Alternative Libertaire
Qui sont les anarchistes ?
Les libertaires en chiffres...
Diversité, différence, curiosité...
Quand l'idéal type est "Personne"...
Des agents de la transformation sociale
Ce qu'ils sont et ce qu'ils ne sont pas
Différents courants anarchistes
LA TENDANCE COMMUNISTE LIBERTAIRE
La fin et les moyens : projets de société future et pratiques dans le présent
Qui sont les anarchistes ?
Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent ! (Léo Ferré)
Ce texte est un résumé de mon travail de recherche sur Les libertaires aujourd'hui, et plus précisément la partie consacrée au dépouillement d'un questionnaire que j'ai fait circuler dans les milieux libertaires français entre 1995 et 1996. À partir des 140 réponses reçues, j'ai essayé de montrer quelques-uns de leurs traits marquants. L'objectif n'étant pas celui d'en restituer une image exhaustive, mais d'en dévoiler quelques-unes enfin de mieux savoir qui ils sont et ce qu'ils font. Ce travail, présenté lors du colloque sur la Culture libertaire à Grenoble en mars 1996, fit l'objet de quelques vives réactions de l'assistance, surtout en ce qui concerne les données sociologiques que je présentais.
Après l'avoir publié dans les actes de ce Colloque (ACL, 1997), nous vous en présentons aujourd'hui une nouvelle version quelque peu modifiée, en vue de la tenue du Colloque L'anarchisme a-t-il un avenir ? dont Alternative Libertaire est partenaire (voir en dernière page) et qui se déroulera du 26 au 28 octobre 1999 à Toulouse.
Mimo
Introduction historique
On ne peut guère se procurer de documents statistiques au sujet des anarchistes. Dans beaucoup d'endroits, il y a encore une grande léthargie, mais, somme toute, le mouvement est décidément dans la voie du progrès. L'élément flottant nous a quittés ; les camarades qui sont restés sont décidés à la lutte et ne cesseront d'instiller le feu sacré autour d'eux. Les résultats de cette propagande sont nettement perceptibles : les penseurs, les éducateurs, les artistes, les hommes de lettres de la génération actuelle sont tous au fait des idées anarchistes. Parmi les classes cultivées, l'anarchie n'est plus le symbole de tout ce qu'il y a de confus, de mauvais, d'horrible, comme c'était le cas autrefois. [Par contre] la masse ignorante tient encore à l'ordre social actuel.
C'est James F. Morton Jr., un anarchiste américain qui écrit en ces termes un rapport sur les anarchistes aux États-Unis d'Amérique à la fin du siècle dernier. Ce texte, que Marianne Enckell du Centre International de Recherche sur l'Anarchisme de Lausanne m'a fait connaître, est-il si loin de la réalité des anarchistes aujourd'hui en France et en Belgique (et ailleurs) ? Si on enlève les fioritures et les envolées lyriques, il reste des constats faits par Morton qu'il y a peu de statistiques au sujet des anarchistes ; l'anarchisme intéresse les "classes cultivées" ; et la "masse ignorante" n'y prête guère d'attention. Pour être tout à fait complet, il faut ajouter que cet anarchiste (plutôt individualiste) indique à la fin de son rapport que le grand, l'urgent besoin de l'heure actuelle réside dans une bonne culture générale et particulière des camarades. Et puis, ajoute-t-il, la propagande individuelle, les conférences, les discussions, nos journaux et notre littérature doivent nous venir en aide [1]. Cette conclusion ressemble beaucoup aux propositions faites par les libertaires d'aujourd'hui comme on le verra plus loin.
Dans la même revue où était publié ce rapport, Victorine de Cleyre [2] donne, elle aussi, quelques chiffres pouvant nous intéresser concernant les anarchistes de Philadelphie à la fin du siècle dernier. En effet, elle recense dans cette ville 145 camarades de nationalités différentes dont une majorité de Juifs russes. Parmi eux, il y a 126 hommes et 19 femmes. Le travail manuel, dit-elle, est au travail intellectuel dans le rapport de 8 à 5. Il y a dans cet échantillon d'anarchistes, 124 personnes qui se définissent comme communistes [anarchistes], 12 comme individualistes et 9 indéterminées. Ce rapport précise (toutes ces personnes n'ayant pu être interrogées individuellement) que seulement 33 d'entre elles ont exprimé leur opinion sur le rapport des sexes, dont 11 se déclarent pour la monogamie, 13 pour l'amour libre et 9 sans opinion.
Victorine de Cleyre, indique en outre que si dans des réunions hebdomadaires il peut y avoir entre 30 et 200 personnes, elle est sûre que Philadelphie compte entre 4 et 500 anarchistes, mais, poursuit-elle, je dois ajouter que peu d'entre eux ont montré quelque désir d'aider votre rapporteur [3].
De ce texte, on peut retenir que le nombre d'hommes est nettement supérieur à celui des femmes, et que seulement un tiers des anarchistes a pu être comptabilisé. Enfin, toujours selon ce rapport, les travailleurs manuels (88) sont plus nombreux que les travailleurs intellectuels (57), mais cette proportion n'est pas aussi importante qu'on aurait pu croire.
En réalité, moi aussi, j'aurais voulu, comme Victorine, comprendre la réalité des libertaires lyonnais dans son ensemble. En effet, j'aurais aimé que la centaine de personnes qui gravitent autour des divers groupes et activités de cette ville répondent à un questionnaire que j'avais préparé en 1995, afin d'obtenir des données assez précises quant à la réalité de leur mouvement. Mais ayant constaté l'impossibilité de réaliser cette recherche telle que je l'avais conçue au départ (une sorte de photo instantanée des libertaires à Lyon), j'ai commencé à faire circuler ce questionnaire dans la France entière. Que ce soit lors de déplacements, aux Journées libertaires de Montpellier, à la Nuit de l'Anarchie à Marseille, ou ponctuellement dans telle ou telle ville, ou enfin en le glissant dans les paquets de livres que l'Atelier de Création Libertaire expédie régulièrement.
Les libertaires en chiffres...
En fait, tous ceux qui se sont intéressés à dénombrer les anarchistes ont été confrontés à la difficulté de donner des chiffres exacts. Pour Jean Maitron, historien de l'anarchisme français, ces chiffres, varient selon qu'il s'agit de compagnons actifs ou de sympathisants plus ou moins proches [4]. Il reprend ainsi pour la fin du siècle dernier une estimation d'Augustin Hamon, militant anarchiste actif à cette époque [et] observateur scientifique des mouvements sociaux [5], qui donne le chiffre d'au moins soixante mille, peut-être cent mille personnes [6]. Ce même Hamon a publié un livre intitulé La Psychologie de l'anarchiste socialiste, rédigé à partir d'un questionnaire envoyé dans divers pays à des militants soit directement soit par la presse de l'époque et dont il reçut 170 réponses dont 4 femmes ! Alain Pessin, tout en reprenant les informations de Maitron, reconnaît que les sources documentaires sur ces hommes, sont relativement rares et souvent imprécises [7]. Puis en citant le travail de Roderick Kedward qui, dans Les Anarchistes, origine et formation des mouvements libertaires [8], à partir d'un fichier de police de la fin du XIXe siècle concernant 152 anarchistes lyonnais, nous donne un certain nombre d'indications intéressantes. Selon Kedward, sur ces 152 anarchistes, 55% étaient des artisans dont 39 cordonniers, 16 tisserands, 11 plâtriers et 8 teinturiers. Le restant ne comportait que quelques ouvriers industriels salariés [9]. Pessin souligne aussi que le terme d'artisan peut prêter à confusion. Pour cela, il précise que ces anarchistes ne sont sans doute pas B et de loin B majoritairement propriétaires de leur échoppe. Sauf les cordonniers. Le relevé de Maitron fait apparaître la plupart des travailleurs de l'artisanat comme ouvriers. Le terme d'artisan désigne donc plus un métier qu'une situation socioprofessionnelle [10]. Ces remarques intéressantes devraient pourtant être complétées. On peut se demander, en effet, quelle était, à la fin du XIXe siècle, le statut socioprofessionnel des artisans, du point de vue économique, politique ou culturel, mais aussi par rapport aux autres professions et couches sociales. Cela nous donnerait, peut-être, des indications plus nuancées sur le sens de l'appartenance à la classe ouvrière de ces artisans et militants anarchistes.
Des chiffres correspondant à la première décade de 1900 donnent, par exemple, une vision globale de la réalité du phénomène. Mais ce ne sont que des chiffres qui à l'unité près inspirent toujours méfiance comme le dit Maitron [11], puisque souvent on désigne à cette époque-là par anarchiste tout contestataire ou rebelle.
Ainsi, au début du siècle, il semblerait que le nombre des anarchistes français soit, selon ces sources policières, d'exactement 2.592 dont 275 parisiens. Nicolas Faucier, militant et administrateur du Libertaire, accordait quant à lui environ 3.000 adhérents à l'Union anarchiste en 1938. Un autre rapport de police du 2 août 1941 avance un chiffre de 2.000 à 3.000 anarchistes pour la période de l'avant-guerre [12]. Maitron n'a pas non plus de chiffres complets pour la période plus récente. Mais il indique néanmoins qu'en 1971 la Fédération anarchiste compte entre 200 à 300 adhérents et que pour toutes les organisations libertaires confondues, à cette époque, il est possible de donner le chiffre de 600 adhérents [13].
Quant à moi, je n'ai pas réalisé un travail de recherche sur des archives policières, ni vraiment consulté les dossiers concernant ce sujet dans les bibliothèques et centres de documentation anarchistes. Un travail plus précis sur le plan historique en ce qui concerne la représentativité socio-économique des anarchistes reste à faire. Mais qu'en est-il de la situation aujourd'hui ? Nous n'avons pas non plus de chiffres exacts, seulement quelques pistes à suivre, compte tenu du renouveau du mouvement anarchiste en Europe depuis le début des années 70.
À ce propos, il est intéressant de signaler ces quelques informations tirées d'un travail qui a permis d'avoir pour la première fois une vue d'ensemble de la plupart des groupes et des militants anarchistes de l'après-guerre, réalisé en Allemagne au début des années 70 [14]. Il est indiqué dans ce rapport que le nombre d'anarchistes actifs ne dépasse pas 1000 à 1500. Outre la diversité des groupes et leurs différents terrains d'intervention, les auteurs donnent des informations complémentaires suite à un questionnaire envoyé dans différentes villes de ce pays par le groupe promoteur de la recherche. Ils avertissent tout de même que ce questionnaire n'est pas vraiment représentatif, et que les résultats ne sont que le fruit des réponses d'une centaine de camarades militants. De ces réponses, il résulte que l'âge moyen tourne autour de 21 ans ; il y a 5 hommes pour une femme (ce qui peut aussi venir, écrivent-ils, du fait que les hommes jouent des rôles plus actifs, par exemple, ils remplissent les questionnaires [sic]). D'autre part il est indiqué que les couches sociales se répartissent comme suit : lycéens 28%, apprentis 22%, étudiants 24%, ouvriers 19%, employés et professions libérales 7% [15].
Ce qui nous intéresse ici, c'est de remarquer que ceci contredit ce que disait Maitron à la même époque, c'est-à-dire, en 1970 : En tout temps, hier et aujourd'hui, sans solution de continuité, l'anarchiste communiste a été et demeure, dans une très forte proportion, un travailleur, ouvrier du cuir (cordonnier), du textile, du bâtiment, plus fréquemment du Livre, de la métallurgie et responsable syndical à l'occasion [16].
En effet, à partir des chiffres concernant les anarchistes allemands du début des années 70, on peut dire que les libertaires ne sont plus représentatifs de ces couches sociales dites ouvrières, ce qui paraît vraisemblable aussi pour les autres pays d'Europe comme la France. L'appartenance de l'anarchisme au mouvement ouvrier est cependant soulignée encore par Claire Auzias lorsqu'elle dit en conclusion de son livre : L'anarchisme est un mouvement social : à ce titre, il participe des conditions générales du mouvement ouvrier, à chaque moment de son histoire [17]. Mais ce constat, notre amie et historienne le faisait à partir de l'histoire du mouvement libertaire lyonnais pendant la période de l'entre-deux-guerres.
Daniel Colson de son côté a montré que les groupes libertaires stéphanois, dans les années 1920, comptaient plus de 50% de métallurgistes [18]. Ceci ne semble plus de mise aujourd'hui.
D'un point de vue strictement historique, il faudrait retenir aussi que, même si les anarchistes pouvaient appartenir à la classe ouvrière ou prolétaire, ils s'en distinguaient surtout par le travail culturel qu'ils y accomplissent [19], activités qui de fait les éloignaient de leur condition économique et sociale.
Ce glissement des anarchistes vers les classes moyennes (évolution qui reproduit, probablement en l'accroissant, celle de la société tout entière) est par ailleurs déjà annoncé, en France, par Maitron lui-même dans son article Un anar, qu'est-ce que c'est ? paru en 1973 [20]. En effet, après avoir présenté les adhérents du groupe de la Fédération Anarchiste (FA) d'Asnières en 1972, ainsi que le comité de relation de cette organisation, le comité d'administration du Monde libertaire et le comité de lecture de ce journal, il en tire les conclusions suivantes : une présence accrue de femmes qui est, selon Maitron, un trait général de notre temps qu'on retrouverait dans tous les groupements de gauche et non particulier au milieu anarchiste. Puis, il indique que si les statistiques qu'il présente à partir de quelques structures de la FA ont valeur générale, les décennies à venir confirmeront ou infirmeront que quarante à soixante pour cent peut-on dire des anarchistes-communistes appartiendraient aux cadres moyens [21].
Arvon, qui a probablement lu ce texte, dans son livre l'Anarchisme du XXe siècle, paru en 1979, s'est intéressé à ce glissement qu'il décrit ainsi : La prédominance actuelle de l'anarchisme individualiste se manifeste d'ailleurs par le changement radical dans l'origine sociale de ceux qui adhèrent à l'idéal anarchiste [22]. Arvon semble deviner, avoir l'intuition, de cette évolution quand il fait le parallèle avec les sociétés contemporaines, mais ne nous donne pas de chiffres pour le constater.
En voici deux exemples. Au début des années 60, une enquête fut réalisée en Angleterre à travers un questionnaire qui fut envoyé à 1.863 abonnés de l'hebdomadaire anarchiste anglais Freedom. La lecture des résultats des 470 réponses provenant de l'Angleterre (358), les USA et le Canada (68), l'Australie et la Nouvelle Zélande [19], du reste de l'Europe [16] et d'autres pays [9], est riche en enseignements. La donnée principale que je veux rappeler ici est la proportion des personnes appartenant à la classe moyenne. Parmi les personnes âgées de plus de 70 ans, il y a 50% appartenant à la "classe ouvrière" (ce sont les auteurs de l'enquête qui utilisent les guillemets) et 50% à la classe moyenne, puis plus l'âge baisse plus les représentants de la classe moyenne augmentent. En outre, parmi les personnes qui avaient entre trente et quarante ans, 23% appartiennent à la classe ouvrière et 77% à la classe moyenne. Parmi ceux qui avaient entre vingt et trente ans, seulement 10% appartenaient à la classe ouvrière et 90% à la classe moyenne. Une des conclusions à laquelle arrivaient les auteurs de cette recherche en 1962, était que contrairement à la vieille génération, la nouvelle génération anarchiste va avoir (predominatly middle-class back-ground) des origines prédominantes de la classe moyenne [23]. L'autre exemple nous vient d'un texte de 1972 d'Amedeo Bertolo. En 1962, au moment où il commença à participer au mouvement anarchiste à Milan, il y avait un groupe X d'une dizaine de personnes dont l'âge était supérieur à la soixantaine, pour la plupart retraités ou artisans. Un groupe Y composé aussi d'une dizaine d'anarchistes qui avaient entre 35 et 40 ans, dont 2 ouvriers, 2 artisans, 1 cheminot, 1 conducteur de bus, 1 architecte, 1 employé et 2 vendeurs ambulants. Enfin, 4 étudiants formaient un autre groupe Z. Les groupes X et Y étaient adhérents à la Fédération anarchiste Italienne (FAI) de cette ville, et le groupe Z de la Jeunesse libertaire était autonome.
En 1967, les groupes X et Y ont pratiquement disparu, mais continuent de participer au groupe adhérent à la FAI. La composition sociale de ce groupe était la suivante : 1 ouvrier, 1 peintre, 1 artisan et 2 retraités. Deux personnes du groupe Z, plus un du groupe Y, plus de nouveaux arrivants participent à la Jeunesse libertaire de Milan. L'âge moyen est de 25 ans et la composition sociale la suivante : 1 ouvrier, 1 cheminot, 2 employés, 1 professeur et 3 étudiants.
Enfin, en 1972, nous indique A. Bertolo, il y avait, à Milan, environ 70 anarchistes organisés dont une dizaine approchant la trentaine. Les autres sont âgés en moyenne de 20 ans. Dans le groupe de personnes les plus âgées, il y avait 2 ouvriers, et pour le reste c'étaient des employés, des techniciens, 1 exerçant une profession libérale, 1 professeur. Le second groupe, le plus jeune, comptait deux tiers d'étudiants et environ un tiers d'ouvriers [24].
En suivant son intuition, Arvon est amené à indiquer, pour la fin du XXe siècle, une prédominance de l'anarchisme individualiste, ce qui ne correspond pas vraiment à la réalité. En effet, depuis ce renouveau du mouvement libertaire amorcé au début des années 70, celui-ci s'exprime autant à travers des groupes idéologiques classiques qu'à travers des individus isolés. Mais cela fut toujours le cas dans l'histoire de ce mouvement, ce que tous les historiens s'accordent à indiquer. Néan- moins, il faut s'arrêter un instant sur cette intuition d'Arvon, puisque toujours à propos de ce renouvellement des idées anarchistes, il écrit : Actuellement, ce sont surtout les intellectuels et les classes moyennes des pays hautement industrialisés qui portent un intérêt croissant aux thèmes anarchistes (et là on retrouve ce que disait Morton dans les quelques lignes citées au début de ce texte.) Puis il indique que cette curiosité nouvelle est née, non pas de la volonté de renverser la société qui, tout compte fait, a réalisé ce qui au XIXe siècle, apparaissait comme une promesse de bonheur et de liberté, l'abondance des biens matériels, mais du désir d'en changer l'orientation [25].
En effet, ce constat du rôle accru des classes moyennes [26] est évident dans tous les mouvements de contestation qui se sont développés à partir de la fin des années 60. Cette dissidence a pris racine d'abord en Amérique du Nord avec la beat-generation, qui, comme une tornade, a enveloppé bon nombre de pays du nord et du sud, de l'ouest ou de l'est de la planète. Cette contre-culture [27] poussera de nombreux jeunes dans divers pays à rechercher de nouvelles formes de vie sociale. !
En France aujourd'hui...
En ce qui concerne la France [28], des sondages, et des études récents nous permettent d'avoir une idée plus précise sur qui sont les libertaires aujourd'hui et leur évolution socio-économique.
Déjà, Michel Ragon, dans son livre La Voie libertaire, indiquait en prenant l'exemple de la Fédération Anarchiste (FA) vers la fin des années 80 que la situation de celle-ci est la même que celle de tous les partis politiques et syndicats, c'est-à-dire une forte proportion d'enseignants, d'étudiants et de fonctionnaires (50%), des employés plus que des ouvriers, ces derniers étant néanmoins nombreux dans les métiers de l'imprimerie et du Livre (33%). 17% viennent des professions libérales, des cadres, de l'agriculture (surtout en Bretagne) et d'emplois précaires [29].
Plus récemment, un Sondage du Monde libertaire, réalisé en 1994, rassemble les réponses d'un total de 294 lecteurs de ce journal, avec des résultats encore plus précis sur la situation socio-économique des lecteurs et lectrices de cet hebdomadaire. Selon les résultats obtenus, il y a 18% de femmes et 82% d'hommes dont 20,7% de moins de 25 ans, 25,9% entre 26 et 35 ans, 27,2% entre 36 et 45 ans. Mais il y a encore 11,9% de 46 à 55 ans et enfin 13,3% ont plus de 55 ans. La répartition socioprofessionnelle de ces 294 personnes indique qu'il y a 7,5% d'ouvriers, 22,8% d'employés, 8,5% de techniciens, 9,9% de cadres, 3,1% de non-salariés, 17% d'étudiants, 6% de chômeurs et 10,9% de retraités.
Ces quelques chiffres correspondent grosso modo à ceux que j'ai pu établir à partir des 140 questionnaires concernant la Culture libertaire que j'ai recueillis. En effet, on a 8% d'ouvriers, ce qui correspond pratiquement au 7,5% du sondage du Monde libertaire. On a 26% d'étudiants, ce qui est légèrement supérieur, et un peu moins de retraités. Nous avons aussi 3% de chômeurs et 4% de sans-emploi, ce qui totalise un 7% qui n'est pas très loin des 6% des chômeurs indiqués par le sondage du Monde libertaire. En outre, 8% d'employés, ce qui est encore très proche des 8,5% de ce sondage, et ainsi de suite pour les autres catégories socioprofessionnelles. Donc, dans deux moments différents, et par rapport à un public différent, nous arrivons à un même constat [30].
La remarque principale qu'on peut faire dès maintenant, c'est que non seulement les anarchistes, les libertaires, ne sont comme on l'a trop souvent affirmé, ni marginaux du lumpen-prolétariat, ni plus que d'autres des artisans passéistes comme l'écrivait déjà Maitron en 1970 [31]. Mais, B et il me semble très important de le signaler B ils ne représentent pas du tout, dans leur très grande majorité, les couches sociales les moins favorisées socialement, politiquement et économiquement, c'est-à-dire les ouvriers spécialisés, les smicards, les chômeurs, les RMistes qui sont pourtant quelques millions de personnes [32]. Certes, ces couches sociales, en France, ne sont que minoritaires face à cet ensemble hétérogène qu'on appelle couches moyennes, mais ce sont pourtant elles qui vivent à la première personne l'injustice et les contradictions sociales de nos pays riches. Tandis que c'est parmi les couches moyennes qu'on retrouve le plus de révolutionnaires, ou autrement dit ces personnes envisageant la transformation de la société aujourd'hui [33].
Voici encore une donnée nous permettant de constater l'évolution sociologique des libertaires, par exemple 15% des pères de ceux qui ont répondu à mon questionnaire sont ou étaient ouvriers. Le double du pourcentage par rapport à leurs fils ; 16% de leurs pères sont des cadres, 14% sont des artisans-entrepreneurs, 7% travaillent dans l'éducation ou sont professeurs. Quant à la profession de leurs mères la plus citée se situe autour de l'éducation. Cependant les données recueillies nous indiquent qu'une majorité des mères n'a pas de profession (15%) ou elles sont mères au foyer (13%). Enfin, comme pour la profession des pères il y a 16% de non-réponses.
Avant de continuer l'analyse de ces résultats, je dois préciser que comme le sondage du Monde libertaire, moins de 20% de femmes ont répondu à mon questionnaire. Ce qui est en fait une grande question pour le mouvement libertaire qui prône non seulement l'égalité économique entre tous les hommes, mais aussi entre les sexes [34].
L'autre remarque qu'on peut faire, c'est que les jeunes de 20 à 29 ans sont une majorité, ce qui correspond aussi au sondage du Monde libertaire. Mais ce qui me semble être extrêmement intéressant, c'est que les différentes classes d'âge sont de plus en plus représentées [35].
En effet, il y a 22% de réponses venant de personnes ayant entre 40 et 49 ans, et 9% dépassant la cinquantaine. Puis ça diminue très nettement pour les personnes ayant plus de 70 ans. Par rapport au renouveau de l'anarchisme du début des années 70, on remarque quand même un vieillissement des militants et des sympathisants, ce qui amène à nous poser la question suivante : Les retraités seront-ils un des éléments moteurs de l'anarchisme du XXIe siècle ?
Enfin, on peut faire une dernière considération quant à l'origine sociale des personnes ayant répondu au questionnaire. Elles ne viennent pas forcément de couches sociales riches économiquement, mais elles le sont, apparemment, de ce capital culturel décrit par Pierre Bourdieu, ce capital, qu'ils développent tout au long de leur vie. En effet, à partir du moment où ils trouvent par hasard dans un journal libertaire, ou dans une bibliothèque des livres sur l'anarchisme, ils vont de plus en plus s'intéresser à l'édition et en faire leur activité principale. Un vieux constat qu'on a pu faire depuis longtemps dans ce milieu, et cela dans tous les pays où les anarchistes sont présents, individuellement, ou en groupes, fédérés ou pas.
Estimations progressistes
Avant de vous présenter d'autres données tirées des réponses reçues à mon questionnaire, je voudrais donner, à mon tour, quelques chiffres estimant le nombre des libertaires, en France aujourd'hui. On peut dire sans peur de se tromper qu'il existe des dizaines de milliers de personnes qui partagent ces idées sans pour autant passer à l'acte... Ce qui reste vague. Cependant, si on tient compte de la participation aux manifestations de décembre 1995, à Paris, ou celles contre la modification de la loi Veil sur l'avortement, en novembre de cette même année, toujours à Paris, il y avait peut-être 2.000 personnes dans le cortège anarchiste [36]. Si on pense que dans des villes comme Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, il y avait quelques centaines de personnes derrière les drapeaux noirs ou rouges et noirs, et quelques dizaines dans les autres villes ; si, d'autre part, on pense à ceux et celles qui habitent dans de petites villes, ou des villages, et qui ne peuvent pas manifester, ou ceux qui n'ont pas envie de manifester, on peut atteindre un chiffre qui va de 5.000 à 10.000 personnes. Par contre, ce qu'on peut affirmer, c'est que le nombre des militants d'organisations spécifiquement anarchistes [37], en ce début d'année 1999, est inférieur à mille [38]. Mais il y a aussi de nombreux groupes qui ne sont pas fédérés, et qui sont plus ou moins actifs. Enfin, comme je le disais plus haut, de nombreuses personnes se disent ou se sentent libertaires ou anarchistes sans adhérer à aucune organisation ou groupe.
À partir des réponses à mon questionnaire, on remarque qu'il y en a 55 indiquant n'appartenir à aucun groupe ou organisation anarchiste, ce qui représente 45,4%, soit près de la moitié du total. Puis, on a 17,3% d'adhérents à la FA, et 15,7% d'actifs dans des associations culturelles (journal, librairie, centre de documentation), etc. 11,7% disent participer à un groupe anarchiste non fédéré ; 10,7% à la CNT, et enfin on trouve des réponses en ordre dégressif : 3% participent à Alternative libertaire (France), 1% à l'OCL, 1% à l'Union pacifiste, 1% à la Coordination anarchiste et 1% à des groupes d'étudiants, etc.
Ces organisations spécifiques ont toujours comme principale activité l'édition d'un journal, voire de plusieurs périodiques. La Fédération Anarchiste Francophone (France et Belgique), publie Le Monde Libertaire qui est imprimé à 8.000 exemplaires. Environ 1.100 personnes sont abonnées ; le reste est diffusé par des groupes qui le vendent à la criée, et en partie dans un certain nombre de kiosques dans toute la France. La vente dans les kiosques représente une moyenne de 1.000 exemplaires par numéro. Mais les numéros extraordinaires, qui restent en kiosque plusieurs semaines, sont tirés à quinze mille exemplaires. Par exemple, celui consacré au centenaire de ce journal [39] a été vendu à 5.000 exemplaires.
La Fédération Anarchiste a un point de vente de la presse libertaire à Paris, c'est la Librairie Publico. Celle-ci diffuse l'essentiel des ouvrages anarchistes ou qui ont trait à l'anarchisme [40], des supports audio-visuel, ainsi que du matériel de propagande (affiches, autocollants, etc.). En outre, les seules personnes, à ma connaissance, à être salariées, à plein temps [41], pour leur activité dans le mouvement libertaire, sont les deux permanents de cette librairie et une personne s'occupant de la fabrication du Monde libertaire. L'autre activité importante de la FA créée il y a une quinzaine d'années à Paris, c'est Radio libertaire, qui est écoutée par plusieurs milliers de personnes chaque jour. Elle a eu aussi un permanent pendant quelque temps, mais ce n'est plus le cas maintenant [42]. En réalité, il y a une autre personne à tirer une partie de ses revenus de l'activité libertaire, c'est le responsable des éditions Acratie qui s'occupe entre autres, de la fabrication du journal de l'OCL, Courant alternatif. Ce journal, tiré à 2.400 exemplaires, a environ 400 abonnés et est vendu dans des kiosques à quelques centaines d'exemplaires par mois.
À Alternative libertaire (France), une personne est salariée à mi-temps. Cette organisation publie un mensuel du même nom, tiré lui à un peu plus de mille exemplaires, et a aussi quelque 400 abonnés. De plus, cette organisation publie une revue, Débattre, qui est surtout diffusée parmi les adhérents.
Le mensuel Le Libertaire, est réalisé par des membres de la Coordination Anarchiste et tiré à 2.500 exemplaires. Il est diffusé dans certains kiosques et vendu en moyenne à 900 exemplaires. Les chiffres, donnés par le responsable de ce mensuel en 1996 nous informaient qu'il y avait en outre 450 abonnés. Enfin, toutes ces organisations (FA, AL, CA, OCL) ont une activité éditoriale et de nombreuses publications locales qui vont de la feuille mensuelle à des fanzines, des périodiques plus ou moins réguliers Le Drapeau noir, publié par un groupe de la FA à Besançon, ou Le Coquelicot du groupe d'AL de Toulouse, ou encore Le Chat Noir par un groupe de l'OCL, etc...
Je n'ai pas voulu ajouter la CNT à ces organisations spécifiques, même si la plupart des militants actifs de ce syndicat d'inspiration anarcho-syndicaliste sont des libertaires connus. D'autre part, suite à la scission de 1993, il existe deux organisations qui revendiquent cette même appellation [43]. Pour celle dite de la rue des Vignolles, actuellement, on ne peut donner de chiffres précis, parce que depuis les événements de décembre 95 le nombre d'adhésions a été en progression constante, ce qui a valu un grand nombre d'articles dans la presse pour une structure qui n'avait que quelques centaines d'adhérents il y a seulement quelques années. Peut-être sont-ils 3.000 [44]. Je n'ai pas de chiffres officiels pour l'autre CNT, mais il semblerait que celui-ci oscille entre 100 et 300 adhérents. Le Combat syndicaliste, mensuel de la CNT de la rue des Vignolles avait jusqu'à il y a quelques mois un tirage d'environ 2.000 exemplaires et à peu près 700 abonnés. Mais là aussi il y a une nette évolution. L'autre CNT publie aussi un périodique avec le même titre. Il est bimestriel et a un tirage et un nombre d'abonnés nettement inférieurs.
Diversité, différence, curiosité...
Mais revenons au dépouillement du questionnaire.
Les libertaires sont en grand nombre des lecteurs boulimiques [45] et pas seulement de l'abondante presse anarchiste. En ce qui concerne celle-ci, on constate que Le Monde libertaire, hebdomadaire de la FA, arrive, dans notre sondage, en tête des publications les plus citées. Puis suivent : Courant alternatif, LeCombat syndicaliste, Le Libertaire et enfin Alternative libertaire (France).
Ce qui est curieux, c'est que parmi les titres cités, il y ait aussi Charlie Hebdo [46] et Mordicus, ainsi que Le Canard enchaîné ou Maintenant.
D'autre part, ce qui est sûrement étonnant pour les personnes qui ne fréquentent pas les anarchistes, c'est de connaître le nombre important des diverses revues militantes qu'ils lisent. Plusieurs dizaines sont nommées, sans compter les réponses indiquant la lecture de fanzines sans en indiquer les titres. Ces lectures vont de Dissensus, fanzine gratuit, au mensuel de l'Union pacifiste, en passant par Tic tac (titre disparu depuis deux ans environ), une autre revue gratuite proche de la mouvance libertaire autonome, et Gorge profonde réalisée par Les ennemis irréconciliables de cette société spectaculaire et marchande esclavagiste de nos désirs et de nos corps (dont je n'ai plus de nouvelles depuis).
Parmi les publications non libertaires, Le Monde diplomatique arrive en tête avec environ quarante personnes qui disent le lire (il faut signaler que ce choix est indiqué par des personnes appartenant à toutes les catégories sociales représentées par les 140 personnes ayant répondu au questionnaire). Suit Le Monde, puis Charlie Hebdo (qui est aussi choisi comme on l'a vu plus haut comme périodique anarchiste dans quelques cas). Parmi les journaux les plus cités, il y a encore Libération, Télérama, la presse locale, Politis, des journaux écologistes comme Silence, et toute une kyrielle de périodiques divers qui vont du Courrier de l'Unesco à L'Ivrogne, de Projets féministes à Gazogène, du Magazine littéraire à Vidéo 7.
Si les libertaires de cette fin de siècle vont souvent au cinéma, il n'y a pas, à vrai dire, un titre ou un auteur qui soit représentatif de l'ensemble des réponses. Sauf naturellement Ken Loach dont le film Land and freedom est sorti à l'automne 1995, correspondant à la même période pendant laquelle j'ai reçu de nombreuses réponses au questionnaire. Mais là encore la diversité est de règle. En effet, au côté des metteurs en scène comme Bunuel, Bergman, Vigo, Pasolini, Kubrick, et des films comme Sacco et Vanzetti, Easy Raider et Brazil, on cite aussi Fassbinder et Visconti ou encore des films comme La Cécilia, Woodstock, etc.
S'il n'y a pas un auteur ou un film qui emporte le palmarès, on remarque néanmoins que sont cités côte à côte des films d'auteur et des films militants. Mais il y a aussi quelqu'un, qui en guise de réponse, pose la question : Mais y a-t-il un film anarchiste ?
Le désir et l'envie qu'ont ces libertaires de vouloir s'informer et comprendre, on le remarque encore assez clairement dans leurs choix des émissions de radio. En effet, ce sont celles émises par France inter, France infos, France musique et France culture (ce qui fait beaucoup de France ! mais bon...). Il y a aussi ceux qui disent écouter les émissions militantes des radios libres et associatives. Par exemple, celles transmises par Radio Dio (à Saint-Etienne), ou Radio Canut (à Lyon), ou encore Radio Libertaire (à Paris).
Pour la musique et les chansons, les plus citées ce sont celles de Léo Ferré. Ce qui paraît normal compte tenu que c'est lui qui a chanté longtemps Les Anarchistes partout où il donnait des concerts, et que, jusqu'à ses derniers jours, il participait, entre autres, aux galas organisés par la FA et Radio Libertaire. Mais les libertaires aiment aussi beaucoup Brassens, Brel, Barbara, Lavilliers, Renaud et la chanson à texte française en général. Puis, à côté des amateurs de musique classique (une vingtaine), il y a plus de quarante personnes indiquant apprécier la musique punk, hard core, rap, etc. C'est, en effet, par cette musique que quelques dizaines de nos libertaires disent avoir été marqués et/ou initiés aux idées anarchistes [47]. Parmi les groupes les plus cités dans ce créneau, il faut signaler le groupe Bérurier noir [48], groupe désormais dissout. Mais, chez les libertaires, on aime aussi le rock et le jazz, et souvent le mélange de tous ces styles de musique.
Ce qui les rend exceptionnels en réalité, c'est qu'ils ne sont pas très sportifs ; mais tout au plus amateurs de foot ou de rugby comme tout le monde. En effet, seulement 3 personnes parlent de leur participation à un club sportif, et parmi elles, une seule précise qu'elle lit en plus L'Equipe [49].
Et, comme tout le monde, ils regardent la télévision. À ce propos, ils semblent presque réconciliés avec ce moyen de communication, grâce à Arte et au câble, aux Guignols de l'info (Canal+), aux documentaires, aux films et aux soirées thématiques à propos desquelles beaucoup regrettent l'émission de Michel Polac, Droit de réponse.
Un autre constat de leur soif de culture peut être fait à l'examen des titres et la quantité de livres qu'ils lisent. À propos des ouvrages anarchistes, plus de 25 disent avoir lu, et même avoir été marqués par L'Anarchisme, de la doctrine à l'action de Daniel Guérin, qui est donc le plus cité. Suivent des auteurs comme Kropotkine (cité par 20 personnes) puis Bakounine et Stirner par 13, et encore un peu moins Proudhon, Malatesta, Leval, Voline, Abel Paz, Maitron, Emma Goldmann, etc. Encore une fois, on constate donc qu'il n'y a pas vraiment d'homogénéité. D'autre part, si L'Anarchisme de Guérin est le livre le plus cité, ce n'est pas un hasard (dans ses diverses éditions, il a été vendu à plus de 100.000 exemplaires), d'abord parce que cet ouvrage est paru dans une édition économique, mais aussi parce que c'est un des livres les plus faciles à lire sur le sujet et qui permet d'aborder d'emblée la thématique et l'histoire de l'anarchisme jusqu'au début des années 60. Mais, la diversité prime dans leurs lectures. De Céline à Thoreau, de Lecoin à Laborit, de Creagh, May Picqueray, à Debord, Vaneigem ou Cervantès, les milieux libertaires n'ont pas une bible sur leur table de chevet pour les conforter face aux interrogations qui sont les leurs.
Ce constat est encore plus parlant au regard des livres non libertaires qu'ils ont lus dernièrement. Cela va de livres ayant trait à une étude ponctuelle d'un phénomène social, d'histoire, de politique, de sociologie (indiqué par cette femme de 41 ans, étudiante en sociologie et habitant le quartier de la Croix-Rousse à Lyon), à un livre sur la vie de Gauguin, et un sur celle de Pagnol comme l'écrit une libertaire de Marseille de 31 ans, en formation dans le secteur du développement local. Les réponses indiquent aussi des lectures telles que Picsous Magazine, des séries noires, une biographie de Reiser [le dessinateur de Charlie Hebdo] (par ce jeune homme de 28 ans au chômedu). Ou encore cette personne de 39 ans, habitant Lyon, qui dit faire l'ouvrier, et qui lit les Poésies verticales de Roberto Juarroz, Le sourire du Tao, Un flâneur en Patagonie, les haïkus d'Ikkyu, etc. Enfin, la diversité dans le choix de leurs lectures est encore visible dans la réponse de ce technicien, de 51 ans, de Nîmes, indiquant que les derniers livres qu'il a lus sont : L'Homme symbiotique de J. De Rosnay et le celui d'Albert Jacquart J'accuse l'économie triomphante.
Si nos libertaires semblent beaucoup lire, une petite dizaine d'entre eux-elles pourtant ne citent aucun livre, même s'ils disent lire par exemple des livres de l'ACL ou ayant trait à l'écologie sociale, etc. Bref, au vu des réponses que j'ai reçues, on peut dire qu'ils s'intéressent à tout, de la médecine naturelle, à la cuisine végétarienne, comme ce jeune de 24 ans qui est CES actuellement à Poitiers, au Léviathan de Paul Auster et au Journal d'Edith de P. Highsmith, cités par cette infirmière de 44 ans, résidente à Bernin. Et encore, cela va de Bukowski à des revues syndicales de ce formateur précaire de 44 ans de Montpellier à L'Aventure des langues en occident, les livres d'art, et Prévert (dans la Pléiade) de ce documentaliste à l'éducation nationale de 31 ans qui vit à Montlhéry.
L'ensemble des titres cités constituerait déjà en soi une petite bibliothèque intéressante, par sa diversité et l'extension du savoir et les curiosités qu'ils contiennent.
Noir, rouge et vert
Les libertaires ne vivent pas non plus sur une autre planète, dans un autre monde. Ils font des enfants et travaillent comme tout le monde ou presque.
Néanmoins, au travers de leurs réponses, on peut remarquer que divers milieux se croisent. Cela va de l'artiste qui travaille pendant de longues journées dans son atelier loin de tous, au paysan qui vit dans un terroir semi-désertique de la campagne française ; de ces révoltés urbains vivant en communauté, à ces étudiants qui, dans les universités, trouvent à la fois le savoir institutionnel mais aussi des copains leur faisant connaître des auteurs qui ne sont toujours pas inscrits au programme scolaire. Et pourtant, certaines réponses nous informent qu'on peut connaître les idées libertaires parfois au collège (pendant le cours d'instruction civique en cinquième, comme a répondu un jeune employé de 26 ans), ou au lycée (par mes professeurs d'histoire, ainsi que l'a indiqué ce fonctionnaire des PTT de 39 ans) ou enfin à l'université, où il y a parfois un prof de philo ou de sociologie qui fait connaître les idées et les auteurs anarchistes, aux élèves.
La lecture de ces réponses nous permet en fait de restituer une image qui, à défaut d'être exhaustive, est quand même proche, me semble-t-il, de ce qui est en réalité la pratique et la vie quotidienne des libertaires aujourd'hui : un ensemble, bouillonnant, hétérogène, bavard, sensible, excentrique, militant, curieux, responsable, autrement dit un être humain sensible et réfléchi, selon les termes utilisés par un jeune cuisinier de 27 ans pour résumer ce qu'est selon lui un anarchiste.
Cette diversité s'exprime non seulement dans les lectures indiquées plus haut, mais aussi par leurs sensibilités politiques. En effet, la liste des groupes politiques, des mouvements sociaux non libertaires dont ils se sentent proches est très longue. D'Amnesty International à La Libre Pensée. D'Act-up ! au CIRC (mouvement pour la légalisation du cannabis). Des squats à la Ligue des droits de l'homme. Des écologistes mais pas la tendance Waechter, plutôt les verts quand ils sont d'extrême gauche, aux situationnistes. De l'extrême gauche marxiste révolutionnaire aux mouvements de libération sexuelle. En effet, il semble qu'il y ait là une partie de ce peuple d'une gauche libertaire, écologiste et "révolutionnaire" [50]. Même s'ils sont nombreux à n'adhérer à aucune organisation libertaire, mais aussi à aucune autre organisation ou association non libertaire (34 réponses sur 140, ce qui est en effet un nombre important). Ces derniers sont-ils pour autant des individualistes dans le sens traditionnel du terme ? Pas forcément, même si une personne dit adhérer au MMM (Moi-Même Mouvement), et d'autres ne se sentir proches d'aucunmouvement politique. Or, parmi elles, il y a soit des personnes ne participant à aucune organisation anarchiste spécifique non plus, soit des personnes pour qui au contraire, l'appartenance à un groupe anarchiste semble être suffisante.
La diversité libertaire, on la retrouve aussi dans les manifestations auxquelles ils participent. En effet, ils vivent dans une optique d'engagement constant, comme ce militant de la Fédération Anarchiste Francophone (FA) affirmant participer à toutes les manifestations et à toutes les activités organisées par les anarchistes. Mais ils sont aussi présents dans la rue lors des nombreuses manifestations, à côté de la gauche et l'extrême gauche. Dans l'année où ce questionnaire a circulé (mars 1995-mars 1996), ils ont participé aussi à des manifestations écologistes, contre les essais nucléaires, ou au col du Somport contre la construction du tunnel. Ils ont été présents ou organisateurs de manifestations antifascistes, pour l'avortement, contre l'exclusion, contre Pasqua (lorsqu'il était ministre de l'Intérieur), ou encore pour soutenir les luttes au Chiapas, la liberté en Algérie, le droit au logement, etc. Ils/elles se déplacent pour participer à des manifestations mais aussi aux colloques et aux nombreuses conférences et débats (ou projections vidéos suivies de débat) organisés par les collectifs libertaires sur des thèmes aussi divers que l'espéranto, la médecine alternative, la révolte psychédélique, la science et l'anarchie. À propos de ces débats, la liste est très longue. Ce qui représente, en réalité, un nombre incalculable d'heures de discussion. À Lyon, par exemple, la librairie la Gryffe et la Plume noire (la librairie gérée par des membres de l'Union locale de la FA) organisent plusieurs dizaines de débats par an. Mais, parmi les libertaires ayant répondu au questionnaire, il y en a aussi une dizaine indiquant n'avoir participé, ces dernières années, à aucune manifestation, ni à aucun débat. Parmi ceux-ci, il y a des personnes ayant milité quelque temps activement à la fin des années 60 et au début des années 70. Aujourd'hui, ils continuent de montrer un intérêt, un attachement pour les idées libertaires mais il se concrétise surtout à travers la lecture de quelques livres, de journaux, et/ou par des relations amicales plus ou moins suivies avec des militants ou des personnes continuant à fréquenter le milieu. Enfin, mêlées aux autres anars il se peut que dans des moments exceptionnels, ils/elles participent à des manifestations importantes comme, par exemple, celles de décembre 95, contre la venue du Pape, etc.
Les réponses reçues à nos questions semi-ouvertes nous montrent un mouvement non dogmatique. Pourtant, des positions dogmatiques ou sectaires demeurent et peuvent se lire entre les lignes de quelques-unes d'entre elles. Par exemple, à la question : Quel est le groupe, l'organisation libertaire dont vous vous sentez le plus proche, une militante répond : Mon organisation me suffit. Et c'est la même réponse qu'on obtient à la question concernant les groupes non libertaires.
S'il n'y a pas de pensée monolithique, mais une pensée exprimant un large pluralisme, il y a quand même quelque chose qui semble être, pour une grande majorité de libertaires, le fait marquant dans l'histoire de ce mouvement. En effet, 80 d'entre eux citent l'Espagne de 1936 et, sous-entendu, ou parfois explicitement, les collectivisations, et surtout l'histoire de l'anarcho-syndicalisme dans ce pays. Mais il y a aussi d'autres types de réponse à cette question. En effet, 20 personnes citent la Commune de Paris, 16 Makhno et 15 Mai 68. Moins nombreuses sont les réponses indiquant les débuts de la révolution russe, les débuts du syndicalisme en France, Kronstadt, la propagande par le fait (Ravachol, Bonnot, Vaillant), Sacco et Vanzetti, Spartacus, la Ruche et un ensemble hétérogène qui va des mouvements Dada et surréaliste à Zapata. De l'expérience de la monnaie franche à Liguière en Bercy (en 1958) au Printemps de Prague, ou encore à 1789, etc. Mais il y a aussi 11 personnes ne donnant aucune réponse.
Diversité, donc, mais aussi reconnaissance du rôle important joué dans l'histoire de l'anarchisme par les mouvements anarcho-syndicalistes et la mythique révolution libertaire de 1936 en Espagne.
Cette diversité d'opinions s'exprime davantage par rapport à l'histoire récente du mouvement libertaire. Tout d'abord, il y a une majorité de non-réponses [76] qui indique qu'il est toujours nécessaire d'avoir du recul pour pouvoir juger si un événement récent est un fait marquant dans l'histoire (ce qui relève souvent plutôt de notre imaginaire que d'un constat réel.) Néanmoins, 18 réponses indiquent que cet événement est Mai 68. À noter, à ce propos, que pour certains c'est déjà un fait historique, comme on l'a vu plus haut, tandis que pour d'autres c'est encore de l'histoire récente, et cela indépendamment de l'âge de ceux qui ont fourni cette réponse. Puis, parce que l'histoire au présent, l'histoire récente est aussi une histoire en devenir, il y a 16 personnes signalant que, pour eux, c'est le Chiapas qui symbolise le fait marquant dans l'histoire libertaire contemporaine.
Mais, cet enthousiasme pour ce qui se passe depuis 1994 dans cette région du Mexique, n'est-il pas dû à une certaine envie de retrouver ailleurs ce qui semble impossible de vivre ici ? Pour d'autres époques récentes, nous aurions eu probablement des réponses indiquant comme fait marquant, le renouveau du Sandinisme au Nicaragua, ou l'apparition de Solidarnosc en Pologne. Cela m'amène à penser que ce choix est plutôt lié à un rapport de sympathie, de solidarité immédiate, de sensibilité vive qu'ont ces êtres sensibles, qu'à une analyse et observation critique qu'on ne peut faire qu'avec du recul. Ajoutons à cela que, pour 11 d'entre eux, il n'y a aucun événement représentatif dans l'histoire récente du mouvement libertaire. Moins nombreuses sont les réponses retenant que ces faits marquants sont le développement des squats [56], la scission de la CNTF [52], les manifs anti-CIP au printemps 1994, l'école Bonaventure [51], Action directe [51] et l'obtention du statut d'objecteur de conscience. Enfin, il y a 37 réponses à classer dans les divers, puisque sont cités pêle-mêle Baader-Meinhof, Chomsky et les débats politiques aux USA, la révolte des Indiens Papous de l'île de Bougainville, Marco Pannella et le Parti radical italien, la forte présence des anars dans la manif du 25 novembre 1995 pour le droit des femmes et l'investissement des anars dans le mouvement social de novembre-décembre 1995 et, enfin, citons encore cet autre fait marquant dans l'histoire récente du mouvement libertaire selon une de nos réponses : les mères de la place de Mai en Argentine.
Quand l'idéal type est "Personne"...
Mais alors, s'ils ne se mettent pas d'accord sur un événement marquant de l'histoire récente, comment pourront-ils s'accorder sur la personne incarnant l'idéal type de l'anarchiste ?
Cette question, qui pour quelques-uns représentait une question piège, révèle en effet un malaise, quasi une révolte qui transparaît à travers des réponses signalant que l'idéal type est une idée absurde, contradictoire même avec l'idéal anarchiste. J'espère, écrit une jeune militante, que pour tous ceux qui ont répondu au questionnaire, cet idéal type n'existe pas. Mais si vraiment il faut donner des noms, comme ont souligné certain-e-s en préambule à leur réponse : en voici quelques-uns. Mais, avant tout, il faut souligner que sur les 140 réponses reçues, 37 affirment que l'idéal type anarchiste est personne, ou qu'il est contradictoire avec l'idée d'anarchie, tandis que 16 personnes ne répondent pas à la question. Dans la liste de noms fournis par les autres le plus cité, naturellement, est Bakounine [51] ! Non ! Ce n'est pas lui ! C'est Louis Lecoin qui arrive en tête, suivi par un moi ironique, ou contestataire. Puis, ce qui peut paraître un paradoxe, vu le petit nombre de femmes ayant répondu au questionnaire, c'est Louise Michel qui est choisie, par 6 hommes et 1 femme ! Relevons encore ce qui semble être une contradiction, un paradoxe dans le paradoxe. En effet, c'est le sous-commandant Marcos, révolutionnaire post-moderne qui utilise le fax, la cagoule, la pipe et la mitraillette, qui talonne la communarde du siècle dernier. Dans le peloton avec quatre préférences chacun, on trouve Proudhon, Durruti, Makhno, Malatesta, Bakounine (le voilà !), mais aussi Brassens avec sa guitare et son gorille, May Picqueray et ses 80 ans d'anarchie, puis encore Ferré et Marius Jacob avec trois préférences, Socrate, Cohn-Bendit [52], Emma Goldman. Parmi les autres réponses, il y a aussi avec deux préférences pour Florence Rey et Audry Maupin (mais par provocation, est-il écrit dans une des deux), ainsi que pour Guy Debord, Berneri et Reclus. Bref, on ne peut plus varié et moins discipliné que les anarchistes ! Bien entendu, il faudrait citer toutes les réponses pour apprécier cette variété de noms qui vont encore de Freud à Puig Antich [53]. Cependant, vu que bon nombre de réponses indiquent plusieurs noms à la fois, les réponses à cette question, ainsi qu'à toutes les autres doivent être lues avec précaution. En réalité, je pense que grâce à elles, on obtient plus un état d'esprit, une photo floue, une image en mouvement (un mouvement en images ?), que la photo de classe des anarchistes de la fin des années 1990.
Ceci dit, à partir de ces 140 libertaires qui vont de ce jeune homme de 15 ans, de Metz, qui a connu les idées anarchistes par la lecture chez ses parents, à Marie-Christine, retraitée de 79 ans et animatrice du CIRA à Lausanne, qui les a connues par des livres et des journaux qui lui ont été adressés par un ami anar, on peut néanmoins se faire une idée de ce qu'ils sont et de ce qu'ils représentent, sans pour autant utiliser leurs réponses pour en tirer des conclusions définitives. Je souhaiterais que ces données nous permettent surtout d'envisager de poursuivre des recherches, ainsi que la réflexion sur qui sont les libertaires aujourd'hui, que font-ils et quel est leur imaginaire [54].
Néanmoins une des choses qu'on peut d'ores et déjà souligner, c'est que le rôle de la culture est extrêmement important, voire que c'est l'élément essentiel par lequel ils deviennent anarchistes, mais aussi à travers lequel ils expriment leurs idées. Que ce soit par des petits groupes, individuellement ou grâce à leurs organisations, les libertaires se rendent visibles dans le quotidien principalement par leur presse, l'édition, les débats, les interventions dans des radios associatives, et les rencontres et colloques dont ils sont à l'initiative.
Ainsi à partir de notre enquête, on retient que 44 personnes disent que la rencontre avec les idées libertaires s'est faite par les livres, la presse, les fanzines, les librairies. Pour 30, un premier contact s'est établi lors de manifestations, dans des squats, ou tout simplement par le biais d'affiches, de tracts, etc. Comme on l'a déjà dit, une dizaine d'entre eux ont été influencés par le rock alternatif, mais aussi par Ferré, Brassens, Renaud, etc. Il y en a, enfin, qui l'ont été par les amis au lycée et à la faculté. Cette influence dérive aussi par le capital culturel détenu par la famille, tandis que pour d'autres c'est justement la réaction contre les idées de leur famille qui les a pousser vers l'anarchisme, y compris dans le cas où, par exemple, les deux parents sont tous les deux professeurs et communistes. Pour certains d'entre eux-elles, enfin, ce sont des histoires particulières, la réaction au service militaire, la psychanalyse, le surréalisme qui leur ont permis de découvrir les chemins anarchistes. Ce qui semble néanmoins déterminant dans cette rencontre, c'est une démarche progressive et personnelle que l'on constate chez les jeunes, mais qu'on retrouve, par exemple, aussi chez ce retraité de 61 ans qui est arrivé à l'anarchisme depuis seulement quelques années. Le fait marquant dans son cas, a été : la bataille que j'ai menée, contre mon passé communiste. Pour me dire anarchiste, il a fallu lutter contre moi-même pendant deux ans. C'était comme si mon passé, mon éducation me retenaient par la manche in extremis. Mais finalement, concluait-il, les arguments développés dans des ouvrages que j'ai lus ont été les plus forts. Ce resserrement progressif, noté par ce psychiatre de 59 ans, et cette conscience progressive, indiquée par cet enseignant de 31 ans, semblent être plus déterminants que des événements précis pour de nombreux libertaires et leur approche au mouvement et/ou aux idées anarchistes. Ces événements marquants sont eux aussi d'origines diverses, cela va de Mai 68 (encore et toujours lui ! cité 11 fois) à l'antimilitarisme, d'un reportage vidéo sur les Sex Pistols vu à la télé, à l'affaire Sacco et Vanzetti pour une personne n'étant pas encore née à l'époque des faits. D'autres libertaires indiquent, d'une manière générale, que l'élément déclencheur à été la constatation de l'injustice sociale, la participation à des manifs antifascistes ou l'anticléricalisme, mais aussi la réaction provoquée par l'arrivée de la gauche au pouvoir, Tchernobyl et Malville, le monde du travail et ses luttes, et enfin pour cet employé publicitaire de 40 ans : la séduction d'un certain romantisme révolutionnaire. Ajoutons les réponses de ces deux libertaires, sans profession, habitant les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. Elle (25 ans) indique que l'événement marquant, c'est la vie, mais aussi Pasqua, le mouvement étudiant de 1986, l'école, les crimes racistes et les bavures policières, le logement, la guerre du Golfe, etc., un souvenir... l'assassinat de Pierre Goldman [55]. Pour lui (26 ans), ce sont les luttes des squats, tous les romans des épopées makhnovistes, des anarcho-syndicalistes américains, ou autres camarades espagnols, le mouvement étudiant de 1986, Pasqua, la lutte des squatters à la Croix-Rousse.
Comme on l'a vu jusqu'à présent, c'est dans des termes différents, sur des sujets différents qu'ils trouvent l'inspiration, les références, ou des motifs concrets pour s'engager dans les chemins libertaires. Cet ensemble d'idées et de manifestations nous donnent ainsi une image polychrome des libertaires, ces êtres bouillonnants comme la vie elle-même, et de leurs activités. Vouloir, à partir de ces éléments, dégager une seule tendance ou privilégier celle-ci au détriment de celle-là, avoir un parti pris, nous conduirait inévitablement sur une fausse route. Les libertaires d'aujourd'hui ne représentent pas un parti politique, mais bel et bien un ensemble, chaotique peut-être, mais vivant, et souvent généreux.
En écrivant ces lignes, j'ai en tête cette petite caricature publiée par le mensuel Alternative Libertaire (Belgique), montrant un insoumis et son petit drapeau noir, un être minuscule défiant un militaire herculéen et bardé à la Rambo. C'est un peu comme ce fameux Chinois qui, son sac à provision à la main, faisait face à un char de l'armée à l'époque de Tienamen. L'image des libertaires est composite, complexe [56] et ne peut être cernée facilement. Il faut aller la chercher là où elle se niche.
Tâche difficile, puisqu'il ne s'agit pas d'y aller comme va un ethnologue dans le métro, où d'aller vivre pendant quelque temps comme [57] les Indiens. Pour en saisir toutes les nuances, il faut être avec eux, parmi eux, les côtoyer dans leur quotidien, et surtout se débarrasser des mythes et des légendes que beaucoup d'observateurs, sincères ou non, ont tricoté sur ce peuple contestataire et rebelle. Mais, pour accomplir cette tâche, pour les observer, pour les comprendre, il faut aussi ôter les lunettes bicolores, un verre noir et l'autre rouge, celles du sociologue partidaire. Une tache d'autant plus difficile puisqu'il reste à faire ce travail de démystification nécessaire face aux récits révolutionnaires des militants, récits colportés de génération en génération pour se donner du courage quand la réalité n'est pas celle qu'on voudrait qu'elle soit.
Kultur über alles
Mais en attendant d'approfondir les questions concernant l'imaginaire des libertaires, voyons maintenant quels sont les moyens qui leur semblent les plus aptes au développement de leurs mouvements.
Pour 44 d'entre eux, le futur du mouvement est lié aux débats, à la presse, aux livres, à la vidéo, à l'informatique, à Internet, à la culture. Car il faut faire connaître davantage les idées anarchistes à ceux qui n'en ont que cette image superficielle donnée par les grands médias lorsqu'ils affirment, par exemple, que l'anarchie règne au Rwanda, ou en Albanie, Russie, Congo ou encore dans tel ou tel autre pays en ruine [58]. Cette volonté de réfléchir et ce regard lucide sont bien présents dans certaines réponses à notre questionnaire. Par exemple, celle de cet étudiant de 41 ans qui pense que, pour développer les idées libertaires, il faut remettre en cause des dogmes fondateurs, il faut trouver un équilibre entre la pratique et la théorie, et la capacité à débattre et à interroger toute la société. Pour 20 personnes, il faut participer aux mouvements sociaux et au syndicalisme. 15 libertaires ont répondu qu'il faut développer les micro-organisations autogérées et alternatives (l'exemple de l'école Bonaventure est cité à ce propos plusieurs fois). Mais, il faut aussi renforcer les organisations spécifiques pour 8 militants et, enfin, développer le réseau, le relationnel, faire des fêtes. Enfin pour ce RMiste de 30 ans vivant dans une grande ville, tous les moyens sont bons, des plus anodins (style tracts) jusqu'aux luttes beaucoup plus radicales : agir/action directe. Action directe pas forcément violente comme il est signalé par d'autres, mais plutôt des coups médiatiques, la parole directe. Ce qui n'empêche pas ce jeune homme de 24 ans, actuellement CES dans une ville du centre de la France proche d'AC ! (Agir ensemble contre le chômage), de Greenpeace, et bien entendu de l'EZLN (l'armée zapatiste de libération nationale), d'ajouter qu'il faut discuter avec son entourage et en dernier recours, même si ça ne mène à rien, mener des actions terroristes ciblées contre tout ce qui nous empêche d'exister.
Comme l'écrivait Michel de Certeau : Malgré tout, cette violence reste dans l'expressivité. Elle demeure un discours de protestation. Plus profondément, ajoutait-il, l'acte violent signe l'irruption d'un groupe. Il scelle le vouloir exister d'une minorité qui cherche à se constituer dans un univers où elle est de trop parce qu'elle ne s'est pas encore imposée [59]. En effet, je pense qu'il ne s'agit pas de justifier ces paroles ou ces actes violents, mais de les comprendre [60]. Cette fascination pour la violence existe dans le milieu libertaire et on la retrouve dans quelques-unes des réponses recueillies. Mais tout compte fait, l'anarchiste violent reste surtout un mythe que beaucoup d'écrivains, de chercheurs et de journalistes reprennent [61] d'une manière récurrente. À l'évidence, et cela depuis longtemps, ces actions violentes ont été peu nombreuses et particulièrement insignifiantes par rapport au travail quotidien de plusieurs dizaines, voire des centaines de libertaires qui, dans leurs ateliers d'utopie, écrivent, lisent, produisent des livres, des brochures, et s'échinent à trouver les moyens pour diffuser cette abondante production. D'autre part, la non-violence active est aussi un des traits déterminants de ce mouvement. Parmi les 140 réponses que j'ai reçues, il y a aussi des personnes marquées par la revue Anarchisme et Non-Violence et qui participent encore à des mouvements comme L'Union pacifiste ou La Libre pensée.
Des agents de la transformation sociale
Nous pouvons maintenant tirer une première conclusion : On peut dire que les libertaires d'aujourd'hui sont des agents de la transformation sociale plutôt que des révolutionnaires à la mitraillette et au poing levé. C'est ce qu'on peut remarquer aussi en lisant leur presse [62]. Réinventons l'utopie titre le mensuel Alternative libertaire (France) dans un numéro de 1995. Courant alternatif, le mensuel de l'OCL, de février 1996, titre par ailleurs Que mille utopies renaissent ! Dans un autre texte publié à la fois par le Monde libertaire et Alternative Libertaire (Belgique), signé par Jacynte Rausa, Michel Negrell et Roger Noël (Babar), on lit :
L'anarchie ne viendra pas. Elle est déjà ici. Ici ou là, dans la volonté de certains individus, dans le relatif de certaines situations, de certains moments. L'anarchie n'a ni terre ni jour d'élection, elle est toujours et partout présente [...] L'anarchie n'est l'apanage de personne, d'aucune organisation. Inutile d'attendre l'inattendu. Les explosions libertaires surprendront toujours.
L'anarchie en définitive ne serait-elle qu'une utopie mobilisatrice comme disent les auteurs de cet article [63] ? En réalité, les anarchistes, depuis toujours, ont ouvert des voies nombreuses pour aider à poursuivre au quotidien l'idée de cette transformation sociale.
Ne manquent pourtant pas dans la presse libertaire des articles indiquant comme seule solution aux problèmes sociaux... la révolution mondiale [64].
Pourtant, mythes, rêves, espoir, lucidité, volonté, désir, souffrance, impuissance, c'est dans un véritable tourment que vit l'anarchiste de cette fin de siècle, et probablement encore pour longtemps [65]. C'est dans une situation toujours précaire, romantique, idéale, qu'on le retrouvera mais aussi là où le quotidien l'emporte toujours sur l'exceptionnel. Ainsi, se perpétuera ce désir de vivre libre, de continuer à imaginer un nouveau monde. En fait, on peut dire, en paraphrasant Gaston Bachelard, que cette rêverie, et en particulier celle de l'anarchiste, permet de faire naître un état d'âme chez toutes celles et tous ceux qui n'acceptent pas la logique dominante, que ce soit du point de vue social, politique, économique, scientifique ou philosophique. La poétique libertaire porte toujours ce témoignage d'une âme qui découvre le monde, un monde où elle voudrait vivre, où elle vivrait dans la dignité [66].
D'autre part, je me suis rendu compte que, l'observation de l'histoire des hommes et des femmes par leur côté exceptionnel ne montre pas ce qu'il y a en eux de plus puissant. En effet, je pense que c'est dans l'activité quotidienne que réside cette force. Et dans le cas des libertaires dans, cette tension permanente, cette énergie, cette sensibilité à fleur de peau qui apportent chaque jour, ici et là, de nouvelles idées, et qui permettent le développement de nouvelles activités. Cette tension permet, en outre, aux rêves de vivre, à l'imagination créatrice d'ouvrir de nouveaux chemins où l'espace et le temps sont incessamment modifiés ainsi que les règles du jeu régissant nos comportements.
Beaucoup d'historiens, dans les années 50 et 60 avaient enterré l'anarchisme et les anarchistes, et ils n'avaient vu dans les événements de Mai 68 et leurs prolongements que des frémissements, voire un renouveau, mais limité à une couche sociale composée de jeunes contestataires et destiné à s'épuiser, à disparaître. L'existence de nombreuse personnes qui affichent encore, dans leur quotidien, cette sensibilité et cet espoir, voire la volonté de transformer les liens sociaux, par des démarches et des pratiques antiautoritaires et antihiérarchiques, démontre la vitalité de cette culture.
Il faut néanmoins reconnaître que le nombre d'adhérents aux organisations spécifiques n'est pas à la hauteur de ce désir de faire la révolution ici et maintenant que quelques militants maintiennent à l'ordre du jour de la prochaine réunion. Il faut reconnaître aussi que leur influence, ainsi que celles des autres militants libertaires non organisés, dans les mouvements sociaux n'est pas vraiment déterminante. Ce qui ne veut pas dire que, dans telle ou telle situation, les anarchistes et les libertaires ne soient ou ne seront pas les protagonistes parmi les plus actifs dans l'organisation d'initiatives contestataires et/ou créatrices.
Remarquons encore que les libertaires d'aujourd'hui, aussi bien que les anarchistes d'hier, ont su créer des espaces de liberté, une culture qui est non seulement une représentation, une idéalisation de la réalité, de la révolte, mais aussi, comme dirait Alain Pessin, une incorporation des pratiques.
Les libertaires ont su développer un imaginaire où on retrouve toujours des traces subversives et créatrices. Y compris par rapport à la mort. Est-ce un hasard si, dans une dernière question présentée dans notre questionnaire concernant le développement futur du mouvement libertaire, une personne écrit : le suicide (voire le meurtre) ? Il s'agit dans ce cas du meurtre de soi-même, puisque dans l'imaginaire libertaire il n'y a plus ni dieu, ni maître, ni même un Père fondateur ou une Mère protectrice. En effet, comment ne pas penser à ces jeunes amis lyonnais (Carlos, Jean-Marie, Michel, pour ne citer que ceux avec qui on a participé à des activités) ou bruxellois (Thierry, Daniel...) qui ont fait ce choix radical [67] ces dernières quinze années, mais aussi à Marius Jacob (dont on vient de rééditer l'histoire de sa vie), à ce biographe de la presse anarchiste italienne (Leonardo Bettini) et enfin à l'auteur de l'Increvable anarchisme [68] qui lançait la revue Interrogations dans les années 70 ? Résonne encore leur dernier cri de défi au monde tel qu'il est, ce monde où la condition humaine est toujours aussi problématique.
L'hymne à la vie
Pourtant les libertaires restent des épicuriens, qui mangent, qui boivent, qui font l'amour et jouissent de tout ce que peut leur offrir la vie. Sans attendre le Grand soir ou les matins qui chantent pour s'épanouir. Dans un article paru le 13 avril 1905 dans l'Anarchie, Libertad écrivait :
Je ne veux pas troquer une part de maintenant pour une part fictive de demain, je ne veux céder rien du présent pour le vent de l'avenir.[69]
Plus loin dans ce même article intitulé Aux résignés, il ajoute :
Je veux être utile, je veux que nous soyons utiles. Je veux être utile à mon voisin et je veux que mon voisin me soit utile. Je désire que nous œuvrions beaucoup car je suis insatiable de jouissance. Et c'est parce que je veux jouir que je ne suis pas résigné.[70]
Les anarchistes italiens chantent encore cette chanson de Pietro Gori [71] intitulée Amore ribelle où il est dit entre autres : All'amor tuo, fanciulla / Altro amor io preferia : / É une idea l'amante mia / A cui detti braccio e cor (À ton amour, ô jeune fille, j'en préférerais un autre, l'amour de l'idée, mon amante, et c'est à elle que j'ai donné mes bras et mon cœur). Le poète s'identifie, dans la suite de la chanson à ce travailleur qui hait et défie les puissants de la terre, qui lève des drapeaux ensanglantés sur les barricades pour la vraie liberté. Ce travailleur de la fin du siècle dernier, apparemment, avait beaucoup trop à faire pour se contenter de l'amour qu'il pouvait recevoir et donner à cette jeune fille. Alors, plein d'espoir dans une révolution possible, proche et inévitable, il lui adressait dans un dernier couplet de son poème ces paroles : Se tu vuoi fanciulla cara / Noi insieme combatteremo / E nel di che vinceremo, / Braccio e cour ti donero' (Si tu veux, cher enfant, nous lutterons ensemble, et le jour où nous gagnerons, je te donnerai mes bras et mon cœur). Cette chanson que nous avons souvent chantée en groupe, dont le refrain me revient parfois, comme une ritournelle, et qui n'est plus que la réminiscence [72] d'une période historique révolue B des réminiscences du même ordre que les quelques vers de l'Ave Maria, ou du Pater noster que ma mère m'a fait répéter pendant de longues années.
L'anarchie était présentée encore au début des années vingt comme une magnifique cité d'harmonie de paix et de justice. Sébastien Faure, un grand orateur anarchiste au terme d'un cycle de conférences, et notamment dans la dernière intitulée La véritable Rédemption, après avoir tracé les grandes lignes de sa conception d'une société d'après la révolution pour montrer qu'il n'y a là, ni utopie, ni chimère, ni folie, incite enfin à vivre par la pensée cet idéal magnifique [73]. Comprenez-vous maintenant Camarades, ajoute-t-il, qu'on puisse vivre sa vie à un tel idéal. Puis, plus loin, en s'adressant aux jeunes gens, il leur demande de réfléchir, d'étudier, de lire de travailler, de discuter avec vous-mêmes et avec les autres, et quand vous aurez acquis cette conviction précieuse qui inspirera toute votre vie, qui dictera toute votre conduite, qui guidera vos sentiments, alors je vous adjure de consacrer à cette conviction votre jeunesse, votre intelligence et vos forces. La lutte sera rude et vous aurez parfois à subir de terribles épreuves : persécutions, misères, calomnies, rien ne vous sera épargné. Vous aurez d'autres sacrifices plus pénibles à faire. Il vous faudra parfois briser avec des affections qui vous sont chères, rompre des amitiés précieuses, peut-être même briser des liens plus doux encore. N'hésitez pas, jeunes gens. Il n'y a pas d'amante comparable à celle qui s'offre à vous ce soir. Les autres ne possèdent que vos sens. Celle-ci vous possédera tout entier. Elle vous enveloppera des pieds à la tête et prendra possession de vous complètement. Les autres amantes peuvent vous trahir. Celle-ci ne vous trahira jamais. Les autres amantes perdront peu à peu la jeunesse, la fraîcheur, la grâce, le charme, la beauté. Celle-ci, au contraire, restera éternellement jeune et belle. Ô jeunes gens, aimez-là ! [74].
On le voit, il s'agit là d'un amour mystique que ce commis-voyageur de l'anarchie ainsi appelé par l'écrivain Zévaés, cet apôtre de l'anarchie pouvait présenter devant un auditeur qui se laissait entraîner par ce charmeur comme le dit Gérard de Lacaze-Duthiers dans la préface écrite pour ce recueil de conférences. Mais peut-on encore imaginer un orateur anarchiste présenter des tels propos aujourd'hui ?
Reste-t-il des libertaires qui lient leur vie à cet avenir espéré ? Certes, parmi les milliers de personnes qui se sentent anarchistes, il est fort possible qu'on trouve quelqu'un dont tous les espoirs reposent sur un à-venir. Mais en réalité depuis la révolution des mœurs commencée dans les années 60, dont l'un des objectifs était la libération sexuelle, une pratique nouvelle dans les relations entre hommes et femmes, les anarchistes comme tous les autres ont essayé de les vivre au quotidien.
Ce sont, eux-elles les tout premiers-premières à créer de nouveaux modes de vie, permettant, ainsi, par ricochets, à la société tout entière, de se dégager au fur et à mesure de ces structures rigides qui se sont cristallisées autour des règles et des lois tout au long de l'histoire, qui déterminent nos comportements, et dont les gens ne supportent plus ou pas toujours le poids. Prenons l'exemple de l'union libre. Aujourd'hui, c'est un mode de vie reconnu et accepté par l'ensemble de la société. Or, à l'origine de cette démarche, il y a eu ces pionniers du mouvement ouvrier, socialistes, mais plus souvent anarchistes, qui ont dénoncé l'hypocrisie du mariage bourgeois et tenté l'utopie de l'amour libre [75].
Mais la question que je me pose aujourd'hui est la suivante : l'anarchisme, dans le monde contemporain, peut-il encore être ce mouvement qui refuse l'idée que le monde a été toujours le monde et on ne peut pas le changer... tout en favorisant l'éclosion d'expériences positives [76].
L'antimilitarisme, le pacifisme, l'autogestion et la critique de l'autorité [77], ces idées et ces pratiques anciennes, mais aussi l'écologie sociale de ces dernières années, ou encore les idées et pratiques des groupes antispécistes plus récemment, deviennent, avec le temps, des références culturelles à défaut de devenir des mouvements politiques puissants [78].
Mais quels sont les enjeux pour les sociétés du XXIe siècle ? Est-ce la politique ou est-ce la culture ? Est-ce la représentation virtuelle du monde ou l'action dans le monde ? Est-ce réduire l'imaginaire de l'être humain à une simple équation mathématique ou l'aider à se servir de son esprit libre ? Ces enjeux seraient-ils liés aux sondages, au décompte du nombre des libertaires et à leurs analyses sociologiques, ou à une analyse toujours critique qu'il faut entretenir sur tout constat qu'on peut faire en tant que militant ou chercheur ?
Pour ma part, je vais continuer à naviguer entre ces deux eaux. Tantôt sociologue, tantôt homme de passion, je porterai de l'eau (ou du vin selon le cas) aux uns et aux autres pour qu'ils reconnaissent la nécessité, toujours et partout, de la réflexion et de l'action, qui me semblent être la base d'une culture et d'une sociologie libertaire.
Ce qu'ils sont et ce qu'ils ne sont pas
<right>Source : Proloweb</right>
On connaît peu les anarchistes et, ce qui pis est, on les connaît mal. Interrogez cent personnes dans la rue et demandez-leur ce qu'elles savent des anarchistes. Beaucoup répondront par un écartement des bras ou un haussement des épaules qui exprimeront leur ignorance. D'autres, ne voulant pas avancer qu'elles n'en savent rien et s'estimant suffisamment renseignées par le journal dont elles recueillent dévotement les informations, répondront :
"Les anarchistes sont de vulgaires bandits. Sans scrupules comme sans pitié, ne respectant rien de ce qui, pour les honnêtes gens, est sacré : La propriété, la loi, la patrie, la religion, la morale, la famille, ils sont capables des pires actions. Le vol, le pillage et l'assassinat sont érigés par eux en actes méritoires."
"Ils prétendent servir un magnifique idéal : ils mentent. En réalité, ils ne servent que leurs bas instincts et leurs passions abjectes."
"Il se peut que dans leurs rangs se fourvoient quelques sincères. Ceux-là sont des impulsifs, des illuminés, fanatisés par les meneurs qui les précipitent au danger, tandis qu'eux, les lâches, se tiennent jalousement à l'écart des responsabilités."
"Au fond, leur unique désir est de vivre sans rien faire, après s'être emparé des biens que le travailleur économe a péniblement épargnés. Ces gens-là ne sont que des bandits et des bandits parmi les plus dangereux et les plus méprisables, parce que, pour dissimuler le but véritable que se proposent leurs odieux forfaits, ils ont l'impudence d'évoquer les glorieux et immortels principes sur lesquels il est nécessaire et désirable que repose toute société : égalité, justice, fraternité, liberté."
"Aussi, la société , dont les anarchistes attaquent avec violence les fondements, manquerait-elle à tous ses devoirs, si elle ne réprimait pas avec la dernière énergie la propagande détestable et les entreprises criminelles de ces malfaiteurs publics."
Si les privilégiés qui tremblent sans cesse de se voir ravir les prérogatives dont ils bénéficient étaient les seuls à proférer de tels propos, cela s'expliquerait, encore que ce langage serait l'attestation de leur ignorance et de leur mauvaise foi.
Le malheur est que pensent et parlent de la sorte une foule, de moins en moins considérable il est vrai, mais tout de même, fort nombreuse encore, de pauvres diables qui n'auraient rien à perdre et qui, au contraire, auraient tout à gagner, si l'organisation sociale actuelle disparaissait.
Et pourtant, la littérature anarchiste est déjà copieuse et riche en enseignements clairs, en thèses précises, en démonstrations lumineuses.
Depuis un demi-siècle, il s'est levé toute une pléiade de penseurs, d'écrivains et de propagandistes libertaires qui, par la parole, par la plume et par l'action, ont répandu, en toutes langues et en tous pays, la doctrine anarchiste, ses principes et ses méthodes ; en sorte que chacun devrait être à même d'adopter ou de repousser l'anarchisme, mais que personne, aujourd'hui, ne devrait l'ignorer.
C'est le sort de tous les porteurs de flambeau d'être abominablement calomniés et persécutés ; c'est le sort de toutes les doctrines sociales qui s'attaquent aux mensonges officiels et aux institutions en cours, d'être dénaturées, ridiculisées et combattues à l'aide des armes les plus odieuses.
Vers la fin du dix-huitième siècle, ce fut le cas des principaux ouvriers de la Révolution française et des principes sur lesquels ils prétendaient jeter les bases d'un monde nouveau ; pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, qui assista à l'écrasement de la République "une et indivisible" par l'Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet, ce fut le cas des républicains, pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui vit éclore et se développer le triomphe de la démocratie qu'ils entendaient substituer au démocratisme bourgeois ; à l'aurore du vingtième siècle qui enregistre l'accession des socialistes au pouvoir, il est fatal que les anarchistes soient calomniés et persécutés et que leurs conceptions, qui s'attaquent aux mensonges et aux institutions en cours, soient dénaturées, ridiculisées et combattues par les moyens les plus perfides.
Mais c'est le devoir des annonciateurs de la vérité nouvelle de confondre la calomnie et d'opposer aux coups incessants du mensonge la constante riposte de la vérité. Et, puisque les imposteurs et les ignorants - ceux-ci sous l'influence de ceux-là - s'obstinent à vilipender nos sentiments et à travestir nos conceptions, je crois nécessaire d'exposer, en un raccourci aussi net que possible : qui nous sommes, ce que nous voulons et quel est notre idéal révolutionnaire.
Qui sommes-nous ?
On se fait des anarchistes, comme individus, l'idée la plus fausse. Les uns nous considèrent comme d'inoffensifs utopistes, de doux rêveurs ; ils nous traitent d'esprits chimériques, d'imaginations biscornues, autant dire de demi fous. Ceux-là daignent voir en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux, mais non des malfaiteurs systématiques et conscients.
Les autres portent sur nous un jugement très différent : ils pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux, des violents et des forcenés, contre lesquels on ne saurait trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable.
Les uns et les autres sont dans l'erreur.
Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à la façon de tous ceux de nos devanciers qui ont osé projecter sur l'écran de l'avenir des images en contradiction avec celles de leur temps. Nous sommes, en effet, les descendants et les continuateurs de ces individus qui, doués d'une perception et d'une sensibilité plus vives que leurs contemporains, ont pressenti l'aube, bien que plongés dans la nuit. Nous sommes les héritiers de ces hommes qui, vivant une époque d'ignorance, de misère, d'oppression, de laideur, d'hypocrisie, d'iniquité et de haine, ont entrevu une cité de savoir, de bien-être, de liberté, de beauté, de franchise, de justice et de fraternité et qui, de toutes leurs forces, ont travaillé à l'édification de cette cité merveilleuse.
Que les privilégiés, les satisfaits et toute la séquelle des mercenaires et des esclaves intéressés au maintien et préposés à la défense du régime dont ils sont ou croient être les profiteurs, laissent dédaigneusement tomber l'épithète péjorative d'utopistes, de rêveurs, d'esprits biscornus, sur les courageux artisans et les clairvoyants constructeurs d'un avenir meilleur, c'est leur affaire. Ils sont dans la logique des choses.
Il n'en est pas moins que, sans ces rêveurs dont nous faisons fructifier l'héritage, sans ces constructeurs chimériques et ces imaginations maladives - c'est ainsi qu'en tout temps ont été qualifiés les novateurs et leurs disciples - nous en serions aux âges depuis longtemps disparus, dont nous avons peine à croire qu'ils aient existé, tant d'homme y était ignorant, sauvage et misérable !
Utopistes, parce que nous voulons que l'évolution, suivant son cours, nous éloigne de plus en plus de l'esclavage moderne : le salariat, et fasse du producteur de toutes les richesses un être libre, digne, heureux et fraternel .
Rêveurs, parce que nous prévoyons et annonçons la disparition de l'Etat, dont la fonction est d'exploiter le travail, d'asservir la pensée, d'étouffer l'esprit de révolte, de paralyser le progrès, de briser les initiatives, d'endiguer les élans vers le mieux, de persécuter les sincères, d'engraisser les intrigants, de voler les contribuables, d'entretenir les parasites, de favoriser le mensonge et l'intrigue, de stimuler les meurtrières rivalités, et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter sur les champs de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de plus vigoureux et de plus beau ?
Esprits chimériques, imaginations biscornues, demi fous, parce que, constatant les transformations lentes, trop lentes à notre gré, mais indéniables, qui poussent les sociétés humaines vers de nouvelles structures édifiées sur des bases rénovées, nous consacrons nos énergies à ébranler, pour finalement la détruire de fond en comble, la structure de la société capitaliste et autoritaire ?
Nous mettons au défi les esprits informés et attentifs d'aujourd'hui d'accuser sérieusement de déséquilibre les hommes qui projettent et qui préparent de telles transformations sociales.
Insensés, au contraire, non pas à demi mais totalement, ceux qui s'imaginent pouvoir barrer la route aux générations contemporaines qui roulent vers la révolution sociale, comme le fleuve se dirige vers l'océan : il se peut qu'à l'aide de digues puissantes et d'habiles dérivations, ces déments ralentissent plus ou moins la course du fleuve, mais il est fatal que celui-ci tôt ou tard se précipite dans la mer.
Non ! Les anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs, ni des fous, et la preuve, c'est que partout les gouvernements les traquent et les jettent en prison, afin d'empêcher la parole de vérité qu'ils propagent d'aller librement aux oreilles des déshérités, alors que, si l'enseignement libertaire relevait de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d'en faire le déraisonnable et l'absurdité.
Certains prétendent que les anarchistes sont des brutes ignares. Il est vrai que tous les libertaires ne possèdent pas la haute culture et l'intelligence supérieure des Proudhon, des Bakounine, des Elisée Reclus et des Kropotkine. Il est exact que beaucoup d'anarchistes, frappés du péché originel des temps modernes : la pauvreté, ont dû, de bonne heure, quitter l'école et travailler pour vivre ; mais le fait seul de s'être élevé jusqu'à la conception anarchiste dénote une compréhension vive et atteste un effort intellectuel dont serait incapable une brute.
L'anarchiste lit, médite, s'instruit chaque jour. Il éprouve le besoin d'élargir sans cesse le cercle de ses connaissances, d'enrichir constamment sa documentation. Il s'intéresse aux choses sérieuses ; il se passionne pour la beauté qui l'attire, pour la science qui le séduit, pour la philosophie dont il est altéré. Son effort vers une culture plus profonde et plus étendue ne s'arrête pas. Il n'estime jamais en savoir assez. Plus il apprend, plus il se plaît à s'éduquer. D'instinct, il sent que s'il veut éclairer les autres, il faut que, tout d'abord, il fasse provision de lumière.
Tout anarchiste est propagandiste ; il souffrirait à faire les convictions qui l'animent et sa plus grande joie consiste à exercer autour de lui, en toutes circonstances, l'apostolat de ses idées. Il estime qu'il a perdu sa journée s'il n'a rien appris ni enseigné et il porte si haut le culte de son idéal, qu'il observe, compare, réfléchit, étudie toujours, tant pour se rapprocher de cet idéal et s'en rendre digne, que pour être plus en mesure de l'exposer et de le faire aimer.
Et cet homme serait une brute épaisse ? Et c'est un tel individu qui serait d'une ignorance crasse ? Mensonge ! Calomnie !
L'opinion la plus répandue, c'est que les anarchistes sont des haineux, des violents. Oui et non.
Les anarchistes ont des haines ; elles sont vivaces et multiples ; mais leurs haines ne sont que la conséquence logique, nécessaire, fatale de leurs amours. Ils ont la haine de la servitude, parce qu'ils ont l'amour de l'indépendance ; ils détestent le travail exploité, parce qu'ils défendent ardemment la vérité ; ils exècrent l'iniquité, parce qu'ils ont le culte du juste ; ils haïssent la guerre, parce qu'ils bataillent passionnément pour la paix.
Nous pourrions prolonger cette énumération et montrer que toutes les haines qui gonflent le cœur des anarchistes ont pour cause leur inébranlable attachement à leurs convictions, que ces haines sont légitimes et fécondes, qu'elles sont vertueuses et sacrées. Nous ne sommes pas naturellement haineux , nous sommes, au contraire, de cœur affectueux et sensible, de tempérament accessible à l'amitié, à l'amour, à la solidarité, à tout ce qui est de nature à rapprocher les individus.
Il ne saurait en être autrement, puisque le plus cher de nos rêves et notre but, c'est de supprimer tout ce qui dresse les hommes en une attitude de combat les uns contre les autres : propriété, gouvernement, Eglise, militarisme, police, magistrature.
Notre cœur saigne et notre conscience se révolte au contraste du dénuement et de l'opulence. Nos nerfs vibrent et notre cerveau s'insurge à la seule évocation des tortures que subissent ceux et celles qui, dans tous les pays et par millions, agonisent dans les prisons et les bagnes. Notre sensibilité frémit et tout notre être est pris d'indignation et de pitié, à la pensée des massacres, des sauvageries, des atrocités qui, par le sang des combattants abreuvent les champs de bataille.
Les haineux, ce sont les riches qui ferment les yeux au tableau de l'indigence qui les entoure et dont ils sont la cause ; ce sont les gouvernants qui, l'œil sec, ordonnent le carnage ; ce sont les exécrables profiteurs qui ramassent des fortunes dans le sang et la boue ; ce sont les chiens de police qui enfoncent leurs crocs dans la chair des pauvres diables ; ce sont les magistrats qui, sans sourciller, condamnent au nom de la loi et de la société, les infortunés qu'ils savent être les victimes de cette loi et de cette société.
Quant à l'accusation de violence dont on prétend nous accabler, il suffit, pour en faire justice, d'ouvrir les yeux et de constater que, dans le monde actuel comme dans les siècles écoulés, la violence gouverne, domine, broie et assassine. Elle est la règle, elle est hypocritement organisée et systématisée. Elle s'affirme tous les jours sous les espèces et apparences du percepteur, du propriétaire, du patron, du gendarme, du gardien de prison, du bourreau, de l'officier, tous professionnels, sous des formes multiples, de la force, de la violence, de la brutalité.
Les anarchistes veulent organiser l'entente libre, l'aide fraternelle, l'accord harmonieux. Mais ils savent - par la raison, par l'histoire, par l'expérience - qu'ils ne pourront édifier leur volonté de bien-être et de liberté pour tous que sur les ruines des institutions établies. Ils ont conscience que, seule, une révolution violente aura raison des résistances des maîtres et de leurs mercenaires. La violence devient ainsi, pour eux, une fatalité ; ils la subissent, mais ils ne la considèrent que comme une réaction rendue nécessaire par l'état permanent de légitime défense dans lequel se trouvent, à toute heure, situés les déshérités.
Ce que nous voulons
L'anarchisme n'est pas une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient brutalement quiconque ne s'y soumet pas en tout et pour tout. L'anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l'esprit des limites et encercle la vie. Il n'y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme libertaires.
Ce qui existe et ce qui constitue ce qu'on peut appeler la doctrine anarchiste, c'est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d'applications pratiques sur lesquels l'accord s'est établi entre individus qui pensent en ennemis de l'autorité et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci.
Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d'anarchistes ; mais toutes ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c'est la négation du principe d'autorité dans l'organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions basées sur ce principe.
Ainsi, quiconque nie l'autorité et le combat est anarchiste. On connaît peu la conception libertaire ; on la connaît mal. Il faut préciser et développer quelque peu ce qui précède. J'y viens.
Dans les sociétés contemporaines, dites bien à tort civilisées, l'autorité revêt trois formes principales engendrant trois groupes de contraintes :
-
la forme politique : l'Etat ;
-
la forme économique : la propriété ;
-
la forme morale : la religion (1)
La première : l'Etat, dispose souverainement des personnes ; la deuxième : la propriété, règne despotiquement sur les objets ; la troisième : la religion, pèse sur les consciences et tyrannise les volontés.
L'ETAT prend l'homme au berceau, l'immatricule sur les registres de l'état civil, l'emprisonne dans la famille s'il en a une, le livre à l'Assistance publique s'il est abandonné des siens, l'enserre dans le réseau de ses lois, règlements, défenses et obligations, en fait un sujet, un contribuable, un soldat, parfois un détenu ou un forçat ; enfin, en cas de guerre, un assassiné ou un assassin.
LA PROPRIETE règne sur les objets : sol, sous-sol, moyens de production, de transport et d'échange, toutes ces valeurs d'origine et de destination communes sont peu à peu devenues, par la rapine, la conquête, le brigandage, le vol, la ruse ou l'exploitation, la chose d'une minorité. C'est l'autorité sur les choses, consacrée par la législation et sanctionnée par la force. C'est, pour le propriétaire, le droit d'user et d'abuser (jus utendi et abutendi), et, pour le non possédant l'obligation, s'il veut vivre, de travailler pour le compte et au profit de ceux qui ont tout volé. ("La propriété, dit Proudhon, c'est le vol."). Etablie par les spoliateurs et appuyée sur un mécanisme de violence extrêmement puissant, la loi consacre et maintient la richesse des uns et l'indigence des autres. L'autorité sur les objets : la propriété est à ce point criminelle et intangible que, dans les sociétés où elle est poussée jusqu'aux extrêmes limites de son développement, les riches peuvent tout à leur aise et impunément crever d'indigestion, tandis que, faute de travail, les pauvres meurent de faim. ("La richesse des uns, dit l'économiste libéral J.-B. Say, est faite de la misère des autres.").
LA RELIGION - Ce terme étant pris dans son sens le plus étendu et s'appliquant à tout ce qui est dogme - est la troisième forme de l'autorité. Elle s'appesantit sur l'esprit et la volonté ; elle enténèbre la pensée, elle déconcerte le jugement, elle ruine la raison, elle asservit la conscience. C'est toute la personnalité intellectuelle et morale de l'être humain qui en est l'esclave et la victime.
Le dogme religieux ou laïc - tranche de hauts, décrète brutalement, approuve ou blâme, prescrit ou défend sans appel : "Dieu le veut ou ne le veut pas. - La patrie l'exige ou l'interdit. - Le droit l'ordonne ou le condamne. - La morale et la justice le commandent ou le prohibent.".
Se prolongeant fatalement dans le domaine de la vie sociale, la religion crée, entretient et développe un état de conscience et une moralité en parfait accord avec la morale codifiée, gardienne et protectrice de la propriété et de l'Etat, dont elle se fait la complice et dont elle devient, ainsi, ce que, dans certains milieux férus de superstition, de chauvinisme, de légalité et d'autoritarisme, on appelle volontiers "la gendarmerie préventive et supplémentaire".
Je ne prétends point épuiser ici l'énumération de toutes les formes de l'autorité et de la contrainte. J'en signale les essentielles et, pour qu'on s'y retrouve plus aisément, je les classifie. C'est tout.
Négateurs et adversaires implacables du principe d'autorité qui, sur le plan social, revêt une poignée de privilégiés de la toute-puissance et met au service de cette poignée la loi et la force, les anarchistes livrent un combat acharné à toutes les institutions qui procèdent de ce principe et ils appellent à cette bataille nécessaire la masse prodigieusement nombreuse de ceux qu'écrasent, affament, avilissent et tuent ces institutions.
Nous voulons anéantir l'Etat, supprimer la propriété et éliminer de la vie l'imposture religieuse, afin que, débarrassés des chaînes dont la pesanteur écrasante paralyse leur marche, tous les hommes puissent enfin - sans dieu ni maître et dans l'indépendance de leurs mouvements - se diriger, d'un pas accéléré et sûr, vers les destinées de bien-être et de liberté qui convertiront l'enfer terrestre en un séjour de félicité.
Nous avons l'inébranlable certitude que, lorsque l'Etat, auquel s'alimentent toutes les ambitions et rivalités, lorsque la propriété qui fomente la cupidité et la haine, lorsque la religion qui entretient l'ignorance et suscite l'hypocrisie, auront été frappés de mort, les vices de ces trois autorités conjuguées jettent au cœur des hommes disparaîtront à leur tour. "Morte la bête, mort le venin !".
Alors, personne ne cherchera à commander, puisque, d'une part, personne ne consentira à obéir, et que, d'autre part, toute arme d'oppression aura été brisée ; nul ne pourra s'enrichir aux dépens d'autrui, puisque la fortune particulière aura été abolie ; prêtres menteurs et moralistes tartuffes perdront tout ascendant, puisque la nature et la vérité auront repris leurs droits.
Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine libertaire. Voilà ce que veulent les anarchistes.
La thèse anarchiste entraîne, dans la pratique, quelques conséquences qu'il est indispensable de signaler.
Le rapide exposé de ces corollaires suffira à situer les anarchistes face à tous les autres groupements, à toutes les autres thèses et à préciser les traits par lesquels nous nous différencions de toutes les autres écoles philosophico-sociales.
Première conséquence. Celui qui nie et combat l'autorité morale : la religion, sans nier et combattre les deux autres, n'est pas un véritable anarchiste et, si j'ose dire, un anarchiste intégral, puisque, bien qu'ennemi de l'autorité morale et des contraintes qu'elle implique, il reste partisan de l'autorité économique et politique. Il en est de même et pour le même motif, de celui qui nie et combat la propriété, mais admet et soutient la légitimité et la bienfaisance de l'Etat et de la religion. Il en est encore ainsi de celui qui nie et combat l'Etat, mais admet et soutient la religion et la propriété.
L'anarchiste intégral condamne avec la même conviction et attaque avec une égale ardeur toutes les formes et manifestations de l'autorité et il s'élève avec une vigueur égale contre toutes les contraintes que comportent celles-ci ou celles-là.
Donc, en fait comme en droit, l'anarchisme est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l'autorité. Il n'épargne ses coups ni à l'Etat, ni à la propriété, ni à la religion. Il veut les supprimer tous les trois.
Deuxième conséquence. Les anarchistes n'accordent aucune efficacité à un simple changement dans le personnel qui exerce l'autorité. Ils considèrent que les gouvernants et les possédants, les prêtres et les moralistes sont des hommes comme les autres, qu'ils ne sont, par nature, ni pires ni meilleurs que le commun des mortels et que, s'ils emprisonnent, s'ils tuent, s'ils vivent du travail d'autrui, s'ils mentent, s'ils enseignent une morale fausse et de convention, c'est parce qu'ils sont fonctionnellement dans la nécessité d'opprimer, d'exploiter et de mentir.
Dans la tragédie qui se joue, c'est le rôle du gouvernement, quel qu'il soit, d'opprimer, de faire la guerre, de faire rentrer l'impôt, de frapper ceux qui enfreignent la loi et de massacrer ceux qui s'insurgent ; c'est le rôle du capitaliste, quel qu'il soit, d'exploiter le travail et de vivre en parasite ; c'est le rôle du prêtre et du professeur de morale, quels qu'ils soient, d'étouffer la pensée, d'obscurcir la conscience et d'enchaîner la volonté.
C'est pourquoi nous guerroyons contre les bateleurs, quels qu'ils soient, des partis politiques, quels qu'ils soient, leur unique effort tendant à persuader aux masses dont ils mendient les suffrages, que tout va mal parce qu'ils ne gouvernent pas et que tout irait bien s'ils gouvernaient.
Troisième conséquence. Il résulte de ce qui précède que, toujours logiques, nous sommes les adversaires de l'autorité à subir. Ne pas vouloir obéir, mais vouloir commander, ce n'est pas être anarchiste. Refuser de laisser exploiter son travail, mais consentir à exploiter le travail des autres, ce n'est pas être anarchiste. Le libertaire se refuse à donner des ordres autant qu'il se refuse à en recevoir. Il ressent pour la condition de chef autant de répugnance que pour celle de subalterne. Il ne consent pas plus à contraindre ou à exploiter les autres qu'à être lui-même exploité ou contraint. Il est à égale distance du maître et de l'esclave. Je puis même déclarer que, tous comptes faits, nous accordons à ceux qui se résignent à la soumission les circonstances atténuantes que nous refusons formellement à ceux qui consentent à commander ; car les premiers se trouvent parfois dans la nécessité - c'est pour eux, en certains cas, une question de vie ou de mort - de renoncer à la révolte, tandis que personne n'est dans l'obligation d'ordonner, de faire fonction de chef ou de maître.
Ici éclatent l'opposition profonde, la distance infranchissable qui séparent les groupements anarchistes de tous les partis politiques qui se disent révolutionnaires ou passent pour tels. Car, du premier au dernier, du plus blanc au plus rouge, tous les partis politiques ne cherchent à chasser du pouvoir le parti qui l'exerce que pour s'emparer du pouvoir et en devenir les maîtres à leur tour. Tous sont partisans de l'autorité… à la condition qu'ils la détiennent eux-mêmes.
Quatrième conséquence. Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l'autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable.
Pourquoi ?
Parce que toutes les formes d'autorité se tiennent ; elles sont indissolublement liées les unes aux autres. Elles sont complices et solidaires. En laisser subsister une seule c'est favoriser la résurrection de toutes. Malheur aux générations qui n'auront pas le courage d'aller jusqu'à la totale extirpation du germe morbide, du foyer d'infection ; elles verront promptement reparaître la pourriture. Inoffensif au début, parce qu'inapparent, imperceptible et comme sans force, le germe se développera, se fortifiera et lorsque le mal, ayant perfidement et dans l'ombre grandi, éclatera en pleine lumière, il faudra recommencer la lutte pour le terrasser définitivement. Non ! non ! Pas de cote mal taillée, pas de demi-mesure, pas de concession. Tout ou rien.
La guerre est déclarée entre les deux principes qui se disputent l'empire du monde : autorité ou liberté. Le démocratisme rêve d'une conciliation impossible ; l'expérience a démontré l'absurdité d'une association entre ces deux principes qui s'excluent. Il faut choisir.
"Seuls, les anarchistes se prononcent en faveur de la liberté. Ils ont contre eux le monde entier. N'importe ! Ils vaincront".
<right>Sébastien Faure</right>
Il est entendu que le sens que j'attribue, ici, au mot "religion" dépasse, et de beaucoup, celui qui s'attache couramment à ce mot. Ici, "religion" embrasse tout ce qui, en principe et en fait, ligote, enchaîne ou paralyse la raison, les sens et la volonté.
<right>SF</right>
Différents courants anarchistes
<right>Source : Proloweb</right>
Comme de nombreux courants politiques, l'anarchisme a donné lieu à de nombreuses "écoles". Il en existe actuellement ( et historiquement ) deux principales, bien sûr on trouve au sein de ces deux écoles des divergences d'opinion, mais ces différences portent généralement sur le choix des méthodes d'action... Ces deux courants libertaires ont pour point commun une volonté de changement radical, et surtout le but de produire une société débarrassée de l'état et de toute forme de domination ( religion, état, patronat, etc. ), mais c'est là leur seul point commun car leur vision du but à atteindre diverge.
Deux tendances, deux philosophies...
LA TENDANCE COMMUNISTE LIBERTAIRE
Le courant "Communiste Libertaire" est le courant majoritaire, celui dont la plupart des organisations et syndicats anarchistes se réclament (et dont Proloweb se réclame également ). Le projet de société du communisme libertaire, aussi appelé anarchisme socialiste, ou encore anarcho-communisme, est une société organisée alliant l'égalité sociale à la liberté politique et individuelle quasi-totale, par le biais d'une collectivisation des moyens de production et leur autogestion par les travailleurs. Le fédéralisme libertaire permettrait d'organiser la société tout en se passant d'état, et les problèmes locaux seraient réglés collectivement en démocratie directe... Toute cette organisation est précisée dans le texte "Qu'est ce que l'anarchie" et plus longuement dans la brochure "L'anarchisme aujourd'hui".
LA TENDANCE INDIVIDUALISTE
L'anarchisme-individualiste ( ou utopique ), beaucoup moins répandu que l'anarchisme communiste, se différencie par l'absence de volonté d'organisation d'une société structurée, qui pour eux empêche l'émancipation des hommes. Les anarchistes individualistes prônent une liberté totale des individus, qui vivraient seuls ou par petits groupes d'intérêt commun, et la vie sociale se baserait sur le respect mutuel entre les hommes. Les principaux représentants de ce mouvement sont à mon sens les hippies.
Autre tendance ; l'anarchisme "nihiliste", qui est une forme de pensée que l'on peut affilier à la mouvance anarchiste individualiste. Ce n'est pas tant une orientation politique qu'une attitude : Les anarchistes nihilistes, qui ne sont pas toujours conscients d'être anarchistes, sont souvent des personnes que les esprits "bien-pensants" qualifient d'asociaux. Ils refusent la société en bloc sans pour autant désirer reconstruire quoi que ce soit par la suite. C'est surtout une attitude rebelle, qui poussent certains de ces anars à se mettre volontairement en marge de la société, à l'exemple des vrais punks.
L’anarchie et la non-violence
L’anarchie
Entre État et violence, il existe donc réellement une relation organique. Ce lien est souvent caché ou nié par les politiques (et pour cause…) mais il est irréductible. L’anarchisme est le seul mouvement social à avoir refusé à l’État le droit de recourir à la violence pour contraindre l’individu. Si l’on se base sur la définition de l’anarchie donnée par Max Weber, il est possible d’affirmer que le projet anarchiste est précisément l’élimination de la violence de l’organisme social ; et par conséquent, également l’abolition des rapports de domination et de toute structure hiérarchisée dans la société, ces derniers n’étant jamais que les formes ritualisées et institutionnalisées d’une violence potentiellement toujours présente. L’anarchie signifie d’une part la fin de l’accaparement de la violence légitime par une communauté d’individus (abolition de l’État) et d’autre part l’élimination de l’utilisation de la violence et de tous les autres moyens coercitifs comme prétendus remèdes sociaux. Elle ne se limite donc pas à l’abolition de l’État, elle est réellement une nouvelle forme d’organisation sociale (qui reste à élaborer dans le futur et que l’on prépare dans le quotidien).
La non-violence
Le mot non-violence vient de Gandhi, c’est la traduction littérale du mot sanscrit ahimsa (a : privatif et himsa : nuisance, violence) qu’il a reçu de sa tradition religieuse. Seulement, le mot ahimsa ne lui suffisait pas car la non-violence ne se limite pas au simple rejet de la violence, c’est aussi une méthode pour combattre la violence. C’est pourquoi il inventa le mot composite satyagraha (satya : assise et agraha : saisie) que l’on traduit généralement par "force de vérité". Ce terme lui-même n’est pas exempt d’ambiguïté, c’est pourquoi il vaut mieux définir les choses clairement :
Par non-violence, on entend deux choses :
-
doctrine préconisant l’abstention de toute violence ;
-
ensemble des moyens par lesquels, dans des situations de conflit, un ou plusieurs acteurs exercent des forces de persuasion ou de contrainte ne portant atteinte ni à la vie ni à la dignité des personnes.
Il est important de souligner que la non-violence a bien une double signification dont la définition 1 recouvre seulement le pôle ahimsa. Gandhi entendait réellement par satyagraha la définition 1 et la définition 2. Il insista énormément sur la nécessité de lier ces deux significations car ce lien ne va bien évidemment pas de soi. Si Gandhi a marqué l’histoire, ce n’est pas pour avoir professé une doctrine condamnant la violence (l’ahimsa existait depuis longtemps et a eu de nombreux équivalents dans les cultures les plus diverses), ni pour avoir dénoncé l’hypocrisie de ceux qui refusent la violence sans s’engager dans un combat contre ses diverses formes. C’est pour avoir élaboré, pour mener un tel combat, une méthode d’action spécifique, permettant de lutter sans violence contre la violence. Ce serait néanmoins trahir la pensée que de réduire la non-violence à des techniques d’action (déf.2) que pourraient mettre en œuvre ceux qui n’adhèrent pas au principe d’ahimsa (déf.1). C’est pourquoi il forgea même un mot spécial (duragraha) pour désigner une forme d’action qui n’aurait de non-violent que l’apparence, sans fondement sur une adhésion profonde au rejet de la violence. La très grande partie des actions actuelles baptisées du nom de non-violentes seraient plutôt à classer dans cette dernière catégorie6.
Contrairement à une idée fort répandue, la théorie non-violente n’ignore pas qu’en ce vieux monde autoritaire les rapports de force jouent un rôle crucial. Pour lutter contre les violences structurelles, il ne suffit pas de recourir à une force de persuasion, et c’est pourquoi la non-violence préconise également l’utilisation de moyens de contrainte, à condition bien sûr qu’ils ne portent pas atteinte à la vie ou à la dignité des personnes. En effet, ne pas recourir aux armes de la violence, ce n’est pas renoncer à mettre en œuvre d’autres moyens de "force".
Une dernière remarque : l’analyse de la théorie non-violente exposée ici se réfère principalement à la pensée de Gandhi, mais la non-violence ne s’identifie nullement au Gandhisme. La non-violence n’est pas un système de pensée, c’est avant tout une technique d’action, qui n’appartient dès lors à aucun penseur en particulier.
Convergences et divergences
Au vu des définitions précédentes, il semble que les projets anarchiste et non-violent se rejoignent. Pour ce qui concerne l’anarchisme, suffisamment de preuves de la convergence de l’idéal poursuivi seront données lorsque l’on abordera en détail l’étude de différents auteurs anarchistes. Pour ce qui concerne la non-violence, il suffit de donner quelques parcelles de la vision de Gandhi sur la société non-violente pour prouver qu’elle correspond à l’idéal anarchique. Par exemple, lors d’une conversation, Gandhi affirma qu’"une société organisée et régie sur le principe de la non-violence totale serait l’anarchie la plus pure" et lorsqu’on lui demanda s’il la considérait comme un idéal réalisable, il répondit affirmativement : "Elle est réalisable dans la mesure où la non-violence est réalisable. (…) Le stade le plus proche de l’anarchie pure serait une démocratie basée sur la non-violence." Il est clair que par démocratie basée sur la non-violence, il entendait structure politique et sociale développée par association libre : "La société fondée sur la non-violence ne peut consister qu’en groupes établis dans des villages où la coopération volontaire est une condition à l’existence digne et pacifique."
Malgré ces convergences, l’anarchisme et la non-violence se distinguent quant au choix des priorités et donc, des techniques d’action. L’anarchisme préconise l’abolition de l’État dont découlera ensuite la disparition progressive de la violence comme outil social. La non-violence préconise le rejet de la violence dont découlera ensuite la disparition de l’État. C’est ainsi que certains non-violents ont critiqué les anarchistes pour l’utilisation qu’ils firent de la violence et que certains anarchistes ont critiqué les non-violents pour leur participation à diverses structures gouvernementales ainsi que pour la structuration hiérarchisée de certains de leurs mouvements.
Il faut bien noter que ces deux positions (rejet de l’État, rejet de la violence) se retrouvent à des degrés divers chez les anarchistes et chez les non-violents, certains accordant une même priorité aux deux notions : ce sont précisément les anarchistes non-violents au centre de cette anthologie.
Utopie ?
Les deux projets de société, l’anarchie et la non-violence, peuvent apparaître à certains comme trop absolus, et comme constituant uniquement de belles constructions théoriques idéalisées ne permettant pas de construire un projet social viable.
Un argument souvent avancé est que l’anarchisme et la non-violence prétendent d’une part éliminer l’existence de toute forme de conflits au sein de la société, et d’autres part ne sont réalisables que si cette élimination est déjà survenue. Seulement non-violents et anarchistes savent fort bien que supprimer les conflits de la société est tout à fait impossible. Seuls des idéologies totalitaires ont eu cet objectif, aboutissement logique de la gestion étatique des conflits, car l’État ressent toujours le besoin d’éliminer toute forme de dissidence ou de division de la société qu’il voudrait unanime.
Le conflit est présent au centre même des relations entre les personnes. D’une certaine manière, une situation sociale est toujours une situation conflictuelle, ne serait ce que de manière potentielle. Il en résulte que l’action sociale est essentiellement la gestion des conflits. La question n’est donc pas de prétendre supprimer les conflits mais bien de savoir comment une société compte les assumer et les gérer. L’État prétend d’avance que la violence et les moyens coercitifs sont seuls à même de résoudre les conflits. En réalité, il ne tente pas tant de les résoudre que de les étouffer, écraser, afin de maintenir l’ordre public. La non-violence et l’anarchisme avancent qu’ils existent de nombreux autres moyens alternatifs qui eux s’attaquent à la racine du problème, à la source même du conflit, pour les résoudre réellement.
En cette fin de XXème siècle, l’autorité et la violence continuent à faire la preuve qu’elles sont parfaitement incapables de construire la justice ou même l’ordre. Elles ne peuvent que les détruire. En ce sens, ce sont bien la violence et l’autorité (et non pas la non-violence et l’anarchisme) qui sont des utopies parce que, jamais, nulle part, elles ne parviendront à résoudre humainement les inévitables conflits humains.
L’anarchisme
Il n’est pas simple de définir l’anarchisme car ce n’est ni un système de pensée figé, ni une théorie unique relevant d’un penseur bien particulier. Il se caractérise au contraire par une pensée en constante évolution, et par la grande diversité de courants qui le composent. N’étant pas une théorie sociale fixe et bien déterminée, un certain nombre de commentateurs la congédient comme étant utopique, primitive, et incompatible avec la complexité des réalités sociales. Mais ces critiques manquent leur cible. Elles comparent l’anarchisme avec les diverses idéologies existantes en la plaçant sur un même pied, alors que l’anarchisme s’en distingue radicalement, et ceci pour deux raisons :
1°) L’anarchisme n’est pas, et ne prétend pas être, un système de pensée complet et bien déterminé ; au contraire, par principe l’anarchisme renie tout forme d’absolu.
C’est ce que l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873-1958) soulignait avec force : "L’anarchisme n’est pas la solution brevetée de tous les problèmes humains, ce n’est pas le pays d’Utopie d’un ordre social parfait (comme on l’a si souvent appelé), puisque, par principe, il rejette tout schéma et tout concept absolus. Il ne croit pas à une vérité absolue ou à des buts finaux précis du développement humain, mais à une perfectibilité illimitée des formes sociales et des conditions de vie de l’homme, qui s’efforcent toujours à de plus hautes formes d’expression. On ne peut pour cette raison leur assigner de termes précis ni leur fixer de but arrêté. Le plus grand mal de toute forme de pouvoir est justement de toujours essayer d’imposer à la riche diversité de la vie sociale des formes précises et de l’ajuster à des règles particulières."
On peut même se demander si l’anarchisme est une idéologie. Une seule chose semble certaine : "il n’y a pas de pouvoir sans nécessité de justification et, donc, (…), d’idéologie", cette dernière étant simplement "la forme froide et détachée de la justification". Il semble donc dans la nature de l’idéologie d’être un discours au service du pouvoir (du pouvoir en place ou de ceux qui ambitionnent d’y accéder). En conséquence de quoi, l’anarchisme ne peut certainement pas être une idéologie.
D’ailleurs, l’anarchie n’a pas besoin d’idéologie. C’est l’autorité qui nécessite une justification, pour justifier les limites qu’elle impose à la liberté. En reprenant les mots du linguiste Noam Chomsky, l’anarchisme est précisément "une expression de l’idée que le fardeau de la preuve est toujours sur ceux qui défendent que l’autorité et la domination sont nécessaires".
2°) Plus qu’une idéologie, c’est-à-dire un système d’interprétation du monde associé à un corps de valeurs, l’anarchisme est une méthodologie [Dave Neal, "Anarchism : Ideology or Methodology ?"], c’est-à-dire une réflexion générale sur la fin et les moyens aboutissant à une technique d’action.
Cela ne constitue nullement une preuve de faiblesse théorique, au contraire, c’est là que résident la force, la vitalité et la pertinence de l’idée anarchiste. Définir ainsi l’anarchisme n’est pas une simple question de subtilité sémantique, c’est une distinction fondamentale très concrète, qui permet par exemple de comprendre où se situe fondamentalement l’antagonisme irréductible existant entre socialisme autoritaire et socialisme libertaire.
Le socialisme antiautoritaire trouve sa source dans la querelle entre Marx et Bakounine au sein de la Ière Internationale. De ce débat, toujours d’actualité, deux modèles de mouvements sociaux ont émergés : le modèle Marxiste (socialisme autoritaire) selon lequel une avant-garde doit guider les masses vers le socialisme futur, le rôle des masses se réduisant à amener cette avant-garde au pouvoir (par le vote pour les sociaux-démocrates, par la révolution armée pour les marxistes-léninistes), le passage au socialisme devant se faire avec une période de transition (succession de réformes de l’ "État bourgeois" pour les sociaux-démocrates ; "dictature du prolétariat" pour les marxistes-léninistes) ; et le modèle Bakouninien (socialisme libertaire) selon lequel toute autorité politique doit être rejetée, l’action directe populaire organisée sans hiérarchie étant le moyen de réaliser le socialisme ici et maintenant, sans phase de transition.
Plus qu’idéologique, l’antagonisme entre socialisme autoritaire et libertaire est donc méthodologique. En effet, ces deux mouvements sociaux partagent une critique commune du capitalisme et un même projet social, la société socialiste sans État ; ce sont les moyens proposés pour le réaliser qui les opposent. Ceci explique la profondeur de leurs divergences, car elles ne concernent pas uniquement le futur (transition ou passage immédiat vers le socialisme) ou le passé (tragiques événements historiques) mais surtout le présent (reproduire ou pas l’État dans nos pratiques actuelles).
Contrairement à une idée répandue, ce n’est donc pas le rejet de l’État pour la société future qui caractérise l’anarchisme, mais les pratiques développées dans le présent (et la réflexion sur ces pratiques) dans le combat contre les structures de domination de la société. En effet, selon l’historien libertaire Georges Woodcock (1912-1995), "l’anarchisme ne se limite pas un projet de société future", il revient plutôt à "soutenir pratiquement les idées et modèles libertaires aussi loin que cela peut être fait ici et maintenant". Au lieu d’attendre passivement la révolution, qui peut très bien ne jamais venir, ou dégénérer en un simple changement de maîtres si la société n’est pas suffisamment préparée, l’anarchisme revient à "renforcer et encourager toutes les impulsions libertaires et mutualistes, qu’elles soient constructives au sens où elles créent de nouvelles organisations libertaires, ou rebelles au sens où elles résistent aux nouvelles attaques sur la liberté ou cherchent à mettre fin aux vieilles tyrannies et discriminations."
Voici donc une proposition de définition (encore inspirée de deux autres définitions, une de G. Woodcock, et une de H. Arvon) :
L’anarchisme est un mouvement d’idées et d’actions visant le remplacement de l’État par une forme de coopération non gouvernementale entre individus libres et qui, pour cela, tente de mettre ce projet social et les idées qui le soutiennent en pratique aussi loin que possible ici et maintenant.
Dès lors que l’anarchisme est considéré comme une méthodologie, il faudrait détailler ses différentes tendances, examiner leurs méthodologies respectives, et voir ce qu’elles ont en commun. Seul l’exemple du socialisme libertaire a été considéré ici plus en détail, mais de manière générale, on peut affirmer que les différents courants de l’anarchisme ont en commun de
-
rejeter la participation aux structures gouvernementales,
-
privilégier l’action directe (c’est-à-dire intervenir directement dans la vie de la société sans passer par l’intermédiaire des institutions politiques),
-
soutenir la libre organisation non hiérarchisée du "mouvement social" (servant de base et de modèle pour la société anarchiste future).
Seule exception notable à cela, l’anarchisme réformiste, courant restreint mais non négligeable de l’anarchisme, qui ne rejette pas obligatoirement la participation aux structures gouvernementales (du moins au niveau local de la commune) et ne privilégie pas l’action directe. À cette exception près, on peut dire que tous les courants de l’anarchisme partagent effectivement ces principes méthodologiques, leurs divergences se situant principalement sur le choix et la forme du mouvement social privilégié, et sur le détail des pratiques. Par exemple, les anarchistes individualistes conçoivent la société anarchiste comme une somme de libres individualités, et mettent donc l’accent sur la nécessité de la préalable libération des mentalités et des comportements individuels. Les anarcho-syndicalistes privilégient par contre l’engagement au niveau des syndicats et considèrent que les syndicats serviront de base à l’érection de la société future.
La fin et les moyens : projets de société future et pratiques dans le présent
Le grand point commun entre l’anarchisme et la non-violence est leur principe fondateur : la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens. C’est pourquoi elles sont autant, sinon davantage, des méthodologies que des idéologies. Par exemple, Nico Berti avance que "si l’anarchisme, en tant que modèle théorique universel [= idéologie], est cet équilibre entre les exigences de l’individu et celles de la société, l’anarchisme en tant que réflexion sur le problème historique de l’émancipation humaine [= méthodologie] est la démarche, hautement difficile, qui veut tirer de la fin éthique les moyens qui lui sont adéquats dans leur forme leur contenu et leur logique, et ceux-là seulement." Ce principe méthodologique se fonde sur le constat suivant : des moyens en contradiction avec la fin amènent inévitablement à un résultat opposé aux objectifs poursuivis [Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’échec du socialisme autoritaire, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire. Utiliser l’État pour amener la société socialiste sans État a eu pour effet d’étendre sa domination et d’abandonner progressivement les idéaux socialistes.]
"C’est un fait d’expérience que la perversion des moyens entraîne inéluctablement la perversion de la fin poursuivie. Dans le moment présent, nous ne sommes pas maîtres de la fin que nous recherchons, nous ne sommes maîtres que des moyens que nous utilisons - ou, plus exactement, nous ne sommes maîtres de la fin que par l’intermédiaire des moyens. La fin est encore abstraite, tandis que les moyens sont immédiatement concrets. La fin concerne l’avenir, tandis que les moyens concernent le présent."
A contrario, l’adéquation des moyens avec la fin est un principe positif amenant à développer aujourd’hui des pratiques préfigurant la société de demain, puisque selon ce principe, la société à venir n’est pas indépendante des moyens utilisés pour la créer, mais le reflet du combat social qui l’a précédé et des idées qui l’ont sous- tendu.
Ce principe pratique, au cœur des deux théories sociales étudiées ici, permet d’ancrer dans le présent les projets de société future qui les animent, et qui, sans cela, pourraient paraître fort lointains, voire franchement inaccessibles. Plutôt que de partir de l’idée pure d’une société non-violente ou anarchiste idéale pour tenter ensuite de la plaquer sur la réalité, la non-violence et l’anarchisme proposent, à partir de la réalité des violences et de la domination autoritaire, de créer une dynamique collective et individuelle qui les combat et leur oppose des alternatives concrètes, pour finalement les supprimer ; c’est-à-dire transformer une philosophie du conflit en une technique d’action dynamique.
Alors que la quasi totalité des mouvements politiques subordonnent les moyens à la fin, l’anarchisme et la non-violence considèrent au contraire que les moyens et la fin sont indissolublement liés. On peut même dire que pour ces deux mouvements sociaux "les moyens sont la fin", au sens où, d’une part l’objectif poursuivi est précisément de mettre en pratique l’idéal poursuivi, et d’autre part, leur projet social n’est pas une abstraction toute faite, c’est dans les luttes et les alternatives vécues concrètement qu’il prend forme et s’élabore progressivement.
La phrase "les moyens sont la fin" ne signifie donc pas que les moyens deviennent une fin en soi (ce qui reviendrait à subordonner la fin aux moyens), mais que pour ces deux mouvements les moyens et la fin sont fusionnées en une seule et même dynamique pratique. La fin décide des moyens, et en retour, les moyens construisent la fin.
[1] Voir les Temps nouveaux n° 24 de 1900.
[2] Victorine de Cleyre (1886-1912) est, avec Emma Goldman, l'une des figures féminines marquantes de l'anarchisme américain... Voir le dossier Y'en a pas une sur cent, préparé par Marianne Enckell et paru dans le n° 76 d'IRL, en 1986.
[3] Les Temps nouveaux, op. cit.
[4] Jean Maitron, le Mouvement anarchiste en France de ses origines à nos jours, rééditionGallimard, collection Tel, Paris, 1992, page 452 du deuxième volume.
[5] et [6] Ibidem.
[7] Alain Pessin, La Rêverie anarchiste, 1848-1914, collection Bibliothèque de l'imaginaire, librairie des Méridiens, Paris, 1982, p. 44, (réédition ACL, mai 1999).
[8] Éditions Rencontre, Lausanne, 1970.
[9] Cité par A. Pessin, op. cit., pp. 45-46.
[9] Cité par A. Pessin, op. cit., pp. 45-46.
[10] Idem, page 46.
[11] Jean Maitron, op. cit., page 129 du premier volume.
[12] Ibidem.
[13] Ces sources, cette fois, sont le fait d'estimations tirées du Bulletin intérieur de la FA et de Gaston Leval, La crise permanente de l'anarchisme, in Cahiers de l'humanisme libertaire, août-septembre 1967. Voir J. Maitron, op. cit., pp. 131-132 du premier volume.
[14] Voir le rapport sur l'Allemagne dans Société et contre-société, Communauté de travail du Cira, édité par la Librairie Adversaire, Genève, 1974.
[15] Ibidem, page 118. Les auteurs signalent aussi que cette centaine de militants forment une sorte d'avant-garde du mouvement. La répartition parmi les sympathisants serait probablement assez différente. Selon une estimation approximative, faite par Amedeo Bertolo en 1977, il devait y avoir en Italie entre 15.000 à 20.000 libertaires, en tenant compte de tous ceux qui d'une manière plus ou moins cohérente et dans l'ensemble font référence au mouvement anarchiste. Voir Interrogations, n° 11 de juillet 1977. Il est possible de donner encore des chiffres plus précis par rapport à cette période, en ce qui concerne l'organisation anarcho-syndicaliste CNT d'Espagne. Freddy Gomez dans le nE16 de la revue Interrogations donne le chiffre de 120.000 adhérents. Aujourd'hui, en 1999, il semble que la CNT ne rassemble que deux à trois mille d'adhérents, et la CGT (syndicat issu d'une scission au sein de la CNT à la fin des années 80) 30.000. Mais il ne s'agit dans ce dernier cas du nombre de cotisants à ce syndicat. Resterait à déterminer combien d'entre deux sont des militants actifs se définissant comme anarchistes ou libertaires, et combien sont de simples cotisants.
[16] J. Maitron, op. cit., page 106 du premier volume.
[16] J. Maitron, op. cit., page 106 du premier volume.
[17] Voir Mémoires libertaires, coll. Chemins de la mémoire, Éditions de l'Harmattan, Paris, 1993, p. 297.
[18] Voir sa thèse de doctorat de sociologie : la Question de l'effacement du syndicalisme révolutionnaire et de l'anarcho-syndicalisme ouvrier français : Saint-Étienne 1920-1925. Arrêtons-nous un instant sur les chiffres qu'il donne. S'il y a effectivement 55,80% de métallurgistes, c'est-à-dire 29 personnes, il y a aussi 5 ouvriers du Livre et du papier, 4 du bâtiment, 3 de l'ameublement, 2 employés des transports en commun de cette ville, 2 verriers, 2 mineurs, 2 artisans, 1 forain, 1 ouvrière du textile, 1 employé des PTT, et 1 employé de banque. Ce groupe, qui est quand même composé de travailleurs, ne nous indique pas les probables différences de salaires et leur niveau de vie. Et, c'est D. Colson lui-même qui s'interroge sur les différences éventuelles entre l'armurier très qualifié, employé dans un petit atelier de quelques compagnons, et le métallurgiste sans qualification très précise. À quoi il répond : Il y a peu de points communs sinon l'appartenance éventuelle à un même syndicat. Puis il ajoute que seule une enquête précise, mais difficile, permettrait de répondre à une question qu'il suffit généralement de poser pour qu'elle remplisse son office dans les schémas traditionnels. Disons tout de suite, souligne Colson, que les données disponibles pour Saint-Étienne sont loin d'y satisfaire. René Bianco dans sa thèse de doctorat, L'Anarchisme à Marseille de 1880 à 1914 (Université d'Aix-en-Provence, 1977), nous apprend, dans la quatrième partie intitulée Les hommes (il y a très peu de femmes en effet !), qu'environ la moitié d'entre eux ont une activité artisanale. Je pense que ces données sociologiques devraient être davantage analysées par les sociologues et historiens du mouvement libertaire. Par exemple, on peut relire le livre de Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, collection l'Histoire, Flammarion, Paris, 1973, où sont cités les collaborateurs de la Révolte, du Révolté et des Temps nouveaux.
[19] Cf. C. Auzias (1993), voir la quatrième partie Des pratiques culturelles, et surtout le chapitre S'éduquer : quelle culture libertaire ?, p. 257 et suivantes.
[19] Cf. C. Auzias (1993), voir la quatrième partie Des pratiques culturelles, et surtout le chapitre S'éduquer : quelle culture libertaire ?, p. 257 et suivantes.
[20] Voir le n°83 du Mouvement social, d'avril-juin 1973 qui est consacré à L'anarchisme ici et là, hier et aujourd'hui.
[21] Ibidem. Maitron fait dans ce travail, comme toujours, une nette distinction entre les anarchistes individualistes que l'on ne retrouve guère, en groupe constitué, qu'avant la Première Guerre mondiale, qui sont à l'occasion illégalistes [et] se caractérisent alors avant tout comme des "en marge", voire des "en-dehors" de la société. Inadaptés, ajoute-t-il, ils sont souvent insoumis, déserteurs, sans domicile fixe, fréquemment condamnés de ce fait et n'exerçant pas de métier bien défini, et les anarchistes-communistes, identiques à eux-mêmes, pour l'essentiel, des origines à aujourd'hui. Je pense que cette distinction reste quand même arbitraire, et un peu suspecte d'ostracisme envers les individualistes, plus, peut-être, que l'antagonisme entre anarchistes-communistes et anarchistes individualistes. De toute façon, cet individualisme qui va de Stirner au groupe qui publie l'hebdomadaire L'Anarchie au début du siècle, avec un tirage de 3.000 exemplaires, ne représente pas un phénomène aussi marginal. C'est Maitron lui-même qui dit dans son article Un anar qu'est-ce que c'est ? que parmi les rédacteurs responsables de cette revue, on trouve un chansonnier, comptable, puis sans profession, une ex-institutrice, un commis d'architecte puis sans profession ainsi qu'une employée de maison. Pour les autres, il ne connaît pas leur profession. De toute façon, si l'on considère le phénomène anarchiste dans son ensemble, donc si on s'intéresse, comme il me semble plus cohérent, à l'histoire même de ces hommes et de ces femmes dans leurs divers courants de pensée et d'action, en réalité on s'apercevra que les données statistiques les concernant sont un peu différentes de l'image ouvriériste qu'on a bien voulu donner à ce mouvement. Enfin, ceux que Maitron appelle encore en 1973 les anarchistes-communistes, qu'aujourd'hui on peut retrouver parmi les adhérents de l'OCL, d'Alternative Libertaire (France), parmi des groupes ou individus de la FA, et des adhérents de la CNT, ne représentent plus les couches ouvrières traditionnelles. Au vu des données recueillies ces dernières années, on constate que seulement une petite minorité de libertaires, qu'ils soient individualistes ou communistes, sont des ouvriers.
[22] Henri Arvon, L'Anarchisme au XXe siècle, PUF, Paris, 1979, page 21.
[23] Cf. la revue Anarchy, nE12 de février 1962.
[24] Cf. Communauté de travail, Composition sociale du mouvement anarchiste, édition CIRA, Lausanne, 1972.
[25] Henri Arvon, op. cit., p. 21.
[26] À propos des classes moyennes et de leur rôle, par exemple dans la dissidence dans l'ex-URSS voir Gabor T. Ritterspon, The dissident mouvement and the Middle class in the URSS, in Interrogations d'octobre 1978.
[27] Voir Théodore Roszak, Vers une contre-culture, édition Stock Plus, première édition 1970 puis 1980. Surtout sur le rôle de ces idées qui ont traversé les mouvements communautaires, pacifistes, psychédéliques, de libération sexuelle, etc., mouvements influencés par des auteurs anarchistes comme Paul Goodman. Voir à ce sujet, entre autres le chapitre 6, Une exploration de l'utopie : la sociologie visionnaire de Paul Goodman.
[28] Il faut signaler que dans l'ex-URSS aussi il y a eu depuis 1991 quelques recherches. Voir le dossier préparé par un compagnon français, publié par le mensuel Alternative libertaire (Belgique) en 1995 dont les conclusions pourraient se rapprocher des nôtres.
[29] Éditions Plon, Paris, 1991.
[30] En réalité, nous connaissons deux autres sondages réalisés dans les milieux libertaires ces dernières années. Le premier auprès des lecteurs du journal belge Alternative Libertaire (AL143 de septembre 1992), qui donne des chiffres proches de ceux que nous venons d'indiquer. En effet, sur 261 réponses il y a 21,8% de femmes, 61% sont des jeunes de moins de 35 ans, et en majorité des travailleurs intellectuels salariés ou étudiants. Seulement 11% sont des travailleurs manuels et des personnes faisant des petits boulots. L'autre est celui réalisé en 1996 par Thierry Caire auprès de militants de la Fédération Anarchiste Francophone. Dans lequel tout en constatant quelques variantes quant aux données recueillies, on remarque toujours un faible taux de femmes (22%) ainsi qu'une surreprésentation des CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures), et des PI (professions intermédiaires), et une sous-représentation des catégories populaires (Militants à la Fédération Anarchiste, L'Homme et la société, nE1-2 de l'année 1997, un texte faisant partie du dossier Actualité de l'anarchisme).
[31] Voir J. Maitron, op. cit., p. 107. En réalité, j'ai tronqué la citation. Puisque, après passéistes, il continue en disant ou des intellectuels utopistes, mais des ouvriers, des employés, point tellement différents, semble-t-il, des autres membres de la famille socialiste, etc. Justement, j'essayerai de déterminer par ce travail (et ensuite, surtout dans l'analyse des entretiens que j'ai réaliser parmi les libertaires de la ville de Lyon et quelques-uns de la région Rhône-Alpes) s'il est possible de donner une image plus précise. Mais, on peut constater qu'il y a de moins en moins d'ouvriers, qu'il y a de nombreux employés et de nombreux intellectuels (utopistes ?).
[32] Hakim Bey, dans son ouvrage TAZ ( Zones autonomes temporaires B j'ai consulté l'édition italienne, Shake edizioni undergrund, 1993, Milan), soutient quant à lui que le mouvement anarchiste [aux USA] aujourd'hui, pratiquement n'a en son sein ni Noirs, ni Latino-Américains, ni Indiens, ni enfants... même si en théorie de tels groupes, particulièrement opprimés, seraient ceux qui auraient le plus à gagner à une révolte antiautoritaire. Ce texte à été publié en français par les Éditions l'Éclat en 1997. Rappelons à ce propos que, compte tenu de cette situation, Lorenzo Kom'boa Ervin, depuis une quinzaine d'années, promeut la création d'un mouvement anarchiste noir autonome aux USA. Cf. son livre Anarchism and the black revolution and other essays, Monkeywrench Press, Philadelphia 1994.
[33] La question de la lutte de classe n'est pas évacuée pourtant dans la presse libertaire. Au contraire, Le Combat syndicaliste, Le Monde Libertaire, Courant alternatif, ou encore Alternative Libertaire (France), y font souvent référence même si plus d'un point de vue idéologique que dans cet esprit critique qui devrait distinguer le regard des libertaires de celui des autres courants politiques de gauche. D'autre part, la présence sur quelques lieus de travail des compagnons de la CNT montre qu'effectivement il est toujours possible d'intervenir sur ce terrain là, voire nécessaire, y compris dans nos pays "riches". Cependant la question reste à savoir quel devrait être le rôle des libertaires dans les pratiques sociales (et parmi elles les luttes pour toujours plus de justice sociale) compte tenu de l'évolution sociologique et matérielle dans laquelle nous vivons. Un débat qui en réalité a été ouvert, mais qui a donné lieu à des multiples scissions parmi les organisations anarcho-syndicalistes, ici en France, en Italie, en Angleterre, et en Espagne. Dans ce dernier pays, nous constatons pour l'instant que, non seulement ,il y a une forte divergence, voir opposition, entre la CNT ayant des positions puristes et classiques et la plus moderne et modérée CGT mais plus représentative quant au nombre d'adhérents (après dix ans d'activité la CGT est consciente des deux problèmes avec lesquels elle doit jongler, c'est-à-dire le choix de la marginalisation et/ou celui de la progression ; c'est du moins ce qu'elle se pose comme question dans l'éditorial de son mensuel Rojo y Negro d'avril 1999). D'autre part, en ce qui concerne la glorieuse CNT, on ne sait plus si en Espagne il y en a deux ou trois... Par exemple comme ici en France il y a deux périodiques ayant le même titre Le Combat syndicaliste, à Barcelone il y a deux Solidaridad obrera et deux unions locales...
[34] Pendant la première phase d'organisation du colloque sur La Culture libertaire qui s'est tenu en 1996, on a cherché plus activement la participation des femmes que celle des hommes, afin d'établir un certain équilibre, sans succès...
[35] Dans une étude bricolée au coin d'une table, avec quelques gâteaux et du vin nouveau, en 1985, nous avions établi une liste de libertaires et d'anarchistes, militants actifs à Lyon. Nous avions pu établir à ce moment-là une liste de 67 personnes dont 38 hommes et 29 femmes. Quatre ayant moins de 20 ans, quarante de 20 à 30 ans, et dix-sept entre 31 et 40 ans. Quatre personnes seulement avaient entre 41 et 44 ans. Ensuite pour les autres classes d'âges représentées il n'y avait qu'un couple de vieux militants encore actifs ayant respectivement 78 (elle) et 81 ans (lui).
[36] Ainsi que cette manifestation contre le G7 à Lyon en juin 1996, ou celle pour la défense des locaux parisiens de la CNT (rue des Vignolles) en octobre de la même année, ou encore de la "grande manifestation" contre la venue du Pape à Paris. Parmi d'autres "grandes manifestations", citons celle qui a réuni à Lyon quelques milliers de personnes, au printemps 1997, pour dénoncer l'attentat contre la librairie La Plume noire de la FA-Lyon.
[37] Rappelons que par organisations spécifiques, j'entends celles qui se réclament clairement de la pensée libertaire, ne serait-ce que par leur intitulé. Mais, nombreux sont les libertaires qui participent activement à des associations, groupes ou organisations antifascistes, pacifistes, écologistes, culturelles, etc.
[38] La Fédération Anarchiste Francophone a le plus grand nombre d'adhérents, environ 500 répartis sur toute la France et en Belgique. Alternative libertaire (France) compte environ 130 adhérents, l'Organisation communiste libertaire, 70 camarades, et la Coordination anarchiste une cinquantaine, selon des informations que j'ai obtenu auprès de militants de ces structures en mars 1996. Pour mettre à jour ce texte, avec Babar d'Alternative Libertaire (Belgique), nous avons envoyé un courrier à ces diverses organisations pour que l'on puisse ajourner ces chiffres... malheureusement nous n'avons pas eu de réponses. Cependant, je pense que même s'il y a eu un frémissement dans l'ensemble du mouvement libertaire depuis la fin de l'année 1995, ces vielles données ne sont pas loin de la vérité aujourd'hui en juin 1999. Dans le cas contraire... que ces organisations nous le précisent !
[39] Hors série, nE5, du 10 novembre 1995.
[40] Voici, par exemple, la liste des ouvrages vendus à au moins 50 exemplaires dans cette librairie, de janvier à novembre 1995. L'État dans l'histoire de G. Leval (105 exemplaires), L'Entr'aide de Kropotkine (50), Bakounine Politique, de R. Berthier (58), De la capacité politique de la classe ouvrière de P.-J. Proudhon (68), Une société à refaire de M. Bookchin (55), L'Espagne Libertaire de G. Leval (60), Le Sabotage de Émile Pouget (54), Ya basta de Marcos (90), Réflexion sur le travail collectif (212), L'Anarchie et la société de consommation de M. Joyeux (78), Noir Coquelicot de S. Utge-Rojo (59), Sous les plis du drapeau noir de M. Joyeux (51), Bonaventure, une école libertaire (64), Psychanalyse et anarchie, collectif, (195), Parlant pognon, mon cher... de Oncle Bernard (55), Le Droit à la paresse de P. Lafargue (132). Et enfin Récits de Christiania de J.-M. Traimond (53). Il est aussi intéressant d'indiquer les ventes supérieures à 300 exemplaires faites par cette librairie depuis 1988, moment où elle a installé l'informatique, à novembre 1995. Les Œuvres choisies de C. Berneri (310), L'Anarchie dans la société de consommation de M. Joyeux (885), Où vas-tu, petit soldat (955), L'Entr'aide de Kropotkine (391), L'Espagne Libertaire (412), L'Autogestion dans l'Espagne révolutionnaire de F. Mintz (464), La Grande Révolution de Kropotkine (442), La Mémoire des vaincus dans deux éditions différentes (581), Sous les plis du drapeau noir (633), La Chanson d'un gâs qu'a mal tourné, de G. Couté (309), Mai 68 par eux-mêmes, collectif (308), Radio libertaire de Y. Peyraut, (483). Voici encore la liste des périodiques les plus vendus à Publico de mars 1998 à mars 1999, en dehors du Monde Libertaire qui reste le plus vendu naturellement. Alternative Libertaire (Belgique), 383 ; Silence 98 ; Réflexes, 69 ; No Pasaran, 320 ; Réseau Voltaire, 166 ; Le Combat Syndicaliste (Vignolles), 292 ; Le Combat Syndicaliste (Caen), 62 ; Les Temps maudits, 60 ; Réfractions, 117 ; Itinéraire (Élisée Reclus), 264 ; Courant alternatif, 70 ; Le Libertaire, 53 ; CNT (Espagne), 58. Et pour la même période, les brochures et livres ayant dépassé les 100 exemplaires de vendus. L'amour libre, 111 ; Tout nucléaire, une exception française, 114 ; Sortir du nucléaire, 111 ; Du fascisme au post-fascisme, 188 ; Manuel de survie, 123 ; Les nouveaux chiens de garde, 141 ; La plus rebelle des radios, 127 ; Cannabis lettre ouverte..., 113 ; L'anarchisme aujourd'hui, 340 ; Dieu et l'État, 156 ; Michel Bakounine, 280 ; Paul Roussenq, 238 ; Ras la coupe, 158 ; Les vies d'Alexandre Jacob, 107, Libertalia une utopie, 107 ; Increvables anarchistes (nE1), 205, nE2 192 ; De la religion Dieu ; Travailler ? Moi jamais, 185 ; Interdit d'interdire, 252 ; Mai 68 au jour le jour, 104 ; Rwanda, un génocide français, 114 ; Irma femme du Chiapas, 121 ; Du rouge au noir, 124.
[41] Des structures libertaires ont utilisé des CES (ainsi que les diverses formules équivalentes) ou des objecteurs de conscience...
[42] La librairie La Gryffe, à Lyon, dans les années 80, a eu aussi pendant quelques années un permanent. L'existence de permanents dans le mouvement libertaire me semble être une question à développer...
[43] Elles font toujours référence à l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), ne serait-ce en utilisant ces trois lettres comme sigle dans le titre de leurs périodiques et tracts... En réalité, au congrès de cette association anarcho-syndicaliste de décembre 1996, la CNT dite de la rue de Vignolles (Paris) a été exclue de l'AIT. Voir Le Monde libertaire du 19 décembre 1996.
[44] Selon le compte rendu du congrès de cette organisation paru dans Le Monde libertaire du 14 novembre 1996, ils étaient 2.000, tandis qu'Alternative libertaire (France), dans un article rendant compte du congrès de cette même organisation, donnait en 1999 le chiffre de 3.000.
[45] Et cela depuis toujours : Les anarchistes sont en général de grands liseurs, des fervents de la science, c'est une remarque que Edouard Berth faisait déjà au début du siècle dans un article intitulé Anarchisme individualiste, marxisme orthodoxe, syndicalisme révolutionnaire de la revue Mouvement socialiste du 1er mai (1907). C'est ce que rapporte Georges Palante dans son livre La Sensibilité individualiste, voir en particulier le chapitre L'anarchisme individualiste, édition Folle Avoine, 1990, Rouillé, p.139.
[46] En ce qui concerne cet hebdomadaire, voir l'article Le printemps de Charlie Hebdo, où plusieurs de ses rédacteurs se définissent comme libertaires, voire communistes libertaires comme Luz (Le Nouvel observateur du 12-18 septembre 1996). On ne sera pas étonné donc de voir cet hebdomadaire en belle place parmi les tracts et fanzines antagonistes exposés par exemple dans des squats, à côté du Monde diplomatique...
[47] Cf. aussi l'article L'Alternative dans la musique de Fernando Bronchal, in L'Anarchisme, images et réalités, Éditions du Monde libertaire, Paris, 1996.
[48] Sur l'histoire de ce groupe désormais dissout, on peut lire le livre de Marcil Erwan, Bérurier Noir, Conte cruel de la jeunesse, Éditions Camion Blanc, 1997
[49] Mais il faut relativiser les données concernant ce sujet, puisque les réponses sont faites par rapport à la problématique libertaire. Sûrement beaucoup ont oublié de dire qu'ils regardent les matchs de foot ou de rugby à la télévision. Je dois dire que, par exemple, lorsque la Juventus joue, ou pire lorsque joue la Squadra azzurra, je regarde le match à la télévision. Sans parler des exploits de Tomba la bomba (sic !) cet ex-champion de ski qui n'est d'ailleurs pas seulement un mangeur de pâtes mais aussi Carabiniere..., et de Pantani escaladant le mont Ventoux au Tour de France... Des références toutes italiennes (ce qui en dit long sur mon internationalisme sportif) et masculines...
[50] C'est en quelque sorte le même constat qui est fait à l'analyse du sondage des lecteurs du mensuel Alternative libertaire (Belgique). Leurs couleurs sont le noir, le rouge et le vert, à l'image de la démarche que nous développons depuis 15 ans, affirme AL qui ajoute, Il semble que nous ayons (modestement) réussi à créer un carrefour entre ces trois couleurs : le noir du courant historique libertaire, le rouge de la gauche socialiste anti-totalitaire et le vert des écologistes sociaux (AL143 de septembre 1992.
[51] A. Pessin (op. cit.) indique que s'il fallait désigner une figure de père mythique, ce serait celle de Bakounine. Or il semble que les libertaires de cette fin de XXe siècle n'aient plus de père... aussi mythique qu'il puisse exister dans l'histoire du mouvement anarchiste.
[51] A. Pessin (op. cit.) indique que s'il fallait désigner une figure de père mythique, ce serait celle de Bakounine. Or il semble que les libertaires de cette fin de XXe siècle n'aient plus de père... aussi mythique qu'il puisse exister dans l'histoire du mouvement anarchiste.
[51] A. Pessin (op. cit.) indique que s'il fallait désigner une figure de père mythique, ce serait celle de Bakounine. Or il semble que les libertaires de cette fin de XXe siècle n'aient plus de père... aussi mythique qu'il puisse exister dans l'histoire du mouvement anarchiste.
[52] Oui, Dany le vert-kaki selon la définition du camarade Robert Hue qui tenait compte des positions que la tête de liste des Verts aux européennes a exprimé en avril 1999 vis-à-vis de la Guerre du Kosovo. Mais notre enquête se déroulait en 1995-6, et Dany n'affichait pas (encore) ses idées libérales-libertaires aussi explicitement qu'il le fait aujourd'hui.
[52] Oui, Dany le vert-kaki selon la définition du camarade Robert Hue qui tenait compte des positions que la tête de liste des Verts aux européennes a exprimé en avril 1999 vis-à-vis de la Guerre du Kosovo. Mais notre enquête se déroulait en 1995-6, et Dany n'affichait pas (encore) ses idées libérales-libertaires aussi explicitement qu'il le fait aujourd'hui.
[53] Militant antifasciste garrotté par le régime franquiste au début des années 70.
[54] À ce sujet l'Atelier de Création Libertaire devrait publier très prochainement mon livre L'imaginaire des libertaires aujourd'hui.
[55] Militant des années 70, proche des tendances guévaristes. Accusé d'assassinat lors d'un vol dans une pharmacie, il fut acquitté à l'issue de son procès. Il fut tué par la police en octobre 1979, ce qui donna lieu à de nombreuses manifestations de l'extrême gauche dans toutes les grandes villes de France.
[56] En fait, je pense qu'à partir de la contestation des années 60 et 70, l'anarchisme, comme toujours dans son histoire, a trouvé de nouveaux interprètes, de nouveaux acteurs, jeunes et moins jeunes, et qui ont été capables d'ouvrir de nouveaux sentiers. En réalité, je pense qu'il existe des imaginaires sociaux et des individus concrets qui mobilisent leurs énergies physiques et mentales pour créer des outils, et se libérer de leur état de dépendance vis-à-vis de la société. Une vision qui s'apparente à celle décrite par Hakim Bey, celle d'un anarchisme ontologique, décrivant une pensée libertaire qui se complexifie. En effet, il ne s'agit plus de définir les bons et les méchants, de détruire un vieux monde pour en construire un nouveau, mais de chercher dans la continuité de l'être cette transformation possible qui semble parfois impossible, afin qu'elle puisse se conjuguer avec le présent (voir H. Bey, op. cit., et sur un registre différent mais qui me semble aller dans le même sens voir l'article de Xavier Beckaert paru dans l'AL 217 de mai 99, L'anarchisme est-il une idéologie ou une méthodologie ?).
[56] En fait, je pense qu'à partir de la contestation des années 60 et 70, l'anarchisme, comme toujours dans son histoire, a trouvé de nouveaux interprètes, de nouveaux acteurs, jeunes et moins jeunes, et qui ont été capables d'ouvrir de nouveaux sentiers. En réalité, je pense qu'il existe des imaginaires sociaux et des individus concrets qui mobilisent leurs énergies physiques et mentales pour créer des outils, et se libérer de leur état de dépendance vis-à-vis de la société. Une vision qui s'apparente à celle décrite par Hakim Bey, celle d'un anarchisme ontologique, décrivant une pensée libertaire qui se complexifie. En effet, il ne s'agit plus de définir les bons et les méchants, de détruire un vieux monde pour en construire un nouveau, mais de chercher dans la continuité de l'être cette transformation possible qui semble parfois impossible, afin qu'elle puisse se conjuguer avec le présent (voir H. Bey, op. cit., et sur un registre différent mais qui me semble aller dans le même sens voir l'article de Xavier Beckaert paru dans l'AL 217 de mai 99, L'anarchisme est-il une idéologie ou une méthodologie ?).
[57] Comme le signale Jean Pouillon, vivre "comme" eux me semble illusoire et illogique. L'adverbe "comme", ajoute-t-il, qui paraît rapprocher, indique néanmoins une certaine distance : faire comme si. Voir son livre le Cru et le su, coll. La librairie du XXe siècle, Seuil, Paris, 1993, p.154.
[58] Mais il ne faut pas toujours se considérer comme victimes de la presse. Par exemple, le mercredi 18 décembre 1996 entre 19h et 20h, il y a eu sur la chaîne Arte un reportage sur l'école libertaire Bonaventure de l'île d'Oléron. Il m'a semblé assez objectif et, pour une fois, les journalistes parlaient de cette expérience avec un certain respect. Puis, tout à coup, à la question de savoir si on éduquait ces enfants pour devenir des anarchistes, un animateur ou un parent a répondu que non, et d'ailleurs cette école ne crée pas des terroristes, du moins, je le pense, a-t-il conclu candidement.
[59] Voir son livre la Culture au pluriel (1993), édition Essai Point, et particulièrement le chapitre intitulé : Le langage et la violence, pp 73-82.
[60] Mais, on peut aussi s'interroger avec Boris Cyrulnik qui dans Les Nourritures affectives, intitule un de ses chapitres La violence qui détruit ne serait-elle pas créatrice ?. Peut-être la réponse est-elle dans un slogan peint sur les murs des pentes de la Croix-Rousse qui dit : Détruisons constructivement.
[61] Par exemple, dans le livre Galaxie du terrorisme, et en particulier le chapitre Les enfants de Bakounine, terme repris par une journaliste du Nouvel observateur à propos de Florence Rey et Audry Maupin. Mais des militants anarchistes comme Barrué entretiennent aussi cette confusion et lient anarchisme et terrorisme. En effet, dans son ouvrage L'Anarchisme aujourd'hui, dans la postface à l'édition de 1976, il affirme, p.105 que les anarchistes ne répudient pas a priori le terrorisme : il est un moyen d'action parmi bien d'autres, même s'il ajoute par la suite qu'il ne doit pas être utilisé sans discernement, il ne doit pas frapper des innocents, il ne doit pas devenir un jeu sinistre et verser dans l'assassinat pur et simple. En effet, il faudrait faire la distinction entre le terrorisme et les diverses formes de lutte armée, ainsi que les diverses formes de violence dont se servent certains groupes politiques. Une distinction qu'a essayé de faire Alain Joxe dans le numéro d'avril 1996 du Monde diplomatique. Voir aussi, à ce sujet, les Œillets rouges nE2. À lire surtout la Rêverie anarchiste 1848-1918 d'Alain Pessin consacrée à l'étude de l'imaginaire mis en scène par des anarchistes de la fin du siècle dernier, et notamment à l'époque de la propagande par le fait.
[62] Continuons à travailler pour la transformation sociale. C'est avec cette incitation que le nouveau secrétaire de la CNT espagnole saluait les militants à la fin du congrès de cette organisation en décembre 1995 (voir Solidaridad obrera de février 1996.) Mais c'est aussi une expression qu'on retrouve souvent dans la presse libertaire et anarchiste, tout du moins dans celle que je connais et que je lis régulièrement (française, italienne, espagnole, et anglaise en moindre mesure).
[63] Le Monde libertaire, nE1027 de janvier 1996, et Alternative Libertaire (Belgique) de février 1996. À ce sujet voir aussi l'article de Ronald Creagh : Les mouvements libertaires, utopies créatives, in L'Anarchisme, images et réalité.
[64] La révolution socialiste libertaire est la seule issue pour que l'économie satisfasse les besoins sociaux d'individus pouvant librement les déterminer et les gérer eux-mêmes, c'est ainsi que se termine, par exemple un article de la commission de l'Union régionale Rhône-Alpes de la FA paru dans Le Monde libertaire du 29 février 1996.
[65] Ce printemps 1999, et face à la Guerre du Kosovo, beaucoup d'entre nous (les libertaires à Lyon) ne savaient pas vraiment comment réagir. Ainsi si lors de la Guerre du Golfe nous fûmes parmi les plus actifs dans cette ville à la dénoncer, cette fois-ci, nous n'avons (collectivement) joué aucun rôle ou presque (j'écris ces lignes le 19 mai 1999. Pourtant nous en avons discuté, mais avec des sentiments contrastés...
[66] Voir Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, Paris, édition de 1978, p. 14.
[67] Georges Palante (op. cit.), p.129 écrit Pour l'individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ? La solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Ce qui nous amène à nous poser la question du pessimisme social individualiste... celui-ci couve dans chaque anarchiste ?
[68] Louis Mercier-Vega, l'Increvable anarchisme 10/18, Paris, 1970.
[69] Voir Libertad, le Culte de la charogne, édition Galilée, Paris, 1976, p.63.
[70] Ibidem, p.64.
[71] Avocat et militant anarchiste italien appelé Le Chevalier de l'anarchie. Voir le livre publié par les éditions BSF de Pisa, en 1995. J'ai gardé sur moi pendant des années une image de Pietro Gori où d'un côté il y a son portrait et de l'autre l'hymne au 1er mai.
[72] Alain Thévenet, s'est souvenu en lisant ce passage des quelques lignes suivantes qu'Ernest Cœurderoy écrivait au milieu du XIXe siècle : Dans ce monde d'iniquité, je ne puis rien aimer comme je m'en sens la force ; je suis contraint à haïr, hélas ! Et ma haine, c'est de l'amour encore ; l'amour de l'homme juste qui désespère, l'amour de l'homme libre forcé de vivre au milieu d'esclaves ; un amour non satisfait, immense, indéfini, généreux et général. C Amour qui brûle, amour qui tue ! Je suis l'amant de l'Avenir qui maudit le présent. Cœurderoy Ernest, Hurrah ! ! ! ou la révolution par les cosaques, collection Table rase, Plasma, Paris, 1977.
[73] Voir les Propos subversifs de Sébastien Faure, éd. des Amis de Sébastien Faure, Le Pré-Saint-Gervais, p.357.
[74] Ibidem, p.358.
[75] Tandis que la grande masse des ouvriers, quant à eux, qui appelaient volontiers leur femme "ma bourgeoise", rêvaient surtout d'une épouse libérée de l'usine et vouée aux soins du foyer. C'est, ce qu'écrit le Nouvel Obs dans un dossier sur l'union libre de février 1996.
[76] Voir à ce sujet Peter Heinz, Anarchisme positif, anarchisme négatif, ACL, 1997.
[76] Voir à ce sujet Peter Heinz, Anarchisme positif, anarchisme négatif, ACL, 1997.
[77] Dans la Sagesse et le Désordre, France 1980 (bibliothèque des Sciences humaines, NRF, Paris, 1980), Henri Mendras fait le point sur la France des années 80 et affirme entre autres : Plus personne ne veut être autoritaire, tout le monde se veut démocratique, et cependant les relations concrètes avec les subordonnés n'ont pas tellement changé... Certes, le constat de Mendras et celui qu'on pourrait faire encore à la fin de ce XXe siècle, c'est que la domination de certaines couches de la population sur d'autres, ainsi que de certains individus sur d'autres individus reste à l'ordre du jour. Mais que d'avancées ! On a pu assister à des transformations dans les règles et dans les liens sociaux depuis les années 50 à aujourd'hui, que ce soit à l'école, sur les lieux de travail, ou dans les familles. Peut-être que ces anti-autoritaires que sont les libertaires ont joué un rôle dans l'imaginaire social qui est toujours mobile.
[78] On peut ajouter encore d'autres formes de résistance et de présence positive des idées libertaires dans la société contemporaine. Hakim Bey (op. cit., pp.44 et suivantes) indique quant à lui le refus de l'école et de l'apprentissage domestique ; les networking qui ont une pratique politique alternative, ACT-up, Earth First et diverses associations qui ont un fonctionnement non hiérarchique et qui ont obtenu une certaine popularité même en dehors du mouvement anarchiste parce qu'elles fonctionnent ; la participation à des activités productives déclarées ou non déclarées, la vie de famille qui prend des formes autres que monoparentale, le mariage de groupe, les groupes d'affinité érotique ; et pour finir ajoute H. Bey, en citant A. K. Coomaraswamy, que même dans l'art il est possible d'entrevoir cette transformation puisque l'artiste n'est plus un type de personne spéciale, mais chaque personne est un type spécial d'artiste.