Alfredo Cospito
Qui est là est là et qui n’est pas là n’est pas là
Pendant ces trois années je me suis trouvé face à des choix qui m’ont mené à travers un parcours plein de carrefours et d’embûches.
Comme dans un champ miné, j’ai dû décider, après mûres réflexions, où mettre les pieds ; ce qui était en jeu c’était mon orgueil et le respect que j’ai de moi-même. Le premier choix que j’ai dû affronter a été celui entre continuer à apporter ma contribution ou bien laisser couler le temps de la taule, en attendant patiemment de sortir. Même si ma situation me restreint, j’ai choisi de continuer à apporter ma contribution à travers la parole écrite. Une fois cette décision prise, je me suis trouvé face à une deuxième embûche : me limiter, du « haut » de mon « statut » (sic.) de prisonnier « révolutionnaire », à dispenser des bénédictions à droite et à gauche, approuvant toute pratique anarchiste, en faisant bien attention à ne pas me créer des ennemis, ou bien utiliser l’arme de la critique, même dure, essayant d’ébaucher des analyses, d’ouvrir des débats. J’ai choisi le chemin le plus simple (du moins pour moi) : pousser ma critique à ses aboutissement extrêmes, sans mâcher les mots, quitte à me faire incendier et me retrouver isolé (moins de lettres, moins de nouvelles, moins de solidarité en général).
Toujours conscient, cependant, qu’entre pensée et action il y a un abyme.
Dans les mots, même fort, il y a toujours quelque chose qui sonne faux, même quand ils portent avec eux des risques réels, concrets, qui se traduisent en des années de taule pour apologie ou incitation à crimes et délits.
Dans « ma » cellule, les mots que j’écoute avec le plus d’attention sont toujours ceux qui suivent les actions, ceux qui se font chair et sang. Ils sont vivants, réels, on ne peut pas s’y méprendre. Ils se détachent de l’incessant jacasser ambiant d’un mouvement anarchiste enfermé sur lui-même, atteint par un manque de courage et de fantaisie embarrassant. Un mouvement qui se nourrit d’apparence, de rhétorique et parfois de démagogie, avec ses rassemblements, ses assemblées, ses manifestations communicatives, ses campagnes d’information et d’implantation sur le territoire, un blabla qui ne s’arrête jamais. Les revendications, tu peux ne pas être d’accord avec, mais tu es sûr qu’elles sont sincères, parce que filles d’une action, parce que écrites en se mettant en jeu pour de vrai, en risquant sa propre vie. En ces temps de réalité virtuelle, cela n’est pas rien. Et puis, quand ces revendications se parlent entre elles, en devenant des campagnes d’actions, le brouhaha ambiant, le jacassement, disparaît définitivement et tout devient plus sérieux, plus dangereux, plus vrai.
La plupart des anarchistes, ici en Italie aujourd’hui, me paraissent malades d’un grégarisme et d’une prudence soporifique. Nous sommes limités par milles peurs : la peur d’être enterrés vivants dans quelque taule, la peur de mourir pendant une action, la peur de rester seuls, sans le consensus des gens ou mis de côté par nos compagnon.nes e.lles.ux-mêmes. Vaincre ces peurs nous rendrait plus lucides. De nombreuses « luttes » sont bâties sur ces peurs, sont le produit de ces peurs. La peur nous empoisonne, les compromis sont ses fruits empoisonnés. Puis, c’est le tour des jolis mots, des jolies théories, les jolies stratégies à long terme, de colorer en rose toute cette merde, nous poussant à la prudence, au « réalisme » politique. Mais malheureusement, même peinte en rose, la merde reste de la merde. Justement à cause de cela, pour un anarchiste les demi-mesures ne devraient avoir aucun sens. Avec l’avancée de la technologie (le bras armé de la civilisation) le temps à notre disposition est limité. La civilisation se nourrit de tout et de son contraire. Démocraties et dictatures, science et religion, libertés civiles et libre marché, consensus et contrainte, capitalisme et socialisme, éco-compatibilité et centrales nucléaires… Milles facettes d’un seul phénomène, celui de la civilisation, gardées ensemble par le collant d’une technologie toujours plus envahissante, qui n’est pas seulement en train d’anéantir l’humain, mais aussi de bouleverser la vie sur cette planète en profondeur. Avec une mise de cette taille, toute demi-mesure, toute action non destructrice, reste un palliatif inutile, une impardonnable perte de temps. Il ne faut plus écouter les belles âmes de la « révolution », qui trouvent toujours une excuse pour repousser, pour compliquer les choses. L’attentisme et le gradualisme ne cessent d’être en permanence justifiés par l’excuse selon laquelle nous devrions être compris des gens et être implantés sur le territoire. En misant sur la soi-disant « reproductibilité » des petites actions on arrive à des pratiques toujours plus insignifiantes, qui débouchent dans la résistance passive ou dans des blocages civilisés de routes ou de trains, toujours bien pesés, jamais excessifs, repoussant l’affrontement violent avec le système à un lendemain qui n’arrivera jamais. Le prosélytisme ne sert à rien, le fait de trop approfondir, de trop creuser, nous rend vides, inoffensifs.
Trop d’informations équivalent à l’absence d’informations. Il y a trop de mauvaise odeur d’intellos, trop de mauvaise odeur de politique, trop de mauvaise odeur de peur.
Que faire ? Chercher ses affins, encourager par l’action les forces réelles, vivantes. « Jeter le cœur au-delà de l’obstacle », ne se souciant plus des conséquences et des stratégies « révolutionnaires », en contrant la recherche spasmodique et obsessive du consensus ; porter des positions qui mettent en danger la vie paisible des spécialistes de la parole, des professionnels des assemblées. Nous donner les instruments pour communiquer entre nous sans autorité, sans nous connaître personnellement, à travers les mots qui suivent les actions, en dépassant les beaux parleurs, nous débarrassant une fois pour toutes des porte-paroles de l’idéologie et des professionnels de la médiation. Les campagnes d’action, déjà mises en pratique et efficaces, sont le plus grand résultat de cette communication sans autorité hors de toute organisation ou coordination.
Nous confiant à nos instincts les plus irrationnels, les plus naturels : rage, haine, amour, fraternité, sororité, vengeance.
Que la volonté de destruction ne devienne plus jamais créatrice, il n’y a rien à construire.
Que l’action parle, maintenant, tout de suite.
Qui est là, est là ; qui n’est pas là, n’est pas là.