Anne Steiner
Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque
L’anarchisme individualiste : un courant émancipateur
Des universités populaires aux causeries populaires
Trajectoires de militants et militantes
Les enfants de la première démocratisation scolaire
L’importance des femmes dans le mouvement
Réfractaires et propagandistes actives : quelques figures
Rirette Maîtrejean : une adolescence rebelle
Anna Mahé et Émilie Lamotte : le combat pour une pédagogie alternative
Dans les travaux qui retracent la genèse du mouvement féministe, les figures des femmes anarchistes individualistes du début du xxe siècle ne sont guère citées. Peut-être parce que, étant hostiles au régime parlementaire comme au salariat, elles se sont tenues à l’écart des combats menés par les féministes de la Belle Époque pour l’obtention du droit de vote et pour l’amélioration des conditions de travail des femmes, peut-être aussi parce que, à l’exception des articles publiés dans la presse libertaire et de quelques brochures aujourd’hui oubliées, elles ont laissé peu de traces écrites.
Ces femmes, qui n’ont été ni des réformistes, ni des révolutionnaires, ont essentiellement exprimé leur refus des normes dominantes par des pratiques, telles que l’union libre, souvent plurale, la participation à des expériences de vie communautaire et de pédagogie alternative et, enfin, par la propagande active en faveur de la contraception et de l’avortement, aux côtés des militants néo-malthusiens. En évoquant leurs itinéraires et leurs écrits, nous aimerions rendre un peu de visibilité à ces « en-dehors » qui ont voulu, sans s’en remettre à d’hypothétiques lendemains qui chantent, vivre libres ici et maintenant.
L’anarchisme individualiste : un courant émancipateur
Le rejet de l’ouvriérisme
On peut dater de la fin des années 1890 l’apparition en France d’un courant individualiste au sein du mouvement anarchiste. Opposé aux anarchistes communistes comme aux anarcho-syndicalistes, à ceux qui rêvent d’insurrection comme à ceux qui mettent tous leurs espoirs dans la grève générale, il se caractérise par la primauté accordée à l’émancipation individuelle sur l’émancipation collective. Leur méfiance envers toute tentative révolutionnaire vient en partie de ce qu’ils la croient vouée à l’échec, du moins dans un futur proche, et qu’ils refusent la position de génération sacrifiée :
Les individualistes sont révolutionnaires, mais ne croient pas à la Révolution. Ne pas y croire ne veut pas dire nier qu’elle soit possible. Cela serait absurde. Nous nions qu’elle soit probable avant longtemps ; et nous ajoutons que si un mouvement révolutionnaire se produisait à présent, même victorieux, sa valeur novatrice serait minime […]. La révolution est encore lointaine ; et pensant que les joies de la vie sont dans le Présent, nous croyons peu raisonnable de consacrer nos efforts à ce futur.[1]
Cette urgence de vivre est constamment réaffirmée au fil des colonnes de l’anarchie, organe des individualistes anarchistes : « La vie, toute la vie est dans le présent. Attendre, c’est la perdre. »[2] Mais leur refus d’œuvrer pour la révolution se fonde aussi sur la certitude que celle-ci ne saurait accoucher d’un monde meilleur dans l’état actuel des mentalités :
Nous avons toujours dit que voter ne servait à rien, que faire la révolution ne servait à rien, que se syndiquer ne servait à rien, aussi longtemps que les hommes resteront ce qu’ils sont. Faire la révolution soi-même, se délivrer des préjugés, former des individualités conscientes, voilà le travail de l’anarchie.[3]
Ils dressent en effet un constat pessimiste de l’état d’aliénation dans lequel se trouvent plongées les masses, de leur faible combativité, de leur trop forte natalité, de leur consommation excessive d’alcool et de tabac.
Leur critique de l’ouvriérisme est féroce. Ils accusent les révolutionnaires et les syndicalistes de rendre un culte au travailleur, un travailleur d’image d’Epinal, sain, vigoureux, et fier. À la classe ouvrière rédemptrice, sujet de l’histoire, ils opposent « le lamentable troupeau »[4] dont la résignation confirme la thèse de la servitude volontaire développée par La Boétie. Persuadés que l’oppression ne se maintient que par la complicité des opprimés, ils considèrent que la lutte contre les tyrans intérieurs doit accompagner la lutte contre les tyrans extérieurs :
L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un, mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux.[5]
C’est cette volonté d’introduire la rationalité dans tous les aspects de la vie quotidienne qui les conduira à réhabiliter le plaisir, à dénoncer la répression sexuelle et l’institution du mariage, et à faire de l’émancipation des femmes une condition de l’émancipation de tous. Convaincu qu’il ne peut y avoir de régénération sociale sans régénération individuelle préalable, l’anarchiste individualiste est un « éducationniste-réalisateur », suivant la classification proposée par Gaetano Manfredonia,[6] c’est-à-dire un militant qui, à la différence de l’insurrectionnel ou du syndicaliste, ne croit la révolution ni possible, ni souhaitable si elle n’est pas précédée par une évolution des mentalités.
Des universités populaires aux causeries populaires
Cette conception de la lutte a conduit les anarchistes individualistes à participer à l’expérience des universités populaires née dans le contexte de l’affaire Dreyfus, à l’initiative de Georges Deherme, ouvrier typographe de sensibilité anarchiste et de Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne. Pour une cotisation très modique, les adhérents avaient accès à une bibliothèque de prêt, des cours de langues, des consultations juridiques et pouvaient suivre des conférences organisées plusieurs soirs par semaine. Entre 1899 et 1908, deux cent trente universités populaires ont ouvert leurs portes sur l’ensemble du territoire français pour un auditoire de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Leurs modalités de fonctionnement variaient quelque peu de l’une à l’autre, mais le principe en était le même : faire venir les intellectuels au peuple et permettre à tous l’accès à la culture. Tous les thèmes, toutes les disciplines y étaient abordés par des conférenciers bénévoles, étudiants, journalistes, professeurs de lycées et de collèges, et plus rarement universitaires, sans grand souci de cohérence. On pouvait y parler un soir de poésie contemporaine ou d’art égyptien et le lendemain d’astronomie ou de téléphonie. Mais les orateurs ne dominaient pas toujours leur sujet et les auditeurs manquaient le plus souvent de la formation de base pouvant leur permettre d’appréhender le contenu des interventions. Ce qui a suscité un certain nombre de réserves aussi bien chez les intellectuels qui craignaient les méfaits d’une vulgarisation maladroite que chez les militants qui redoutaient que la scène des universités populaires ne se transforme en terrain d’entraînement pour de jeunes intellectuels plus ambitieux[7] que généreux.
C’est cette crainte qui amena les anarchistes individualistes Libertad et Paraf-Javal à fonder les causeries populaires, plus explicitement libertaires dans leur mode de fonctionnement. Les premiers lieux de conférences et de débats se sont ouverts dans les quartiers de Ménilmontant et de Montmartre, puis en banlieue et même en province. Devant le succès rencontré par ces initiatives, quelques individualistes parisiens décidèrent de fonder un journal pour favoriser la circulation des idées entre les différents groupes et l’échange d’expériences. En avril 1905, sort le premier numéro de l’hebdomadaire l’anarchie. « Cette feuille, affirme l’éditorial, désire être le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchiste sous la seule autorité de l’expérience et du libre examen ». Le journal devient rapidement avec un tirage de six mille exemplaires le premier organe individualiste et assure une nouvelle visibilité à ce courant jusqu’ici contraint de s’exprimer dans les colonnes de publications libertaires de sensibilité différente. Il paraît régulièrement de 1905 jusqu’en 1914 et compte de nombreux abonnés en province.
Trajectoires de militants et militantes
Les enfants de la première démocratisation scolaire
Dans leur grande majorité, les militants anarchistes individualistes qui gravitent autour des causeries populaires et qui se reconnaissent dans l’anarchie sont de jeunes ouvriers parisiens, nés en province entre 1880 et 1890, qui ont quitté l’école à l’âge de douze ou treize ans et qui ont vécu douloureusement ce contact précoce avec le monde du travail. Plusieurs d’entre eux se sont syndiqués et ont participé à des conflits sociaux violemment réprimés et voués à l’échec, ce qui a durablement ébranlé leur confiance dans l’action de masse. Arrachés à une école où ils étaient souvent en situation de réussite mais qui ne leur a fourni qu’un savoir élémentaire, ils ne peuvent se reconnaître dans la classe sociale à laquelle ils sont assignés. Ils ont été en effet plus longtemps scolarisés que leurs parents, des ouvriers ou des paysans tout juste alphabétisés, sans se voir offrir la moindre perspective de mobilité sociale. Dans une société où la condition ouvrière ne s’améliore que très lentement, ils se voient privés de toute possibilité de développement personnel. Aussi se retrouvent-ils dans le constat dressé par Victor Kibaltchiche, futur Victor Serge, dans l’anarchie :
Vivre pour l’anarchiste, qu’est-ce que c’est ? C’est travailler librement, aimer librement, pouvoir connaître chaque jour un peu plus des merveilles de la vie… Nous revendiquons toute la vie. Savez-vous ce que l’on nous offre ? Onze, douze ou treize heures de labeur par jour, pour obtenir la pitance quotidienne. Et quel labeur pour quelle pitance ! labeur automatique, sous une direction autoritaire, dans des conditions humiliantes et malpropres. Moyennant quoi la vie nous est permise dans la grisaille des cités pauvres.[8]
Cette volonté d’échapper à une condition jugée avilissante a conduit certains d’entre eux à l’illégalisme, considéré comme une pratique subversive et un moyen de survie hors du salariat. La fausse monnaie, le vol et l’estampage sont pratiqués par maints compagnons et les condamnations à la prison ou aux travaux forcés en sont souvent le prix. Cette dérive illégaliste atteint son apogée avec une série de hold-up sanglants perpétrés en 1912 dans le sillage de l’affaire Bonnot. L’un des protagonistes de cette épopée tragique, Octave Garnier, fait écho aux paroles de Victor Serge dans ses mémoires retrouvées par la police sur les lieux de son exécution : « C’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre mes oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition».[9]
Mais qu’ils soient partisans ou adversaires de l’illégalisme, les individualistes, pour vivre en anarchistes ici et maintenant, et non pas dans cent ans comme les y exhortait Libertad, privilégient surtout la voie de l’expérimentation sociale. Ils fondent des collectifs d’habitat et de travail, tentent de restreindre leur consommation en supprimant tous les produits nuisibles ou inutiles, portent des vêtements moins contraignants, pratiquent le nudisme, défendent la liberté sexuelle et se donnent les moyens de n’avoir que les enfants qu’ils désirent. Cette quête d’une vie autre se traduit également par des pratiques telles que les balades dominicales dans des sites champêtres aux alentours de Paris ou les séjours à Chatelaillon, une station balnéaire au sud de La Rochelle où ils se retrouvent chaque été, à l’initiative d’Anna Mahé, cofondatrice de l’anarchie, pour faire de « cette plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde un coin de camaraderie, hors des préjugés ».[10]
L’importance des femmes dans le mouvement
De nombreuses femmes adhèrent au discours individualiste et prennent part au mouvement des causeries. Il est bien difficile d’avancer des chiffres car les anarchistes ne tiennent évidemment pas de registre d’adhérents : ils forment une constellation aux contours mouvants. Mais tous les rapports de police attestent de leur présence aux réunions et s’en étonnent parfois tandis que des clichés pris lors des balades dominicales par les individualistes eux-mêmes nous les montrent nombreuses. Presque toutes sont de jeunes provinciales, d’origine modeste, venues à Paris avant leur vingt ans. Plusieurs d’entre elles ont poursuivi leur scolarité jusqu’au brevet élémentaire et se déclarent institutrices de profession. Mais elles ont rarement mené jusqu’à son terme le fastidieux parcours de suppléances, haché de longs intervalles sans traitement, réservé alors à celles qui ne sont pas passées par l’École normale d’institutrices. Pour vivre, elles ont eu recours aux travaux d’aiguille ou à des emplois de bureau peu qualifiés. Le discours individualiste, qui rompt avec l’ouvriérisme et propose à chacun des perspectives d’émancipation immédiates, séduit ces jeunes femmes que leur excellence scolaire et leurs efforts n’ont pu arracher à une condition misérable. Certaines deviennent des collaboratrices régulières ou occasionnelles de publications anarchistes, font des tournées de conférences à l’invitation de groupes libertaires de province et rédigent des brochures qui connaissent une forte diffusion.
D’autres, moins dotées en capital culturel, ont laissé peu de traces écrites et n’apparaissent qu’à travers les rapports de police et les procès-verbaux d’interpellation ou de perquisition. Elles sont domestiques, blanchisseuses, serveuses, couturières ou tentent d’échapper au salariat en tenant des stands de bonneteries sur les marchés. Immergées dans le milieu, toutes en adoptent les codes, s’engagent dans des relations durables ou éphémères avec des compagnons, parfois avec plusieurs simultanément, en se passant le plus souvent du mariage, et en se protégeant des naissances non désirées. Certaines, comme Anna Mahé, refusant toute immixtion de l’État dans leur vie privée, vont jusqu’à refuser d’inscrire leur enfant à l’état civil. S’efforçant de vivre en anarchistes sans attendre et d’échapper au salariat, elles participent à des expériences de vie communautaires et tentent d’éduquer autrement leurs enfants, envisageant pour cela de fonder des structures éducatives alternatives ouvertes à tous, accomplissant ainsi une vocation d’institutrice hors des modèles laïcs et congréganistes qu’elles réfutent l’un comme l’autre. On les retrouve dans les manifestations et elles participent aux échauffourées qui opposent les individualistes à leurs adversaires politiques ou aux forces de l’ordre. Certaines enfin se retrouvent engagées dans des activités illégalistes comme l’émission de fausse monnaie ou sont impliquées dans des vols et cambriolages.
Réfractaires et propagandistes actives : quelques figures
Rirette Maîtrejean : une adolescence rebelle
Une des figures les plus connues de ce mouvement est celle de Rirette Maîtrejean qui, à la suite de l’affaire Bonnot à laquelle elle fut mêlée, a livré ses souvenirs à un grand quotidien de son temps. Née en Corrèze en 1887, elle fréquente l’école primaire supérieure et se destine à la profession d’institutrice, mais le décès de son père la contraint à renoncer à ses projets. C’est pour échapper au mariage que sa famille prétend alors lui imposer qu’elle s’enfuit à Paris, à l’âge de seize ans. Elle travaille alors comme couturière sans renoncer pour autant à parfaire sa formation intellectuelle. Refusant l’enfermement dans la condition ouvrière, elle fréquente la Sorbonne et les universités populaires où elle fait la connaissance de militants individualistes qui lui font découvrir les causeries animées par Libertad et les siens. C’est le refus des assignations en termes de classe et de genre et l’importance accordée à la subjectivité qui séduit cette déclassée, fille de paysan devenu maçon, institutrice contrainte à travailler de ses mains. Enceinte peu après son arrivée à Paris, elle se marie avec un ouvrier sellier, familier des causeries, et met au monde deux enfants à dix mois d’intervalle. Sa seconde fille n’a pas encore un an lorsqu’elle quitte ce conjoint, avec lequel elle n’a pas d’échanges intellectuels satisfaisants, pour vivre avec un « théoricien » du mouvement, étudiant en médecine, qui tient une rubrique scientifique dans l’anarchie. Elle devient alors à ses côtés une propagandiste active et participe à toutes les manifestations où sont présents les individualistes. Ensemble, ils assurent pendant quelques mois la direction du journal l’anarchie après la mort de Libertad avant de s’engager dans un long voyage qui doit les mener en Italie et en Algérie. De retour à Paris, le couple se sépare et Rirette devient alors la compagne de Victor Kibaltchiche, jeune anarchiste individualiste d’origine russe, déjà connu pour ses articles. Elle se retrouve à nouveau responsable de l’organe individualiste à ses côtés à un moment où les débats autour de l’illégalisme déchirent le mouvement. Inculpée d’association de malfaiteurs à la suite d’une série de hold-up perpétrés par des proches de l’anarchie, dont elle est alors la gérante officielle, elle accomplit une année de détention préventive avant d’être finalement acquittée. Après sa libération, elle s’éloigne du mouvement individualiste dont elle condamne la dérive illégaliste et observe une certaine réserve politique. Devenue correctrice dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, affiliée au syndicat des correcteurs, elle conserve cependant des attaches fortes dans le milieu libertaire.
Anna Mahé et Émilie Lamotte : le combat pour une pédagogie alternative
Née en 1881, en Loire-Atlantique, Anna Mahé fréquente le milieu des causeries dès 1903, peu de temps après son arrivée à Paris. Elle assure avec Libertad la direction de l’anarchie tandis que sa sœur Armandine, institutrice comme elle, se charge de la trésorerie. Elles partagent toutes les deux la vie de Libertad, dont elles ont chacune un enfant. Mais elles s’engagent bientôt dans des relations affectives avec d’autres compagnons qui, comme elles, vivent au 22, rue du Chevalier-de-la-Barre, communauté d’habitat qui est aussi le siège du journal, et qui est surnommé le « Nid rouge » par la police et les journalistes. Anna est l’auteur de nombreux articles parus dans l’anarchie ainsi que dans la presse libertaire régionale et de quelques brochures. Elle écrit en « ortografe simplifiée », estimant que les « préjugés grammaticaux et orthographiques » constituent une source de ralentissement pour l’apprentissage de la langue écrite et sont au service d’une entreprise de « distinction » des classes dominantes. Elle accuse « ces absurdités de la langue » sanctionnées par l’Académie de casser l’élan spontané de l’enfant vers le savoir et d’encombrer inutilement son esprit. Elle estime d’ailleurs trop précoce l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ; l’initiation scientifique qui fait davantage appel à l’observation et à l’expérimentation devrait selon elle le précéder car il pourrait être un puissant stimulant pour le développement intellectuel de l’enfant. Anna se réfère aux pédagogues libertaires Madeleine Vernet et Sébastien Faure, qui appliquent des méthodes de pédagogie active dans le cadre des internats[11] qu’ils ont créés et animés. Elle a le projet de fonder à Montmartre un externat fonctionnant selon les mêmes principes pour les enfants du quartier, mais la réalisation de ce projet, longtemps différée pour des raisons financières, ne verra jamais le jour. Les rapports de police la décrivent comme une femme de caractère qui possède un fort ascendant sur Libertad, même après la fin de leur liaison. Pourtant, elle ne jouera plus qu’un rôle effacé après la mort de ce dernier et laissera la direction du journal à d’autres militants.
Une autre institutrice, Émilie Lamotte, a marqué ce milieu. Née en 1877, à Paris, ancienne institutrice congréganiste et peintre amateur, elle commence à écrire en 1905 dans Le Libertaire avant de collaborer à l’anarchie. En 1906, elle fonde, avec quelques compagnes et compagnons, unecolonie libertaire dans une ferme de Saint-Germain-en-Laye où elle s’établit avec ses quatre enfants. Dotée d’une imprimerie, d’une bibliothèque et d’une école, cette communauté de travail et d’habitat est un véritable centre de propagande anarchiste. Émilie Lamotte, qui est une conférencière très sollicitée, s’absente régulièrement pour des tournées de propagande à travers la France. Elle y évoque son expérience professionnelle et expose ses critiques à l’encontre de l’école confessionnelle, comme de l’école laïque qui « apprend le respect de la Justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, et l’infériorité de l’étranger»,[12] une école qui tarit la curiosité native de l’enfant et lui impose une discipline aussi nocive pour le corps que pour l’esprit.
L’éducateur libertaire doit être bien pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable […]. On doit considérer l’enfant hardiment comme un génie auquel on doit fournir la matière de ses découvertes et les instruments de son expérience.[13]
Comme Anna Mahé, elle considère que l’enseignement scientifique doit passer avant l’enseignement des subtilités de la langue et condamne « l’affreux système de punitions et de récompenses »[14] alors en usage à l’école primaire. Elle encourage les libertaires à organiser dans les quartiers où ils résident des études anarchistes fonctionnant après la classe pour offrir aux enfants du peuple une éducation complémentaire capable de contrebalancer « l’influence pernicieuse » de l’école. Émilie Lamotte mène également une active propagande néo-malthusienne par la parole et par l’écrit, et contribue à diffuser un certain nombre de techniques contraceptives dont elle explique le principe, les avantages et les inconvénients respectifs dans des brochures détaillées, activité qui est alors passible de sanctions pénales. À la fin de l’année 1908, elle quitte la colonie qui se désagrège sous le poids des tensions internes et fait l’expérience de la vie nomade parcourant avec André Lorulot, son compagnon du moment, les routes du Midi dans une roulotte, pour une série de conférences. Elle envisage d’aller jusqu’en Algérie mais, malade, elle meurt en chemin, quelques mois après son départ, le 6 juin 1909, non loin d’Ales, dans le Gard.
Jeanne Morand : domestique et anarchiste
Reste à évoquer la figure de Jeanne Morand, originaire de Saône-et-Loire, qui arrive à Paris en mai 1905, à l’âge de 22 ans, pour se placer comme domestique. Élevée dans un milieu familial perméable aux idées libertaires, lectrice assidue de la presse anarchiste, elle fréquente bientôt les causeries populaires et quitte ses employeurs deux ans après son arrivée à Paris pour s’installer au siège de l’anarchie. Elle est arrêtée à plusieurs reprises pour troubles à l’ordre public, collage d’affiches, participation à des manifestations interdites. Après la mort de Libertad dont elle fut la dernière compagne, elle reprend pour quelques mois la gérance de l’hebdomadaire individualiste aux côtés d’Armandine Mahé. Ses jeunes sœurs, Alice et Marie, qui l’ont rejointe à Paris, évoluent dans les mêmes cercles qu’elle. Dans les années qui précèdent la guerre, Jeanne est nommée secrétaire d’un comité féminin qui se mobilise contre la loi portant la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle publie alors un certain nombre d’articles antimilitaristes dans la presse libertaire et prend très souvent la parole dans des meetings. En 1913, elle participe à la création d’un « cours de diction et de comédie » dépendant du « Théâtre du peuple » et prend part également à la fondation d’une coopérative de cinéma libertaire, « le cinéma du peuple », qui produit des œuvres documentaires et de fiction montrant les conditions de vie des ouvriers et l’organisation des luttes. Pendant la guerre, elle se réfugie en Espagne avec son compagnon Jacques Long, déserteur, puis revient en France poursuivre clandestinement la propagande antimilitariste. Elle est condamnée en 1922 à cinq ans de prison et à dix ans d’interdiction de séjour pour appel à la désertion. Au tribunal qui l’accuse d’être une antipatriote, elle répond « qu’empêcher la mort de jeunes Français est un acte plus patriotique que de les y envoyer ». Elle mène deux grèves de la faim pour obtenir le statut de détenue politique et bénéficie d’un large soutien à l’extérieur, au-delà même de la mouvance libertaire. À sa sortie de prison, elle conserve des liens forts avec plusieurs de ses anciens camarades, mais son militantisme est moins offensif : elle est rayée en août 1927 de la liste des anarchistes surveillés par la police. Atteinte de délire paranoïaque, elle connaît dans les années qui suivent une vie errante et misérable.
Un héritage méconnu
Toutes ces femmes ont en commun, à travers la diversité de leurs parcours, d’avoir refusé à la fois le mariage qu’elles assimilaient à une forme de prostitution légale et la condition de dominée et d’exploitée qui s’offrait à elles dans le cadre du salariat. Elles se sont emparées des possibilités d’émancipation immédiate que leur offrait le seul mouvement politique qui accordait à la sphère privée une importance déterminante. Par l’invention de nouveaux modes de vie incluant les expériences communautaires, l’éducation anti-autoritaire des enfants, l’affirmation d’une sexualité libre, elles ont mené une forme exigeante de propagande par le fait.
La Première Guerre mondiale et la révolution russe à laquelle certains individualistes se rallièrent ont accéléré la désagrégation de l’héritage de Libertad déjà affaibli par l’illégalisme et certaines dérives sectaires. Et pourtant, on retrouve dans les aspirations portées par le mouvement qui secoua la jeunesse occidentale à la fin des années soixante la plupart des idéaux que ces femmes ont portés, et on peut entendre le « jouir sans entraves » des libertaires de mai comme un lointain écho du « vivre sa vie » des anarchistes individualistes de la Belle Époque.
Bibliographie
Archives de la préfecture de police
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BA 928 : dossier Libertad
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BA1498 : menées anarchistes 1902-1906
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BA 1499 menées anarchistes 1907-1914
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BA 1500 : registre des anarchistes connus et condamnés
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BA 1503 : vols, fausse monnaie, dommages, relations, entente, associations.
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Tous les dossiers consacrés à l’affaire Bonnot, dossier Victor Serge.
Archives de l’Institut Français d’histoire sociale (IFHS)
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Fonds Armand
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Fonds Vandamme
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Fonds Bontemps
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Fonds Lamberet
Travaux universitaires
Dhavernas Marie-Josèphe, Les Anarchistes individualistes devant la société de la Belle Époque, 1895-1914, thèse de doctorat de troisième cycle Paris X, 1981, 302 p.
Manfredonia Gaetano, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), thèse de doctorat de troisième cycle, Paris : IEP, 1984.
Ouvrages
Armand. E, Sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris, La Ruche ouvrière, 1964.
Beaudet, Céline, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la belle Epoque, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.
Legendre Tony, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.
Libertad, Albert, Le Culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), textes présentés par Alain Accardo,Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2006.
MaÎtrejean, Rirette, Souvenirs d’anarchie, Quimperlé, La Digitale, 2005.
Maitron, Jean, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992,
Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. Des origines à 1914, t. I, Paris, Éditions François Maspero, 1982.
Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. De 1914 à nos jours, t. II, Paris, Éditions François Maspero, 1982.
Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007.
Picqueray, May, May la réfractaire. Pour mes quatre-vingt-un ans d’anarchie, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979.
Serge, Victor, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001.
Serge Victor, Le Rétif, articles paru dans l’anarchie, 1909-1912, Paris, Librairie Monnier, 1989.
Steiner, Anne, Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque, Montreuil, L’Echappée, 2008.
[1] Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.
[2] Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.
[3] Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.
[4] « Quel lamentable troupeau ! […] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte sur le surtravail quotidien, les fortunes de leurs maîtres se font plus scandaleuses, leur luxe plus insolent. Que leur importe, ils sont contents de leur sort […] L’observation, l’étude, la révolte, ils ne connaissent pas. Le bistrot, le football, voilà qui peut les intéresser », peut-on lire dans Le Combat social (décembre 1907, n°15), publication des ouvriers gantiers de Saint Junin gagnés à l’anarchisme individualiste.
[5] Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239.
[6] Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2007.
[7] Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887, dans son ouvrage Culture prolétarienne, Paris, Agone, 2004, p. 83.
[8] Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.
[9] Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard 1992, collection folio histoire, p. 183.
[10] Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.
[11] Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusqu’en 1917 et Madeleine Vernet dirigea de 1906 à 1922 un orphelinat « l’Avenir social ». Ces deux établissements étaient mixtes et appliquaient les méthodes de pédagogie active prônées par les libertaires et déjà mis en pratique à La « Escuela Moderna » de Barcelone par l’anarchiste Francisco Ferrer, fusillé en octobre 1909.
[12] Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912.
[13] Ibid.
[14] Ibid.