Anatole N
Les Salauds !
Ce que l’analyse des fondements du refus par les salauds de ce qu’ils appellent "la théorie du genre" nous apprend sur la salauderie
Les salauds veulent que nous respections "ce que nous sommes".
Les salauds veulent que nous respections "ce pour-quoi nous sommes faits".
Les salauds veulent que nous respections "le monde tel qu’il est et tel qu’il doit être".
La liberté qui s’assume en tant que liberté et qui a pour projet de donner la vie sait qu’elle devra prendre sur elle la responsabilité de l’éducation de son enfant comme elle sait qu’elle doit, à chaque instant, dans le délaissement, répondre d’elle-même. Si nous savons que nous voudrions éduquer nos enfants à la liberté, la question qui se pose à nous est bien entendu de savoir ce que cela peut signifier concrètement. Sans affronter le problème de l’éducation à la liberté directement, (ce qui serait problématique) nous pouvons essayer de l’approcher négativement, en analysant une éducation qui vise à nier (l’existence de) la liberté qu’est l’enfant, et que l’on peut avec Max Stirner considérer comme une éducation de religieux et que l’on peut avec Sartre considérer comme une éducation de "salauds".[1]
De quels salauds voulons-nous ici parler ? Nous voulons parler de ces salauds qui s’insurgent contre ce qu’ils appellent "la théorie du genre".[2] Nous voulons parler de ces salauds qui refusent qu’on apprenne à leurs enfants que ce n’est pas parce qu’on nait avec une sexe féminin qu’on doit aimer les hommes ou qu’on doit faire des choix de vie que la société considère comme "féminins". Nous voulons parler de ces salauds qui pensent qu’une indépendance entre corps sexué, genre et pratiques sexuelles n’existe que chez une minorité de personnes qu’ils considèrent comme "anormales" (personnes homosexuelles, bisexuelles, transsexuelles) et qu’il faudrait aider à se ré-enraciner dans le corps.[3] Nous voulons parler des salauds selon lesquels le questionnement sur le genre non seulement empêche ce ré-enracinement, mais aussi, du fait qu’il subvertit l’idée de normalité, déboussole la jeunesse "normale". Ces salauds font parler d’eux – et d’une certaine manière, tant mieux : car le fondement de leur salauderie n’est pas aussi connu qu’il mérite selon nous de l’être. Il faut faire ou refaire[4] le travail visant à révéler la salauderie afin d’être plus à même de la combattre quand on la rencontre... ou quand on en découvre les traces dans notre propre manière d’appréhender la réalité humaine. Et, nous le verrons, la salauderie dépasse largement le débat sur le genre.
Les salauds veulent que nous respections "ce que nous sommes".
Si on ne lui bourre pas suffisamment le crâne pour qu’il pense devoir être "aidé" ou "guérit", et s’il arrive à assumer sa différence face à la pression sociale, l’individu homo-, bi-, ou transsexuel n’a a priori aucune raison de vouloir l’être. C’est l’autre qui le considère comme "anormal" et comme devant être normalisé. Qu’est-ce qui justifie un tel jugement ? Il faut remarquer pour commencer que considérer les individus transsexuels, par exemple, comme étant "anormaux" ce n’est pas les considérer comme simplement "excentriques" : car à l’inverse des excentriques, la "normalité" de laquelle les individus transsexuels s’écartent justifie selon les salauds le fait qu’on les réprouve – et justifie alors leur normalisation. Il faut aussi remarquer que pour qu’un salaud s’inquiète de l’influence de "la théorie du genre" sur son enfant "normal", il faut bien qu’il reconnaisse que le déterminisme du corps sexué sur l’identité et les préférences sexuelles peut être chamboulé (car sinon pourquoi s’inquiéterait-il ?), mais ne doit pas l’être. La question qui se pose et qui est la notre est de savoir sur quoi repose un tel jugement moral. Il existe un fondement unique à la réprobation des ndividus homo-, bi- et transsexuels, et il se révélera par l’étude d’une des manières dont peut se manifester cette réprobation.
On peut dire, de l’homosexualité par exemple, qu’elle n’est "pas naturelle". Avant même d’aller plus loin il faut reconnaître qu’ici la question se complique : car on peut en effet, symétriquement, ne pas réprouver l’homosexualité justement parce qu’on la reconnait comme "naturelle". Cette position, comme la première, se fonde sur une compréhension de la réalité-humaine qui tend à masquer l’existence de la liberté. Comme l’écrit Sartre :
« Qui ne voit, en effet, ce qu’il y a d’offensant pour autrui et de rassurant pour moi, dans une phrase comme “Bah ! c’est un pédéraste”, qui raye d’un trait une inquiétante liberté et qui vise désormais à constituer tous les actes d’autrui comme des conséquences découlant rigoureusement de son essence ? » (Sartre, L’être et le néant[5])
Celui qui veut que l’homosexualité soit "naturelle" naturalise l’homme : il pense l’individu homosexuel comme étant homosexuel parce que c’est "dans sa nature", parce que c’est dans son "être", dans son "essence". Mais cette nature qui vient déterminer l’identité de l’homosexuel c’est l’équivalent du corps de la dualité âme/corps. L’homosexuel est homosexuel parce qu’il a un corps homosexuel. Le salaud présente la liberté de l’homosexuel comme étant piégée dans un corps qui la domine et qui détermine ses préférences sexuelles. En vérité je suis en tant que liberté un projet[6] qui ne peut être compris comme étant déterminé par mon corps puisqu’il inclut le corps : je suis une liberté vivante. Je ne suis pas une liberté déterminée par mon corps mâle à me sentir homme et à être hétérosexuel, je suis, en tant que liberté vivante, projet d’être réalité humaine de sexe masculin, de genre masculin, et hétérosexuel.[7] Dire de quelqu’un : "Bah ! C’est un homosexuel" est une manière de faire du possible "avoir des rapports homosexuels" un possible qui m’est impossible, afin de s’en prémunir. C’est une manière de se convaincre que "moi, je ne suis pas homosexuel, et donc je ne coucherai jamais avec un homme". Une telle attitude n’est bien entendu pas celle d’un "homo refoulé" mais celle d’un lâche qui tente de supprimer cette responsabilité angoissante qui est la sienne : le fait qu’il n’ait pas de relations sexuelles avec des personnes du même sexe que lui est une des facettes du projet qu’il est lui, et rien d’autre que lui-même, en définitive, ne s’y oppose. S’il est libre, c’est parce qu’il n’est que ce qu’il se fait être, ce qu’il projette d’être. Ce n’est pas un "homo refoulé" car il ne refoule pas l’homosexuel qu’il est : ce qu’il refoule, c’est sa possibilité d’avoir des rapports sexuels avec une personne du même sexe que lui, la possibilité qu’il a de changer de projet.[8] C’est son refus de reconnaître sa propre liberté qui fait de lui un lâche.
Ici il faut se garder de penser la liberté comme étant in nie. Je ne peux pas tout choisir, car ma situation ne m’offre pas toutes les possibilités : mais dans l’éventail des possibles qu’elle m’o re, oui, je suis libre. Je ne pourrai jamais décider d’être né de sexe féminin, mais je peux changer de sexe. Je ne peux pas maintenant, par la pensée, modifer la nature de mon sexe (car de fait ce n’est pas possible ; la situation est telle que l’homme n’a pas le contrôle immédiat de la nature de son sexe), mais je peux soit continuer d’écrire, soit commencer de penser à des moyens de récolter de l’argent pour changer de sexe. Je n’ai pas pour projet de changer de sexe, mais si je ne suis pas déterminé par mon corps mâle a rester mâle, si je ne suis pas un "homme" de la même manière que cette table est table, si ma masculinité est une des facette du projet que j’assume, il est possible que je change de sexe dans le futur. C’est justement cette possibilité que refuse de reconnaître pour lui-même le lâche : il ne peut pas vouloir changer de sexe, car selon lui il n’est pas transsexuel de la même manière que cette table n’est pas une chaise. S’il ne faut jamais dire jamais c’est parce qu’il ne faut jamais dire : "je ne ferai jamais x parce que je suis y ou parce que je ne suis pas z".
La lâcheté n’est jamais inoffensive et l’idée selon laquelle l’homosexualité est naturelle est potentiellement aussi nauséabonde que l’idée symétrique : car qu’est-ce qui empêche une personne a rmant qu’on est homo-, bi- ou transsexuel comme une table est table de réprouver l’attitude de ceux qui selon lui sont homo-, bi- ou transsexuels dans leurs êtres, mais qui ne se comportent pas comme tels ? Qu’est-ce qui l’empêche de réprouver ceux qui ne respectent pas ce qu’ils sont, de la même manière que les "anti-gender" que nous connaissons reprochent aux lesbiennes, par exemple, de ne pas aimer les "hommes" alors qu’elles sont "femmes" ? On est dans la même configuration, on a le même type de salauderie : la réprobation ne s’explique donc pas ici par l’opposition à l’homo-, la bi- ou à la transsexualité directement mais par l’opposition à ce qui n’est "pas naturel", par l’opposition à toute conduite qui ne correspond pas à notre "être". Et il faut par ailleurs remarquer, c’est important, qu’un salaud peut reconnaître que le corps ne détermine pas la liberté mais toujours penser que les individus qui naissent avec un appareil génital féminins, par exemple, ne doivent pas[9] coucher avec d’autres individus de sexe féminin – et ceci parce que "ce n’est pas naturel", parce que cela ne correspond pas à ce qu’est la féminité, ne la respecte pas.
Mais est-ce que le respect du corps est le fondement de la salauderie ? Est-ce le respect du corps lui-même qui fonde l’idée selon laquelle notre identité sexuée et nos pratiques sexuelles doivent correspondre à notre sexe biologique ? On sera convaincu du contraire si on reconnaît que le même salaud qui appelle l’individu gay, par exemple, à se ré-enraciner dans son corps, à respecter son corps sexué et à avoir des relations sexuelles avec des femmes, l’inviterait par ailleurs à ne pas chercher à forniquer, une fois sa conversion faite, avec toutes les femmes qu’il pourrait alors désirer. Il lui dirait que tout ce qui vient du corps n’est pas bon, et qu’il ne faut pas succomber aux pulsions perverses[10] : le corps n’est donc pas pour ce salaud le fondement de ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Mais alors sur quoi ceux qui sont trop lâches pour reconnaître leur propre liberté fondent leur désapprobation morale des individus homo-, bi- et transsexuels ?
Les salauds veulent que nous respections "ce pour-quoi nous sommes faits".
La référence ultime vers laquelle le salaud se tourne, souvent sans même le savoir, pour pouvoir justifier sa désapprobation morale des individus homo-, bi- et transsexuels se révélera si on comprend que lorsque ce salaud, pour se justi er, nous dit que "ce n’est pas naturel", ce qu’il entend pas là c’est en fait que les humains "ne sont pas pas fait pour ça". Pour le salaud, une "femme" est faite pour coucher avec un "homme" et donc ne doit pas être lesbienne. Pour le salaud, les "hommes" sont faits pour l’aventure et les "femmes" sont faites pour s’occuper des enfants – et c’est pourquoi on ne doit pas encourager les petites filles à envisager pour elles l’aventure, ou les petits garçons à envisager pour eux le soin aux enfants, etc. Respecter notre nature, notre être, c’est respecter ce pour-quoi nous sommes faits, respecter notre vocation. Et qu’est-ce que suppose l’idée selon laquelle nous devons respecter ce pour-quoi nous sommes faits ? Cela suppose évidemment que nous avons un Créateur (que ce soit "Mère Nature", ou "Dieu le Père", ou une autre entité), mais aussi que c’est ce Créateur qui détermine le sens de notre existence, qui nous assigne notre vocation.
Mais alors comme le montre Sartre, l’idée selon laquelle l’homme est créé suppose qu’il a une nature instrumentale :
« Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme un livre ou un coupe papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept ; il s’est référé au concept de coupe papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire l’ensemble des qualités qui permettent de la produire et de le définir – précède l’existence. (...) Nous avons là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence. Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur (...). Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept du coupe-papier dans l’esprit de l’industriel. (...) Ainsi l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. » (Sartre, L’existentialisme est un humanisme[11])
Pour le salaud, la di érence entre l’homme et le coupe-papier peut tenir en ce que l’homme dispose de lui-même librement. Mais il n’empêche que selon lui mon Créateur (encore une fois, que ce soit "Dieu le Père" ou "Mère Nature", ou une autre entité) en plus de me donner la liberté m’a aussi assigné une vocation qu’il veut que je choisisse de respecter. L’homme de ce point de vue est un coupe-papier qui pourrait faire autre chose de son existence que de couper du papier mais qui doit couper du papier parce qu’il doit respecter ce pour-quoi il a été fait, c’est-à-dire l’intention qui a présidé à sa création et qui est la fin objective de son existence. Avec le salaud, j’ai un pénis donc je dois vouloir l’introduire dans un vagin pour enfanter : car c’est pour ça que mon Créateur me l’a donné. En tant que je suis cet outil, pensé par le Créateur, qui possède la fonction "pénis", j’ai pour vocation d’avoir des rapports sexuels avec des femmes dans le but de me reproduire. Pour le salaud je suis libre de haïr Dieu, mais je suis-(fait-)pour-louer-Dieu ; je suis libre de faire le mal, mais je suis-pour-le-bien ; je suis libre de me reproduire ou de ne pas me reproduire mais je suis-pour-me-reproduire etc. Et c’est de la même manière que le salaud peux penser alors que je peux être homo-, bi- ou transsexuel mais que je ne dois pas l’être, car ce n’est pas ce pour-quoi le Créateur m’a créé. Voilà ce que suppose fondamentalement la réprobation des individus homo-, bi- et transsexuels : je suis libre mais mon Créateur m’a assigné une vocation et je dois la respecter. Et puisque beaucoup de salauds s’affirment athées, nous pouvons reprendre le mot que Max Stirner adresse aux athées Humanistes et affirmer que les salauds "sont de pieuses gens".[12] Les salauds ne croient pas en Dieu, mais ils restent pieux puisqu’ils croient en une Essence de l’Homme et ainsi vouent les hommes à certaines entreprises et leur en refusent d’autres a priori. Les salauds sont des religieux car :
« Que faisait le monde religieux ? Il cherchait la vie. « En quoi consiste la vraie vie, la vie bienheureuse, etc. ? Comment y parvenir ? Que doit faire l’homme et que doit-il être pour être un véritable vivant ? Quels devoirs lui impose cette vocation ?" Ces questions et d’autres pareilles indiquent que ceux qui les posent en sont encore à se chercher, à chercher leur vrai sens, le sens que leur vie doit avoir pour être vraie. (...) Poursuivre ce moi, le préparer, le réaliser, telle est la lourde tâche des mortels ; ils ne meurent que pour ressusciter, ils ne vivent que pour mourir et pour trouver la vraie vie. » (Max Stirner, L’unique et sa propriété[13])
Naissance et aliénation.
Maintenant, si nous refusons de croire que les humains ont été créés par "Dieu le Père" ou par "Mère Nature", il nous faut pourtant admettre que nous sommes tous nés de parents, et que nous naissons avec une nature. Nous sommes, d’une certaine manière, quelque chose. Je n’ai pas choisi de naître petit garçon, comme je n’ai pas choisi de naître français et bourgeois. En suis-je pour autant "moins" libre ? Nous disions que j’étais, moi, projet d’être individu de sexe masculin. Cette idée doit-elle être remise en cause du fait que je n’ai pas décidé de naître avec un sexe masculin ? Pas le moins du monde : on hérite tous d’une situation, mais, par rapport à celle-ci, nous sommes libres. Je dois assumer le fait d’être né avec un sexe masculin mais aussi assumer le fait que je suis toujours au-delà de ce que je suis, que je ne suis pas ce que je suis. Comme je suis toujours libre dans ma manière d’assumer l’être dont j’hérite, je suis libre d’accepter ou de refuser la vocation qu’on lui associe et qu’on m’assigne. Mes parents m’ont peut-être imaginé et voulu garçon avant même que je naisse, ils ont peut être essayé des "trucs" pour in uencer le hasard (alimentation spéciale etc.), ils ont peut-être même choisi mon sexe par la sélection des embryons. Mais peu importe avec quelle vigueur mes parents ont pu vouloir que je sois de sexe masculin, cela n’empêche en rien qu’à chaque instant où je décide de ne pas changer de sexe, j’en suis responsable,[14] de la même manière que si je n’ai pas décidé de naître, à chaque instant que je vis, j’ai pour projet de vivre : car je pourrai me suicider. Peu importe que mes parents aient pu vouloir que je sois un hétérosexuel et peu importe les moyens qu’ils se sont donné pour que je le sois... peu importe l’histoire qui a mené à moi, je suis un projet qui doit prendre sur lui la responsabilité de reprendre ou de refuser ce qu’on a par le passé voulu pour lui.
La salaude éducation.
Mais quelle est alors cette éducation que nous cherchions et qui vise à nier la liberté qu’est l’enfant ? Viser à nier la liberté de son enfant c’est empêcher qu’il se choisisse, ou, pour reprendre une expression sartrienne, empêcher qu’il décide de ce qu’il va faire de ce qu’on a fait de lui. Les salauds enchaînent leur enfant à la situation qu’ils lui lèguent et à la vocation qu’ils lui assignent. Les salauds refuseront par exemple que leur petit garçon joue à la poupée ou à la dinette et lui apprendra qu’un garçon ça ne joue pas à la poupée ou à la dinette. Éduquer de cette manière son petit garçon c’est l’empêcher d’envisager pour lui-même une infinité de possibilités qu’on réserve aux petites lles ; c’est lui proposer une image essentialiste de l’homme, qui suppose l’idée que nous avons tous une vocation inscrite dans l’être dont on hérite, dans notre essence, et qu’on doit respecter. Les salauds ont mis au monde un enfant avec un pénis, celui-ci devra être un "homme".
Et on voit que l’éducation des salauds n’est pas simplement une manière d’empêcher leur enfant de choisir son genre : c’est une manière de l’empêcher de se choisir, tout court. Les salauds c’est sûr n’éduquent pas seulement leur petit garçon à devenir un hétérosexuel qui se comporte comme un "mâle", ils lui assignent une vocation d’humain suivant ce qu’ils pensent que tout homme doit être. On peut prendre l’exemple du communiste salaud décrit par Max Stirner :
« Si tu étais un "fainéant", il [le communiste salaud] ne reconnaîtrait pas en toi l’homme, il y verrait un "homme paresseux" à corriger de sa paresse, et à catéchiser pour le convertir à la croyance que le travail est la "destination" et la "vocation" de l’homme. » (Max Stirner, L’Unique et sa propriété[15])
Et, éduquant leurs enfant comme un salaud, c’est-à-dire lui présentant la vocation qu’ils lui assignent comme sa vocation naturelle, essentielle, divine, ils tendent à l’empêcher[16] de refuser cette vocation. Les salauds ce sont ceux qui veulent que leur enfant devienne ce qu’ils ont imaginé pour lui, et qui l’empêche de s’inventer lui-même contre cette vocation. Ceux qui éduquent leur enfant comme des salauds veulent briser la conscience qu’il a de sa liberté comme eux-mêmes dans leur lâcheté et leur salauderie brisent la conscience de leur liberté – la conscience du fait qu’ils sont toujours responsables de leur propre sort, dans l’absence de Créateur et de valeur absolue. Ceux qui éduquent leur enfant comme des salauds, comme des lâches, tendent à l’empêcher de pouvoir toujours rejeter l’avenir qu’ils ont imaginé pour lui et lui ont assigné, et ainsi l’empêche d’en inventer un nouveau. C’est un fait, éduquer un enfant c’est lui proposer une image de l’Humain :
« Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En e et, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous. » (Sartre, L’existentialisme est un humanisme[17])
À chaque instant je choisis au milieu d’hommes qui peuvent me prendre pour modèle c’est-à-dire adopter pour eux-mêmes l’image de l’Humain tel que je "pense" qu’il doit être. Et si je décide de donner la vie, je deviens un modèle privilégié pour mon enfant et l’éduquer c’est toujours aussi lui proposer une vision de l’homme tel que je pense qu’il doit être. Mais on peut justement proposer une image de l’Humain à son enfant sans pour autant en faire sa vocation absolue, sans en faire ce à quoi Dieu ou la Nature le destine, sans la sacraliser et (et donc) sans faire tout pour l’empêcher de la refuser. Si nous ne savons pas ce qu’est concrètement une éducation à la liberté, nous savons ce qu’elle n’est pas, car la salauderie c’est le négatif de l’éducation à la liberté.
« Lorsque je crie à quelqu’un de s’éloigner d’un rocher prêt à sauter, je n’exerce sur lui par cet avertissement aucune in uence morale. Si je dis à l’enfant : "Tu auras faim si tu ne veux pas manger de ce qui est sur la table", il n’y a là non plus rien qui ressemble à l’ "in uence morale". Mais si je lui dis : "Il faut prier, honorer père et mère, respecter le cruci x, dire la vérité, etc. ; car cela est humain, car tel est le devoir de l’homme, ou mieux encore la volonté de Dieu", j’aurai cette fois exercé sur lui une action morale. C’est grâce à cette pédagogie morale que l’homme se pénètre de la mission de l’homme, qu’il devient humble et obéissant, et qu’il soumet sa volonté à une volonté étrangère qui lui est imposée comme la règle et la loi ; il doit s’incliner devant une supériorité : humiliation volontaire. "Celui qui s’abaisse sera élevé."
Oui, oui, il est bon d’exhorter de bonne heure les enfants à la piété, à la dévotion, à l’honnêteté. L’homme bien élevé est celui auquel les bons principes ont été enseignés, inculqués, serinés et entonnés à force de coups ou de sermons.
Si cela vous fait sourire, aussitôt les Bons de s’écrier en se tordant les mains de désespoir : "Mais, pour l’amour de Dieu, si nous ne donnons pas de bons principes à nos enfants, ils se jetteront tout droit dans la gueule du péché, et ils deviendront de mauvais garnements !" Doucement, prophètes de malheur ! "Mauvais", dans votre sens, certes ils le deviendront, mais votre sens est précisément un très mauvais sens. Les e rontés ne s’en laisseront plus imposer par vos bavardages et vos lamentations, et ne sympathiseront plus avec toutes les absurdités qui vous font rêver et radoter de temps immémorial ; ils aboliront le droit de succession en refusant d’hériter des sottises que vous ont léguées vos pères (...). » (Max Stirner, L’Unique et sa propriété[18])
Les salauds veulent que nous respections "le monde tel qu’il est et tel qu’il doit être".
Nous irons sûrement trop loin pour ceux qui veulent cantonner la liberté à certains choix. Mais, ne leur en déplaise, notre existence entière est liberté et si nous choisir c’est choisir notre monde, alors la salauderie est une manière de nous empêcher de prendre conscience que nous choisissons de ne pas choisir notre monde. Et les salauds nissent toujours par invoquer le respect que l’on doit à la tradition et au monde tel qu’il "est" pour combattre ce qu’ils appellent "la théorie du genre".
De la même manière que je n’ai originellement pour vocation que celle que d’autres humains m’ont assignée, et que donc cette vocation ne repose sur aucun principe divin, le monde dont j’hérite ne peut s’enorgueillir d’une justi cation supérieure. Or c’est précisément ce que le salaud nie. Et en niant le fait que ce sont les hommes qui sont responsables du sens du monde, il vise à empêcher qu’on se donne le droit d’en décider.
On nous dira que c’est de la démesure de penser que les jeunes sont capables de créer du nouveau en s’affranchissant de ce que des milliers d’années d’humanité on créés avant eux. Mais de quels jeunes parle-t-on ? Parle-t-on du jeune de 10 ans, de celui de 20 ans, de celui de 40 ans, etc. ? Pour le salaud est "jeune" l’individu qui n’a pas encore repris pour lui-même la manière d’envisager le monde dont il hérite, qui ne s’est pas conformé. Et de quoi parle-t-on lorsqu’on dit que la "jeunesse" n’arrivera à rien en détruisant le passé ? Qui a dit que la "jeunesse" voulait détruire tout le passé ? Qui a dit qu’elle voulait même changer quoique ce soit ? Qui peut connaître la liberté, elle qui n’est rien d’autre que ce qu’elle se fera être ? Mais c’est justement de ça que le salaud à peur. Ce dont il a peur, c’est de la liberté elle-même.
Le salaud a peur pour ses intérêts, c’est évident, mais ce qui hérisse tous les poils de son être, c’est l’idée que des libertés puisse simplement se donner le droit de s’a ranchir du passé, c’est-à-dire puissent se donner le droit de lui retirer sa sacralité, de le juger et d’en faire ce qu’elles veulent. Ce dont il a peur c’est que les libertés accèdent à la conscience que rien ne vient justi er le monde dont elles ont hérité et qu’elles-mêmes sont libres de l’accepter ou de le refuser. Car nous le savons, c’est un lâche : il a aussi et fondamentalement peur de lui-même, peur de sa propre liberté, cette liberté qu’il essaye de masquer. Jusque dans sa lâcheté il est libre, libre de continuer d’être lâche ou d’assumer en n le fait qu’il est le fondement des valeurs qu’il revendique, libre d’assumer enfin le fait qu’il accepte le monde dont il a hérité, libre aussi de décider, sans pouvoir être justifé, de le refuser.
Derrière la peur des "anti-gender" il y a l’angoisse, la lâcheté, la salauderie, mais il y a aussi la peur que les libertés se reprennent, qu’elles trouvent en n le courage de reconnaître qu’elles décident à chaque instant du sens du monde, de reconnaître que si elles acceptent librement le monde qu’on leur lègue, elles peuvent aussi choisir de le refuser et d’inventer de nouveaux mondes. Les "anti-gender" s’insurgent contre l’idée que l’État, à travers l’École, rompe le lien de tradition pour créer avec les enfants un homme nouveau. Nous ne voulons pas non plus que l’État et l’École construisent un homme nouveau. Mais, contrairement aux "anti-gender", c’est parce que nous voulons que les individus s’a ranchissent de toute autorité, de tout ce qui veut les empêcher d’assumer leur liberté et de pouvoir se choisir concrètement et radicalement contre le sens de l’homme qu’on veut leur faire accepter.
[1] "Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux [qui est l’idée selon laquelle il existe des valeurs indépendantes d’une liberté humaine pouvant justifier certains choix humains] ou par des excuses déterministes [c’est-à-dire en essayant de penser l’homme comme déterminé dans sa liberté par son corps et le monde], leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire [c’est à dire répond à une fin absolue], alors qu’elle est la contingence [l’opposé de la nécessité : ce qui est contingent aurait pu ne pas exister] même de l’apparition de l’homme sur terre, je les appellerai des salauds". Cf. L’existentialisme est un humanisme, très court texte de la conférence qu’il a donné pour un public non initié à la philosophie existentielle. Chez Sartre le Salaud c’est l’individu qui pense être né-pour-quelque chose, qui pense que son existence répond à une raison et que cette raison supprime la contingence de son existence en lui assignant un sens. Ceux que nous visons sont des "salauds" parce que ce sont des "lâches". Nous choisissons le terme de "salauds" pour les désigner.
[2] Regroupant alors en une supposée idéologie toute une série de thèses diverses issues des gender studies.
[3] Comme les salauds qui envoient des personnes homosexuelles en thérapie de rééducation pour les "guérir" de leur homosexualité.
[4] Refaire, puisque nous ne ferons dans la majeure partie de cet article qu’embrasser une manière de comprendre la réalité-humaine qui est celle de l’existentialisme sartrien, et qui reprend le refus stirnérien de l’essentialisme. Il ne s’agit pas ici d’essayer de redorer le blason de Sartre, mais simplement de nous servir de tout ce qui peut servir à la prise de conscience de notre liberté. Et l’existentialisme sartrien est pour cela particulièrement utile.
[5] Cf. L’être et le néant, p.99 de l’édition Gallimard de 1943.
[6] "l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité (…) [L]’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente (…). Je peux vouloir écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté" - cf. L’existentialisme est un humanisme, p.30 de l’édition Folio de 1996.
[7] Si je suis né avec un sexe masculin, puisque je ne projette pas de changer de sexe, je suis choix d’être de sexe masculin. La liberté reprend dans son projet ou rejette ce qui fait partie de sa situation et dont elle n’est pas le fondement.
[8] De la même manière qu’il ne faut pas confondre "projeter" et "décider" ou "prendre la décision de" il ne faut pas confondre se "convertir" c’est-à-dire changer de projet, et "décider" de changer de projet. Si la conversion n’est pas "inconsciente" au sens psychanalytique du terme (puisque ce serait nier la liberté en faisant de mes attitudes conscientes les fruits d’une subjectivité qui existerait en moi, donc rétablir la dualité corps/âme) il ne faut pour autant dire d’elle qu’elle est une "prise de décision" de se convertir (cf. note 6).
[9] Puisqu’il est toujours dans l’ "esprit de sérieux" comme dirait Sartre, c’est-à-dire puisqu’il fait des valeurs qu’il prône des valeurs en soi, il reste lâche.
[10] Ce serait un énorme contresens de penser que nous appelons à écouter notre corps, à "satisfaire nos pulsions". Notre propos est justement comme nous l’avons vu de dénoncer le fait même de penser en termes de pulsions : c’est une manière de placer dans le corps compris comme entité séparée ce que nous n’assumons pas.
[11] Cf. L’existentialisme est un humanisme, p.26 de l’édition Folio de 1996.
[12] Max Stirner, L’Unique et sa propriété – p.158. de la version numérique gratuite accessible en ligne à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classique...
[13] Cf.Max Stirner, L’unique et sa propriété, p.253 de l’édition numérique gratuite citée en note 12.
[14] On pourrait nous dire que la vaginoplastie n’empêche pas le fait que je suis porteur d’un chromosome Y. Mais nous pouvons imaginer qu’une nano-bio-technologie transhumaniste me permette dans le futur de remplacer dans chaque noyau de chaque cellule de mon corps le chromosome Y par un X, donc me permette de devenir une femme biologiquement parlant, de devenir ce que je veux en rejetant ce dont j’ai hérité. À noter que lorsque nous imaginons cette technologie et que nous posons ici la question de savoir ce qui pourrait motiver le fait de la réprouver, nous nous plaçons d’un point de vue qui fait abstraction du monde qui peut lui donner naissance. Ainsi nous ne prenons pas ici en compte la possibilité de réprouver un monde qui permettrait une telle technologie – qui serait liberticide par exemple – et donc de réprouver indirectement cette technologie.
[15] Cf. L’existentialisme est un humanisme, p.26 de l’édition Folio de 1996.
[16] Et quoi de mieux pour empêcher son enfant d’avoir dans le futur des relations sexuelles avec des personnes du même sexe que lui que de lui enseigner que Mère Nature, Dieu le Père, le Prophète et toute la clique des Saints haïssent profondément l’homosexualité ?
[17] Cf. L’existentialisme est un humanisme, p.31 de l’édition Folio de 1996.
[18] Cf. L’Unique et sa propriété, p.73 de l’édition numérique gratuite citée en note 12.