Traduit de l'italien dans Alfredo M. Bonanno, Qui a peur de l’insurrection ? , Tumult Editions, Bruxelles, novembre 2012
Alfredo M. Bonanno
La méthode insurrectionnelle
L’insurrection de grandes parties ou de toute une population à un moment donné, présuppose quelques éléments déjà existants, à savoir la décomposition des conditions sociales et économiques, ou l’incapacité de l’État à maintenir l’ordre et à faire respecter les lois. Mais elle présuppose également l’existence d’individus et de groupes d’individus capables de saisir ce bouleversement au delà des signes extérieurs par lesquels il se manifeste. Il faut donc, chaque fois, savoir regarder plus loin que les motivations souvent circonstancielles et secondaires qui accompagnent les premiers foyers insurrectionnels, les premiers affrontements, les premières escarmouches afin de pouvoir apporter sa propre contribution à la lutte, et de ne pas la freiner ou la sous-estimer comme une simple réaction de souffrance confuse à l’égard de la domination politique en place.
Mais quels sont les individus préparés à affronter une telle tâche ? Ce pourraient être les anarchistes, non pas du fait de leurs choix idéologiques fondamentaux, de la négation de toute autorité qui les caractérisent, mais plutôt en tenant compte de la capacité critique de réflexion sur les méthodes de lutte et les projets organisationnels dont ils devraient disposer.
Seul celui que se rebelle et qui s’est déjà rebellé, ne fut-ce que dans le microcosme de sa propre vie, seul celui qui a déjà bravé les conséquences de cette rébellion et les a vécues en profondeur, peut avoir les nerfs assez sensibles et les intuitions nécessaires pour saisir les signes d’un mouvement insurrectionnel en marche. Les anarchistes ne sont pas tous des rebelles, et les rebelles ne sont pas tous des anarchistes. Ajoutons qu’il ne suffit pas d’être rebelle pour comprendre la rébellion des autres. Il faut être préparé à comprendre, à approfondir les conditions sociales et économiques qui nous font face. Ne pas se laisser entraîner par la crue des manifestations débordantes du mouvement populaire, lorsque celui-ci déferle, le vent en poupe, et que les premiers succès hissent les drapeaux de l’illusion. La critique est toujours le premier instrument, le point de départ. Ce n’est pas d’une évaluation grossière des pour et des contre dont nous avons besoin. Mais d’une critique participative, qui s’adresse au cœur et fait vibrer d’émotion le conflit qui nous oppose aux ennemis de toujours, lorsque ceux-ci se retrouvent défaits pour la première fois, le nez dans la poussière.
Mais un rebelle ne suffit pas, pas plus que cent rebelles rassemblés n’y suffiraient. Ils seraient comme cent molécules s’affolant lors du moment destructeur des premières heures, lorsque la lutte s’embrase férocement et entraîne tout sur son passage. Les rebelles, figures importantes tant comme exemples que comme stimulants, finissent par succomber face à l’exigence du moment présent. Poussés à l’attaque par leur conscience, ils se retrouvent tôt ou tard confrontés à une limite indépassable. Ne parvenant pas à voir une issue organisationnelle, ils attendent des suggestions de la masse révoltée, un mot ici ou là, dans les moments vivants de la lutte ou pendant les instants de trêves, quand tous acceptent de parler en attendant de reprendre. Et ils ne se rendent pas compte que lors de tous ces moments exaltants, il y a toujours des politiciens à l’affût. Les masses n’ont pas les vertus que nous avons souvent tendance à leur attribuer. L’assemblée n’est certes pas un endroit où mettre sa vie en jeu, mais nos vies sont mises en jeu par des décisions prises lors de l’assemblée. Les vautours politiques qui pointent leur nez lors de ces moments collectifs ont toujours des idées claires sur ce qu’ils veulent proposer. Ils ont dans les poches un beau programme de récupération, un plan pour le retour à la normalité, pour la restauration de l’ordre. Certes, ils ne diront rien de trop politiquement correct, ce qui leur permet de continuer à se faire passer pour des révolutionnaires. Mais ce sont toujours eux, les mêmes éternels charognards, qui jettent les bases de la reconstruction du pouvoir futur, celui qui récupère l’impulsion révolutionnaire et la canalise par des suggestions édulcorées. De grâce, limitons les destructions compagnons, après tout, ce que nous sommes en train de détruire nous appartient, etc.
Tirer le premier, le plus vite, est une vertu du Far West qui peut être utile à certains moments, mais il faut savoir utiliser sa tête avant, et utiliser sa tête signifie avoir un projet.
L’anarchiste ne peut pas se contenter d’être un rebelle, il doit être un rebelle muni d’un projet. Il doit donc unir le cœur et le courage à la connaissance et l’ingéniosité de l’action. Ses décisions seront éclairées par le feu de la destruction, et alimentées dans le foyer permanent de l’analyse critique.
À présent, et si l’on y réfléchit un instant, aucun projet ne peut tenir solidement sur ses deux pieds s’il naît au plus fort de la mêlée. Il serait stupide de penser que tout doit venir du peuple insurgé : un tel déterminisme aveugle risque de nous livrer bâillonnés au premier politicien venu, qui, du haut de sa chaise, saura tracer quelques lignes organisationnelles et programmatiques, jetant de la poudre aux yeux avec quatre mots alignés de manière rhétorique. Si l’insurrection est en grande partie un moment révolutionnaire d’immense créativité collective, pendant lequel peuvent émerger des suggestions analytiques d’une intensité considérable (pensons aux insurgés de Juillet à Paris qui tiraient sur les horloges), elle ne peut représenter la seule source d’approfondissement théorique et projectuel. Les moments les plus forts du peuple en armes éliminent, bien sûr, tous les atermoiements et les incertitudes préalables. Ils permettent de voir clairement ce qui hier n’était qu’estompé. Mais ils ne peuvent illuminer ce qui n’existe pas. Ces moments sont un réflecteur puissant qui permet la réalisation d’un projet révolutionnaire et anarchiste, mais ce projet doit exister avant, ne serait-ce que dans ses grandes lignes méthodologiques. Il doit avoir été élaboré, même si ce n’est pas dans chaque détail, et autant que possible, avoir été expérimenté.
D’autre part, lorsque nous intervenons dans des luttes de masse et des conflits portant sur des revendications intermédiaires, ne le faisons-nous pas presque exclusivement pour proposer notre héritage méthodologique ? Lorsque des ouvriers d’une usine demandent du travail et cherchent à éviter des licenciements, qu’un groupe de sans-abri cherche à obtenir un toit, que des prisonniers font grève pour obtenir une vie meilleure dans les institutions pénitentiaires, lorsque des étudiants se rebellent contre un enseignement sans culture, tout cela ne nous intéresse que jusqu’à un certain point. En tant qu’anarchistes, nous ne savons que trop bien que ces luttes sont vouées à disparaître et que leur résultat en termes quantitatifs, en terme de croissance de notre mouvement, ne sera que très relatif. Souvent les exclus oublient qui nous sommes et ils n’ont aucune raison de se souvenir de nous. Pas même dans le témoignage d’une forme de reconnaissance. En fait, combien de fois ne nous sommes nous pas demandés ce que nous, anarchistes et donc révolutionnaires, pouvions bien faire dans ces luttes revendicatives, nous qui sommes contre le travail, l’école, contre toute concession de l’État, contre la propriété et toute forme de négociations qui concèderait gracieusement une vie meilleure dans les prisons. La réponse est simple. Nous nous trouvons là parce que nous sommes porteurs d’une autre méthode. Et notre méthode s’incarne dans un projet. Dans ces luttes intermédiaires, aux côtés des exploités, nous proposons un autre modèle, un modèle basé sur l’auto-organisation des luttes, l’attaque, la conflictualité permanente. Ceci est notre point fort. Ce n’est que lorsque les exclus acceptent cette méthode d’attaque que nous sommes prêts à lutter avec eux, ensemble, même si l’objectif reste de nature revendicative.
Quoi qu’il en soit, une méthode restera lettre morte, un ramassis de mots privés de sens, si elle ne réussit pas à s’articuler dans un projet, un projet capable d’affronter les problèmes spécifiques des exclus. S’ils avaient tenu compte de cet aspect, les critiques apeurés de l’insurrectionalisme anarchiste ne se seraient même pas réveillés. Quel est l’intérêt de querelles méthodologiques plus que centenaires si l’on ne prête aucune attention à ce que nous disons ? L’insurrectionalisme dont nous parlons, est bien autre chose que des journées glorieuses passées sur les barricades. Même s’il est possible, à certains moments bien particuliers, que l’insurrectionalisme ait disposé des propositions les plus adéquates à la conduite d’un affrontement sur les barricades. Mais en soi, comme théorie et analyse révolutionnaires, en tant que méthode s’incarnant dans un projet, l’insurrectionalisme ne tient pas forcément compte de tels moments apocalyptiques. Il se développe et s’approfondit indépendamment des drapeaux et de la mitraille.
Nombreux sont les compagnons qui ont pleinement conscience de la nécessité de l’attaque et œuvrent le plus fort possible à sa réalisation. Ils ressentent confusément la beauté de l’affrontement et la bataille contre l’ennemi de classe, sans vouloir pour autant se soumettre à un minimum de réflexion critique. Refusant de débattre de projets révolutionnaires, ils gaspillent l’enthousiasme de leur rébellion qui, en se divisant en milliers de ruisseaux, finit par disparaître dans de petites expressions morcelées par la frustration et la souffrance. Il n’existe pas, évidemment, de typologie homogène de ces compagnons. On peut dire que chacun d’entre eux constitue un univers à part entière, mais que tous, ou presque, partagent une répugnance envers tout discours cherchant à formuler des clarifications méthodologiques. Les distinctions les ennuient. Quel sens y a t-il, me demandent-ils, à parler de groupes affinitaires, d’organisation informelle, de noyaux de base, de coordinations ? Tout cela n’est-il pas déjà suffisamment clair, les abus et l’injustice, l’exploitation et la cruauté du pouvoir, là, juste en face de nous, bien visibles ? Est-ce que tout cela ne s’incarne pas dans des hommes et des choses qui s’allongent au soleil comme si rien ne pouvait les perturber ? Pourquoi se fatiguer avec des discussions qui absorbent tant de temps ? Pourquoi ne pas attaquer immédiatement, ici et maintenant ? Pourquoi ne pas s’en prendre au premier uniforme à portée de main ? Un homme « pondéré » comme Malatesta partageait cet avis dans un certain sens, quand il disait préférer la révolte individuelle à l’attentisme qui attend, pour agir, que le monde soit déjà en ruines.
Personnellement, je ne me suis jamais opposé à tout cela, bien au contraire. La rébellion est le premier pas, la condition essentielle parce qu’elle brûle tous les ponts derrière nous, coupe les mille petits fils qui nous lient à la société et au pouvoir, les liens avec la famille, la morale dominante, le travail, l’obéissance aux lois. Mais je ne crois pas que ce soit suffisant. Je crois qu’il faut aller plus loin, réfléchir aux possibilités de donner plus de force organisationnelle à notre propre action – pour transformer la rébellion en intervention projectuelle vers l’insurrection généralisée. Pour aller plus loin que l’insurrection individuelle, plus loin que ce premier pas indispensable.
Il est évident que cette deuxième étape n’est pas innée pour de nombreux compagnons. Ils se sentent étrangers à tout effort dans ce sens et finissent par sous-estimer le problème, ou pire, méprisent les autres compagnons qui prêtent attention et effort à la question organisationnelle.
On le voit, cette discussion touche à des aspects méthodologiques plutôt compliqués. Elle exige donc la mise à disposition de certains concepts qui ne correspondent peut-être pas toujours dans leur signification courante au sens qu’ils prennent dans le contexte d’une théorie d’organisation insurrectionaliste. Cela nous demande surtout d’y porter un peu d’attention critique et de nous libérer de ces préjugés qui limitent parfois nos horizons sans que l’on s’en rende compte. Clarifions donc quelques concepts.
Un groupe anarchiste peut être constitué de compagnons qui ne se connaissent pas. Cela m’est apparu souvent, en Italie et dans d’autres pays, dans des locaux de groupes anarchistes où je ne connaissais quasiment personne. La seule présence dans le local, l’attitude, la façon de parler et de se comporter, les thèmes de discussion, les déclarations personnelles plus ou moins imprégnées de choix idéologiques inspirés d’un anarchisme orthodoxe, font qu’un anarchiste se sent rapidement à l’aise pour communiquer avec les compagnons présents de la meilleure façon possible et à la satisfaction de tous.
Je n’entends pas parler ici de la façon d’organiser un groupe anarchiste. Il y a beaucoup de façon de le faire et chacun choisit la manière qui lui convient le mieux. Mais il en existe une particulière, qui tient compte avant tout, mais pas exclusivement (cela va de soi) de l’affinité réelle ou supposée de tous les participants. L’affinité est un bien qui ne se trouve dans aucune déclaration de principe, dans aucun programme à priori, dans aucune participation à des luttes spécifiques, dans aucun brevet de « militance », quelle que soit l’époque à laquelle il remonte. L’affinité se conquiert à travers la connaissance réciproque. Voilà pourquoi une affinité présumée peut s’avérer limitée après quelques temps, ou au contraire se révélée de plus en plus riche. Le groupe affinitaire est le creuset dans lequel les affinités mûrissent et se renforcent.
Mais parce que la perfection est l’œuvre des anges et non pas des êtres humains, l’affinité relève de la perspicacité intellectuelle et ne peut être acceptée stupidement comme une panacée à toutes nos faiblesses. On ne peut découvrir ses affinités avec quelqu’un qu’en se mettant en jeu avec lui, en s’exposant et en déposant toutes les armures qui nous protègent habituellement comme une seconde peau. Se dévoiler de la sorte ne peut pas se faire uniquement en discourant, en racontant des choses sur soi et en prenant note de toutes les paroles de l’autre. L’affinité se construit à travers les choses que l’on fait ensemble, dans l’action. Certains petits signes inconscients peuvent apparaître dans les actes, qui sont souvent beaucoup plus significatifs que les mots que nous contrôlons mieux. Et c’est de cet ensemble d’échanges que naissent les conditions nécessaires à la connaissance réciproque.
Si toute l’activité du groupe n’est pas dirigée vers le faire pour le faire, la croissance quantitative, la volonté d’être cent tandis que hier, ils n’étaient que dix, si tous ces calculs numériques restent à l’arrière-plan tandis que le but essentiel devient et reste la qualité d’écoute des autres compagnons, la reconnaissance et le renforcement de la tension de chacun vers l’action, le désir de chacun de changer le monde, alors, nous avons devant nous un groupe affinitaire. Dans le cas contraire, la recherche de l’affinité ne reste, une fois de plus, que la recherche d’une épaule sur laquelle s’appuyer pour verser les larmes dont nous ressentons tous l’urgence.
La formation d’un groupe affinitaire n’est donc pas exclusivement liée à des discussions théoriques, mais découle essentiellement de l’activité pratique du groupe, des choix d’une forme d’intervention dans la réalité et les luttes sociales, parce que c’est à travers ces choix que chaque participant peut approfondir sa connaissance des autres compagnons. C’est au sein de ce processus multiple et complexe que s’inscrit l’approfondissement théorique.
L’affinité est donc d’une part la connaissance réciproque et d’autre part la connaissance dans l’action, la pratique et la réalisation de ses propres idées. Le regard en arrière que l’on porte à ses compagnons en sachant qui ils sont, vient renforcer le regard que l’on porte ensemble vers l’avenir, en élaborant un projet qui permettra d’intervenir dans la réalité des luttes, en cherchant à comprendre comment et dans quelle direction. Ces deux moments, le regard en arrière qui construit la connaissance individuelle, et le regard vers l’avant, qui représente la projectualité provenant de la connaissance collective, se rejoignent pour constituer l’affinité du groupe lui-même, en permettant de le considérer sous tous les aspects comme un « groupe affinitaire ».
La situation ainsi obtenue n’est pas figée une fois pour toutes. Elle évolue, se développe et régresse, elle se modifie au cours et au sein des luttes, se nourrit pour s’adapter au niveau théorique et pratique. Ce n’est pas une conception monolithique, il n’y a aucune décision venant d’en haut, aucune croyance à laquelle prêter serment, aucun décalogue auquel se fier dans des moments de doute et de peur. Tout est discuté à l’intérieur du groupe et au cours des luttes, tout est toujours reconsidéré de façon saine, même quand il s’agit de points qui semblaient définitifs.
L’élaboration d’un projet d’intervention reste le patrimoine commun du groupe affinitaire, précisément parce qu’il est le socle le plus approprié pour étudier et approfondir les conditions dans lesquelles on veut agir. Comparé à un groupe qui adhère à une organisation de synthèse, il peut sembler qu’un groupe affinitaire a une vision plus réduite de ses propres possibilités d’intervention. Mais l’amplitude des terrains d’intervention d’une structure de synthèse anarchiste n’est qu’apparence. En fait, un groupe affilié à une organisation de synthèse reçoit une directive lors des moments de congrès, et même s’il est libre de s’intéresser à tous les problèmes caractéristiques d’une société divisée en classes, le groupe agit surtout en fonction de cette directive. Étant lié à des principes programmatiques acceptés une fois pour toute, il peut difficilement en décider autrement. En acceptant de respecter les lignes du congrès, il finit par s’adapter aux limites rigides fixées par l’organisation. Avant toute chose, ces organisations ont pour condition nécessaire et inévitable leur propre survie. Elles « perturberont » donc le pouvoir le moins possible afin d’éviter « leur mise au ban ».
Le groupe affinitaire évite toutes ces limites, parfois facilement, parfois uniquement grâce aux décisions courageuses prises par les compagnons qui en font partie. Cela ne change rien au fait qu’une structure de ce type ne saurait donner du courage à des compagnons qui en sont dépourvus. Prendre la décision d’attaquer ne peut naître que de la rébellion bouillonnante de chacun de ses membres. Aucune action ne peut sortir d’une telle structure si tous décident de ne s’y consacrer qu’à des bavardages quotidiens.
Après avoir passé la réalité au crible, trouvé les documents indispensables et formulé les analyses, le groupe affinitaire décide de prendre l’initiative. C’est une des caractéristiques fondamentales d’une structure anarchiste de ce type. Elle n’attend pas les problèmes comme une araignée attend ses proies sur sa toile. Elle va à leur rencontre, elle cherche une solution qui, une fois mise en perspective, doit évidemment encore être acceptée par les exclus qui en subissent directement les effets négatifs. Mais pour formuler une proposition projectuelle dans un contexte social marqué par une attaque particulière du pouvoir, pour organiser une attaque spécifique et bien identifiée sur un territoire donné ou contre une ou plusieurs sources répressives, il faut être physiquement présent sur le terrain, parmi les exclus, et disposer d’une connaissance approfondie des problèmes qui caractérisent ce fait répressif.
Ainsi, un groupe affinitaire finit toujours par cibler une intervention localisée pour affronter ensemble, avec d’autres personnes, un problème spécifique. En créant toutes les conditions psychologiques et pratiques, individuelles et collectives pour un approfondissement théorique, il apporte les moyens qui permettront de combattre le problème par les méthodes caractéristiques de l’insurrectionalisme : auto-organisation, conflictualité permanente, attaque.
Un groupe affinitaire seul ne dispose pas toujours des capacités pratiques et théoriques correspondant à une telle intervention. Il y faut souvent – du moins, c’est ce que les expériences (limitées et controversées) ont démontré – une convergence de forces plus vastes liée à l’ampleur du problème, à la complexité de l’intervention, à l’étendue du territoire et à l’évolution graduelle des moyens à utiliser pour diffuser le modèle projectuel. Il est indispensable, par conséquent, d’entretenir des contacts permanents avec d’autres groupes affinitaires pour élargir les capacités d’intervention, pour rassembler un nombre suffisant de compagnons, pour réunir les moyens disponibles et disposer d’une vision claire à l’égard de la complexité et de la dimension du problème en question.
Ainsi naît l’organisation informelle.
Plusieurs groupes affinitaires anarchistes se rejoignent pour donner vie à une organisation informelle lorsque l’objectif ne peut pas être atteint par l’intervention d’un seul groupe affinitaire. Ces groupes doivent évidemment partager les grandes lignes de l’intervention afin de pouvoir participer aux actions pratiques et aux élaborations théoriques.
Il arrive souvent, dans la pratique, que les rapports informels entretenus par des groupes affinitaires s’installent durablement. Ils se consolident lors de réunions périodiques, de préparations de luttes spécifiques ou – mieux encore – de rencontres au cours de la lutte même. La circulation d’informations sur les interventions singulières, sur les projets en voie de développement, sur les sollicitations provenant du monde des exclus en est grandement facilitée.
Le « fonctionnement » d’une organisation informelle est très simple. Elle n’a pas de nom puisqu’elle ne recherche pas une croissance quantitative. En dehors des groupes affinitaires, qui agissent de manière autonome, pas de structures fixes (le terme « informel » n’y aurait plus aucun sens). Pas de « moments fondateurs », pas de congrès mais de simples réunions périodiques (organisées de préférence pendant la lutte en cours). Pas de programmes, hormis le patrimoine commun des luttes insurrectionnelles et de leur méthodologie : auto-organisation, conflictualité permanente, attaque.
En positif, le but de l’organisation informelle est déterminé par chaque groupe singulier qui la forme. Il s’agit, en général et selon les quelques expériences connues, d’un problème spécifique (comme par exemple la destruction d’une base militaire de missiles à Comiso dans les années 1982-83), mais il peut tout aussi bien porter sur une série d’interventions. L’organisation informelle se manifeste alors en proposant des possibilités d’intervention aux différents groupes dans différentes situations, en se relayant, par exemple, lorsqu’une présence prolongée à un endroit donné est considérée comme nécessaire (à Comiso, les groupes sont restés deux bonnes années). Un autre but pourrait être de mettre à disposition des moyens pratiques et analytiques de recherche ou le soutien financier, dont un groupe isolé ne pourrait pas disposer.
En positif encore, la fonction première de l’organisation informelle est le développement de la connaissance réciproque entre les différents groupes affinitaires et les compagnons qui les composent. Il s’agit, quand on y réfléchit, d’une autre gradation dans la recherche d’affinité. Au sein des limites posées par le but à atteindre, la recherche d’affinité se déploie sur différents niveaux, intensifiée par le projet sans exclure, pour autant, l’approfondissement de la connaissance individuelle. L’organisation informelle est donc une structure affinitaire, puisqu’elle s’appuie sur l’ensemble des groupes affinitaires qui la constituent.
Cela fait bien quinze ans que toutes ces considérations sont formulées, de façon plus ou moins articulée. Depuis le temps, elles auraient dû amener les compagnons intéressés à comprendre la nature de l’organisation informelle. Ce ne semble pas être le cas. Cette erreur provient, selon moi, du désir – latent parmi certains d’entre nous – de montrer ses muscles en se munissant de cette structure organisationnelle forte, qui serait le seul moyen de combattre un pouvoir lui aussi fort et musclé. La première caractéristique d’une structure forte serait, selon ces compagnons (et d’une façon plus ou moins claire), sa spécificité et sa robustesse, sa stabilité dans le temps et une bonne visibilité, une sorte de phare dans le brouillard des luttes des exclus, une balise, un guide, un point de référence. Nous ne partageons pas cet avis ! Une telle structure, forte et visible à l’œil nu, serait un mets de choix pour le pouvoir. Toute l’analyse économique et sociale du capitalisme post-industriel nous le confirme. La déchéance d’une centralité de classe (ou du moins ce qui en paraissait dans le passé) rend impraticable une attaque menée par des structures rigides, bien visibles et fortes dans leurs propres articulations. Dans le cas où ces structures ne seraient pas détruites par la première vague répressive, elles seraient à coup sûr intégrées par le pouvoir pour en récupérer et recycler les éléments les plus irréductibles.
Lorsqu’un groupe affinitaire qui se fixe des règles et les respecte, fonctionne en circuit fermé - au sens où les compagnons ne quittent pas leur local, se limitent aux discussions entre initiés tout en répondant aux différentes salves répressives du pouvoir par des déclarations et des documents -, alors sa structure affinitaire ne se distingue de celle de n’importe quel autre groupe anarchiste que dans son apparence, ses mots, ses choix « politiques » ainsi que dans les façons d’interpréter les différentes réponses à donner aux prétentions du pouvoir de réguler nos vies, les vies de tous les exclus.
Le sens profond, le but essentiel poursuivi par une « autre » structure, basée sur d’autres choix d’organisation que ceux des autres groupes anarchistes, à savoir l’affinité, ne devient effectif que lors de l’élaboration d’un projet de lutte spécifique. Et l’élément caractéristique de ce projet, au-delà des mots et des motivations qui auront permis son approfondissement analytique et son efficacité pratique, est la présence des exclus, des gens, de ces masses plus ou moins nombreuses qui subissent les effets répressifs du pouvoir auxquels ce projet s’oppose en utilisant la méthode insurrectionaliste.
La participation des masses est donc l’élément fondateur du projet insurrectionnel. Issu de l’affinité entre différents groupes anarchistes, ce projet est aussi l’élément fondateur de l’affinité même, qui ne resterait sans cela qu’une piteuse camaraderie d’élite, se limitant à la recherche réciproque d’une connaissance personnelle plus ou moins approfondie entre compagnons.
Penser qu’il suffirait d’entrer dans nos groupes et d’y lutter d’une façon anarchiste, pour se transformer en anarchiste relèverait cependant du contresens. Il ne s’agirait pas seulement d’un contresens, mais surtout d’une horrible camisole idéologique, qui ôterait toute signification aux groupes affinitaires et à l’éventuelle organisation informelle née pour combattre l’attaque répressive subie, dans un moment particulier, sur un territoire particulier, par une partie plus ou moins considérable des exclus.
Il est néanmoins nécessaire de créer des structures organisationnelles capables de rassembler les exclus afin que les attaques contre la répression puissent s’engager en donnant vie à des noyaux autonomes de base. Ces regroupements peuvent évidemment prendre n’importe quelle autre dénomination, à condition qu’elle exprime le concept d’auto-organisation.
Nous en arrivons ici au point central du projet insurrectionnel : la formation de noyaux de bases autonomes (nous emploierons ce terme par commodité).
Leur caractéristique essentielle, immédiatement perceptible et compréhensible, est d’y réunir tant des anarchistes que des non-anarchistes. Certains autres aspects en sont plus difficiles à comprendre. Ils sont d’ailleurs à l’origine d’un certain nombre d’incompréhensions lors de leurs rares expérimentations. Il s’agit, tout d’abord, des structures de type quantitatif, qui n’en possèdent pas moins une caractéristique particulière. Ces véritables points de référence ne sont pas des endroits fixes dans lesquels on compte les têtes et on utilise toute sorte de procédés pour en prolonger la durée (recrutement de membres, contributions fixes, services,…). La lutte étant leur but exclusif, les noyaux de base fonctionnent comme des poumons : ils gonflent lorsque la lutte devient plus puissante et se replient lorsqu’elle diminue d’intensité, avant de se regonfler lors du prochain affrontement. Durant les temps morts, entre deux « entreprises » – nous entendons par entreprise n’importe quel moment de lutte, de la distribution d’un tract à la participation à un rassemblement, mais aussi l’occupation d’un bâtiment ou le sabotage d’un instrument du pouvoir – le noyau reste présent comme référence zonale, comme signe d’une présence organisée de façon informelle.
Penser qu’une croissance quantitative stable des noyaux de bases est possible, reviendrait à les transformer en organismes para-syndicaux, une sorte de COBAS [« syndicat de base » en Italie]. Cela conduirait à défendre les droits des travailleurs dans les différents secteurs de la production en proposant une palette d’interventions défensives et revendicatives en faveur des représentés. Au final, plus le nombre de délégués est important, plus la voix de l’organisme qui formule la revendication serait forte. Le noyau de base autonome n’est rien de tout cela. Il ne propose pas de conduire la lutte revendicative par la méthode des revendications, des délégations ou des protestations qui visent la défense des emplois, les hausses des salaires, le contrôle de la santé dans les usines, etc. Le noyau de base naît et meurt avec un seul but, qui aura été précisé lorsque la lutte commence. Un but qui, en soi, peut aussi être de nature revendicative, mais qui n’aura pas été atteint par la méthode représentative de la délégation, mais bien par la méthode directe de la lutte immédiate, de l’attaque permanente sans avertissement préalable, du refus de toute force politique qui prétendrait représenter quelqu’un ou quelque chose.
Ceux qui « adhérent » aux noyaux de base ne peuvent donc pas légitimement s’attendre à un soutien multiforme ni à la satisfaction d’une grande partie de leurs besoins. Ils doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’un soutien para-syndical, mais d’un instrument de lutte contre une cible précise, qui ne reste valide, en tant qu’instrument, qu’en se servant exclusivement des méthodes de lutte insurrectionnelles déjà évoquées. La participation aux noyaux de base est absolument spontanée. Elle ne peut donc être ni sollicitée, ni conseillée, en prônant d’autres avantages spécifiques et exclusifs que ceux qu’une force et organisation majeures apportent pour atteindre le but de l’attaque déterminé ensemble au préalable. Il est donc plus que logique que ces organismes ne connaissent jamais une composition quantitative élevée ou stable. Lorsqu’on se prépare à une lutte, peu de gens voient et partagent l’objectif à atteindre, peu nombreux sont ceux qui sont prêts à prendre des risques. Quand la lutte commence, ses premiers résultats incitent les indécis à y participer. Le noyau gonfle alors, avant de voir disparaître à nouveau tous ces participants de la dernière heure. Cette réalité, de nature exclusivement physiologique, ne devrait pas susciter des sentiments ou des jugement négatifs à propos de cette structure spécifique d’organisation de masse.
Un autre malentendu porte sur la durée de vie limitée du noyau de base, une durée limitée à la réussite de l’objectif préalablement établi (ou à la conclusion d’un commun accord qu’il était impossible de l’atteindre). Beaucoup de personnes se demandent : si les noyaux fonctionnent « aussi » comme des points d’agrégation, pourquoi ne pas les garder en vie en vue d’une utilisation ultérieure ? La réponse est une fois de plus liée au concept de « l’informalité ». Toute structure qui persiste au-delà du but qui l’a vu naître - si cet objectif ne se réduit pas à pas la défense générique des gens qui la composent - se fige tôt ou tard en une structure stable, une structure qui transforme le but initial en de nouveaux objectifs. Apparemment légitimes, ces objectifs concernent la croissance quantitative, le renforcement pour mieux atteindre une multiplicité de buts tous aussi intéressants et qui ne manqueront pas de se présenter à l’horizon brumeux des exclus. Dès qu’une structure informelle prend racine dans une nouvelle forme plus stable, des individus se présentent pour la gérer. Ce sont toujours les mêmes, ceux qui sont les plus capables, ceux qui ont le plus de temps. Bref, tôt ou tard l’étau se referme autour d’une structure qui, initialement révolutionnaire et aussi anarchiste, découvre alors que son seul et unique but est sa propre survie. Même la forme la plus diluée de pouvoir, dont on peut observer la formation dans la « stabilité » d’une structure organisationnelle, même anarchiste et révolutionnaire, peut s’avérer très séduisante. Elle ne manquera pas de regrouper nombre de compagnons, tous de bonne foi et désireux de faire le bien du peuple, etc.
Un dernier élément organisationnel, la « coordination des noyaux de base », peut parfois devenir indispensable. Basée sur les mêmes caractéristiques d’informalité, elle est constituée de quelques représentants des noyaux de base. Il est presque toujours nécessaire qu’elle dispose des moyens adéquats pour atteindre le but fixé. Les noyaux singuliers, dont la fonction de « poumons », peut se satisfaire de l’informalité d’une absence de local ou d’un endroit pour se réunir (on peut, par exemple, se donner rendez-vous directement dans la rue). Ce n’est pas toujours le cas pour une coordination, qui peut avoir besoin d’un local officiel devenant, dans le cas d’une lutte qui dure des mois ou des années et s’étend à un territoire assez large (bien que limité par la spécificité du problème à la base du projet), l’endroit où les différentes activités des noyaux de base sont coordonnées.
La présence de groupes affinitaires n’est pas directement visible, ni dans la coordination ni dans l’organisation informelle. Évidemment, tous les compagnons anarchistes impliqués dans la lutte participent aux différents noyaux de base, qui ne sont pas forcément les meilleurs endroits pour la propagande anarchiste au sens classique. La coordination et des noyaux de base doit, avant tout, produire une clarification analytique des problèmes de fond et du but à atteindre, avant d’approfondir les moyens insurrectionnels à utiliser dans la lutte. La tâche des compagnons se concrétise dans la participation au projet et à l’approfondissement avec tous les intéressés, des moyens à utiliser, des méthodes à mettre en œuvre. Même si cette question paraît peut-être simple dans ce schéma, elle s’avère très complexe dans la pratique.
La « coordination des noyaux de bases autonomes » fonctionne donc comme une liaison dans la lutte. Un problème (fort indigeste pour les anarchistes, mais tellement simple pour ceux qui ne le sont pas) apparaît ici : la nécessité, dans le cas d’une attaque de masse contre la structure ennemie, de se distribuer les différentes tâches avant l’attaque, la nécessité de se mettre d’accord, jusque dans les moindres détails, sur ce qui doit se passer. Beaucoup de compagnons imaginent ces moments de lutte comme une grande fête de la spontanéité : la cible est là, juste devant nos yeux, il suffit de s’y rendre, de vaincre les troupes qui la défendent et de la détruire. Je pose le problème en ces termes, même si je sais que de nombreux compagnons y apportent des milliers de nuances ; mais son essence ne change pas. Dans de tels moments, soit tous les participants ont en tête d’une façon précise ce qu’ils ont à faire (dans une lutte au cours de laquelle il faudra affronter une résistance armée), soit seuls quelques-uns savent quoi faire sans que les autres ne le sachent, et alors la confusion qui résultera de l’action sera la même, sinon pire, que si personne n’avait su quoi faire.
Il faut donc un plan. Dans certains cas (comme, par exemple, lors de l’insurrection en Reggio Calabria), la seule distribution d’un tract exigeait un plan militaire armé. Mais ce plan peut-il vraiment être mis à disposition de tous, même si ce n’est que quelques jours avant l’attaque ? Je pense que non. La raison nous dicte la prudence. Dans d’autres situations, les détails du plan d’attaque doivent être mis à disposition de tous les participants. Il en ressort que tout le monde ne peut pas participer, en dehors des personnes qui sont connues d’une manière ou d’une autre, soit parce qu’elles font partie des noyaux de bases, soit parce qu’elles font partie des groupes affinitaires qui participent, à travers l’organisation informelle, à la coordination. Afin d’éviter une infiltration très probable par les services de police et de renseignements, les personnes inconnues doivent être garanties par des personnes connues. Cela peut être regrettable, mais ce n’est pas évitable.
La situation se complique lorsque le projet est connu, même si ce n’est que dans ses grandes lignes, par un grand nombre de compagnons souhaitant participer aux actions d’attaque évoqués plus haut. Dans ce cas, l’affluence peut être considérable (trois cents compagnons environ, provenant de toute l’Italie et de l’étranger, se sont rassemblés durant les quelques jours précédant la tentative de l’occupation de la base à Comiso) et la nécessité d’éviter la présence d’infiltrés se faisait beaucoup plus pressante. Les compagnons qui arrivent au dernier moment pourraient donc se sentir exclus de l’organisation de l’attaque et risquent de ne pas comprendre ce qui est en train de se passer. Cette remarque s’applique également à tous ceux qui décideront de ne pas se soumettre à la vérification décrite précédemment.
Et maintenant, deux questions pour conclure :
Pourquoi considérons-nous la méthode et le projet insurrectionnels comme les moyens les plus adéquats pour la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui ?
Qu’attendons-nous de l’utilisation de moyens insurrectionnels dans une situation qui n’est pas déjà une insurrection en cours ?
En ce qui concerne la première question, c’est l’analyse des conditions sociales et économiques actuelles qui permet de comprendre pourquoi ces moyens sont les plus adéquats ; comment chaque lutte menée à partir des structures de synthèse, reproduisant plus ou moins tous les défauts des formes de partis du passé, est soit impossible, soit vouée à la restructuration de la domination.
Quant à la deuxième question, on peut répondre que nul ne sait quelles sont les conditions qui permettraient à priori le développement d’une insurrection. N’importe quelle occasion peut s’avérer la bonne, même s’il s’agit d’une petite expérimentation d’apparence négligeable. Mais le développement d’un projet de lutte insurrectionnelle à partir d’un problème spécifique qui, en tant que fait répressif, touche profondément des masses considérables d’exclus, ne peut se ramener à une simple « expérimentation ». C’est l’insurrection en cours, dans laquelle il faut pourtant éviter de surévaluer ce qui commence petit et finira probablement tout aussi petit. Ce qui compte, c’est la méthode, et les anarchistes ont encore un long chemin à parcourir pour y parvenir. Ils ne se révèleraient pas, sinon, aussi peu préparés aux rendez-vous de tant de soulèvements populaires, aujourd’hui comme hier.