques se forment en dehors du concours de plus d’un tiers des citoyens du pays. Or, c’est à ce tiers que je me rattache ; car là, on en conviendra, il n’y a ni la peur qui vote sous prétexte de conserver, ni l’ambition qui vote pour conquérir, ni l’ignorance moutonnière qui vote pour voter ; il y a là cette sérénité philosophique que puisent dans une conscience placide le travail utile, la production non interrompue, le mérite obscur, le courage modeste.

Les partis ont qualifié de mauvais citoyens ces sages et graves philosophes des intérêts matériels, qui ne se mêlaient pas aux saturnales de l’intrigue ; les partis ont horreur de l’inertie politique, métal sans pores sur lequel nulle domination ne peut mordre. Il est temps de tenir compte de ces légionnaires de l’abstention, car c’est dans eux que siège la démocratie ; c’est chez eux que réside la liberté, si exclusivement, si absolument, que cette liberté ne sera acquise à la nation que le jour où le peuple entier imitera leur exemple.

Pour élucider la démonstration que je poursuis, j’ai deux choses à examiner :

Premièrement, quel est l’objet du vote politique ?

Secondement, quel doit être inévitablement son résultat ?

Le vote politique a un double objet : l’un direct, l’autre indirect. Le premier objet du vote politique est de constituer un pouvoir ; le deuxième, c’est — le pouvoir une fois constitué, — de rendre les citoyens libres et de réduire les charges qui pèsent sur eux ; c’est, en outre, de leur faire justice.

Tel est, si je ne me trompe, l’objet avoué du vote politique, quant à l’intérieur. L’extérieur n’est pas ici en question.

Déjà, donc, en allant voter et par le fait seul de son vote, l’électeur avoue qu’il n’est pas libre et il adjuge à celui qu’il nomme la faculté de l’en rendre ; il confesse qu’il est grevé, et il admet que le pouvoir élu a la puissance de le dégrever ; il déclare vouloir l’établissement de la justice et il concède à son délégué toute autorité pour le juger.

Fort bien. Mais reconnaître à un ou plusieurs hommes la puissance de me rendre libre, de me dégrever et de me juger, n’est-ce pas placer, en dehors de moi, ma liberté, ma fortune, mon droit ? N’est-ce pas admettre formellement que cet homme ou ces hommes qui peuvent me libérer, me dégrever, me juger, non seulement restent maîtres de m’opprimer, de me ruiner, de me mal juger, mais sont même dans l’impossibilité de faire autrement, attendu, qu’étant substitués à tous mes droits, je n’ai plus de droits et qu’en protégeant le droit, ils n’ont qu’à se protéger eux-mêmes ?

Si je demande quelque chose à quelqu’un, j’admets que ce quelqu’un a ce que je lui demande ; il serait absurde que je fisse une pétition pour obtenir ce qui serait en ma possession. Si j’avais l’usage de ma liberté, de ma fortune, de mon droit, je n’irais pas les demander au pouvoir. Que, si je les demande au pouvoir, c’est probablement parce qu’il en est possesseur, et, s’il en est possesseur, je ne vois point quelles leçons il a à recevoir de moi touchant l’emploi qu’il juge à propos d’en faire.

Mais comment le pouvoir se trouve-t-il possesseur de ce qui m’appartient ? De qui le tient-il ? Le pouvoir, en prenant pour exemple celui qui est devant nous, se compose de M. Bonaparte qui hier encore, était un pauvre proscrit sans trop de liberté et sans plus d’argent que de liberté.

De sept cent cinquante Jupiter-tonnants qui, vêtus comme tout le monde et pas plus beaux certainement, parlaient il y a quelques mois, avec nous et pas mieux que nous, j’ose le dire ; de sept à huit ministres et de leurs dérivés dont, la plupart, avant de tirer la queue du budget, tiraient celle du diable, avec au moins autant d’opiniâtreté que le premier venu d’entre les écrivains linéaires. Comment se fait-il que ces pauvres hères d’hier, soient mes maîtres d’aujourd’hui ?

De qui ces messieurs tiennent-ils, s’il vous plaît, le pouvoir dans le sein duquel vous avez toute liberté, toute richesse, toute justice ? À qui faut-il s’en prendre des persécutions, des impositions et des iniquités dont nous gémissons tous ? Aux votants, évidemment.

La Constituante qui a commencé à nous donner la danse ; M. Louis Bonaparte qui a continué l’instrumentation, et la législative qui est venue renforcer l’orchestre, tout cela ne s’est pas fait tout seul. Non, tout cela est le produit du vote. À ceux qui ont voté la responsabilité de ce qui s’est fait et de ce qui suit. Cette responsabilité, nous ne l’acceptons pas, nous, démocrates du travail et de l’abstention ; allez chercher ailleurs que chez nous la solidarité des lois oppressives, des règlements inquisitoriaux, des égorgements, des exécutions militaires, des incarcérations, des transportations, des déportations, de la crise immense qui écrase le pays. Allez, maniaques du gouvernement, frapper votre poitrine et vous préparer au jugement de l’histoire ! Notre conscience est en paix. C’est bien assez que, par un phénomène qui répugne à toute logique, nous subissions un joug que vous seuls avez fabriqué ; c’est bien assez, qu’avec la vôtre, notre liberté se soit enfuie ; c’est bien assez que vous ayez livré, avec ce qui vous appartenait, ce qui ne vous appartenait pas, ce qui devrait être inviolable et sacré : la liberté et la fortune d’autrui !

Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français

Et n’allez pas croire, bourgeois abusés, gentilshommes ruinés, prolétaires immolés, n’allez pas croire que ce qui a eu lieu eût pu ne point se passer, si vous aviez nommé Pierre au lieu de nommer Paul, si vos suffrages s’étaient portés sur Jacques au lieu de se porter sur François. De quelque façon que vous votiez, vous vous livrez, et quel que soit le triomphateur, son succès vous emporte. À l’un comme à l’autre vous aurez à demander tout ; donc, vous n’aurez plus rien !

D’ailleurs comprenez bien ceci — ce n’est point de la science, c’est de la pure et simple vérité, — si le mal venait des réactionnaires seulement, si les révolutionnaires pouvaient faire votre fortune, vous seriez richissimes ; car tous les gouvernements, depuis Robespierre et Marat — devant Dieu soient leurs âmes — ont appartenu aux révolutionnaires ; cette assemblée que vous avez là, sous les yeux, se compose elle-même en totalité de révolutionnaires. Personne n’a été plus révolutionnaire que M. Thiers, le marguillier de Notre Dame de Lorette ; M. de Montalembert a prononcé, sur la liberté absolue, des discours tels que nul n’en saurait faire de meilleurs. M. Berryer a conspiré depuis 1830 jusqu’en 1848 ; M. Bonaparte a fait de la révolution par écrit, par paroles et par actions ; je ne parle pas de la Montagne, cénacle qui a eu dans ses mains, pendant plusieurs mois, les moyens gouvernementaux de vous couvrir d’une rosée d’opulence. Tous les hommes ont fait de la révolution tant qu’ils n’ont pas fait du gouvernement ; mais tous les hommes aussi, quand ils ont fait du gouvernement, ont comprimé la Révolution. Moi qui vous parle, si vous vous avisiez un jour de me porter au gouvernement et si, dans un moment d’oubli ou de vertige, au lieu de prendre en pitié ou en mépris votre bêtise, j’acceptais le titre de receleur du vol que vous auriez perpétré sur vous-mêmes, je jure Dieu que je vous en ferais voir de belles ! Est-ce que les expériences faites ne vous suffisent pas ? Vous êtes bien difficiles !

Vous avez fait tout dernièrement un gouvernement blanc dont l’objet unique, — et vous ne sauriez l’en blâmer — est de se débarrasser des rouges. Si vous faites un gouvernement rouge, son objet unique — et il serait plaisant que vous le trouvassiez mauvais, — sera de se débarrasser des blancs. Mais les blancs ne se vengent des rouges et les rouges des blancs qu’à coups de lois prohibitives et oppressives ; or, sur qui pèsent ces lois ? Sur ceux qui ne sont ni rouges, ni blancs, ou qui sont, à leurs dépens, tantôt blancs et tantôt rouges, sur la multitude qui n’en peut mais ; si bien que le peuple est tout meurtri des coups de massue que les partis se donnent sur son dos.

Je ne critique pas le gouvernement ; il a été fait pour gouverner, il gouverne, il use de son droit, et, quoi qu’il fasse, j’affirme qu’il fait son devoir. Le vote, en lui donnant la puissance, lui a dit : Le peuple est pervers, à vous la droiture ; il est emporté, à vous la modération ; il est stupide, à vous l’intelligence. Le vote, qui a dit cela à la majorité actuelle, au président de céans, le dira aussi (car il ne peut dire rien de plus, rien de moins) à une majorité quelconque, à un président quel qu’il soit. Donc, par le vote, et quoi qu’il retourne, le peuple se met, corps et biens, à la merci de ses élus pour qu’ils usent et abusent de sa liberté et de sa fortune ; nul n’ayant fait de réserves, l’autorité n’a pas de limites.

Mais la probité, dit-on ! mais la discrétion ! mais l’honneur ! ... fumée ! Vous faites du sentiment quand il faut faire des chiffres ; si vous placez vos intérêts sur les consciences, vous placez à fonds perdus ; la conscience est un ustensile à soupape.

Réfléchissez un instant à ce que vous faîtes. Vous vous pressez autour d’un homme comme autour d’une relique ; vous baisez le pan de son habit ; vous l’acclamez à l’assourdir ; vous le chargez de présents ; vous bourrez ses poches d’or ; vous vous dépouillez, à son profit, de toutes vos richesses ; vous lui dites : Soyez libres au-dessus des libres, opulent au-dessus des opulents, fort au-dessus des forts, juste au-dessus des justes, et vous vous avisez ensuite de contrôler l’emploi qu’il fait de vos présents ? Vous vous permettez de critiquer ceci, de désapprouver cela, de supputer ses dépenses et de lui demander des comptes ? Quels comptes voulez-vous qu’il vous rende ? Avez-vous dressé la facture de ce que vous lui avez remis ? Votre comptabilité est en défaut ? Eh bien ! vous êtes sans titres contre lui ; le bordereau que vous voudriez présenter n’a pas de base ; on ne vous doit rien !

Maintenant criez, tempêtez, menacez, c’est peine perdue ; votre obligé est votre maître : inclinez-vous et passez.

Dans les contes bibliques, il est dit qu’Esaü vendit son droit d’aînesse pour des lentilles. Les Français font mieux que cela, ils donnent leur droit d’aînesse et les lentilles avec.

Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements

Je répéterai ici que je ne conteste pas le droit ; ce que je conteste, comme chose inopportune, c’est l’usage actuel du droit. Je dis qu’avant de faire usage du droit qui m’est acquis de nommer des délégués, il importe que je commence par faire acte de souveraineté, par m’établir matériellement dans les faits, par me rendre compte de ce que je dois faire personnellement et de ce qui doit rentrer dans les attributions de mes délégués. Je dois, en un mot, m’établir moi-même avant de fonder quoi que ce soit. Les institutions ne doivent pas être faites par des lois, ce sont elles, au contraire, qui doivent faire les lois. Je m’institue d’abord, je ferai des lois après.

Il ne faut pas perdre de vue que la théorie du droit divin, de laquelle nous relevons en ligne directe, procède d’une prétendue antériorité qu’aurait le gouvernement sur le Peuple. Toute notre histoire, toute notre législation, sont fondées sur cette monumentale absurdité, à savoir que le gouvernement est une précession du peuple, que le peuple est une déduction du gouvernement ; qu’il y a eu ou qu’il a pu y avoir un gouvernement antérieurement à l’existence d’aucun peuple. Voilà ce qui est admis : Les annales du monde sont burinées dans cette crasse de l’intelligence humaine. Tant, donc, que durera le gouvernement, la notion de son antériorité restera intacte, le droit divin se perpétuera parmi nous et le peuple, dont le suffrage est mis à la place du sacre antique, ne sera jamais, quelque nom qu’il prenne, qu’un sujet.

Le passage de la théocratie à la démocratie ne peut, dans aucun cas, s’opérer par l’exercice du droit électoral, car cet exercice a pour objet spécial d’empêcher le gouvernement de périr, c’est-à-dire de maintenir et même de raviver le principe de l’antériorité gouvernementale. Il faut, pour passer d’un régime à l’autre, déterminer une solution de continuité dans la chaîne de la délégation. Il faut, puisqu’elle est fatalement poussée vers le respect de la tradition théocratique, suspendre la délégation et ne la reprendre qu’après avoir introduit dans les faits sociaux l’exercice régulier du gouvernement de soi-même, du self-government. Ce n’est qu’après avoir fait acte de propriété que je dois rationnellement placer un gérant sur mon domaine ; si je l’y plaçais avant d’avoir montré mes titres, il refuserait de me connaître et il aurait raison.

Mais voici ce que j’entends dire : L’unanimité est, sur toute question comme dans tout pays, irréalisable. Cependant, tout gouvernement venant du vote, il ne faudrait rien moins, pour empêcher un gouvernement de naître, que l’abstention unanime ; car, en supposant que neuf millions d’électeurs sur dix millions s’abstinssent, il resterait toujours un million de votants pour faire un gouvernement, auquel la nation tout entière serait forcée d’obéir ; or, il y aura en tout temps en France un million, au moins, d’individus qui auront intérêt à faire un gouvernement ; donc la proposition est absurde.

Je réponds :

Il n’est même pas nécessaire de trouver un million d’hommes pour faire un gouvernement ; cent mille, dix mille, cinq cents, cent, cinq individus peuvent le faire, un citoyen tout seul peut le constituer. Lafayette fit seul, en 1830, Louis-Philippe roi ; et pendant les 18 années qui suivirent cet événement, le pouvoir parlementaire s’est fait, dans un pays de 35 millions d’âmes, par, le simple concours de 200 mille censitaires. Quelque restreint que soit le nombre des citoyens qui concourent à faire un gouvernement, qu’importe ! Ce que je tiens à constater ici, c’est que nul gouvernement ne saurait vivre contre le gré des majorités nationales.

La philosophie et, après elle, une école bien plus sûre, l’école de l’expérience et des faits, ont démontré, d’une manière irréfutable, que la raison intime de l’existence des gouvernements était, non pas dans le concours matériel ou électoral des citoyens d’un pays, mais bien dans la foi publique ou dans l’intérêt, car la foi et l’intérêt sont une seule et même chose.

Le gouvernement qui perche en ce moment est dû aux divertissements électoraux de sept à huit millions de citoyens fort obéissants qui ont perdu chacun, de la meilleure grâce du monde, deux ou trois journées de travail, pour ne pas laisser échapper l’occasion de se donner, corps et biens, à des hommes qu’ils ne connaissaient pas, mais auxquels ils ont assuré cinq pièces de cinq francs par jour afin de lier connaissance. Vous semble-t-il que l’Assemblée législative et M. Bonaparte soient plus solidement établis que ne le furent et la Chambre des Députés de 1847, créée par deux cent mille censitaires seulement ; et Louis-Philippe, crée, par un seul homme ? Dites-moi si vous pensez qu’un gouvernement qui aurait été fait par un million, ou moins, d’individus pût être plus mesquin, plus dépopularisé, plus perplexe que celui auquel huit millions d’individus ont donné l’être. Evidemment vous ne le pensez pas. Il n’y a pas un homme ici — et quand je dis homme, j’entends dire le contraire de fonctionnaire — qui n’ait eu ses intérêts ou sa foi profondément atteints par les régimes qui ont été successivement établis depuis 1848 ; il n’y a, par conséquent, pas un homme qui ait à se féliciter du résultat de son vote et qui puisse croire qu’une pire chose, que la chose existante, eût pu surgir de son abstention. Vous êtes, donc, forcés d’avouer que vous avez, par le plus petit bout, perdu votre temps ; et, à moins qu’il n’entre dans vos spéculations — spéculations, dans ce cas, bien étranges en vérité — de perdre toujours votre temps. J’estime que vous devez être bien près de sacrifier le scrutin à de plus nourrissantes réalités. C’est déjà un fort mauvais enjeu pour le pouvoir que votre mécontentement, mais s’il n’avait pas votre bulletin pour se donner du courage, il serait bien faible, et je doute qu’il pût tenir les cartes.

L’unanimité dans l’abstention n’est donc pas ce qu’il importe d’obtenir ; de même que l’unanimité dans le vote n’est pas nécessaire pour former le gouvernement ; l’unanimité dans l’inertie ne saurait être la condition essentielle de l’acquisition de l’ordre anarchique qu’il est de l’intérêt et, par conséquent, de l’honneur de tous les Français de réaliser. Il y aura toujours assez de fonctionnaires, de surnuméraires et aspirants ; il y aura toujours assez de rentiers d’Etat et de pensionnaires du Trésor pour constituer un personnel électoral, mais le nombre des Chinois qui veulent à toute force payer tous ces mandarins se réduit de jour en jour, et s’il en reste encore dix-neuf, d’ici à deux ans, je déclare que ce ne sera ma faute.

D’ailleurs — et puisqu’il faut tout dire, — qu’appelez-vous suffrage universel ?

Un journal arrive qui dit : Il faut porter le citoyen Gouvernard.

Puis se présente un autre journal qui objecte : Non, il faut porter le citoyen Guidane.

N’écoutez pas mon antagoniste, riposte le premier journal, le citoyen Gouvernard est le seul candidat nécessaire, en voici les motifs, etc.

Gardez-vous d’ajouter foi à ce que vous dit mon adversaire, réplique le second journal, il n’y a de possible que le citoyen Guidane, en voici la raison, etc.

Sur ces entrefaites apparaît dans la lice, s’étant jusque-là rengorgé dans une réserve olympienne, un troisième journal, le mastodonte de l’espèce, qui prononce doctoralement cette sentence : il faut nommer monsieur Gouvernard.

Et l’on nomme M. Gouvernard.

Et vous dites que c’est le peuple qui a fait l’élection ? Je demanderai à vos gobelets et à vos muscades la permission de trouver peu exacte cette façon de s’exprimer.

Ceci soit dit pour régler mes comptes avec la forme et sans compromettre mes réserves quant au fond.

Mais je connais des républicains, ou des citoyens prétendus tels, qui ont grand-peur, qu’en ne votant pas, le peuple ne laisse se relever la royauté. Ce sont de bien grands républicains qui ont rendu, à ce qu’ils disent, de remarquables services, services dont j’affirme que ni vous, ni moi, n’avons vu l’ombre, soit en monnaie, soit en liberté, soit en dignité, soit en honneur. En langue vulgaire, langue qui est la mienne, la crainte qu’éprouvent ces républicains exprime l’affliction que leur causerait l’impossibilité de leur élévation personnelle. Je déflore un peu le patriotisme peut-être, mais, que voulez-vous, je ne suis pas né poète, et dans la mathématique de l’histoire j’ai trouvé que, sans ces républicains, il y a soixante ans que la royauté serait morte et enterrée ; que sans ces républicains, qui ont rendu à la monarchie le signalé service de relever l’autorité chaque fois que le peuple lui a voulu donner un coup d’épaule, il y a longtemps que les Français, sans m’en excepter, seraient libres. Les royalistes, croyez-le bien, n’iront pas fort loin le jour où ces républicains auront l’extrême obligeance de ne plus faire du royalisme. Les royalistes, je vous l’assure, s’arrêteront bien vite lorsque au lieu de leur laisser simplement la majorité, nous leur abandonnerons le champ électoral tout entier.

Ce que je dis là paraît étrange, n’est-ce pas ? C’est étrange, en effet ; mais la situation est étrange aussi, et je ne suis pas de ceux qui habillent les situations nouvelles avec les vieilles guenilles qui encombrent depuis un demi-siècle tous les galetas du journalisme révolutionnaire.

Que démasquer la politique c’est la tuer

Je m’explique, et, dussé-je me répéter, je poserai ici cette question :

Que dit l’électeur en déposant son bulletin dans l’urne ? Par cet acte, l’électeur dit au candidat : je vous donne ma liberté sans restriction ni réserve ; je mets à votre disposition, je livre à votre discrétion mon intelligence, mes moyens d’action, mon capital, mes revenus, mon industrie, toute ma fortune ; je vous cède mes droits et ma souveraineté. Subsidiairement, il reste entendu que la liberté, l’intelligence, les moyens d’action, le capital, les revenus, l’industrie, la fortune, les droits, la souveraineté de mes enfants, de mes proches, de mes concitoyens, tant actifs que passifs, tombent, avec tout ce que je vous transmets de mon chef propre, dans vos mains. Le tout vous est remis afin que vous en fassiez tel usage qui vous semblera bon ; ma garantie, c’est votre humeur.

Tel est le contrat électoral. Argumentez, controversez, discutez, interprétez, tournez, retournez, poétisez, sentimentalisez, vous ne changerez rien à cela. Tel est le contrat. Il est le même vis-à-vis de tous les candidats ; républicain ou royaliste, l’homme qui se fait élire est mon maître, je suis sa chose ; tous les Français sont sa chose.

Il reste donc bien compris que l’électorat consacre et l’aliénation de ce qui est à soi, et l’aliénation de ce qui appartient aux autres. il est évident, dès lors, que le vote est, d’un côté, une duperie, et, de l’autre, une indélicatesse, tranchons le mot, une spoliation.

Le vote ne serait qu’une duperie universelle si tous les citoyens étaient électeurs, et si tous les électeurs votaient ; car, dans ce cas, ils resteraient quittes, les uns envers les autres, de ce que tous auraient perdu par le fait de chacun, mais qu’un seul électeur s’abstienne ou soit empêché, et la spoliation commence. Que sur neuf à dix millions d’électeurs, trois millions s’abstiennent, — ce nombre est aujourd’hui réalisé, — et les spoliés forment déjà une minorité assez imposante pour qu’il faille en tenir compte. L’antique notion de la probité dans le pouvoir est ébréchée ; or, remarquez bien que la décadence du pouvoir est en proportion de la ruine de cette notion.

Supposez que la moitié des électeurs inscrits reste à l’écart, la situation devient grave pour les votants et pour le gouvernement qu’ils auront fait ; le scepticisme politique de toute une moitié du corps social doit visiblement gêner les vieilles croyances de l’autre moitié. Et si l’on considère que ce sera précisément du côté de l’inertie calculée, motivée, réfléchie que se trouvera l’intelligence ou la liberté, ce qui est tout un, tandis qu’il n’y aura du côté du vote que l’instinct moutonnier et traditionnel, l’ignorance ou l’abnégation, ce qui revient au même, on se fera aisément une idée de la prostration qui, dans un tel état de choses, doit gagner le vieux gouvernementalisme. Nous avons atteint dans ce moment même cette période : car, si quatre millions d’électeurs ne se sont pas encore abstenus, ce n’est pas qu’ils aient à se féliciter d’avoir voté. Or, tout repentir implique l’aveu d’une faute.

Maintenant forçons l’hypothèse. Supposons que tous les adversaires du royalisme, convertis à la notion moderne que le pouvoir ne peut pas être honnête, désertent le scrutin en motivant leur désertion sur cette incontestable vérité que le vote est tout à la fois une duperie et une spoliation, et, tout aussitôt, les royalistes n’ont plus de complices ; en dehors d’eux vous ne trouverez que des hommes lésés à bon escient. L’électorat, devenu un méfait par l’illumination de l’esprit public, ce méfait leur échoit directement et sans partage : les larrons sont connus. Ou plutôt, pour rendre hommage au sens commun, disons qu’il n’y a plus de larrons du tout ; car, dès que la question se trouve réduite à ces termes sévères, mais simples et surtout vrais ; dès que la politique, descendue de ses antiques et charlatanesques hauteurs, est restituée aux forfaits dont elle a toujours été le génie déguisé, mais réel, la fiction gouvernementale disparaît et la réalité humaine se dégage de tous les malentendus qui ont, jusqu’à ce jour, engendré la lutte et les déplorables événements qui en ont été la suite.

Voilà la révolution ! voilà le renversement calme, sage, rationnel de la notion traditionnelle ! Voilà la substitution démocratique de l’individu à l’Etat, des intérêts à l’idée. Aucune perturbation, aucune secousse ne sauraient se produire dans ce majestueux déchirement du nuage historique ; le soleil de la liberté se montre sans orages et chacun, prenant sa part de ses rayons généreux, se meut désormais en plein jour et s’occupe à chercher dans la société la place qu’il doit s’y faire par ses aptitudes ou son génie.

Pour être libre, voyez-vous, il n’y a qu’à vouloir. La liberté, que l’on nous a sottement appris à attendre comme un présent des hommes, la liberté est en nous, la liberté c’est nous. Ce n’est ni par fusils, ni par barricades, ni par agitations, ni par fatigues, ni par clubs, ni par scrutins qu’il faut procéder pour l’atteindre, car tout cela n’est que du dévergondage. Or, la liberté est honnête et on ne l’obtient que par la réserve, la sérénité et la décence.

Quand vous demandez la liberté au gouvernement, la niaiserie de votre demande lui apprend aussitôt que vous n’avez aucune notion de votre droit ; votre pétition est le fait d’un subalterne, vous avouez votre infériorité ; vous constatez sa suprématie et le gouvernement profite de votre ignorance et il se conduit à votre égard comme on doit se conduire à l’égard des aveugles, car vous êtes des aveugles.

Ceux qui chaque jour, dans leurs feuilles, demandent en votre nom des immunités au gouvernement font, — tout en vous laissant croire qu’ils le ruinent et l’affaiblissent, — la force et la fortune du gouvernement, force et fortune qu’ils veulent conserver, parce qu’ils les veulent atteindre un jour, avec votre concours, peuple dupé, abusée, nargué, volé, mené, roulé, attelé, chargé, fustigé par des intrigants et des crétins qui vous font faire le gros dos en vous disant des flatteries, en vous courtisant comme une puissance, en vous surchargeant d’étiquettes pompeuses comme un roi de vaudeville et en vous exposant ainsi, prince des cabanons et de geôles, monarque de la corvée, souverain de la misère, à la risée du monde !

Je n’ai pas, pour mon compte, à vous flatter ; car je ne veux vous rien prendre, pas même la part qui me revient de vos misères et de vos hontes. Mais j’ai à vous demander, à vous, entendez-vous bien, et non pas au gouvernement, que je ne connais pas, que je ne veux pas connaître, j’ai à vous demander ma liberté que vous avez empaquetée dans le don que vous avez fait de la vôtre. Ce n’est pas à titre onéreux que je vous la demande, car pour que je sois libre, il faut que vous le soyez. Sachez l’être ! Il ne s’agit pour cela que de ne plus élever personne au-dessus de vous. Séparez-vous de la politique qui mange les peuples et appliquez votre activité aux affaires qui les nourrissent et les enrichissent. Souvenez-vous que la richesse et la liberté sont solidaires comme sont solidaires la servitude et l’indigence. Tournez le dos au gouvernement et aux partis qui n’en sont que les porte-queue. Le dédain tue les gouvernements, car la lutte seule les fait vivre. Soyez enfin ce souverain qui ne discute pas avec ses gens et riez des menées ridicules du royalisme blanc et du gouvernementalisme rouge. Aucun obstacle ne saurait résister devant sa manifestation calme et progressive de vos besoins et de vos intérêts.

« Tant que le sire de Tillac ignora qui il était, dit une légende gasconne, l’intendant le rudoya fort ; mais quand dame Jehanne, sa nourrice, lui eut fait connaître ses titres et qualités, les gens du château, l’intendant en tête, vinrent s’humilier devant lui. »

Que le peuple montre à ses intendants qu’il ne s’ignore plus ; qu’il cesse de se mêler aux querelles d’antichambre, et ses intendants feront silence, tout en prenant vis-à-vis de lui l’attitude du respect. Il se doit à lui-même d’être libre, il le doit au monde qui attend, il le doit à l’enfant qui va naître.

La politique nouvelle est dans la réserve, dans l’abstention, dans l’inertie civique et dans l’activité industrielle, en d’autres termes, dans la négation même de la politique. J’aurai à développer plus amplement ces propositions. Qu’il me suffise de dire aujourd’hui que si les républicains n’avaient pas voté aux dernières élections générales, il n’y aurait pas eu d’opposition à l’Assemblée, et s’il n’y avait pas eu d’opposition à l’Assemblée, il n’y aurait pas eu, à vrai dire, d’Assemblée. Il n’y aurait eu qu’un tohu-bohu entre les légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes qui se seraient ruinés, les uns par les autres, à grand renfort de scandale et qui seraient tombés tous les trois, à l’heure où j’écris, sous les sifflets exhilarants de la liberté.

Conclusion

De tout ce que j’ai dit, et je reviendrai prochainement, soit sur ce que j’ai omis, soit sur ce qui n’a pu être qu’imparfaitement développé dans cet exposé, il résulte que l’objet du vote politique est la formation d’un gouvernement ; or, comme j’ai démontré que la formation d’un gouvernement, et de l’opposition qui lui sert de garantie essentielle, était la consécration d’une tyrannie inévitable, dont la source découle du don spontané que les votants font, à leurs élus, de leurs personnes et biens, ainsi que des personnes et biens des non votants ; il s’ensuit que, dût l’aliénation de la souveraineté n’être pas une bêtise, mais un droit, quand celui qui aliène ne dispose que de sa part, cet acte cesse d’être une bêtise ou un droit et devient une spoliation quand il s’agit, en se prévalant de la brutale raison du nombre, de rendre la souveraineté des minorités solidaire du sort que l’on fait subir à sa souveraineté propre.

J’ajoute que tout gouvernement étant nécessairement une cause d’antagonisme, de discorde, d’égorgement et de ruine ; celui qui, par son vote, concourt à la formation d’un gouvernement est un artisan de guerre civile, un promoteur de crises et, par conséquent, un mauvais citoyen.

J’entends d’ici les républicains du fonctionnarisme crier : « A la trahison! » Je ne m’en émeus pas ; car je les connais mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. J’ai un vieux compte de soixante ans à régler avec eux, et leur faillite, dont je me fais le syndic, n’est pas des plus gracieuses.

J’entends aussi les royalistes et les impérialistes se demander s’il n’y aurait pas quelque chose à glaner dans la moisson que j’indique ; je ne m’en suis pas troublé, car j’ai coté au plus juste la valeur de leur friperie.

L’avenir n’appartient ni à ceux-ci, ni à ceux-là, grâce à Dieu ; et la royauté n’attend, pour jeter sa dernière dent, que de voir tomber le dernier ongle de la dictature.

Je me propose d’enlever à ces dames et la griffe et le chicot.

À nous trois !