Titre: Saut dans l’inconnu
Sous-titre: Réflexions pour une offensive anarchiste au coeur de la pacification
Auteur·e: Anonyme
Sujet: Suisse
Date: 2011
Source: Consulté le 24 septembre 2016 de infokiosques.net

Nous nous demandons ici à quoi pourrait bien ressembler une pratique anarchiste révolutionnaire dans les conditions sociales spécifiques de la Suisse. Il nous semble d’abord nécessaire de mettre de côté l’illusion qui ne sert que trop souvent à justifier notre propre résignation, l’illusion selon laquelle ici tout serait mille fois plus difficile qu’ailleurs, tout serait totalement pacifié, et que de toutes façons, personne ne s’intéresserait à nos idées. Ceci pour considérer ensuite les particularités locales qui nécessitent une démarche pas forcément plus difficile ou plus facile mais qui est simplement autre qu’ailleurs. C’est pour cela que nous ne nous intéressons pas aux idéologies révolutionnaires qui se plaquent comme une moule rigide sur une réalité dont elles restent toujours séparées de par leur nature. C’est aussi pour cela que nous ne pensons pas non plus que les expériences et les méthodes développées et pratiquées par des compagnons en d’autres lieux ou en d’autres temps puissent être simplement calquées. Nous voulons tirer notre inspiration de tout ce qui nous plaît, mais toujours dans le but de développer nos propres méthodes que nous considérons comme les plus adaptées à notre situation. Nous ne connaissons que trop bien la tendance de certaines personnes à répéter des fragments simplifiés des théories révolutionnaires anciennes, dont l’usure leur est cachée par le simple fait qu’ils n’essaient pas de les appliquer à quelque lutte effective. Celui qui souhaite véritablement changer en profondeur la réalité dans laquelle il vit ne se satisfera d’aucune illusion. Celui qui se passionne pour la subversion veut agir immédiatement. Alors, abandonnons tout modèle et étudions nos possibilités.

L’héritage de l’histoire

La Suisse, où nous vivons, est l’un des rares pays où la domination capitaliste a pu s’ancrer de manière aussi paisible. On ne peut pas nier avoir l’impression de vivre dans un îlot de paix quand on observe l’histoire des luttes révolutionnaires. La population suisse, apparemment bercée depuis toujours dans l’illusion démocratique, n’a quasiment pas vécu, du moins depuis le début de l’industrialisation, des conflits de classe profondément clivants qui auraient poussé des franges entières de la population à se confronter aux idées sociales-révolutionnaires. Pas trace d’insurrections plus importantes qui tentèrent de saper entièrement le système politique et, en même temps, tous les us et coutumes. Ce petit peuple et son histoire ne font pas preuve d’une grande soif d’aventure mais cultivent en revanche une quantité énorme de lieux communs, restés beaucoup trop longtemps intacts. Même les grands conflits idéologiques entre les différentes formes de domination de la première moitié du vingtième siècle (fascisme, communisme d’état, démocratie,...), s’ils ont certes laissé quelques traces, sont passés dans leurs grandes lignes à côté de la Suisse. Alors que les gouvernants (et nombre de citoyens) s’enveloppaient dans le manteau de la « neutralité », position la plus abominable de toutes, ils se sont pourtant montrés complaisants à l’égard des puissances potentiellement menaçantes, et ce à travers des arrangements et des mesures établis ici ou là pour que la Suisse reste un lieu sûr de transfert du capital international, peu importe les ornements idéologiques. Cette neutralité, qui n’est en fait rien d’autre que la défense de la démocratie comme forme de domination la plus ajustée aux conditions contemporaines, semble avoir pris par extension le sens d’un certain hermétisme vis-à-vis des idées qui remettent trop profondément en question les rapports existants.

Ainsi les habitants consciencieux de cette précieuse démocratie participative votent et mettent en place des initiatives citoyennes depuis des décennies, sans qu’il n’y ait jamais eu la nécessité de prendre de véritables décisions. Des décisions qui quitteraient les cadres de la politique, des décisions qui excluraient la délégation et la passivité parce qu’elles concerneraient directement notre propre vie : dans une situation insurrectionnelle par exemple, décider de défendre les rapports existants en faveur de la domination ou alors de se battre pour leur renversement fondamental, en faveur de la liberté.

L’héritage de cette histoire, de cette pénurie de conflits sociaux, c’est ce dépérissement de l’imagination auquel nous nous retrouvons souvent confronté aujourd’hui sitôt que nous avons le mot révolution à la bouche ; c’est une carence en idées subversives, qui pourraient germer dans de tels conflits et qui, inversement, pourraient les provoquer, ainsi qu’un manque d’expérience de lutte, à laquelle on pourrait avoir recours et qu’on pourrait développer ; c’est une génération qui envisage très peu les possibilités qui poussaient les gens autrefois en masse à l’assaut de ce monde.

Mais notre intention n’est certainement pas d’alimenter le discours plaintif et résigné de ceux, qui justifient leur propre inactivité par l’absence de conditions favorables. Ces conditions “manquantes” ne peuvent signifier qu’une seule chose pour nous : nous atteler immédiatement à faire advenir celles que nous souhaitons.

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Ce qui nous donne du courage, ce ne sont pas les descriptions de la paysage de désolation qui nous entoure aujourd’hui, de l’aliénation ô combien totale et des rapports de pouvoirs tellement sophistiqués, mais les idées et les pratiques des individus qui les affrontent malgré tout. Affirmons alors ici que l’héritage de notre histoire n’est pas seulement l’hégémonie du pouvoir mais que c’est aussi les expériences et les réflexions les plus diverses, quoique parfois quelque peu poussiéreuses, qui, ici et ailleurs, ont été créées et développées dans la lutte contre cette hégémonie. Si nous voulons voir clairement le visage de cette dernière et lui faire face, ce n’est pas sans nous renforcer de ces expériences et de ces réflexions. Parce que les personnes qui nous ont précédés et qui ont commencé à faire ce rêve que nous voulons continuer à tisser sont innombrables ; les contributions de milliers d’individus, en des milliers de lieux et de milliers temps ont enrichi la lutte que nous voulons poursuivre, la lutte pour l’émancipation des êtres humains la plus totale possible, l’ouvrage le plus beau dans un monde empoisonné par cette peste qu’est l’autorité.

C’est pour cela que le développement historique des idées anti-autoritaires et des luttes contre l’oppression sous toutes ses formes nous fascinent. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment de nombreuses personnes, nous ne pensons absolument pas que nous vivons dans un environnement voué à l’ennui éternel et vide de tout événement intéressant, dans un pays qui serait sans histoire. Il est vrai que la Suisse semblait être jusqu’à maintenant davantage un laboratoire d’idées, un lieu de conspirations et d’exil pour les révolutionnaires les plus divers, plutôt qu’un terrain concrètement favorable aux grandes révoltes. Mais en même temps, nous notons aussi que l’État a pu facilement estomper les traces des luttes passées qui ont eu lieu aussi ici, ou du moins les dépouiller de leur signification. Pour les luttes d’aujourd’hui, il peut certes s’avérer important et stimulant de regarder cette histoire de plus près. Mais dans le cadre de ce texte, ce serait une entreprise trop vaste. Nous nous contenterons donc dans un premier temps d’un rapide résumé historique.

L’histoire des idées anarchistes en Suisse remonte loin. Déjà au milieu du XIXème siècle des esprits révolutionnaires se rencontraient dans le massif jurassien et accéléraient le développement d’idées anti-autoritaires par le biais de journaux et autres publications. C’est aussi là, à St Imier pour être précis, que s’est réuni en 1872 l’Internationale Anti-autoritaire issue d’une scission de la première Association Internationale des Travailleurs. En ces temps, le temps de la Commune de Paris et de sa répression sanglante, de la constitution de ce qui va s’inscrire comme mouvement ouvrier international dans l’histoire, et de nombreux soulèvements révolutionnaires dans les pays environnants, il y avait de nombreux anarchistes et révolutionnaires qui fréquentèrent la Suisse - parfois au cours de leur voyage, souvent au cours de leur fuite. Alors que la police suisse arrêtait et expulsait encore et encore les uns, d’autres profitaient de leur halte ici pour se consacrer à l’agitation et à la diffusion de leurs idées. Diverses revues anarchistes internationales ont été rédigées ici et mises sous presse dans des imprimeries créées par des compagnons. La discussion anarchiste semblait vive et fortement liée aux luttes dans d’autres pays. En témoigne la revue franco-italienne Le réveil anarchiste, imprimée à Genève à partir de 1900 et ce pendant plus de 50 ans (une version allemande paraissait à Zurich pendant quelques années à partir de 1903). Durant la seconde guerre mondiale elle était imprimée de manière clandestine. Pendant la plus grande partie de son existence, la revue était distribuée toutes les deux semaines dans les milieux anarchistes et à la criée dans la rue. Les tracts et les articles de cette époque que nous connaissons parlent souvent, et avec une évidence devenue rare de nos jours, de la recherche d’une rupture insurrectionnelle avec l’ordre établi, d’une expérimentation et d’une discussion vivante sur des possibles chemins pour y parvenir. D’une part ils lançaient des luttes sur des bases qui leur étaient propres, comme c’était le cas par exemple de leur lutte contre le militarisme qui s’est principalement développée au cours des deux guerres mondiales et qui prenait des directions clairement distinctes de celle des tendances pacifistes, et d’autre part, de nombreux anarchistes intervenaient avec leurs propres idées et leur propre détermination partout là où s’exprimaient des tensions sociales, comme par exemple dans les luttes ouvrières qui éclataient continuellement, et qui accompagnaient ici aussi le processus d’industrialisation.

Déjà en 1852, des ouvriers en colère ont incendié l’une des premières usines de tissage dans les environs d’Uster. Pas besoin de chercher bien loin pour voir qu’ils ont reconnu en elle le signe d’une nouvelle ère d’exploitation, d’aliénation et de soumission par les machines. Dans ces années, de nombreux ouvriers et paysans ont été arrachés à leur communauté rurale – bien évidemment toute aussi marquée par la hiérarchie et l’oppression de l’individu – pour être entassés dans les villes et les usines. Le quartier zurichois “Niederdörfli” ressemblait à un quartier de misère, à un point tel qu’on arrive à peine à se l’imaginer aujourd’hui quand on passe entre les différentes galeries commerciales. Les journées de travail qui durent 14-16 heures et le travail des enfants faisaient partie de la normalité dans les usines. Et c’est aussi sur ces conditions que se concentraient les revendications qui s’exprimaient ensuite dans les luttes successives. Déjà à cette époque l’économie nationale s’appuyait fortement sur les travailleurs immigrés pour réaliser ses tâches délétères, monotones et dures (dans l’industrie lourde, textile et artisanale), ceux-ci pouvant être exploités dans des conditions particulièrement puantes du fait de leur statut. De sorte que ces migrants (principalement italiens) furent à l’origine de nombreux troubles dans le monde ouvrier, qu’ils pouvaient partiellement nourrir par des expériences de lutte tirées de leurs pays. De nos jours, peu de personnes sont au fait de la grève suivie par environ un millier d’ouvriers qui travaillaient à la construction du tunnel du saint Gothard en 1875 à Göschenen et qui fut réprimée dans le sang, ou bien encore des nombreuses manifestations suscitées par le chômage de masse, par des conditions de logement et de travail misérables qui se sont déchaînées au début du 19ème siècle, pour se transformer en émeutes dans de nombreuses villes suisses. En ces temps, l’insatisfaction des exploités se confondait facilement avec les idées révolutionnaires croissantes et ce n’était pas rare que l’intervention des militaires soit prévue pour y mettre un terme définitif. L’état suisse savait que les troupes paysannes seraient toujours de son côté lorsqu’il s’agissait de combattre les intérêts des ouvriers parce qu’il réservait un traitement avantageux à l’Union des Paysans. Il en fut de même lors des diverses tentatives de grève générale, dont l’idée d’en faire un moyen essentiel pour l’auto-émancipation du prolétariat a été développée et propagée dans des revues anarchistes déjà bien longtemps avant la grande grève générale suisse de 1918, au cours de laquelle environ 300 000 personnes arrêtèrent le travail pendant trois jours. Alors que la grève générale nationale en tant que telle suscitait peu d’intérêt en raison de son aspect fortement institutionnel et réformiste, lors d’autres tentatives de grèves générales, l’agitation anarchiste semblait d’autant plus enthousiaste, que ces tentatives étaient certes plus limitées, mais plus spontanées et plus riches en conflits (comme à Genève en 1902, dans le canton de Vaud en 1907 ou à Zurich en 1912).

Une telle dynamique entre une discussion anarchiste vivante et des tensions sociales existantes a diminué petit à petit vers le milieu du XXème siècle. Tandis que le capital accordait une palette de garanties sociales aux travailleurs suite à leurs luttes (de meilleures conditions de travail, des assurances, etc.) pour se payer la “paix du travail”, il se remettait aussi à dissoudre les milieux dangereux, les grandes usines et les quartiers où il avait lui-même autrefois concentré l’exploitation, tout en soumettant l’ensemble de l’industrie à une restructuration en profondeur. Cela dit, contrairement à ce que les réformistes aiment à affirmer, nous ne pensons pas que le capital ait accordé de l’importance aux revendications du “mouvement ouvrier” du seul fait qu’il était “mis sous pression”, mais plutôt que les rapports d’exploitation ont été réajusté la plupart du temps seulement lorsque le développement de la force de production le permettait, voire même l’exigeait. Ainsi en est-il par exemple de la réduction du temps de travail qui s’est imposée parce que l’automatisation de la production nécessaire à la garantie de l’accumulation de capital a entraîné une forte croissance du chômage. Étant donné que la grande crise mondiale a entre autres été causée par un décalage entre une production importante et une consommation faible, il fallait bien, d’une part, que le temps de travail soit réduit, et d’autre part, que le temps libéré pour la consommation soit augmenté (la journée restant donc ainsi composée de toujours autant de temps morts). De sorte que le fort taux de chômage, les contradictions économiques, ainsi que la rage des travailleurs pouvaient être combattus tout à la fois.

Lutter pour la réduction du temps de travail ne signifiait alors rien d’autre, d’un point de vue révolutionnaire, qu’aider le capital à trouver des solutions pour résoudre des contradictions surgissantes. Comme c’est le cas, au fond, pour chaque mouvement revendicatif. Ce qui ne veut pas dire qu’au cours de ces luttes ouvrières il n’y aurait pas eu d’expériences fondamentales d’auto-organisation, d’actes de sabotage ou de révoltes, et ce qui ne veut pas dire non plus qu’il n’y aurait pas toujours, dans des luttes partielles, la potentialité de parvenir à une remise en question révolutionnaire de la totalité. Ce sont pourtant toujours des moments dans lesquels il ne s’agit pas de “revendiquer”, mais d’attaquer et de “se servir”.

Le capital aussi a tiré ses leçons de ces événements. Le développement technologique rapide lui a permis de séparer les problèmes sociaux trop clairement liés, c’est-à-dire d’isoler toujours davantage les travailleurs les uns des autres et de faire avancer l’intrusion de la marchandise dans chaque aspect de notre vie. Les syndicats et la gauche ont joué leur rôle historique de récupérateurs des conflits et ont bien appris aux exploités à toujours se contenter du moindre mal : ce qui, entre temps, semble être devenu la manière de penser dominante dans cette société.

Pourtant, après des décennies relativement calmes, un sursaut révolutionnaire a déferlé encore une fois un peu partout en Europe dans les rues, les usines et les universités pour remettre en question le fondement de ce monde. La théorie révolutionnaire était enfin parvenue à délaisser les modèles rigides et depuis longtemps obsolètes pour se confronter à la nouvelle situation. De cette tempête, qui a fait des ravages particulièrement importants de la fin des années 60 jusqu’à la fin des années 70 juste à côté de chez nous, en France et en Italie, nous n’avons malheureusement perçu ici qu’une légère brise.

Avec la question du nucléaire se propageait ici, en suisse, dans les années 70-80 le dernier grand mouvement radical qui réussit à s’étendre au-delà de toutes les catégories sociales et à provoquer de conflits dans tout le pays. Peut-être parce qu’il s’agissait là d’une question dont il était évident qu’elle touchait tout le monde.

Depuis, il est rare que des luttes sociales qui ne restent pas cantonnées à un milieu particulier se développent, comme ce fut et c’est encore le cas avec les luttes autour des squats et de la "culture alternative", dont l’expression la plus remarquable était certainement les Zürcher Unruhen[1] du début des années 80. Sans nier l’enthousiasme des personnes qui cherchaient aussi dans ces luttes un approfondissement et une amplification au niveau révolutionnaire, on peut constater que celles-ci sont à peine arrivées à délaisser leur aspect partiel. Un discours vraiment révolutionnaire doit réussir à mettre en évidence les raisons pour lesquelles, peu importe à travers quelle thématique, tout le monde est concerné, qu’il s’agisse du nucléaire ou de la misère mentale et culturelle. En même temps, il ne peut pas se limiter à une seule thématique, mais doit finir par remettre tout en question. Dans la mesure où l’on a accepté d’attacher si fortement le mouvement des “émeutes zurichoises” à la question de l’AJZ [centre sociaux autogéré], il était alors facile à l’état d’apaiser la situation par une “ouverture du dialogue” et par une "concession" : ainsi en est-il du destin de tout mouvement qui accepte des partenaires de négociation. Certes, là aussi il y a eu des expériences collectives d’auto-organisation offensive, et elles ont leur valeur, mais le manque de désir d’aller plus loin ne leur a pas offert de sol propice pour s’épanouir. De sorte qu’aujourd’hui la plupart des vestiges de ces années vivotent dans quelques niches alternatives, tandis que d’autres s’isolent dans une désillusion fataliste. Des idées auparavant subversives sont devenues de plus en plus identitaire – et donc quelque chose de séparé qui peut être isolé ou intégré.

Ce processus d’isolement et de récupération qui semble suivre, en quelque sorte, toutes les luttes une fois pacifiées, est à deux faces. Certes, il provient du côté des révoltés, du fait de la faiblesse de leurs désirs qui se font fourvoyer ou acheter, mais aussi du côté du capital, qui tire ses propres leçons des désirs formulés et prend des mesures pour offrir une satisfaction factice à ceux-ci dans les cadres de la logique dominante. C’est pour cela qu’il nous importe tellement de pointer clairement ces mécanismes dans nos luttes dès le départ. Dans les luttes contre les conditions de vie et de travail misérables, c’étaient les syndicats qui négociaient n’importe quelle garantie sociale, et qui, ce faisant, amadouaient les travailleurs et resserraient dans le même temps leurs liens avec l’État. Alors que dans les luttes contre la misère culturelle, les petits soldats de la récupération sortaient des rangs des producteurs de culture alternative, des petits entrepreneurs coopératifs, des écologistes d’ONG, de ceux qui se retirent en communes rurales et des artistes critiques (oui oui, même des artistes critiques qui critiquent les artistes critiques).

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Aujourd’hui, les rapports d’exploitation semblent plus subtils qu’il y a encore quelques décennies – ce qui ne les rend pas plus supportables, mais moins tangibles. Les hiérarchies trop grossières sont morcelées et les rapports de production sont en grande partie automatisés et bureaucratisés. L’accumulation du capital a apparemment trouvé un terrain infiniment fertile dans l’expansion du secteur tertiaire. Les mécanismes sociaux grippés sont affinés. La machine est bien huilée. Du moins, c’est l’image qu’on essaye de nous renvoyer à tout bout de champ.

Les gens travaillent, consomment et se consacrent à toutes les questions futiles avec lesquelles les politiciens veulent nous donner l’impression que nous pouvons déterminer de quelque façon nos conditions de vie. Le journaliste s’occupe de noyer notre propre faculté de penser dans le flot quotidien d’informations, pendant que lui, depuis sa lorgnette démocratico-policière, travestit ou passe purement et simplement sous silence tout événement qui pourrait s’avérer un tant soit peu ébranlant. L’honnête citoyen arpente les rues d’un pas normé et tente de compenser le vide mental qui remplit son quotidien par ses joies marchandes. L’ouvrier dort dans une cité lointaine qu’il n’a même pas besoin de quitter pour faire ses courses et travaille dans des zones industrielles dont la plupart ignorent tout bonnement l’existence. L’alterno a ses espaces où la “résistance” de ceux qui refusent le froid et la grisaille du quotidien capitaliste peut s’épanouir, elle aussi, à l’intérieur de la logique marchande. Chacun son rôle, chacun sa place.

En attendant, ceux qui doivent lutter quotidiennement pour joindre les deux bouts essayent tant bien que mal de n’en rien laisser paraître, parce que le poids des normes est lourd et l’exhibition de la pauvreté n’est pas souhaitée dans la rue. Ces dernières décennies, l’État suisse a particulièrement bien réussi à disséminer et à confiner la misère matérielle existante. Celui qui a suivi les transformations des rues et des places de Zurich ces vingt dernières années a clairement pu voir dans quelle mesure la répression et l’architecture y ont contribué. C’est ainsi que même dans les cercles de critique sociale, nous retrouvons encore et toujours cette vision quelque peu naïve selon laquelle personne n’irait vraiment mal ici. Comme si la pauvreté sur laquelle le capitalisme s’est appuyé depuis toujours disparaissait réellement quand on la tient hors-champ. Et comme si la pauvreté ne consistait pas autant dans l’appauvrissement des rapports humains, des émotions et de la faculté de penser, qui frappe tous les jours au visage de ceux qui ont encore en eux un peu d’exigence de vie.

En effet, pas mal de personnes sont parfaitement conscientes de cette appauvrissement de la vie. Mais, comme nous l’avons déjà dit, nous vivons dans un monde du “moindre mal”. Nous aurions tous à concéder à cette logique, en échange d’une survie garantie, et c’est aussi sur celle-ci que se base l’argumentation de ce monde : « c’est moi ou la pauvreté, moi ou la mort, moi ou le chaos, la violence, la catastrophe, l’incertitude… ».

Malgré l’atmosphère de pacification sociale prédominante, nous pouvons affirmer que cette société s’appuie moins sur l’approbation acquise que sur le consentement passif. Nous acceptons cette société comme notre environnement naturel parce que nous ne connaissons rien d’autre. Elle n’a plus besoin de l’assentiment actif qu’elle recherchait encore lors des grands conflits d’intérêts idéologiques ou de pouvoir entre les classes dominantes (avant la raison d’État ou lors des guerres mondiales). La démocratie totalitaire marchande peut aujourd’hui se prétendre “le meilleur des mondes possibles” sans véritablement se trouver en concurrence avec d’autres conceptions idéologiques. Elle a, en effet, réuni toutes les idéologies en une seule : celle du spectacle global qui tient son monologue ininterrompu sur fond d’un flux d’images.

Si cette société s’appuie davantage sur le maintien de sa légitimation omniprésente que sur des grandes idées en quête d’assentiment (le temps des grandes idées appartiendrait au passé qu’elle exhibe aujourd’hui comme histoire séparée), c’est là aussi que se trouve son point faible : chaque moment abrite la possibilité de briser cette légitimation. Une mauvaise idée au mauvais endroit au mauvais moment… c’est là que réside notre force. L’histoire a montré comment des soulèvements que personne n’aurait pu prévoir ont émergé à répétition de la qualité sociale des idées anti-autoritaires semées par une minorité résolue dans le nihilisme de l’époque .

Idées et perspectives

Il semble clair aujourd’hui plus que jamais, que le concept de “contre-information” ne vaut rien. Nous ne nous trouverions évidemment pas dans la situation dans laquelle nous nous trouvons si les incidents qui mettent en lumière l’arrogance du pouvoir provoquaient encore une rage susceptible de remplir des rues et des places entières. De nombreuses personnes ont conscience de ce qui se passe, mais sans que cela n’entraîne de réaction. Une certaine anesthésie s’est propagée autour de nous et en nous. Une apathie qui est aussi dans la plupart des cas, peut-être est-ce utile de le noter, une sorte d’autoprotection. Porter dans nos cœurs le poids de tous les malheurs perçus ne serait, en tant qu’homme, guère supportable. Ça n’a aucun sens pour nous de simplement amplifier le volume de la souffrance du monde pour briser cette apathie. Pas plus que nous ne voulons convaincre qui que ce soit de considérer sa situation comme misérable. Nous pensons plutôt que c’est à partir du moment où l’on peut s’imaginer une vie autre et meilleure, qu’on voit sa situation sous un jour différent, et qu’on va décider soi-même de la juger misérable.

Que l’on soit dans des régions où la paix sociale est maintenue avec ténacité, comme ici en Suisse, ou bien dans des régions où elle commence à s’effriter de plus en plus, on rencontre chez les anarchistes, depuis les dernières offensives révolutionnaires d’il y a quelques décennies, un manque criant de perspectives positives à l’intérieur de la conflictualité sociale, des perspectives qui déborderaient le moment fondamental du négatif, c’est-à-dire qui viseraient au delà de la critique pure et de la violence destructrice dans la révolte. Aucun doute, briser la paix sociale est une nécessité, mais ce n’est pas la perspective. Nous préférons, aussi ici, insister précocement sur ce point, parce que nous voyons le piège de se perdre dans une radicalisation bornée des attaques (ce qui ne signifie pas de poser des limites à la radicalité des formes d’attaques, mais simplement de reconnaître, selon le contexte, les limites de la forme respectif vis-à-vis de la diffusion des idées qui les sous-tendent). Par perspective positive nous entendons tout simplement de ne pas affirmer seulement, par des mots et des actes, ce contre quoi, mais aussi ce pour quoi nous luttons. L’intensification qui, selon nous, peut faire surgir une telle perspective, c’est celle de la subversion au niveau social et quotidien. Peu importe le pays dans lequel nous nous trouvons, si nous aspirons à une rupture insurrectionnelle avec toutes les autorités ou, pour l’instant, à une propagation sociale d’actes de révolte, alors il est tout aussi essentiel d’expérimenter des propositions pratiques concrètes et offensives que de parler le plus clairement possible des idées qui nous animent. Plus que jamais en des temps dans les-quelles, là où une certaine tension sociale se fait sentir, les conflits prennent de plus en plus des allures de guerre civile, c’est-à-dire qu’ils suivent la confusion semée par le capital (conflits ethniques, religieux, nationalistes), pendant que, dans les endroits plus pacifiés, ceux qui cherchent à exprimer le conflit entre soi-même et le monde ne connaissent à peine des chemins au-delà de la logique de la politique et des institutions, dans laquelle ce conflit s’assèche toujours dans les embrouillements démocratiques.

De plus en plus étrangères à elles-mêmes et au monde, la plupart des personnes qui ne sont parvenues ni à se repérer dans les rouages de cette société, ni à se repérer contre elle, se perdent dans la désorientation – en témoignent non seulement les taux de suicide élevés, la dépression répandue, la tendance à la violence indifférenciée et un certain culte de l’autodestruction, mais aussi la triste recherche de structures institutionnelles « pour donner un sens et un appui à sa vie ».

Nous pensons que la dignité et l’envie de vivre qui est arrachée à tant de personnes chaque jour ne peut être reconquise que dans la révolte contre tout ce qui est à l’origine de cette dépossession.

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Avec l’irruption de la logique de l’autorité et de la marchandise dans chaque aspect de notre vie, avec la sophistication technologique du contrôle, avec l’irréversibilité des organismes génétiquement modifiés et des radiations nucléaires, le capital est finalement parvenu, lors de ces dernières décennies, à rendre son horizon totalitaire. La pollution et l’aliénation globale n’ont pas seulement éliminé toute possibilité d’expérimentation autonome d’autres modes de vie mais sont aujourd’hui en train d’évincer purement et simplement la capacité même de les imaginer. Ainsi ne reste-t-il pas grand chose de plus aux personnes qui ne veulent pas se satisfaire de l’existant qu’un simple pressentiment que, derrière cet horizon, quelque chose de totalement autre doit être possible. Une possibilité que nous ressentons tous parfois. Dans les moment où nous essayons d’arracher notre vie à l’emprise des autorités, où nous expérimentons dans la lutte contre elles des formes de relations libres et ne considérons plus notre environnement comme une donnée inébranlable. Si difficile soit-il d’exprimer cette possibilité, alors que nous ne pouvons que nous servir de mots et d’expériences inévitablement liées à l’aliénation prédominante, il semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais d’en parler de toutes les manières possibles.

Mais justement parce que nous sommes tous des enfants du capital, il ne peut pas s’agir, non, il nous répugnerait profondément, d’esquisser et de propager des projets de mode de vie autres dans un avenir utopique, comme le font par exemple certains adeptes de la « vie à la campagne ». Nous voulons stimuler les rêves des êtres humains, non pas les prémâcher. Et en plus, comme si nous pouvions nous satisfaire de ce que nous pouvons nous imaginer aujourd’hui, comme si nos désirs ne prenaient pas des chemins qui nous sont encore complètement inconnus après toutes les expériences que nous aurions vécues si nous avions vraiment lutté pour avoir la possibilité de créer librement notre vie.

Ce qui nous importe, c’est, comme nous le répétons volontiers, de parler de nos idées : de relations sociales basées sur l’entraide et qui n’acceptent aucune autorité en leur sein, du libre épanouissement de l’individualité au mépris de tous les rôles sociaux imposés, des pratiques non-institutionnelles et non-répressives pour traiter les problèmes et les conflits, de l’auto-organisation et du désir d’être maître de chaque instant de notre vie, d’une vie sans État, sans argent et sans bureaucratie, du déchaînement des passions et de la soif de nouvelles pensées et expériences – en un mot, de la joie d’une vie sans brides et de tout ce qui en découle. Libre à chacun d’imaginer à quoi une telle vie pourrait ressembler un jour.

Mais dans la mesure où nous sommes des révolutionnaires matérialistes, et non pas de simples rêveurs idéalistes, nous souhaitons surtout rattacher toutes ces idées à ce qu’elles signifient pour nous maintenant, dans cette situation, où elles se trouvent confrontées à un monde qui leur est fondamentalement opposé. C’est pour cela que lorsque nous parlons de ces idées, nous voulons avant tout parler de la possibilité de pousser au plus loin possible leur réalisation, déjà aujourd’hui, dans la lutte contre ce monde.

Concevoir que l’on ne peut séparer les moyens des fins et que les méthodes de lutte donnent déjà un aperçu de la vie pour laquelle nous nous battons, c’est finalement ce qui nous caractérise en tant qu’anarchistes. Il en est d’autant plus triste de voir à quelle point la discussion sur les moyens et les méthodes est arrivé aujourd’hui à un niveau aussi bas. Une discussion qui remonte probablement aussi loin que le mouvement anarchiste lui-même et qui était toujours un indicateur de la vitalité de celui-ci. Si nous regardons le paysage « révolutionnaire » local, bien trop dominé par la politique de représentation, le vague en matière de contenu et le vide en matière de projets offensifs, l’impression qui s’impose est que le terme « anarchiste » serait plus un adjectif accroché à n’importe quelle personne ou organisation formelle telle une parure de bijoux, qu’une manière de lutter relativement concrète associée à certaines sortes de démarches. Bien trop souvent, des considérations tactiques, qui restent la plupart du temps prisonnières des valeurs et des échelles de mesure de cette société, supplantent l’éthique et l’honnêteté dans l’action. Mais n’est-ce pas ce qui nous différencie des aventuriers politiques ? Naturellement, lutter sans organisation représentative, sans spécialisation, sans hiérarchie et sans opportunisme tactique peut sembler peu efficace dans un premier temps. Nous pouvons rétorquer à cela que le sens de ce que nous faisons se trouve dans l’activité même, et non pas dans le nombre de résultats immédiatement quantifiables. Par ailleurs, nous avons suffisamment vu que les forces sociales sont imprévisibles et en conséquence non mesurables avec des chiffres. Ce que nous percevons, ce ne sont en fait que les premiers cercles qui se forment à la surface de l’eau après que nous y ayons jeté des pierres.

Une relance du mouvement anarchiste (celui de l’action directe, pour que nous nous comprenions bien, celui qui existe indépendamment de la fédération anarchiste et du syndicalisme) nécessite d’abord de relancer ce débat sur le « comment lutter ? » - aussi bien sur le plan théorique, qu’à partir de tentatives concrètes de mises en pratique.

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Précisons quelques points :

Partant de notre refus de l’autorité sous toutes ses formes, nous refusons l’avant-gardisme et la spécialisation autant sur un plan théorique que sur un plan pratique ; c’est-à-dire que nous refusons aussi bien toute organisation et parti (même imaginaire) qui regroupent des adhérents autour de soi ou prétendent guider le processus théorique de l’émancipation, que la supériorité d’un quelconque moyen de subversion sur des autres, comme par exemple l’apologie de la « lutte armée », qui cherche à la faire apparaître comme le moyen suprême, alors qu’elle n’est que la réduction du spectre entier de la subversion au simple rang de la violence et à une guerre front contre front avec les forces de l’état. Nous n’approuvons aucune hiérarchie entre les moyens, une attaque à l’explosif est tout aussi digne qu’un tract. La question qui se pose est simplement : quand, comment et où, est-ce le plus approprié de faire quoi, pour faire avancer le bouleversement des relations ? Partant de l’affirmation du libre épanouissement des individus, nous refusons toutes les organisations et collectivités rigides et formelles, même « combatives ». A la place, nous recherchons des moments flexibles de collectivité ainsi qu’une organisation vivante selon nos besoins réels, par lesquels, dans le combat commun contre ce monde écrasant, nous souhaitons nous offrir mutuellement l’espace nécessaire à l’épanouissement de notre propre individualité, et non pas instaurer la rigidité qui l’étouffe. Partant du refus de tous les rôles sociaux qu’on nous impose, nous considérons qu’il est nécessaire dans nos luttes de les décomposer dès que c’est possible. C’est pourquoi nous pensons qu’aussi évidemment que nous refusons l’oppression d’une catégorie sociale en particulier (les migrants, les femmes, les homosexuels, etc.), nous devrions aussi refuser l’inverse, c’est-à-dire l’affirmation d’une certaine catégorie sociale pour combattre une oppression spécifique. Si nous voulons vraiment détruire tous les rôles sociaux, nous devons enfin nous rencontrer en tant qu’individus au-delà de toute catégorie, et nous ne pouvons pas combattre une oppression spécifique sans combattre toute oppression.

Si nous affirmons qu’aujourd’hui la seule auto-organisation possible est l’auto-organisation de la lutte, c’est parce que nous pensons que seule une rupture avec l’existant permettrait véritablement de se soustraire à l’emprise de l’autorité. C’est pourquoi nous souhaitons toujours défendre et mettre en avant l’usage d’actions directes, d’actes de sabotage, de blocages, de révoltes collectives et d’autres moyens qui permettent une offensive immédiate en dehors de la délégation et de la représentation. C’est pourquoi nous rejetons tous les syndicats, même « anarchistes », et toutes les organisations programmatiques qui ne font qu’empêcher les exploités et les insatisfaits de s’organiser eux-mêmes. C’est pourquoi nous voulons rendre aussi visible que possible, par des mots et des actes, la possibilité de l’auto-organisation dans la lutte.

Si nous souhaitons le déchaînement des passions, c’est parce que c’est la force poussante qui nous permet de faire sortir sans calcul ce que nous portons en nous. C’est l’irréalisme de nos rêves qui déferle dans la réalité. Un être humain qui veut quelque chose passionnément ne se satisfera d’aucune illusion, il veut tout, et tout de suite. Ce déchaînement peut parfois s’avérer obstiné, parce que les chaînes du calcul et de la sécurité sont solides, mais il nous semble c’est plus une convulsion qu’une lutte quand la volonté d’agir n’est que le produit de la raison et non pas aussi l’impulsion intime de notre passion. Face à nos désirs, la peur ne peut être qu’un obstacle franchissable.

Ainsi, les raisons qui nous incitent à la révolte ne viennent ni de l’aspiration à un paradis utopique, ni d’un chantage moral sur la misère des autres, ni non plus de l’urgence catastrophiste d’un monde qui serait en voie d’effondrement, mais d’abord et surtout de la volonté d’acquérir, déjà maintenant, en vivant pleinement notre conflit personnel avec ce monde, ce sentiment de bien-être, de savourer, déjà aujourd’hui, ces petits bouts de liberté que nous ressentons lorsque la pensée et l’action sont unis. Bien plus qu’une simple « divergence d’opinion », c’est la manière même de palper l’existence qui nous différencie de ceux qui parviennent à se contenter des conditions de vie dominantes. Dans un monde dans lequel chacun doit fonctionner selon son rôle, dans lequel ce n’est pas seulement la soumission mais aussi l’ennui qui régissent le quotidien, nous avons le désir d’aller vers des idées encore jamais pensées, des personnes encore jamais rencontrées, des expériences encore jamais vécues, des capacités encore jamais acquises, desquelles, à chaque pas que nous osons, à chaque habitude que nous brisons, nous en découvrons d’autres tout en en devinant mille autres en plus. C’est l’attrait pour l’inconnu, un « encore plus, beaucoup plus ! », une exigence de vie qui ne se satisfait de rien de ce que peut nous offrir cet ordre. C’est cela qui s’oppose à toute résignation. C’est cela qui tend vers la destruction insurrectionnelle de toutes les barrières, vers la révolution sociale.

Méthodes et possibilités

C’est avec la « tendance activiste » et le « mouvement autonome », qui dominaient le discours dans les milieux libertaires au cours des décennies passées, que l’imagination subversive s’est de plus en plus dissociée de méthodes clairement anti-autoritaires et insurrectionnelles, pour se diluer dans l’expression et pour se retrouver coincée dans des modèles toujours identiques. Il ne reste plus beaucoup de personnes pour lesquelles il semble s’agir, en tant qu’anarchistes, sur des bases claires et avec leurs idées et leurs moyens propres, d’intervenir dans des luttes sociales ou de les provoquer.

Si nous ne voulons pas simplement nous leurrer avec la mascarade d’une résistance, mais si nous voulons faire avancer ici et maintenant le bouleversement des rapports, alors notre agitation doit enfin dépasser la simple politique de présence lors des grandes manifestations et la dépendance au calendrier des puissants (sommets, votations, etc.) pour porter en avant une lutte qui remet en question la domination dans sa totalité. Si nous voulons la subversion de la vie quotidienne, alors celle-ci doit être aussi quotidienne que la vie elle-même. A quoi cela sert-il quand la révolte est rattachée à des événements spécifiques, sans qu’elle puisse être reliée à la propre réalité quotidienne ?

Si nous ne rêvons pas de la « révolution devant le palais fédéral », comme l’exprimait devant les médias le 1er mai dernier une révolutionnaire particulièrement bornée, si nous ne considérons pas le pouvoir comme une centralité, comme un palais d’hiver qu’il faudrait prendre d’assaut, mais si nous pensons au contraire que le pouvoir est un rapport social qui peut être remis en cause partout et qui est disséminé partout sous forme de structures et de personnes, alors s’ouvre tout un spectre de possibilités d’attaques simples et variés.

A la recherche de chemins pour véritablement saper l’existant, c’est à dire, nos conditions de vie effectives, les cercles de discussion qui tournent à vide et qui se perdent dans des bagarres idéologiques ou dans les analyses approfondies jusqu’à l’éternelle des « relations de pouvoir polymorphes » ne pourront rien nous apporter non plus. La réalité sociale leur échappe, et ne serait-ce que parce qu’ils semblent nier le fait que la conscience est liée à l’expérience vécue. Nous ne croyons pas en des projets du bouleversement à venir forgés en arrière-chambre, ni en un approfondissement de la critique sans en faire l’expérimentation dans la pratique, non plus à la méthode parfaite pour « vraiment nuire » sans être recyclé sous une quelconque forme par un quelconque mécanisme de cette société. Nous avons suffisamment vu comment cela aboutit tout simplement à résigner dans l’inactivité (ou alors à faire de l’art – quel contresens !). Au delà d’une quelconque « pureté » illusoire dans l’action, l’enjeu est d’exprimer le plus clairement possible nos désirs, qui, eux, ne sont certainement d’aucune façon intégrables, pour que cette expression, par un auto-questionnement constant, reproduise aussi peu que possible l’aliénation dominante qui fait qu’elle soit réintégrable.

Dans notre contexte, nous pensons qu’il est particulièrement important de dénoncer sans pitié et partout où elle est visible l’œuvre de la récupération, c’est-à-dire la réintégration de conflits dans les mécanismes de la société (des courants de « gauche » aux milieux artistiques et subculturels qui en sont l’avant-garde) – même quand celle-ci se situe tout près. Et ici nous ne sommes pas en train de parler des compromis personnels, que nous connaissons tous parce que nous faisons partie du monde que nous combattons, mais des torsions qui veulent nous vendre ces compromis comme une manière de combattre ce monde. L’histoire n’a pas cessé de nous montrer et remontrer les milles embrouillements qui ont amené de nombreux anciens révolutionnaires à faire intégrer leur critique et donc à renforcer l’existant. Si nous souhaitons véritablement briser ce cycle, alors nous devons enfin tirer les leçons de ce sombre chapitre de notre histoire : L’aliénation ne peut pas être combattue sous des formes aliénées, comme l’avait dit une fois un enfant particulièrement perdu.

C’est justement ici où, à cause de la faiblesse des tensions sociales, le démarrage de luttes qui visent une certaine portée sociale dépend peut-être plus qu’ailleurs des forces subversives, qu’une identification et une désignation claire des forces de la récupération pourrait être une force qualitative.

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Les anarchistes ont toujours lutté avec différentes méthodes, en fonction de la situation sociale et historique dans laquelle ils se trouvaient, ainsi que des débats et conflits qui avaient lieu entre eux. Nous nous trouvons aujourd’hui en Suisse dans une toute autre situation que celle d’il y a 100 ou 40 ans, et toute aussi différente de l’actuelle situation en France ou en Grèce. La conscience de ça est indispensable pour toute velléité révolutionnaire.

Le temps des grandes luttes ouvrières semble révolu, une classe clairement identifiable d’exploités qui porte le poids du pouvoir et de la richesse de quelques uns, et qui le sait, a disparu. La transformation du prolétariat en une grande masse de salariés sans aucun lien ou solidarité de classe n’a pas balayé les luttes sociales, mais bien la lutte des classes. Si nous recherchons des méthodes pour favoriser son retour (dans le cas où nous voudrions encore utiliser ce terminologie), nous pensons alors simplement à celles qui clarifient et intensifient l’antagonisme qui a lieu entre ceux qui se sentent opprimés et exploités dans ce monde, qui veulent en finir une fois pour toute avec cette situation, et ceux qui veulent maintenir cette oppression et cette exploitation.

Des méthodes qui conviennent très bien dans d’autres pays, tel que l’intervention anarchiste dans des luttes de masse, dont les objectifs partiels ne nous suffisent certes pas (par exemple l’année dernière contre une réforme des retraites en France ou contre une décharge en Italie), mais qui utilisent des moyens que nous approuvons (auto-organisation, sabotage, action directe, …) semblent ici moins évidentes, simplement parce que de telles luttes sont actuellement très rares. Un des derniers exemples importants en cela était probablement le mouvement contre le nucléaire dans les années 70-80. Durant des années, des compagnons ont essayé de développer en son sein une critique révolutionnaire qui, au delà de la question du nucléaire, se mélangeait avec une critique de la société entière, de tout ses aspects nocifs et toutes ses formes d’oppression. En même temps, le mouvement s’est vu accompagné d’un large spectre de propositions pratiques qui rendaient possible la prise en main autonome du changement, par-delà la délégation politique. (Une évaluation de ce mouvement et de ses tendances radicales pourrait certainement s’avérer riche en leçons, surtout dans la mesure où l’état planifie actuellement la construction de deux nouvelles centrales nucléaires...)

En ce moment il ne se passe donc pas grand-chose de ce genre, pas de bouillonnement dans lequel nos idées pourraient être le ferment pour des offensives enthousiastes contre ce monde. Moins que la question de l’intervention, c’est aujourd’hui davantage celle de la provocation de luttes sociales qui nous est posée.

Où se trouvent les insatisfactions ? Où se trouvent les responsabilités ? Dans quelle mesure celles-ci sont-elles déjà intelligibles ou peuvent-elles le devenir ? Tel sujet est-il propice comme point de départ pour lancer un discours anarchiste ? Offre-t-il de multiples possibilités d’attaques visibles et reproductibles ?

Ces réflexions peuvent nous rapprocher de certaines thématiques, ce qui ne signifie pas pour autant que d’autres nous tiennent moins à cœur. L’art de la subversion consiste enfin à relier les points différents entre eux. Où se trouve le lien entre la prison et l’urbanisme ? Entre le nucléaire et le militarisme ? Entre la migration et l’aliénation ? Entre la dévastation de l’environnement et l’atomisation des êtres humains ? Entre le capitalisme et notre vie quotidienne ?

L’absence de conflits qui nous entoure momentanément a aussi ses avantages. Sans que nous ayons à nous battre avec les grands mouvements syndicaux et réformistes, qui tentent toujours de greffer leurs revendications sur les conflits sociaux, nous pouvons poser précisément le discours que nous voulons, et peut-être plus simplement lui procurer de l’espace. Certes, celui qui raisonne dans une logique enjeu/gain n’ira pas très loin. Une telle lutte doit être l’expression vécue de notre désir, alors l’enjeu est le gain. Peu importe autour de quelle thématique spécifique il tourne, la qualité réside dans le caractère inintégrable des moyens que nous choisissons et de la critique que nous développons ; dans le fait que, partant de tout point, nous voulons montrer ce qui ne peut aboutir qu’à une remise en cause de la totalité.

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En tant que révolutionnaires, ce qui nous intéresse, c’est de propager une rupture avec la normalité et non pas un retrait illusoire hors d’elle. Par cette rupture, par la notion de la révolte, considérée apparemment par certains comme énigmatique, nous entendons tout simplement chaque moment individuel ou collectif, de courte ou de longue durée, sous toutes ses formes, dans lesquels on rompt avec l’acceptation d’une autorité, que ce soit celles des professeurs, des parents, des chefs, des flics, des matons, des travailleurs sociaux, ou celles de la loi et de la morale. La révolte affective ou consciente, pour le dire vite, est une confrontation libératrice avec des personnes ou une destruction libératrice de structures dans lesquelles se manifeste l’autorité ou l’exploitation. Elle est l’apparition franche du conflit qui est d’habitude si souvent contenu.

Il est certain que quelqu’un qui se révolte contre n’importe quelle forme d’oppression ne remet pas nécessairement en question l’oppression en tant que telle et dans sa globalité, au contraire, une telle affirmation ne serait que la première pierre à l’édification de la vieille construction d’un quelconque sujet révolutionnaire (l’ouvrier, le prisonnier, le migrant, le jeune en révolte ...). Pourtant, la défense de, ou si possible la complicité dans cet acte, dans lequel nous reconnaissons également le notre désir de liberté, peut être un moment pour l’approfondissement du débat – pas seulement avec ceux qui se révoltent mais aussi avec tous les autres. Surtout ici, où de tels moments arrivent si rarement.

Donc si nous disons que nous nous intéressons à la propagation d’une rupture avec la normalité, c’est naturellement avec la perspective d’une accumulation de ces à-coups libérateurs vers de plus grandes révoltes, vers l’insurrection. Et il n’importe pas si nous voyions cette possibilité comme proche ou lointaine, ce qui importe, c’est que cette perspective influence notre manière d’agir aujourd’hui. Sans argumenter contre la révolte individuelle ou les attaques de petits groupes dont nous voulons toujours souligner la possibilité et l’importance, nous cherchons des moments collectifs de révolte parce qu’une insurrection est sans aucun doute un événement social. Créer de tels moments, dont la portée dépasse le milieu restreint des subversifs, est peut-être un projet à plus long terme, étant donné la pacification dominante, mais il n’est certainement pas vain.

Au cas où nous ne voudrions pas attendre sans fin qu’une quelconque « crise » du capitalisme ébranle peut-être aussi un jour la Suisse, posons donc l’hypothèse qu’ici, le terrain fertile pour de potentielles révoltes sera prochainement moins la misère matérielle que le rejet radical des valeurs et des idées du bonheur vantées par cette société ; c’est-à-dire l’autre revers de la même triste médaille remportée par le capitalisme. Nous ne voulons en aucun cas dire par cela que nous devrions arrêter de pointer la guerre contre les pauvres et les indésirables qui se cache derrière l’illusion de la paix sociale et arrêter de chercher nos complices dans cette guerre sociale pour riposter. En tant qu’individus, qui se sentent oppressés par ce monde, nous cherchons toujours à nous battre du côté des autres opprimés, mais en tant qu’individus qui rêvent d’une toute autre vie, nous cherchons avant tout aussi à nous battre du côté d’autres rêveurs. Tout en ayant à l’esprit que les révoltes qui continueront toujours à ressortir de la misère ne deviennent révolutionnaires que lorsqu’elles n’espèrent plus rien de cette société.

C’est pour cela que nous avons le désir de reprendre l’offensive d’idées subversives et anarchistes, des leurs bases les plus simples aux débats les plus approfondis, dans tous les lieux possibles, par tous les moyens possibles (tracts, affiches, brochures, livres, revues distribuées en interne ou dans la rue, tags, discussions, provocations, scandales et tout ce que l’imagination peut saisir).

Malgré toutes les difficultés et tous les obstacles, nous voulons enfin également affirmer qu’un mouvement radical qui se rebellerait ici en Suisse, contre une forme de domination aussi sophistiquée, aurait acquis une qualité telle qu’il serait alors assez difficile de le tromper ou de le pacifier. Car celui qui n’affronte pas seulement la misère, mais aussi la « richesse » de ce monde, celui-ci ne pourra jamais être acheté.

Le jeu de la subversion

Le fossé existant aujourd’hui entre les subversifs et d’autres personnes qui se sentent opprimées, lui-même produit par la subculture et la séparation identitaires d’une part, et systématiquement renforcé par le lynchage médiatique d’autre part, est peut-être difficile mais pour toute velléité révolutionnaire nécessaire à déconstruire. Le fait d’apparaître en tant qu’organisation séparée ou en tant que milieu séparé ne fera que creuser ce fossé. Nous entendons notre action comme partie prenante de la tension sociale dont elle émane et non pas comme quelque chose qui lui soit extérieur. D’ailleurs, les signes distinctifs et les identités ne font que rendre plus difficile de voir ce que les différentes idées et propositions d’action sont effectivement, ainsi que de lancer une discussion vivante dont le but n’est pas de se maintenir en place, mais de trouver les chemins les plus appropriés pour saper véritablement l’existant. Parce-que bien trop souvent, l’absence de contenu en ce qui concerne des réflexions sur cela est masquée par la répétition perpétuelle de signes distinctifs, comme nous pouvons le voir très bien chez certains marxistes-léninistes et leurs troupes de jeunes.

Un mouvement anarchiste révolutionnaire, envisagé comme dynamique et non pas comme unité, pourrait se constituer du fait que chaque initiative prise autonomement par des individus ou des groupes d’individus (que ce soit des actions directes, des tracts, des affiches, des murs tagués, des revues, des blocages, des actes de sabotage, des textes d’approfondissement, des discussions, des manifs, etc.) gagne en signification à travers chaque autre initiative – par une réciprocité de suppléments, approfondissements, conflits et critiques. Il ne tient alors qu’à chacun de rompre l’isolement des initiatives, que tant de personnes déplorent. Il ne tient qu’à chacun d’amplifier leur portée insuffisante. Un mouvement qui s’appuie sur une telle dynamique ne serait pas seulement plus flexible et foisonnant, il échapperait aussi aux pièges autoritaires qui se cachent derrière l’organisationnisme et le programmatisme qui ont déjà étouffé tant de spontanéité subversive. Ses fondements seraient les différents projets initiés de manière individuelle ou collective à la recherche de complices dans la révolte ainsi que d’une diffusion et d’un approfondissement de la discussion. Une organisation coordinatrice autour des projets spécifiques de plus ou moins longue durée n’est ainsi pas exclue, tant que les projets sont la raison de l’organisation et qu’il n’en ressort pas par là une « organisation » qui se pose au-dessus d’elles. Nous considérons pourtant que le plus important est de préserver parmi les petits groupes ou personnes agissant la plus grande autonomie possible, les uns vis à vis des autres, et de développer une certaine sensibilité aux possibilités qui, à ceux qui s’engagent avec leur vie entière dans le grand jeu qu’est la subversion, se montrent partout.

Si le champ d’une possible conflictualité sociale (autour de la question de la migration, de l’urbanisme, de la construction de nouvelles centrales nucléaires, …) est abordé par des camarades, pourquoi, qu’on s’y retrouve ou qu’on le critique, ne pas s’emparer de son côté de cet espace, à sa propre manière ? La discussion qui s’élabore à partir d’éventuelles différences ne devrait-elle pas plutôt se fonder sur la recherche des méthodes les plus appropriées pour vivre nos idées, les échanger, les diffuser, au lieu de se perdre dans des milliers de considérations stratégiques ? Quand par exemple lors d’une manifestation à laquelle les personnes les plus diverses ont pris part, de nombreuses vitrines ont été cassées, pourquoi ne pas alors distribuer dans les quartiers dévastés ou bien dans les milieux présents ce jour-là des tracts qui parlent des raisons de passer à l’attaque et de détruire ce qui nous détruit, peu importe que l’on y ait pris part ou qu’on l’approuve simplement ? Si les médias déforment ou taisent constamment les attaques, pourquoi ne pas les défendre et les faire connaître avec tous les moyens que nous avons à notre disposition ? Pourquoi ne pas le faire à chaque occasion possible ? Plus il y a de personnes qui perçoivent ces attaques comme quelque chose qui parle de désirs et d’idées, avec lesquels ils se sont déjà trouvés confrontés, ici ou là, d’une manière ou d’une autre, qu’ils comprennent ou même approuvent, plus les attaques échappent à l’isolement et parlent pour elles-mêmes.

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Cherchons-nous par notre agitation surtout l’attention médiatique qui vise de toute façon toujours à isoler les attaques et ses auteurs potentiels ou bien cherchons nous surtout une certaine « communication par le fait » parmi ceux qui pourraient en être encouragés et inspirés ? Cherchons-nous surtout des actions spectaculaires avec des « dommages véritablement efficaces », mesuré beaucoup trop souvent à travers la logique marchande et pas à travers l’ampleur du blocage ou de la rupture effective du quotidien, ou cherchons-nous surtout une propagation sociale de la révolte, ce qui implique certaines réflexions par rapport à la visibilité, la reproductibilité et l’intelligibilité ? L’un signifie se baser sur la logique militaire et quantitative, que, au fait, nous combattons, et dans le cadre duquel nous aurons toujours le dessous, l’autre signifie se baser sur une certaine sensibilité pour les tensions sociales et les insatisfactions, c’est-à-dire sur la force que nous avons véritablement : le caractère social de nos idées.

Voulons-nous surtout « devenir plus nombreux », rechercher « l’adhésion » quitte à ce que cela implique la dilution de nos idées et la négation de l’émancipation autonome des individus, ou bien voulons-nous surtout diffuser ce qui nous tient à cœur, les idées qui nous fascinent et pour lesquelles nous luttons, de la manière la plus compréhensible que possible, pour que chacun puisse en faire ce qu’il en veut ? L’un veut dire rassembler des sympathisants et des adhérents autour de soi, l’autre, chercher des compagnons potentiels qui, à partir d’une décision libre et personnelle, prennent la même direction que nous. L’un signifie constituer, avec une activité détachée de nos désirs immédiats et propres, un mouvement quantitatif qui s’accommodera assez vite, l’autre, développer, appuyé sur la réalisation immédiat de nos désirs, un mouvement qui ne se contentera de rien, parce qu’il veut tout.

Si nous ne voulons pourtant pas rester limités dans notre pratique à un petit cercle d’anarchistes de confiance, nous proposons de lancer des projets offensifs dont le fondement n’est pas nécessairement la concordance avec nos idées sous tous leurs aspects (qui n’existe finalement entre aucun individu), mais plutôt la manière de parvenir à un but précis. C’est par exemple en cela que réside la différence entre vouloir l’ « abolition » ou la « destruction » d’une structure spécifique de l’oppression, d’un centre de rétention administrative par exemple. L’un veut dire de se placer dans le choix des mots et des faits sur le terrain de la politique et des médias et de s’ajuster à la bonne conscience démocratique que l’on cherche à gagner à soi, l’autre nous permet d’avancer un discours anarchiste qui vise de toute façon toujours à la destruction de l’état et de tous les structures d’oppression. L’un veut dire revendiquer, déléguer à l’état et pourrait également, sous certaines conditions et à partir d’une certaine pression, être réalisé dans le cadre de l’existant, l’autre veut dire de n’accepter aucun partenaire de négociation et nous ne pouvons l’atteindre que si nous expérimentons avec des pratiques de l’auto-organisation offensive (en démontrant par exemple par des mots et des actes que les instances qui permettent le bon fonctionnement des centres de rétentions, des centrales nucléaires, des laboratoires de recherche, des projets urbanistiques ou quoi que ce soit d’autre, se trouvent dans la rue et sont attaquables). Le but d’une telle lutte ne serait pas l’acte de la destruction en soi (qui, en général, serait probablement plus simple à réaliser avec un petit groupe), mais l’insurrection collective contre la structure spécifique, et principalement les expériences, discussions et développements qui prennent forme sur ce chemin.

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En ces jours, on pourrait presque avoir l’impression qu’un nouvel élan commence quelque peu à se répandre. Pour cela n’acceptons pas d’autres limites à nos projets que celles de notre imagination, et prenons également en considération les possibilités que nous offre la situation entre nous-mêmes : un contexte qui n’est pas encore traversé par des milliers de querelles sclérosées, dans lequel d’innombrables champs restent encore ouverts pour être explorés, dans lequel des discussions jamais menées sont encore à développer, au cours desquelles on essaye de se comprendre et de se critiquer réciproquement, pour aiguiser les armes contre cet ordre, et dans lesquelles on ne se contentera pas de construire des petits châteaux forts.

Il reste encore beaucoup à dire, il reste encore beaucoup à faire.

« Que celui qui peut, se réveille pour rêver. »

Anonyme

[1] C’était un été plein d’émeutes, notamment à Zurich, mais pas seulement, qui se sont concentrés autour des questions culturelles.