Titre: Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours
Auteur·e: Alexandre Skirda
Date: 1987
Source: https://www.scribd.com/document/53691656/Autonomie-Individuelle-et-Force-Colletive-Les-anarchistes-et-l-organisation-de-Proudhon-a-nos-jours

    I. La faillite du socialisme et les échecs de l'anarchisme

    II. De l'individu stirnérien au producteur proudhonien

    III. Bakounine : Programmes de l'anarchisme révolutionnaire

    IV. L'organisation bakouniniste

    V. L'Alliance, l’AIT et l'affrontement avec Marx

    VI. L'AIT fédéraliste : apogée et disparition

    VII. La propagande par le fait et l'« Anarchie subventionnée »

    VIII. Anti-organisationnels et bombistes

    IX. De la libre entente au « Parti ouvrier anarchiste (CGT) »

    X. Les individualistes, la révolution russe de 1905 et le congrès d'Amiens (1906)

    XI. Le Congrès anarchiste international d'Amsterdam (1907)

    XII. Les cégétistes libertaires et les illégalistes (Bonnot et cie) en action

    XIII. L'Union sacrée et la « der des ders »

    XIV. Le « mirage du soviétisme » et la crise de l’anarchisme

    XV. La Plate-forme organisationnelle du groupe Diélo Trouda

    XVI. Le débat sur la Plate-forme

    XVII. La CNT-FAI en 1936-1939

    XVIII. L'OPB et la FCL (Fédération communiste libertaire)

    XIX. La sortie du tunnel : mai 1968

    XX. Se donner les moyens de ses fins

  TEXTES & DOCUMENTS

    1. Diélo trouda. Le problème organisationnel et l'idée de synthèse

    2. GROUPE DES ANARCHISTES RUSSES À L'ÉTRANGER La Plate-forme organisationnelle de l'Union Générale des Anarchistes (Projet) 20 juin 1926

      Introduction

      Partie générale

        1. LA LUTTE DES CLASSES, SON RÔLE ET SON SENS

        II. LA NÉCESSITÉ D'UNE RÉVOLUTION SOCIALE VIOLENTE

        III. L'ANARCHISME ET LE COMMUNISME LIBERTAIRE

        IV. LA NÉGATION DE LA DÉMOCRATIE

        V. LA NÉGATION DE L'ÉTAT ET DE L'AUTORITÉ

        VI. LE RÔLE DES ANARCHISTES ET DES MASSES DANS LA LUTTE ET LA RÉVOLUTION SOCIALES

        VII. LA PÉRIODE TRANSITOIRE

        VIII. ANARCHISME ET SYNDICALISME

      Partie constructive

        1. LE PROBLÈME DU PREMIER JOUR DE LA RÉVOLUTION SOCIALE

        2. La production

        3. La consommation

        4. La terre

        5. La défense de la révolution

      Partie organisationnelle

        1. L'UNITÉ IDÉOLOGIQUE

        2. L'UNITÉ TACTIQUE OU MÉTHODE COLLECTIVE D'ACTION

        3. LA RESPONSABILITÉ COLLECTIVE

        4. LE FÉDÉRALISME

    3. Supplément à la plate-forme organisationnelle (Questions et Réponses) 2 novembre 1926

    4. GROUPE D'ANARCHISTES RUSSES A L'ÉTRANGER La réponse aux confusionnistes de l'anarchisme (Paris, août 1927)

      AVANT-PROPOS

      1. Les causes de la faiblesse du mouvement anarchiste

      2. La lutte des classes dans le système anarchiste

      3. Sur le problème de la direction des masses et des événements au point de vue idée

      4. L'idée de la période transitoire

      5. Le problème de la production

      6. La défense la Révolution

      7. L'Organisation anarchiste

    5. Piotr Archinov L'ANCIEN ET LE NOUVEAU DANS L'ANARCHISME (Réponse au camarade Malatesta)

    6. L'Organisation « Nabat » en Ukraine 1919-1920

    7. Maria Isidine ORGANISATION ET PARTI

    8. Piotr Archinov ÉLÉMENTS NEUFS ET ANCIENS DANS L'ANARCHISME (Réponse à Maria Isidine)

    9. Georges Fontenis Sur l'OPB

    10. Groupe Kronstadt Paris Projet de Principes organisationnels communistes libertaires

    11. Organisation Révolutionnaire Anarchiste Contrat organisationnel

Fonder la liberté des individus, en organisant l'initiative des masses.

P. J. Proudhon, Confessions d'un révolutionnaire, 1849.

J'ai cette conviction que le temps des discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle.

Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'œuvre du prolétariat lui-même.

Michel Bakounine, Lettre aux compagnons de la Fédération Jurassienne, 1873.

Ce qu'il faut se fourrer dans le siphon, c'est que nous n'avons aucun appui à espérer. Notre biceps peut seul nous émanciper.

Émile Pouget, Le Père Peinard, octobre 1894.

L'anarchisme n'est pas une belle fantaisie, ni une idée abstraite de philosophie, c'est un mouvement social des masses laborieuses. Pour cette raison déjà, il doit rallier ses forces en une organisation générale constamment agissante comme l'exigent la réalité et la stratégie de la lutte sociale des classes.

Plate-forme organisationnelle du groupe des anarchistes russes à l'étranger, 1926.

On peut comprendre aisément pourquoi je ne peux rester indifférent à l'état d'insouciance et de négligence qui existe actuellement dans nos milieux. D'une part, cela empêche la création d'un collectif libertaire cohérent, qui permettrait aux anarchistes d'occuper la place qui leur revient dans la révolution et, d'autre part, cela permet de se contenter de belles phrases et de grandes pensées, tout en se dérobant lorsqu'il faut passer à l'action.

[...] La responsabilité et la discipline organisationnelle ne doivent pas effrayer : elles sont les compagnes de route de la pratique de l'anarchisme social.

Nestor Makhno, Sur la discipline révolutionnaire, 1926.

Une organisation révolutionnaire est d'abord et surtout un moyen d'action effective du prolétariat dans son processus libérateur, et ne peut en aucun cas constituer une fin en soi. C'est un catalyseur radicalisant des luttes menées, un laboratoire vivant d'expériences et d'analyses, un lieu de confrontations, d'informations, de liaison et de coordination. Son rôle essentiel consiste à répercuter, centraliser et rendre exemplaire tout le travail militant accompli par ses membres.

Groupe Kronstadt, Paris, 1971.

I. La faillite du socialisme et les échecs de l'anarchisme

La Révolution française a inauguré l'ère des révolutions modernes. Son souvenir a hanté tout le XIX[e] siècle. D'autres Bastilles ont connu alors des assauts et peu à peu, de coups de main en insurrections, culminant avec l'extraordinaire bouillonnement de 1848 et le mouvement communaliste parisien de 1871, le projet révolutionnaire a pris forme. Depuis lors, la perspective de sa réalisation a incessamment préoccupé ses partisans. Or, au cours des tentatives et expériences menées en son nom, bien des difficultés sont apparues. Elles ont résidé tout autant dans une définition aussi précise que possible de ses objectifs que dans le choix des voies à emprunter pour les atteindre.

Ainsi, tandis que ce siècle s'achève et qu'il aurait dû, selon les prévisions certaines des « prophètes » socialistes, voir s'accomplir l'« émancipation du genre humain», nous pouvons affirmer, sans crainte d'être démenti de sitôt, hélas, qu'il n'aura pas tenu les promesses suscitées à son début. Il devient, en particulier, de plus en plus évident que l'extraordinaire développement technique et scientifique ayant marqué notre époque n'a apporté qu'amères désillusions ou tragiques désenchantements à ceux qui avaient placé en ce progrès leurs espoirs de libération. Devant l'obstination des faits, l'Histoire a piétiné, patiné, puis dérapé dans tous les sens. Lorsque son masque est tombé, on s'est aperçu que de petits matins blêmes avaient succédé aux grands soirs révolutionnaires.

Devant ces lendemains loin d'être radieux et chantants, peut-on en conclure que l'idée même de révolution sociale soit devenue obsolète ? Absolument pas. Nous sommes persuadés, quant à nous, qu'elle reste bien au contraire la seule perspective d'une société véritablement humaine. Ce nonobstant les conditionneurs, les obscurantistes et décerveleurs en tout genre ; ce, en dépit des modes et des looks, des faux nez socialistes et des crimes marxistes-léninistes ; ce, malgré les renégats à leur classe, les blasés et le je-m'en-foutistes apolitiques qui s'imaginent rester indemnes en se tenant à l'écart de la guerre sociale.

Mais à quoi imputer le dévoiement et les échecs répétés de l'idéal révolutionnaire, son discrédit et un bilan « globalement négatif», subi malheureusement par une bonne partie de la population terrienne ? La réponse appropriée demanderait une longue et minutieuse étude de toute une série de facteurs et d'influences diverses. Nous espérons pouvoir ultérieurement mener une telle recherche ; pour l'heure, nous allons nous contenter d'en donner quelques éléments très condensés.

Tout d'abord, il y a eu une confusion certaine sur l'idée même de révolution. Elle a été identifiée par les idéologues socialistes tantôt au « droit au travail » (en 1848), tantôt au droit du travailleur à disposer entièrement du produit de son labeur, puis à la simple organisation rationnelle d'une société de producteurs, ou bien encore et surtout à la conquête préalable du pouvoir d'État. Ceci dans le but de donner au gouvernail social la direction conforme aux intérêts de la classe la « plus nombreuse et la plus pauvre » — le prolétariat —, en fait à ceux qui se sont chargés de représenter sa « mission historique». Cette évolution a permis l'émergence d'une nouvelle classe « socialiste » : les Capitalistes du Savoir ou travailleurs intellectuels.

Quand on examine le résultat de ce profond engouement pour l'essor industriel, on constate qu'il n'a rapporté que des miettes à ses exécutants ouvriers, rendant leur sort, certes, plus supportable qu'auparavant, mais tout aussi précaire, comme on peut aisément le voir de nos jours. Cette aspiration à la seule « administration des choses » par le bon « gouvernement des hommes » a reposé chez les socialistes et leurs affidés sur une analyse « catastrophiste » de l'évolution du système capitaliste. Celui-ci était destiné, dans leur esprit, à périr prochainement, victime de ses innombrables contradictions. La patience suffisait et devenait la vertu cardinale du socialisme « scientifique». Il faut dire et souligner que cette croyance a été partagée, d'une autre façon, par les anarchistes et des révolutionnaires sincères, ainsi que par un bon nombre de prolétaires. De là, à l'opposé, leur impatience et une foi quelque peu naïve dans une révolution spontanée et une transformation immédiate des rapports sociaux. Ils étaient encouragés dans cette voie par ceux qui refusaient de « légiférer l'avenir». Calcul habile et profitable pour dissimuler l'ambition d'une nouvelle classe dominante et pour escamoter les véritables rapports de force existant entre les révolutionnaires et leurs ennemis désignés ou potentiels. Cet affaiblissement de la vigilance a entraîné de nombreux prolétaires à se lancer, souvent à corps perdu, dans des combats insurrectionnels. Cela sans être suffisamment conscients et critiques ni sur l'orientation de leurs efforts, ni sur la récupération des acquis de leurs luttes par des ennemis nouveaux et intérieurs, trop sous-estimés jusque-là. On l'a bien vu lors des grandes saignées ouvrières de juin 1848, de la Commune de Paris, de la Russie et de l'Ukraine en 1917-1921, enfin de l'Espagne, en 1936-1939.

Notons aussi que la fixation sur les conditions économiques, considérées définitivement comme la clé de voûte de toute rénovation sociale, est allée de pair avec la prédominance du grégaire sur l'individuel, évacuant ainsi une vision plus globale et subversive des rapports de domination. Seul l'anarchisme a fait exception, puisqu'au contraire il a fait de l'existence de l'individu le point de départ et d'arrivée de son projet révolutionnaire. Pour lui, l'individu est non seulement producteur et consommateur, mais également un être humain doué de conscience critique et aspirant à l'harmonie sociale à travers le jeu des autonomies individuelles.

L'imprécision des idéologies du XIX[e] siècle s'est reflétée dans la « valse des étiquettes » : les uns et les autres se sont tour à tour dénommés « collectivistes», « socialistes-révolutionnaires», « communistes», « social-démocrates», jusqu'à ce qu'une décantation laisse en présence les tenants d'un socialisme d'État, dit « scientifique», et les autonomistes fédéralistes, devenus par la suite anarchistes ou communistes libertaires. Les premiers furent donc longtemps convaincus de l'effondrement inéluctable du capitalisme par le seul mûrissement des conditions objectives, qu'il suffisait de hâter quelque peu en s'emparant de l'appareil d'État. Il est clair comme le jour que le système s'est avéré plus vivace que prévu et qu'il a même su récupérer intelligemment toute cette contestation factice. Quant à la conquête du pouvoir d'État, elle n'a mené les socialistes de toute obédience qu'à de perpétuels reniements à force de grandes concessions, de compromis et tout bonnement, à de honteuses compromissions avec l'ennemi virtuel — la bourgeoisie capitaliste —, prétendant, par exemple, gérer le capital mieux que les capitalistes ! Tout cela au détriment de leurs fins dernières, sans cesse repoussées à des jours de plus en plus lointains et indistincts.

Aux yeux d'une fraction de ces socialistes d'État, le système tardant à s'écrouler, il devint urgent d'agir sur les conditions subjectives et d'encadrer les efforts du « Prométhée » prolétaire. C'est ainsi que la conception blanquiste de la minorité révolutionnaire, revue et corrigée à la « sauce tartare » par Lénine, a donné naissance à une organisation de type nouveau : le Parti bolchevique. Se considérant comme le dépositaire exclusif des intérêts historiques du prolétariat industriel et se donnant par suite le droit d'agir en son nom et lieu, ce parti s'est imposé depuis une soixantaine d'années, en exerçant une véritable OPA sur tout le mouvement révolutionnaire international. On connaît les résultats désastreux de son hégémonie : partout où il a triomphé, bien loin de supprimer l'inégalité économique et sociale, il n'a fait que l'augmenter et l'ancrer davantage. A des autocrates faibles et vieillissants ont succédé des partocrates implacables et omnipotents. En résumé, la lutte des classes, initialement à fin émancipatrice, s'est transformée chez les socialistes étatistes, réformistes ou totalitaires, en une banale « lutte des places». Formule plaisante, mais bien significative.

En ce qui concerne le second terme de l'alternative — objet du présent ouvrage —, les anarchistes ou communistes libertaires, ils ont prôné de tous temps la prise en main, directe et indépendante de toute tutelle de parti ou d'État, par les exploités de leurs destinées. Cela en abolissant le capitalisme privé ou d'État, ainsi que toutes les formes de domination politique, afin d'y substituer un régime économique et social où la production des biens de consommation et les rapports humains seraient en relation directe avec les besoins et désirs réels des hommes et femmes, groupés en communes autonomes librement fédérées. Idéal longtemps jugé utopique, mis en pratique cependant de manière probante — malgré des circonstances extrêmement difficiles — lors des deux expériences révolutionnaires de l'Ukraine orientale, en 1917-1921, et de l'Espagne libertaire, en 1936-1939. Ceci a démontré que les utopistes n'étaient pas ceux que l'on pensait, mais plutôt ceux pour qui tout peut continuer comme avant, en aménageant par-ci par-là le régime d'exploitation ; ce qui revient en fait à le faire perdurer et à reculer sans arrêt les échéances fatales.

Toutefois, si l'anarchisme est apparu comme la composante radicale d'un projet révolutionnaire authentique et si ses thèses critiques ont été maintes fois confortées par l'évolution historique et conservent, par conséquent, une indéniable actualité, les moyens préconisés et la pratique organisationnelle adoptée ont parfois conduit à des malentendus ou même à des impasses. Cohérence et cohésion ont souvent fait défaut. C'est cela qui fait problème. Ballottés entre une autonomie individuelle poussée et une démarche collective, parfois pesante, les libertaires ont régulièrement échoué à imprimer aux événements et à l'évolution historique une tournure définitivement émancipatrice. Peut-on attribuer cet échec à un contexte défavorable, à des lois objectives incontournables, à la nature humaine, ou bien à une incapacité congénitale, à un « ventre mou » de la doctrine et à une carence remédiable ? On pourrait disserter longuement sur chacun de ces aspects, mais les idées anarchistes se fondent principalement sur la volonté d'être et d'agir de chacun et de tous. Aussi, il nous semble primordial de rechercher les explications subjectives de cet échec à travers l'élaboration de la pensée anarchiste, telle qu'elle est apparue depuis plus d'un siècle, en la liant étroitement aux différentes expériences sociales et pratiques organisationnelles qu'elle a pu faire naître. Notre propos ne sera pas de dresser un inventaire complet des conceptions anarchistes, mais de mettre en relief quelques-unes de leurs expressions les plus claires et le plus en rapport avec le projet révolutionnaire. Nous situerons bien entendu le contexte social et historique dont elles ne sauraient en aucun cas être isolées, et nous mettrons l'accent sur les écueils et obstacles qu'elles ont rencontrés. A la suite de cet examen approfondi, nous tenterons d'actualiser les données de la question.

II. De l'individu stirnérien au producteur proudhonien

Les idées anarchistes apparaissent pendant les années 1840, en réaction aux professions de foi socialistes et communistes devenues courantes depuis peu. Remarquons le paradoxe : celles-ci étaient nées en s'opposant à l'individualisme « bourgeois » et désiraient le bien du « plus grand nombre». A son tour, l'anarchisme s'affirme contre la prétention sociétaire à régenter l'individu et prône son émancipation face aux contraintes de l'État-multitude. Pour Stirner et Proudhon, lesquels expriment le mieux cette réaction à l'époque, l'individu est un être en chair et en os, unité de base de la société, à nul autre pareil et n'ayant rien à voir avec l'homme « total», fantôme du devenir historique ou religieux qu'ont voulu imposer les partisans de la grégarité communautaire ou étatique, à savoir les Saints-Simoniens, les Fouriéristes, les Cabétiens et autres idéologues de la sociabilité. Encore que chez eux certains individus aient été destinés à jouer un rôle particulier et élitaire, de « prophètes » en somme, et en tant que tels aient eu une tendance certaine à s'attribuer des mérites et un destin qui les ont transformés, à la longue, en caste ou classe prédominante. Cela bien entendu, en attendant l'avènement de la société communiste paradisiaque promise.

Il en est tout autrement chez Stirner : pour lui, l'individu est l'« Unique», l'« égoïste » qui agit en fonction de ses propres intérêts, sans pour autant léser ceux d'autrui ni exclure toute forme d'association librement consentie, refusant en revanche la tutelle de l'État sous toutes ses formes. Cette association est un contrat passé avec d'autres individus autonomes, sur une base absolue de réciprocité et pour une durée déterminée, donc résiliable aussitôt que nécessaire :

« Si je puis utiliser (tout autre être), je me mets d'accord avec lui et m'unis avec lui, afin de renforcer mon pouvoir par cet accord et de faire plus, grâce à notre force commune, je ne vois absolument rien d'autre qu'une multiplication de ma force et je ne la fais durer qu'aussi longtemps qu'elle est ma force multipliée. Mais, ainsi, c'est une association. »[1]

L'individu stirnérien n'est plus une « force de travail » soumise à la volonté de la collectivité ; il « utilise l'association et l'abandonne sans souci de devoir ou de fidélité, quand il pense ne plus pouvoir en tirer aucun profit d'elle». Il n'y a là pour lui aucun sacrifice, car il n'y consent que pour son propre profit, par intérêt personnel. Pour ce qui est du sacrifice, il ne « sacrifie que ce qui n'est pas en son pouvoir, c'est-à-dire qu'il ne sacrifie rien du tout. »

Signalons que Stirner établit une distinction entre révolution et révolte. Si la première

« consiste dans un renversement des conditions, de l'état des choses existant (“status”) de l'État ou de la société, c'est par conséquent un acte politique ou social. La seconde a, certes, comme conséquence inévitable une transformation des conditions, mais elle n'en part pas. Trouvant son origine dans le mécontentement des hommes avec eux-mêmes, ce n'est pas une levée de boucliers, mais un soulèvement des individus, un surgissement sans égards pour les institutions qui en sortent. La révolution avait pour but de nouvelles institutions, la révolte, elle, nous amène à ne plus nous laisser organiser, mais à nous organiser nous-mêmes et ne place pas de brillantes espérances dans des “institutions”. Combat contre l'ordre établi, puisque, quand elle réussit, celui-ci s'écroule de lui-même, elle n'est que la difficile extraction du moi hors de cet ordre. »

Si pour Stirner, la force de travail de l'individu doit se libérer de la tutelle sociale, chez Proudhon l'individu est surtout le producteur qui est dépossédé de son produit par la bourgeoisie, classe dominante. Il croit en la valeur de l'association et à la fédération des hommes, lesquels, après avoir établi entre eux des groupements de producteurs et de consommateurs, selon leurs besoins et leurs désirs, constituent une force collective antinomique à l'État et aux possédants. Une fois ceux-ci privés de leurs prérogatives, leur pouvoir s'usera et l'exploitation de l'homme fera place à une société expurgée de tout gouvernement : l'Anarchie.

Pour Proudhon aussi, l'individu est « unique » à sa manière ; il possède en lui une capacité fondamentale : sa volonté — son franc arbitre —, laquelle crée l'aspiration à la dignité, à l'indépendance et constitue la condition sine qua non de la liberté :

« Il ne faut pas considérer, comme le font les communistes ou socialistes contemporains, que l'homme n'a de valeur que par la société, qu'il en est le produit, qu'elle lui confère une fonction, une spécialité, qu'il lui doit tout et qu'elle ne lui doit rien. Ce système conduit à la déchéance de la personnalité, à l'absolutisme oriental ou césarien. Il asservit l'individu, pour rendre la masse libre. C'est de la tyrannie et non de l'association. Il n'y a pas d'exemple d'une communauté qui, fondée dans l'enthousiasme, n'ait fini dans l'imbécillité. »[2]

Ces lignes extrêmement lucides ont pris bien du poids depuis et ravivent l'intérêt qu'on peut porter à celui qui écrivait encore que « l'homme ne veut pas qu'on l'organise, qu'on le mécanise ; sa tendance est à la désorganisation, à la défatalisation. »[3]

Cette démarche est sous-tendue par sa finalité éthique : la « dignité » et l'intégrité de chaque individu, au nom de la justice définie comme le « respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise et quelque risque que nous expose sa défense. »[4] Cette visée établit entre les hommes un rapport de connexité et de solidarité qui fonde leur fraternité réelle, garantie par le respect mutuel de leur autonomie individuelle.

Sur un plan plus large, il n'est plus question d’harmonie sociale entre toutes les classes existantes, ni d'association entre le Capital et le Travail mais, à l'inverse, d'une opposition irréductible entre eux, de leur lutte implacable. Ici, Proudhon est rejoint par Marx sur lequel il a indubitablement exercé une influence : l'affirmation d'une lutte de classes absolue, l'importance du travail, du développement des forces productives et des rapports de production, le rôle de la science, le principe idéo-réaliste (qui peut équivaloir à la conception matérialiste de l'Histoire chez Marx). Ils ont encore en commun leur profond athéisme (bien que la Providence soit remplacée chez l'un par l'aspiration à la justice et chez l'autre par le sens de l'Histoire). Malgré ces affinités d'analyse, une grande divergence les oppose néanmoins : la finalité de la lutte des classes. Chez Marx, il s'agit d'une simple permutation historique où le prolétariat succède à la bourgeoisie défaillante ou ayant cessé de jouer son rôle progressiste ; ses acquis restent malgré tout valables. Pour Proudhon, il s'agit d'une rupture profonde et irrémédiable, le rôle de la bourgeoisie est terminé et c'est contre elle que doit s'affirmer le prolétariat, cela hors de son territoire et sans la cautionner en participant à ses simulacres de démocratie. C'est d'ici que naît l'idée de l'abstention politique et d'une lutte totale sur le plan économique ; d'où la nécessité d'organiser la classe ouvrière en dehors de l'influence dominante, de favoriser son développement autonome. Principe qui mène à la théorie anarchiste d'abord, puis au syndicalisme révolutionnaire. La formule proudhonienne « l'atelier doit remplacer le gouvernement » résume cette perspective. Il est à noter également que si pour Marx le prolétariat est représenté exclusivement par les ouvriers de la grande industrie, chez Proudhon, il s'étend aux ouvriers des petites entreprises, aux paysans pauvres et, à la limite, aux petits artisans n'employant personne.

Peu avant de disparaître, Proudhon rappellera son credo : « Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq ans, peuvent se résumer en ces trois mots : fédération agricole-industrielle ; toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : fédération politique ou décentralisation. »[5]

Pour parvenir à ce but, il préconise l'« initiative des masses, par le concert des citoyens, par l'expérience des travailleurs, par le progrès et la diffusion des lumières, la révolution par la liberté». Par l'enchaînement des actes révolutionnaires on arrivera à l'« abolition de tous les pouvoirs, spirituel, temporel, législatif, exécutif, judiciaire, propriétaire. »[6] La force collective qu'il prône ressemble comme une jumelle à la « force multipliée » des Uniques de Stirner, bien qu'elle soit conçue d'une manière plus durable et systématique dans le temps et l'espace. C'est ainsi qu'il déplore qu'en 1848 les Clubs, sociétés populaires par excellence — tout comme les sections de 1793, préfigurant tout autant les Soviets russes —, n'aient joué un rôle plus important, et qu'on n'ait pas songé à les développer et renforcer.

A sa suite ou simultanément, plusieurs quarante-huitards radicaux signent l'acte de naissance de l'Anarchie. Citons le [Manifeste de l'Anarchie]]</em>, d'Anselme Bellegarrigue, le premier périodique anarchiste, publié en 1850, où l'auteur s'en prend à la servitude volontaire, bien dans la lignée d'Étienne de La Boétie : « Vous avez cru jusqu'à ce jour qu'il y avait des tyrans ! Eh bien, vous vous êtes trompés, il n'y a que des esclaves : là où nul n'obéit, personne ne commande. »[7]

Quant à Joseph Déjacque, il attaque avec violence et poésie la hiérarchie et sa muse, l'Autorité : « Duègne édentée, Mégère aux doigts crochus, Méduse au front couronné de vipères, Autorité ! Arrière et place à la liberté !... Place au peuple en possession directe de sa souveraineté, à la commune organisée».[8] Émigré en Amérique, Déjacque lancera à la Nouvelle-Orléans un journal de langue française, Le Libertaire, le devancier de l'organe du même nom fondé, en 1895, par Sébastien Faure et Louise Michel.

Pour mieux mesurer le mérite et l'intérêt de ces convictions libertaires, rappelons le contexte du moment : la réaction louis-napoléonienne sévit en France ; l'esclavage des Noirs a toujours cours aux États-Unis ; celui des « nègres blancs » russes ne sera supprimé qu'en 1861 dans l'empire des tsars ; le machinisme industriel se développe à grands pas, le bagne de l'usine aussi ; dans les arts, règne l'académisme le plus plat et, parmi les doctrines sociales les plus avancées, la « calotte » et le socialisme d'État prédominent. Bref, l'horizon est plus que terne.

III. Bakounine : Programmes de l'anarchisme révolutionnaire

C'est à cette époque que fait irruption sur la scène révolutionnaire européenne celui qu'on a surnommé le « démon de la révolte » et qui va profondément bouleverser les esprits de son temps : Michel Bakounine. Ex-barricadier de 1848, condamné à mort puis gracié trois fois, emmuré pendant huit ans, il parvient à s'enfuir en 1861 de son exil sibérien. Loin d'être abattu par ses longues détentions, il se lance à corps perdu dans le combat révolutionnaire. Après un essai infructueux de débarquement en Pologne, afin d'y secourir les insurgés locaux, il passe par Londres, en 1864. Il y rencontre Marx, à la demande de celui-ci, lequel lui propose d'adhérer à l'Internationale naissante. L'entrevue est amicale, Marx se disculpe de l'accusation d'avoir colporté des calomnies à l'égard de son interlocuteur. D'ailleurs, il écrit peu après à Engels que l'évadé russe « lui a beaucoup plu, je l'ai trouvé mieux qu'autrefois [...] en somme, c'est un des rares hommes que je retrouve après seize ans ayant marché en avant et non en arrière».[9] Rien ne laisse encore prévoir la formidable empoignade qui les opposera bientôt.

Bakounine n'adhère pas tout de suite à l'Internationale, car il se préoccupe de perspectives d'action plus immédiates et il croit davantage à la forme d'organisation secrète, fort répandue depuis des décennies. Il va sans dire à ce propos que dans nul pays il n'est possible alors d'afficher ouvertement des opinions révolutionnaires. Il se rend donc en Italie, jugée propice à ses projets, et se consacre entièrement à l'organisation de réseaux nationaux et internationaux. Il élabore à cette fin plusieurs programmes et statuts de sociétés secrètes ; cela en plusieurs langues et parfois avec des variantes. Tous ces écrits sont bien évidemment manuscrits et resteront longtemps dispersés parmi les correspondants et amis de Bakounine. Ce n'est que récemment que la plupart d'entre eux sont devenus accessibles publiquement. Ils s'échelonnent de 1864 à 1872 et ont été très peu utilisés jusqu'ici par les biographes de Bakounine. Son activité organisationnelle est demeurée par conséquent assez méconnue. C'est la raison pour laquelle nous allons nous y attarder quelque peu.

Le premier programme, en 1864, dit de Florence, est celui de la « [Fraternité internationale révolutionnaire]]</em> » ou « Alliance». Selon son biographe H. E. Kaminsky, cet écrit de Bakounine constitue pour l'anarchisme le « pendant » du [Manifeste communiste]]</em> de Marx.[10] En effet, reprenant et radicalisant les analyses et positions de Proudhon, Bakounine édicte les principes de base de l'anarchisme révolutionnaire. Ce texte a été sous-estimé pour la bonne raison qu'il est resté longtemps manuscrit, jusqu'à ce que Nettlau l'hectographie dans sa monumentale étude et que certains biographes commencent à s'y référer. Étant donné la valeur de ce programme fondateur, il nous paraît bon d'en citer de larges extraits.

Prenant à contre-pied la religiosité de Mazzini et d'autres calotins sociaux, Bakounine affirme que le premier devoir du révolutionnaire est d'être athée et de revendiquer pour la terre et pour l'homme « tout ce que les religions ont transporté dans le ciel et attribué à leurs dieux». Par suite, la morale, débarrassée de « toute théologie et de toute métaphysique divine», n'a d'autre source que la « conscience collective des hommes». Ennemi du « principe d'autorité » et de toutes ses applications et conséquences « soit dans le monde intellectuel et moral, soit dans le monde politique, économique et social», l'anarchiste révolutionnaire reconnaît que la justice s'incarne dans la « réalisation de la plus grande liberté et la plus parfaite égalité de droit et de fait».

Dans un passage d'une limpidité remarquable, il définit la conception anarchiste de l'organisation sociale et politique :

« Il faut qu'il [le révolutionnaire] soit fédéraliste, comme nous, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son pays. Il doit comprendre que l'avènement de la liberté est incompatible avec l'existence des États. Il doit vouloir par conséquent la destruction de tous les États et en même temps celle de toutes les institutions religieuses, politiques et sociales ; telles qu'Églises officielles, armées permanentes, pouvoirs centralisés, bureaucratie, gouvernements, parlements unitaires, universités et banques de l'État, aussi bien que monopoles aristocratiques et bourgeois. Afin que sur les ruines de tout cela puisse s'élever enfin la société humaine libre et qui s'organisera désormais non plus, comme aujourd'hui, de haut en bas et du centre à la circonférence, par voie d'unité et de concentration forcées, mais en partant de l'individu libre, de l'association libre et de la commune autonome, de bas en haut et de la circonférence au centre, par voie de fédération libre.

Il faut qu'il adopte, tant en théorie qu'en pratique et dans toute l'ampleur de ses conséquences, ce principe : tout individu, toute association, toute commune, toute province, toute région, toute nation ont le droit absolu de disposer d'elles-mêmes, de s'associer ou de ne point s'associer, de s'allier avec qui elles voudront et de rompre leurs alliances sans égard aucun pour les soi-disant droits historiques, ni pour les convenances de leurs voisins ; et qu'il soit fermement convaincu que seulement lorsqu'elles seront formées par la toute-puissance de leurs attractions et nécessités inhérentes, naturelles et consacrées par la liberté, ces nouvelles fédérations des communes, des provinces, des régions et des nations deviendront vraiment fortes, fécondes et indissolubles».[11]

Retenons un autre passage où le droit national est analysé d'une façon on ne peut plus actuelle :

« Il faut donc que [le candidat à l'adhésion à l'Alliance] réduise le soi-disant principe de la nationalité, principe ambigu, plein d'hypocrisie et de pièges, principe d'État historique, ambitieux, au principe bien plus grand, bien plus simple, et le seul légitime, de la liberté : chacun, individu ou corps collectifs, étant ou devant être libre, a le droit d'être lui-même, et personne n'a celui de lui imposer son costume, ses coutumes, sa langue, ses opinions et ses lois ; chacun doit être absolument libre chez soi».

Il va de soi que cette liberté nationale ne débouche pas sur un « patriotisme de clocher», bien au contraire :

« toutes ces idées étroites, ridicules, liberticides et par conséquent criminelles de grandeur, d'ambition et de gloire nationale, bonnes seulement pour la monarchie et pour l'oligarchie, aujourd'hui également bonnes pour la grande bourgeoisie, parce qu'elles leur servent à tromper les peuples et à les ameuter les uns contre les autres pour mieux les asservir».

Autre point capital :

« Le travail, étant seul producteur des richesses sociales, quiconque en jouit sans travailler est un exploiteur du travail d'autrui, un voleur, et le travail étant la base fondamentale de l'humaine dignité, l'unique moyen par lequel l'homme conquiert réellement et crée sa liberté, tous les droits politiques et sociaux ne devront appartenir désormais qu'aux seuls travailleurs».

Nous trouvons ici la ligne directrice d'après laquelle va s'enclencher le syndicalisme révolutionnaire.

De même pour le problème paysan :

« La terre, don gratuit de la nature à chacun, ne peut être et ne doit être la propriété de personne. Mais ses fruits en tant que produit du travail, ne doivent revenir qu'à ceux qui la cultivent de leurs mains».

Relevons encore la rupture d'avec la vision patriarcale et familiale de Proudhon : la femme et l'enfant sont perçus comme des individualités en tous points égales de l'homme :

« La femme, différente de l'homme mais non à lui inférieure, intelligente, travailleuse et libre comme lui, doit être déclarée dans tous les droits politiques et sociaux son égale ; dans la société libre, le mariage religieux et civil doit être remplacé par le mariage libre et l'entretien, l'éducation et l'instruction de tous les enfants devront se faire également pour tous, aux frais de la société, sans que celle-ci, tout en les protégeant soit contre la stupidité, soit contre la négligence, soit contre la mauvaise volonté des parents, ait besoin de les en séparer, les enfants n'appartenant ni à la société, ni à leurs parents, mais à leur future liberté».

A propos justement de liberté, notons un passage où Bakounine la définit de très belle manière :

« Il n'est point vrai que la liberté d'un homme soit limitée par celle de tous les autres. L'homme n'est réellement libre qu'autant que sa liberté, librement reconnue et représentée comme par un miroir par la conscience libre de tous les autres, trouve la confirmation de son extension à l’infini dans leur liberté. L'homme n'est vraiment libre que parmi d'autres hommes également libres : et comme il n'est libre qu'à titre humain, l'esclavage d'un seul homme sur la terre, étant une offense contre le principe même de l'humanité, est une négation de la liberté de tous. La liberté de chacun n'est donc réalisable que dans l'égalité de tous. La réalisation de Ia liberté dans l'égalité du droit et du fait est la justice. »

En ce qui concerne la réalisation de la révolution sociale, on pourrait penser que la Commune de Paris, en 1871, s'est inspirée du plan établi par Bakounine :

« En même temps qu'elle se localisera partout, la révolution prendra nécessairement un caractère fédéraliste. Aussitôt après avoir renversé le gouvernement établi, les communes devront se réorganiser révolutionnairement, se donner des chefs, une administration et des tribunaux révolutionnaires, bâtis sur le suffrage universel et sur la responsabilité réelle de tous les fonctionnaires devant le peuple. Pour défendre la révolution, leurs volontaires formeront en même temps une milice communale».

Cependant, aucune commune ne restera isolée, sinon elle périra et elle aura donc pour « nécessité de propager la révolution au-dehors, de soulever toutes les communes voisines à mesure qu'elles se soulèveront, de se fédéraliser avec elles pour la défense commune». Les délégués ou députés envoyés par chaque commune à « un point de réunion convenu » seront « investis de mandats impératifs, responsables et révocables». Des « propagateurs révolutionnaires » et non des « commissaires révolutionnaires officiels avec des écharpes quelconques», seront envoyés dans la province et dans toutes les communes et associations insurgées. Soulignons que presque toutes ces positions et tous les principes définis ne sont pas des inventions personnelles de Bakounine ; pour la plupart, ils cheminaient souterrainement depuis les années 1830. Par contre, leur expression et la synthèse opérée sont tout à fait nouvelles et ce n'est nullement le fait du hasard : Bakounine avait beaucoup lu les écrits saint-simoniens, fouriéristes et proudhoniens. En outre, il avait été « instruit » par son expérience personnelle de quarante-huitard européen. C'est donc inspiré par la maturation théorique et les fruits de l'expérimentation sociale qu'il a rédigé ce programme.

Bakounine rédige une autre version de ce programme pour des amis suédois ; c'est à partir de Suède, en effet, qu'il a tenté une expédition de renfort en Pologne, lors de l'insurrection de 1863, et il se préoccupe toujours d'y conserver des points d'appui pour des actions ultérieures vers la Russie. Il convient de donner une explication sur la forme d'organisation secrète préconisée : vu les circonstances de l'époque, c'est la seule possibilité pratique pour ceux qui veulent changer le monde. De plus, Bakounine a été influencé par un bref et décevant passage à la Franc-Maçonnerie et surtout par les habitudes conspiratrices des Italiens ex-mazziniens qui l'ont rejoint. Sur le fond, il ne croit qu'en l'action de masse et conserve là-dessus ses convictions juin-quarante huitarde ; cependant, il estime indispensable l'existence d'une organisation secrète qui servirait en quelque sorte d'« état-major » à la révolution. Un état-major anonyme et secret qui se garderait bien de se substituer au peuple dans sa lutte émancipatrice. Là, il se distingue nettement de la société secrète de type blanquiste « bien autrement réglementée et organisée d'une manière tout à fait despotique, digne de l'esprit impérieux de Louis [Blanqui]». La finalité de la conception bakouniniste s'en démarque totalement : il ne s'agit pas d'établir la dictature d'un seul ou d'un groupe de conspirateurs, ni d'un lieu ou ville sur d'autres ; la centralisation

absolue et pour ainsi dire dictatoriale est exclue :

« Je veux que l'ordre, le calme dans les affaires soit le résultat non d'une unique volonté, mais de la volonté collective bien organisée de beaucoup d'associés répandus dans chaque pays et dans tous les pays. C'est mettre l'action occulte, mais puissante de tous les intéressés à la place de la direction d'un seul centre — Mais pour que cette décentralisation devienne possible il faut une réelle organisation, et il n'y a pas d'organisation sans une certaine réglementation — qui n'est à la fin rien que le produit d'une entente ou d'un contrat mutuel».[12]

Au surplus, la démarche est également antagoniste : les fins dernières de la Fraternité bakouninienne sont ouvertement proclamées, le secret ne règne que sur les moyens. Alors que chez les blanquistes tout est secret : tant les objectifs ultimes que les moyens et structures internes, tout cela étant à la dévotion d'un seul homme — le dictateur révolutionnaire —, soit une conception directement héritée des jacobins et de Babeuf.

Dans un programme ultérieur de l'organisation secrète révolutionnaire des « Frères Internationaux » (1868), Bakounine prend d'ailleurs à partie encore plus violemment la conception jacobine ou blanquiste de la révolution. Critique dont nous pouvons, avec le recul du temps, constater la toujours actuelle acuité :

« Il ne faut pas s'étonner si les jacobins et les blanquistes qui sont devenus socialistes plutôt par nécessité que par conviction, et pour qui le socialisme est un moyen, non le but de la Révolution, puisqu'ils veulent la dictature, c'est-à-dire la centralisation de l'État et que l'État les amènera par une nécessité logique et inévitable à la reconstitution de la propriété, il est fort naturel, disons-nous, que ne voulant pas faire une révolution radicale contre les choses, ils rêvent une révolution sanguinaire contre les hommes.

Mais cette révolution sanguinaire fondée sur la construction d'un État révolutionnaire puissamment centralisé aurait pour résultat inévitable, comme nous le prouverons davantage plus tard, la dictature militaire d'un maître nouveau. Donc le triomphe des jacobins ou des blanquistes serait la mort de la Révolution.

Nous sommes les ennemis naturels de ces révolutionnaires, futurs dictateurs, réglementateurs et tuteurs de la Révolution, qui, avant même que les États monarchiques, aristocratiques, et bourgeois actuels, soient détruits, rêvent déjà la création d'États révolutionnaires nouveaux, tout aussi centralisateurs et plus despotiques que les États qui existent aujourd'hui, qui ont une si grande habitude de l'ordre créé par une autorité quelconque d'en haut et une si grande horreur de ce qui leur paraît les désordres et qui n'est autre chose que la franche et naturelle expression de la vie populaire, qu'avant même qu'un bon et salutaire désordre se soit produit par la révolution, on rêve déjà la fin et le musellement par l'action d'une autorité quelconque qui n'aura de révolution que le nom, mais qui en effet ne sera rien qu'une nouvelle réaction puisqu'elle sera en effet une condamnation nouvelle des masses populaires, gouvernées par des décrets, à l'obéissance, à l'immobilité, à la mort, c'est-à-dire à l'esclavage et à l'exploitation par une nouvelle aristocratie quasi révolutionnaire».[13]

IV. L'organisation bakouniniste

L’organisation bakouniniste, elle, ne vise à unir qu'une centaine de frères internationaux et un nombre variable de frères nationaux pour chacun des pays européens, tout au plus deux à trois cents pour le plus grand d'entre eux. Leur profil correspond à celui d'« individus dévoués, énergiques, intelligents, et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple, capables de servir d'intermédiaires entre l'idée révolutionnaire et les instincts populaires».

Animés par la passion éthique, ces révolutionnaires exerceront « non pas un pouvoir ostensible quelconque, mais une dictature collective de tous les Alliés... dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel et d'autant plus puissante qu'elle n'aura aucune des apparences du pouvoir».[14]

Bien que Bakounine prenne soin de préciser que si « l’on s’amuse à jouer aux Comités de Salut public et à la dictature officielle, ostensible, vous serez dévorés par la réaction que vous aurez créée vous-mêmes», l'emploi du terme « dictature», même vidé de tout sens par le contexte, se prête à toutes les ambiguïtés. Voyons ce que pense Arthur Lehning de ces « pilotes invisibles au milieu de la tempête révolutionnaire » :

« Il s'agissait pour Bakounine d’inspirer de ses idées un petit groupe d'hommes d’une valeur réelle et efficiente, mais aussi de leur communiquer la volonté d’action. A leur tour, ils devaient agir dans les milieux et sur le plan où ils déployaient leur activité, c'est-à-dire celui de l'organisation et des principes de l'Internationale. Les plus intimes se consultaient entre eux et avec Bakounine. De la sorte, celui-ci était en relation avec des militants de divers pays et entretenait avec eux des rapports personnels soit par correspondance soit par des rencontres occasionnelles. Il pouvait ainsi harmoniser la propagande et éventuellement l'action. Dans le mouvement ouvrier et surtout dans le mouvement révolutionnaire, cette façon d'agir n'a rien de spécial».[15]

James Guillaume, intime de Bakounine, témoigne sur la nature de cette organisation, laquelle n'avait rien de commun avec les anciennes sociétés secrètes où il fallait « obéir à des ordres venus d'en haut» ; ce n'était que le « libre rapprochement d'hommes qui s'unissaient pour l'action collective, sans formalités, sans solennité, sans rites mystérieux, simplement parce qu'ils avaient confiance les uns dans les autres et que l'entente leur paraissait préférable à l'action isolée».[16]

Dans l'organisation bakouniniste, c'est donc la confiance qui lie les membres les uns aux autres. Qu'un membre malveillant s'introduise et elle s'en trouve toute viciée. Bakounine l'apprend à ses dépens à la suite de ses rapports avec Serge Netchaiev. Russe, fils de serf, étudiant brimé par le régime tsariste, Netchaiev conçoit une haine mortelle pour tout le système en place et en arrive à subordonner tous les moyens, avouables ou non, à son objectif ultime : la destruction jusqu'aux racines du tsarisme. Il commence par participer à des mouvements revendicatifs d'étudiants puis, après s'en être assuré le contrôle, les détourne en vaste conspiration contre le régime. Il avance même la date de l'insurrection décisive — 1870 —, assez plausible, car c'est l'année où les paysans, tout juste libérés du servage, doivent encore en subir le lourd fardeau en étant obligés de racheter leurs propres terres à leurs anciens seigneurs. Recherchant des appuis et une caution à ses projets, Netchaiev vient en Suisse, y rencontre Bakounine et, lui faisant miroiter cette apothéose insurrectionnelle sur sa terre natale, le mystifie et abuse de sa confiance : il se fait remettre une somme rondelette (le fonds Bakhmétiev) et mêle le vieil insurgé à ses douteuses intrigues.

De retour en Russie, le grand jour attendu ne donne rien et, pris à son propre piège, Netchaiev assassine un étudiant dont le seul tort est d'avoir mis en doute son autorité et la réalité de ses projets. L'enquête policière ne tarde pas à faire la lumière sur ce meurtre sordide, cela avec l'aide empressée des complices mêmes de Netchaiev et, circonstance aggravante, membres de son organisation.

L'affaire débouche sur un énorme scandale qui éclabousse tout le milieu révolutionnaire russe. Bakounine, en particulier, est accusé d'avoir été l'instigateur de Netchaiev et on lui attribue la paternité du [Catéchisme du révolutionnaire]]</em>, une sorte de manuel machiavélien du conspirateur, trouvé sur un complice de Netchaiev. Pourtant, le ton et le contenu de ce texte n'ont rien de commun avec la radicalité bakouninienne, surtout dans les préceptes de basse manipulation des uns et des autres. L'influence du blanquiste russe Tkatchev et des mémoires du babouviste Buonarroti sur ce document a été dûment établie depuis, surtout ces dernières années par les travaux de Michael Confino, d'Arthur Lehning, de Piroumova et du dernier en date des biographes soviétiques de Bakounine, Grafsky. Néanmoins, plusieurs historiens occidentaux n'ont pas craint, parfois jusqu'à aujourd'hui, de présenter Bakounine comme le père du « jésuitisme jacobin » de Netchaiev.

Netchaiev parvient cependant à se réfugier en Suisse et présente sa cause sous un jour plus favorable à sa personne, en accusant l'étudiant assassiné d'avoir voulu le dénoncer. Malgré cela, Bakounine perce son jeu et prend ses distances avec lui dans une lettre capitale, découverte également il y a seulement quelques années par M. Confino. Cette circonstance peut s'expliquer par le souci de Bakounine de ne pas la rendre publique, afin de ne pas nuire à l'intrigant Netchaiev — en difficulté à ce moment, car menacé d'extradition — par solidarité, aveugle pourrait-on dire, antitsariste.

Dans cette lettre de rupture, Bakounine déclare à Netchaiev que

« le système de mystification, qui devient de plus en plus votre système principal et exclusif, votre moyen et votre arme essentielle, est funeste à la cause même (...). Mais ce monde [les révolutionnaires], il faut l'organiser et le moraliser réellement. Tandis que vous, grâce à votre système, vous le corrompez et préparez en lui des traîtres envers vous-mêmes et des exploiteurs du peuple (...) suivant le système jésuitique, vous tuez systématiquement en eux tout sentiment humain personnel, tout sens personnel de la justice — comme si le sentiment et le sens de justice pouvaient être impersonnels —, vous cultivez en eux le mensonge, la défiance, le mouchardage et la délation».

Cela, non pas parce que Bakounine tendrait à idéaliser les révolutionnaires « vertueux» ; il n'entretient aucune illusion sur eux : ils n'agissent pas par pure « conscience, ni de propos délibéré», mais à cause de leur propre situation dans la société. Si on les place dans une

« situation qui leur permette d'exploiter et d'opprimer le peuple : on peut affirmer à coup sûr qu'ils l'exploiteront et l'opprimeront en toute tranquillité. Il n'y a en eux par conséquent que très peu de vertu innée. Mettant à profit la situation désastreuse qui les rend vertueux malgré leur volonté, il faut donc éveiller, éduquer et fortifier en eux cette vertu, la rendre passionnée et consciente au moyen d'une propagande constante et par la force de l'organisation. Or vous faites exactement le contraire. »

Il redéfinit à cette occasion le but et les tâches de l'organisation révolutionnaire : « Aider l'autodétermination du peuple sur la base d'une égalité absolue, de la liberté humaine complète et multiforme, sans la moindre ingérence de quelque pouvoir que ce soit, même provisoire ou de transition, c'est-à-dire sans l'intermédiaire de tout État. » Il rappelle une nouvelle fois que nous « sommes les ennemis déclarés de tout pouvoir officiel, même si c'est un pouvoir [ultra-révolutionnaire] ; ennemis de toute dictature publiquement reconnue, nous sommes des anarchistes sociaux-révolutionnaires».[17] Pour dissiper toute équivoque, il réaffirme avec force que la confiance réciproque des révolutionnaires ne peut s'établir que par la

« sincérité absolue entre tous les membres. Tout jésuitisme est banni de leurs relations, de même que la lâche méfiance, le contrôle perfide, l'espionnage et le mouchardage mutuels ; absence et défense sévère de toute critique derrière le dos. Si un membre a quelque chose à dire contre un autre membre, il doit le faire à la réunion générale et en sa présence. Contrôle fraternel commun de chacun par tous ; un contrôle qui ne soit en aucun cas tracassier, mesquin, ni surtout haineux, doit remplacer votre système de contrôle jésuitique, et devenir une éducation morale, un soutien de la force morale de chaque membre et le fondement d'une confiance fraternelle mutuelle, sur laquelle s'appuie toute la force intérieure et extérieure de la Société».[18]

Toutefois, il concède à Netchaiev que son système jésuitique — mensonge, ruse, mystification et, par nécessité, violence — peut être employé contre les ennemis. Ici, nait une nouvelle ambiguïté, car la notion d’« ennemis » peut être assez fluctuante — on l'a vu à maintes reprises depuis — et surtout par opposition, on a vu tant d'amis de la veille se transformer en ennemis irréconciliables du jour, qu'il parait devoir être réservé sur cette concession, certainement circonstancielle, de Bakounine vis-à-vis de Netchaiev.

En fait, après avoir sondé les limites extrêmes de ses principes organisationnels, Bakounine fait appel en dernier ressort à son critère absolu : la passion éthique (clin d'œil à Fourier). Guidant la conscience et l'action du révolutionnaire, elle est malgré tout appuyée sur le garde-fou qu'est le « contrôle fraternel de chacun par tous», de manière à ce que l'« unité de la pensée et de l'action » puisse prendre corps. Cependant, ces rapports internes ne sont pas livrés à la fantaisie, loin s'en faut, et sont régis par des statuts ou un règlement très précis, objets de la plus minutieuse attention de Bakounine.

Considérons, par exemple, le Règlement secret de l'« Alliance de la Démocratie socialiste», datant de 1868. La structure déterminante est représentée par le « Comité central permanent», dont l'Assemblée générale est l'instance suprême. Les membres ne sont admis qu'à l'unanimité ; un bureau central de quelques membres, constitue le pouvoir exécutif de l'Alliance, du moins en dehors des Assemblées générales du Comité central ; il est chargé en particulier d'entretenir des relations avec les comités et bureaux nationaux, au besoin de leur envoyer des délégués extraordinaires pour la propagande ou l'action, sur demande de la section centrale. Une structure complémentaire, le Comité de surveillance, veille à ce que nul n'outrepasse ses responsabilités. L'un des buts assignés est de faire adhérer le maximum d'organisations ouvrières à l'Association Internationale des Travailleurs, afin que le travail de l'Alliance « ne soit que le développement politique et révolutionnaire de cette Association. »

Le règlement de la « Fraternité internationale», autre organisation bakouninienne, adopte dans l'ensemble le même fonctionnement interne, sauf que les assemblées générales deviennent des congrès, devant réunir la majorité des membres, et ne pouvant prendre des décisions qu'à la simple majorité en ce qui concerne les questions courantes, et à la majorité des deux tiers pour les questions importantes. Le Comité central et les Comités nationaux demeurent ; ces derniers se décomposent en bureau exécutif et en Conseil de surveillance. L'unanimité est requise pour l'admission de nouveaux frères. Le Comité national est considéré comme existant à partir de trois membres frères. Les exclusions sont décidées à la simple majorité, mais doivent être entérinées dans tous les cas par le Congrès qui suit.

Dans un programme ultérieur de cette même Fraternité internationale, Bakounine indique que cette organisation n'a pas seulement pour mission de préparer la révolution. Elle devra encore se conserver durant la révolution afin de substituer son action collective, strictement solidaire et occulte, à « tout gouvernement ou à toute dictature officielle, cette dernière ne pouvant manquer d'étouffer le mouvement révolutionnaire dans les masses et d'aboutir à la reconstruction de l'État politique, directeur, tutélaire et par là même nécessairement bureaucratique, militaire, oppresseur et exploiteur — c'est-à-dire à une nouvelle domination bourgeoise. » Encore une prémonition remarquable sur le devenir des révolutions. Constatons en tout cas chez Bakounine la nécessité de la permanence de l'organisation révolutionnaire, exerçant une activité critique et vigilante.

Dans ce même programme, un peu plus loin, Bakounine énonce la loi suprême de sa démarche organisationnelle :

« substituer toujours et partout la pensée et l'action collectives à toutes les initiatives individuelles», [car, pour lui,] « dans la révolution sociale, seules la pensée, la volonté et l'action collectives auront leur place».[19]

Avec tous ces éléments, nous avons une compréhension assez nette de ce qu'ont pu être les organisations ou Fraternités bakouniniennes, qui constituaient en fait, étant donné les circonstances de l'époque, des organisations anarchistes spécifiques et même, pour certains, le prototype de l'organisation communiste libertaire telle qu'elle peut être conçue de nos jours.

Il était clair pour Bakounine que cette organisation spécifique devait se cantonner à son rôle défini d'état-major « invisible». Pour lui, il n'était nullement question qu'elle se substitue à l'action effective des véritables forces révolutionnaires qu'étaient alors les ouvriers et la partie la plus précaire du prolétariat, le lumpenprolétariat, en Occident ; les paysans et les en-dehors vagabonds, cosaques libres, déclassés de toutes sortes, jusqu'au brigand (rien à voir avec la pègre dans le sens occidental), en Russie.

Au sujet des ouvriers, il reprend la ligne proudhonienne : ils doivent s'organiser « en dehors du radicalisme bourgeois». La

« base de cette organisation est toute trouvée : ce sont les ateliers et la fédération des ateliers ; la création des caisses de résistance, instruments de lutte contre la bourgeoisie, et leur fédération non seulement nationale, mais internationale ; la création de chambres de travail, comme en Belgique».[20]

Quant aux paysans russes, il recommande d'utiliser la survivance de la commune rurale pour instaurer directement la société libre. Il fait également état du potentiel existant chez une partie de la jeunesse bourgeoise et noble, qui peut se dévouer de manière efficace à la révolution en « allant au peuple», c'est-à-dire le servir dans des emplois à but social tels qu'instituteurs, médecins, agronomes, etc. Conseil qui fut très suivi à l'époque en Russie.

Tous ces écrits bakouniniens ont eu, tant en Russie qu'en Occident, une influence prépondérante durant les années 1870. Ce qui s'inscrit en faux contre l'opinion répandue par ses détracteurs politiques ou certains historiens dits « bourgeois», prompts à plier l'échine et à prêter leur plume aux puissants du jour, selon lesquels Bakounine aurait été incapable de s'exprimer à fond et de façon cohérente sur les objectifs et moyens de la révolution sociale. Pour ne pas rester dans les généralités, donnons un échantillon de cette variété d'« historiens», florissante durant les années 1950-1960, avec Henri Arvon, « agrégé de l'université, docteur ès lettres». Ce monsieur s'est fait une spécialité de pourfendre « de l'intérieur » l'anarchisme, soit d'y consacrer des études apparemment objectives et en réalité très négativement orientées. Considérons son petit ouvrage Michel Bakounine ou la vie contre la science (tout un programme !). Extrayons-en quelques passages révélateurs :

« Dans la pittoresque galerie des révolutionnaires du XIX[e] siècle, Michel Bakounine, “Pétrel des tempêtes”, semble incarner l'action subversive dans tout ce qu'elle a pendant le siècle dernier de romantiquement exaltant et historiquement inefficace [...] En 1870, il est l'âme d'un soulèvement à Lyon, goûtant ainsi pendant quelques heures aux plaisirs enivrants d'un pouvoir quasi dictatorial [...] conséquences immédiates et, il faut bien l'avouer, souvent désastreuses de cette activité révolutionnaire... » [Voici le bouquet] : « Privée apparemment de tout rattachement à une pensée qui lui permettrait de survivre, la doctrine de Bakounine revêt de nos jours un aspect anachronique, un peu farfelu, et par certains côtés réactionnaire».

Arvon lui attribue bien entendu le [Catéchisme révolutionnaire]]</em> de Netchaiev, et lui prête le désir de suivre sa prétendue devise : « A toute vitesse à travers la boue». Relevons encore quelques appréciations fleuries :

« La pensée de Bakounine toute affectée d'erreurs qu'elle est... esprit brouillon, dominé par des passions parfois inavouables (?) [...] l'utopie directrice de la doctrine de Bakounine est l'anarchie».[21]

On peut comprendre à la lecture de cette diatribe philostalinienne comment de tels auteurs ont pu intoxiquer les esprits pendant des décennies sur la nature et le sens de la doctrine anarchiste. Écartons cette « production » et constatons paradoxalement, chez les historiographes soviétiques de ces dernières années, une sorte de réhabilitation de Bakounine. La dernière étude, parue en 1985, de V. G. Grafsky, tranche nettement d'avec Arvon : l'auteur y souligne le rôle positif joué par Bakounine dans la lutte contre le tsarisme et les valeurs fondamentales de la société bourgeoise. Le propos s'appuie sur une exposition fouillée de ses idées et positions, souvent à l'aide d'amples citations, et quelques pages significatives de l'Empire knouto-germanique et d'Étatisme et Anarchie figurent même en annexe. Bien évidemment, les divergences avec le socialisme scientifique, à savoir avec Marx et Engels, ne sont pas tues, mais relativement bien rendues. Son nouveau, le socialisme anti-autoritaire bakouninien est longuement examiné. Ici, pas de jugement à l'emporte-pièce mais, redisons-le, approche se voulant objective et scientifique. Tout de même, ne rêvons pas, c'est l'hommage d'un ennemi et, comme il sied dans ce cas, il y a une présentation défavorable ou incomplète des idées bakouniniennes, passées au « prisme » marxiste-léniniste :

« Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, révolutionnaire russe, est l'un des représentants les plus en vue du populisme révolutionnaire et de l'anarchisme. Sa haine sincère et passionnée envers toute oppression et sa disposition à se sacrifier au nom du triomphe de la révolution sociale lui ont attiré de nombreux révolutionnaires et personnes à tendances démocratiques. En même temps sa vision embrouillée et entièrement illusoire des voies concrètes menant vers l'émancipation sociale a contribué à le transformer en adversaire d'idées du socialisme scientifique. « [...] Avec son nom sont liées la naissance et la diffusion des idées de ce que l'on appelle l'anarchisme collectiviste [...] Les aspects les plus forts de son enseignement furent les dénonciations de l'exploitation et de toutes les formes possibles d'oppression dans les sociétés contemporaines, de l'obscurantisme religieux, de la servilité de la science libérale, ainsi que la défense des méthodes de lutte révolutionnaires contre les réformistes bourgeois».[22]

Grafsky justifie enfin son étude par l'actualité de Bakounine, due à la résurgence de l'anarchisme en Occident, ce qui s'expliquerait selon lui par la crise que traverse celui-ci depuis quelques années.

Notons en tout cas l'estime et la volonté d'explication qu'on chercherait en vain chez Arvon et encore moins chez son émule Jacques Duclos, mitron guépéoutiste qui avait forcé sa constipation naturelle pour pondre Ombres et lumière - Bakounine et Marx de triste mémoire.

V. L'Alliance, l’AIT et l'affrontement avec Marx

Sans que cela soit une circonstance atténuante pour les historiens bakouninophobes, répétons que la plupart des textes de Bakounine cités ici sont restés ignorés jusqu'aux éminents travaux de M. Confino et surtout d'Arthur Lehning. Cela ne les a pas empêchés d'exercer une influence indubitable sur les personnes qui en eurent connaissance. La meilleure preuve en est l'Alliance, qui parvint à regrouper soixante-dix frères internationaux (sur cent visés) et compta dans sa section genevoise, en 1868, cent quarante-cinq membres. Ce sont également ses adhérents qui fondèrent l'imposante section espagnole et l'active section italienne, toutes deux affiliées à l'AIT.

En effet, suite au refus opposé par le Conseil Général de Londres de l'Association Internationale des Travailleurs à une première demande d'adhésion globale de l'Alliance, celle-ci décida de dissoudre son organisation secrète internationale et ne conserva que sa section publique de Genève. On sait que Marx utilisa comme principal argument pour les exclusions de Bakounine et de James Guillaume la persistance de l'Alliance secrète. Qu'en a-t-il réellement été ? Si les contacts permanents ont continué entre Alliés, en grande partie à cause des liens personnels tissés, et si la branche espagnole, la Allianza, conserva sa structure clandestine, estimée adéquate aux conditions de lutte locales, il apparaît certain, selon Arthur Lehning, que l'Alliance ne fonctionnait plus comme une organisation secrète et que, par conséquent, l'accusation de Marx ait été dénuée de fondement. D'ailleurs, elle n'a pas été étayée dans le rapport de la commission d'enquête constituée au congrès de La Haye, et Marx a dû recourir à une accusation personnelle contre Bakounine pour emporter l'adhésion des membres de ladite commission. A ce sujet, relevons un fait qui allait avoir d'importantes répercussions organisationnelles : au sein de cette fameuse commission d'enquête, composée de cinq membres, se trouvait un agent de la police française, Van Heddeghem dit Walter, lequel s'absenta, d'ailleurs, au moment du compte-rendu et du vote de la commission, soit pour laisser faire par « plus policiers que lui » cette basse besogne, soit pour ne pas trop attirer l'attention sur sa petite personne, car il regrettera peu après que Benoît Malon n'ait pas été inclus dans la « charrette » des exclus.[23] Ajoutons que parmi les témoins à charge cités par l'accusation contre Bakounine et l'Alliance se trouvait encore un autre provocateur français, Dentraygues dit Swarm, lui aussi membre de la coterie marxiste. Nous verrons plus loin les effets pervers et funestes de cette infiltration policière parmi les partisans de Marx.

Il semble donc patent que l'Alliance bakouninienne ait été effectivement dissoute sous sa forme secrète. Cela dit, il est probable que Marx ait cru sincèrement en sa persistance. D'ailleurs, lui-même avait fait partie de plusieurs sociétés secrètes et, selon A. Lehning, Bakounine était pareillement persuadé, en 1872, que Marx était encore organisé de manière occulte avec les six anciens membres de la Ligue des Communistes — société secrète allemande ayant existé durant les années 1847-1850 —, qui siégeaient à ce moment avec lui au Conseil Général de Londres.[24] Du reste, Bakounine devait certainement garder en tête l'étrange conversation qu'il avait eue avec Marx en 1848 :

« Je rencontrais (Marx) à Berlin. Des amis communs nous forcèrent à nous embrasser [Bakounine avait été accusé d'être un “agent russe” par la Gazette rhénane dirigée par Marx, aussi lui en voulait-il, NDA]. Et alors, au milieu d'une conversation moitié badine, moitié sérieuse, Marx me dit : « Sais-tu que je me trouve maintenant à la tête d'une société communiste secrète si bien disciplinée que si j'avais dit à l'un de ses membres : “Va tuer Bakounine”, il t'aurait tué». Je lui répondis que si (sa) société secrète n'avait (pas) autre chose à faire qu'à tuer les gens qui lui déplaisent, elle ne pouvait être qu'une société de valets ou de fanfarons ridicules».[25]

Comme nous l'avons vu, l'Alliance constituait pour Bakounine une organisation révolutionnaire spécifique, aussi prenons connaissance de la façon dont il concevait son rapport avec l'AIT, l'organisation ouvrière de masse (elle compta à ce moment près de deux millions de membres, dont 1.200.000 en Europe)[26] :

« L'Alliance est le complément nécessaire de l'Internationale [...]. Mais l'Internationale et l'Alliance, tout en tendant au même but final, poursuivent en même temps des objets différents. L'une a pour mission de réunir les masses ouvrières, les millions de travailleurs, à travers les différences des nations et des pays, à travers les frontières de tous les États, en un seul corps immense et compact ; l'autre, l'Alliance, a pour mission de donner à ces masses une direction réellement révolutionnaire. Les programmes de l'une et de l'autre, sans être aucunement opposés, sont différents par le degré même de leur développement respectif. Celui de l'Internationale, si on le prend seulement au sérieux, contient en germe, mais seulement en germe, tout le programme de l'Alliance. Le programme de l'Alliance est l'explication dernière de celui de l'Internationale.[27]

Ainsi l'Internationale n'avait pour but que de regrouper les masses ouvrières des différents corps de métiers et de tous pays sur une base politique large et non arrêtée car si ses « fondateurs avaient donné à cette grande Association une doctrine politique [...] socialiste, philosophique, déterminée et positive, ils auraient commis une faute».[28] Pour Bakounine c'était donc une internationale syndicale avant la lettre, ayant pour but exclusif de défendre les intérêts de la classe ouvrière sur son terrain d'élection — l'économique — et, à partir de là, de faire progresser sa conscience de classe vers une direction révolutionnaire. Cela n'empêchait nullement, bien au contraire, les ex-alliancistes d'œuvrer en son sein vers une radicalisation du mouvement tout entier. Mais c'était sans compter avec Marx et l'influence grandissante qu'il exerçait sur le Conseil Général de Londres. L'affrontement était par suite inévitable.

Nous n'aborderons pas ici tous les antagonismes et divergences qui ont séparé les deux hommes, cela nous entraînerait trop loin de notre sujet, aussi traiterons-nous uniquement de leurs désaccords sur les plans stratégique et organisationnel.

Rappelons que pour Marx le cerveau pensant du mouvement ouvrier ne pouvait être que les communistes, la

« partie la plus résolue des partis ouvriers, la fraction qui va toujours de l'avant et surtout qui “du point de vue théorique” a l'avantage sur le reste de la masse prolétarienne de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier». [En outre, selon lui une] « partie importante de la bourgeoisie passe au prolétariat, et en particulier ceux des idéologues bourgeois qui se sont haussés à l'intelligence théoriques du mouvement général de l'histoire».[29]

Il était donc clair que ne pouvant sécréter ses propres dirigeants, le prolétariat devait être guidé par ces « idéologues bourgeois». En cela, Marx ne faisait que suivre la tradition jacobine et socialiste de la première moitié du XIX[e] siècle ; il ne pouvait donc adopter qu'une conception organisationnelle centraliste et manifester une incompréhension totale lorsque Bakounine parlait de la « libre organisation des masses ouvrières de bas en haut», qu'il qualifiait lui, tout bonnement de « sottise».[30]

Son activité au sein de la Ligue des Communistes en 1848 démontre cette option : les membres ayant des démêlés avec la police allemande, il se fait donner un blanc-seing par quelques-uns de ses partisans pour décider du sort de l'organisation :

« ... Les circonstances actuelles exigent impérieusement une direction énergique de la société (des communistes) à laquelle un pouvoir discrétionnaire est momentanément indispensable.

(Le Comité central de la Société des Communistes) décide :

Article 1[er]. Le comité central est transféré à Paris.

Article 2. Le comité central de Bruxelles confère au membre de la société, Charles Marx, pouvoir discrétionnaire pour la direction centrale momentanée de toutes les affaires de la société, sous responsabilité envers le comité central à constituer et envers le prochain congrès.

Article 3. Le comité charge Marx de constituer à Paris, aussitôt que les circonstances le permettront, parmi les membres les plus convenables de la société, un nouveau comité central à son choix, et d'y appeler même des membres de la société qui ne seraient pas domiciliés à Paris.

Article 4. Le comité central de Bruxelles se dissout.

Ainsi décidé à Bruxelles, le 3 mars 1848.

Le comité central, [signé Engels, G. Fischer, Gigot, H. Heingers, K. Marx] »[31]

Peu de temps après, il décrète avec Engels la dissolution de l'organisation, sans même consulter les autres membres ! A travers cette première expérience organisationnelle, on peut voir en filigrane le comportement qu'il va adopter au sein de l'AIT. Sa démarche reste identique, conforme à son « centralisme narcissique » pourrait-on plaisamment souligner ! Ainsi, il se fait délivrer des blancs-seings par le Conseil Général pour rédiger en son nom des Adresses et Circulaires ; pour adjoindre de nouveaux membres au Conseil Général, il procède par cooptation, ayant le choix du prince, et lorsqu'il a besoin d'une majorité sûre, comme au Congrès de La Haye, il distribue des mandats en blanc à ses partisans. On n'est jamais si bien servi que par soi-même, dit le dicton, eh bien, là on le voit excellemment illustré ! Un autre exemple scabreux : lors de la Conférence de Londres, en 1871, les délégués des sections de l'AIT ne disposent que de dix mandats, alors que les membres du Conseil Général en possèdent treize ! De même, Marx s'octroie, avec son alter ego Engels, la représentation de plusieurs pays : la Russie, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Danemark, cela sans pour autant être tenus, ni l'un ni l'autre, d'en rendre compte au secrétaire général du Conseil de Londres de l'AIT ! Et pourtant, par cette attitude lourdement bureaucratique, Marx et Engels ne veulent pas représenter un « parti » dans le sens organique, mais pensent surtout à contrôler de près les destinées du mouvement ouvrier afin d'en chapeauter l'évolution générale. Ce n'est pas non plus par simple vanité, égocentrisme ou bien encore par culte de leurs personnes — ils ne sont pourtant pas dépourvus de suffisance — qu'ils agissent ainsi ; c'est tout simplement parce qu'ils sont persuadés de détenir la vérité scientifique du devenir social !

Cette certitude idéologique se reflète clairement dans la lettre de Marx, du 28 mars 1870, adressée au Comité de Brunswick — le Comité central du parti ouvrier social-démocrate allemand. Il y affirme la nécessité pour le Conseil Général de l'AIT de demeurer à Londres, car « étant placé à présent dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de la révolution prolétarienne», qu'est à ses yeux l'Angleterre. Il s'oppose en conséquence à ce que se crée un Conseil régional anglais, car ce serait une « folie, nous dirions presque un crime, de le laisser tomber [le grand levier] dans des mains purement anglaises». Pourquoi ? parce que si les « Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C'est seulement le Conseil Général qui peut y suppléer, qui peut ainsi accélérer le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays et par conséquent partout».[32] On comprend qu'à la longue les Anglais aient fini par se lasser d'être maniés comme un « levier » et que le leader des trade-unions, John Hales, ait parlé de « fers brisés » pour marquer sa rupture d'avec l'emprise tyrannique de Marx et d'avec le Conseil Général de l'AIT à sa dévotion.[33]

C'est tout aussi naturellement, au Congrès de La Haye, que Marx et Engels vont ressusciter leur vieille antienne de 1848 en proposant au prolétariat de se constituer en parti politique et de se donner comme « premier devoir » la « conquête du pouvoir politique», et conséquemment la transformation du Conseil Général de l'AIT en une sorte de « centrale de partis politiques nationaux — “governing body” » (Marx).

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que Marx perçoive Bakounine comme un danger pour le pouvoir quasi discrétionnaire qu'il exerce dans le Conseil Général, et qu'il lui prête de sombres desseins, dont celui de vouloir transférer celui-ci à Genève, ce qui signifierait selon lui que « l'Internationale tomberait sous la dictature de Bakounine». Son désir d'écarter ce dangereux rival l'amène à le tenir dans le mépris le plus profond, tant sur le plan personnel que théorique :

« (Le programme de Bakounine au congrès de l'AIT à Lausanne) est un bavardage creux, un chapelet d'idées vides, qui veulent donner le frisson, bref une improvisation insipide calculée uniquement de façon à produire un certain effet à un moment donné [...] Grotesque programme cette olla podrida (mixture infecte) de lieux communs usés [...] Quant à Bakounine lui-même, un des êtres les plus ignorants dans le domaine de la théorie sociale, il y fait figure subitement de fondateur de secte. Mais le programme théorique de cette Alliance n'était qu'une simple farce. »

Rien de surprenant donc que Marx ne pense plus, selon sa propre expression, qu'à « excommunier » le révolutionnaire russe. En outre, il est hors de question pour lui de se soumettre à un quelconque « contrôle continu», aussi « fraternel » soit-il, de la base de l'AIT et encore moins de lui rendre des comptes.

Notons également que, à la différence de Bakounine, Marx n'est nullement un homme d'action ; celle-ci se situe pour lui au niveau des analyses, prises de position, décrets, circulaires et autres « communications». Par exemple, bien qu'il salue avec éclat la Commune de Paris, il s'avère complètement incapable d'organiser, à Londres, une manifestation de soutien de l'AIT aux Communards.

C'est toujours en homme de cabinet qu'il conçoit le rôle messianique de la classe ouvrière, intronisée en démiurge historique. Sur ce point, sa critique de Bakounine énonçant que des « ouvriers devenus des représentants du peuple, cessent d'être des ouvriers», est très révélatrice : il rétorque que cela serait impossible, « aussi peu qu'un fabricant d'aujourd'hui cesse d'être un capitaliste parce qu'il devient conseiller municipal !».[34]

Mieux au fait de la réalité humaine et sociale, Bakounine, lui, ne se fait aucune illusion sur la représentation ouvrière, car il a observé que la masse a tendance à désigner des responsables qu'elle ne soumet pas, soit par indifférence, soit par apathie, à un « contrôle continu». Ce qui conduit inévitablement à une source de dépravation pour tous les individus qui se trouvent investis d'un pouvoir social quelconque, du fait que

« à force de se sacrifier et de se dévouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d'hallucination naturelle et presque inévitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s'imaginer qu'ils étaient des hommes indispensables. C'est ainsi qu'imperceptiblement s'est formée, au sein même des sections si franchement populaires des ouvriers en bâtiment, une sorte d'aristocratie gouvernementale ».[35]

Selon Bakounine, cette inertie de la classe ouvrière est aussi imputable, à l'époque bien que l'on puisse ici aussi actualiser sans peine, à la propagande intéressée et au plus haut point

« corruptive des prêtres, des gouvernements et de tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les plus rouges, [qui] a répandu une foule d'idées fausses dans les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges qui n'ont d'autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au détriment de leurs intérêts propres, ceux des classes privilégiées».[36]

Nous sommes loin de l'idéalisation marxiste de l'ouvrier, « nouveau Prométhée! » Idéalisation non gratuite, car elle s'accompagnait d'un renfort, à ses yeux décisif, sous la forme des « transfuges » de la bourgeoisie, les « idéologues » qui aideraient l'ouvrier à sortir de son ignorance et à le guider sur la voie de son rôle historique, cela au besoin jusqu'à se substituer à lui pour impulser la « bonne » direction. C'est par cette analyse que Marx justifiait son propre rôle au sein de l'AIT. Ici encore, Bakounine le soumettait à une rude critique :

« Du moment que l'Association Internationale se partagerait en deux groupes » l'un comprenant l'immense majorité et composé des membres qui n'auraient pour toute science qu'une foi aveugle dans la sagesse théorique et pratique de leurs chefs ; et l'autre composé seulement de quelques dizaines d'individus — directeurs —, cette institution qui doit émanciper l'Humanité se transformerait elle-même en une sorte d'État oligarchique, le pire de tous les États ; et qui plus est, que cette minorité clairvoyante, savante et habile qui assumerait, avec toutes les responsabilités, tous les droits d'un gouvernement d'autant plus absolu que son despotisme se cache soigneusement sous les apparences d'un respect obséquieux pour la volonté et, pour les résolutions du peuple souverain, résolution toujours inspirée par lui-même à cette soi-disant volonté populaire — que cette minorité, disons-nous, obéissant aux nécessités et aux conditions de sa position privilégiée et subissant le sort de tous les gouvernements, deviendrait bientôt et de plus en plus despotique, malfaisante et réactionnaire».[37]

Bakounine en conclut que l'AIT ne pourrait devenir un instrument d'émancipation que lorsqu'elle se « sera d'abord émancipée elle-même», en cessant d'être divisée en la « majorité des instruments aveugles et la minorité des machinistes savants». Intuition confirmée à un autre niveau, un demi-siècle après, par l'apparition de « machinistes savants » marxistes-léninistes, bientôt mués en « mécaniciens de l'Histoire», avec comme combustible des dizaines de millions de travailleurs.

Les conceptions organisationnelles et leur application au sein de l'AIT, recoupaient ainsi des divergences théoriques fondamentales, aux antipodes l'une de l'autre, et ne pouvaient conduire qu'à une sèche rupture. Elle se produisit, en 1872, lors du congrès de l'AIT. En l'absence de Bakounine, absence forcée car il ne pouvait traverser l'Allemagne ou la France sous menace d'être arrêté et emprisonné — ce que Marx savait très bien —, ses adversaires ont beau jeu de manœuvrer avec une majorité de mandats acquise d'avance. Pour faire exclure son rival, Marx commet néanmoins l'erreur de placer le débat sur un plan personnel, en l'accusant d'escroquerie dans une obscure affaire d'avance sur traduction de son Capital, non remboursée à un éditeur russe. Cette peu élégante tactique provoque la réprobation générale dans l'AIT, même parmi les « marxistes » du moment ou à venir. Voyons par exemple comment juge cette intrigue, quelques dizaines d'années plus tard, l'un des adeptes de Marx et non des moindres puisqu'il s'agit d'Otto Ruhle, le communiste ultra-gauche allemand :

« Marx avait triomphé de l'adversaire abhorré. Non content de couper entre lui et son rival les liens de la fraternité de parti, il avait encore assouvi sa haine en le déshonorant. Bakounine avait négligé, du moins à en croire le Congrès, de reverser 300 roubles à Marx sur sa traduction du Capital ; et Marx, ce Marx mêlé à mille sombres affaires et qui avait vécu toute sa vie de l'argent des autres, lui en faisait un cas de pendaison. Il lui était licite de guerroyer pour une politique objective dont il attendait, à l'exclusion de toute autre, la libération du prolétariat. Il était dans son droit le plus strict en convoquant l'Internationale pour essayer de se délivrer de Bakounine, car Bakounine faisait tout ce qu'il pouvait pour contrecarrer et déprécier sa politique. Mais qu'il se servît pour triompher objectivement de moyens aussi honteux que de souiller l'adversaire, c'est un geste déshonorant qui ne salit pas Bakounine et qui avilit au contraire son auteur. On voit bien là le trait fatal d'un caractère : ni les questions politiques ni le mouvement ouvrier, ni l'intérêt de la révolution, rien ne passe jamais pour Marx qu'après le souci de sa propre personne. Qu'un concile de révolutionnaires internationaux prêt à faire sauter à la première occasion le code de la propriété personnelle et de la morale bourgeoise ait chassé, proscrit, expulsé, sur la dénonciation de son chef, le plus génial, le plus héroïque, le plus fascinant de ses membres sous le prétexte d'une infraction aux lois bourgeoises de la propriété, c'est une des plus sanglantes plaisanteries de l'Histoire».[38]

La sévérité du jugement sans appel d'Otto Ruhle nous semble malgré tout incomplète, car elle porte uniquement sur les moyens employés et non sur les fins politiques auxquels ils se subordonnent naturellement. Or, celles-ci n'ont pas été vraiment abordées à La Haye : le débat a été escamoté par ce règlement de comptes personnels. Pourtant, s'il avait été posé à la loyale, il aurait pu déboucher sur un tout autre résultat ; peut-être même plus favorable à Marx, comme la clarification des positions respectives entre collectivistes anarchistes et socialistes réformistes d'État allait le montrer quelques années plus tard.

La voie choisie par Marx est autre : bille en tête, il profite de sa majorité circonstancielle pour renforcer considérablement le rôle omnipotent du Conseil Général et faire adopter, la nécessité de la transformation des sections de l'AIT en partis politiques, en leur fixant pour but la « conquête du pouvoir politique d'État». Puis, se voyant débordé par plus centralistes et politiciens que lui — les blanquistes, ses alliés jusque-là —, il les joue en transférant d'office le siège du Conseil Général de l'AIT à... New-York, c'est-à-dire le plus loin possible du théâtre d'opérations européen. Il en confie de plus le contrôle à des émigrés allemands, choisis parmi ses plus fidèles partisans.

Cette manœuvre désespérée ne l'empêche pas d'essuyer une défaite totale : la plupart des sections de l'AIT désavouent les décisions de La Haye et maintiennent leurs liens avec les exclus, Bakounine et James Guillaume. La Fédération Jurassienne prend la relève du Conseil Général et impulse l'activité de l'AIT. Malgré un congrès fantoche à Genève, en 1873, où les marxistes doivent « sortir de terre des mandats » (Becker) pour ne pas se retrouver uniquement entre Suisses allemands, la scission fractionnelle de Marx fait long feu et disparaît dans les impasses de l'Histoire.

En réalité, Marx a répété le coup de la Ligue des Communistes, lorsque son contrôle lui avait échappé. Signalons que tous ces événements sont bien connus et figurent en bonne place dans les comptes rendus de congrès ou travaux consacrés à l'AIT ; ce qui n'a cependant pas découragé les falsificateurs et autres manipulateurs patentés, lesquels ont tellement œuvré depuis un siècle pour travestir ce pitoyable résultat, qu'il nous faut aujourd'hui rétablir avec insistance les faits têtus : l'AIT n'a pas disparu en 1872 — elle ne trébuchera que bien après sur des obstacles que nous allons bientôt analyser —, c'est la fraction marxiste qui a été réduite à sa plus simple expression, à savoir purement germanique. Encore que plusieurs des plus fermes et fidèles partisans de Marx, cela depuis plus de vingt ans, comme Eccarius et Jung, finissent par critiquer ses manœuvres, dénoncer sa « dictature » et quitter le navire.

VI. L'AIT fédéraliste : apogée et disparition

Les fédéralistes, réunis en congrès à Saint-Imier, peu après le Congrès de La Haye, commencent par annuler les décision qui y ont été prises, en particulier les exclusions de Bakounine et de James Guillaume, puis déchoient le Conseil Général de New York et prennent position avec force et netteté sur la question centrale de l'action politique du prolétariat :

3[e] Résolution

Nature de l'action politique du prolétariat

Considérant

Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;

Que nul n'a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et de suivre la ligne de conduite politique qu'elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;

Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d'autre objet que l'établissement d'une organisation et d'une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et sur l'égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l'action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ;

Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l'organisation de la domination au profit des classes et au détriment des masses, et que le prolétariat s'il voulait s'emparer du pouvoir politique deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante

Le congrès réuni à Saint-Imier déclare :

1° Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat.

2° Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd'hui.

3° Que, repoussant tout compromis pour arriver à l'accomplissement de la révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire.[39]

A la suite de quoi les délégués des fédérations et sections espagnole, italienne, jurassienne, française et américaine concluent un pacte d'amitié, de solidarité et de défense mutuelle contre la tendance du « parti autoritaire, qui est celui du communisme allemand, à substituer sa domination et le pouvoir de ses chefs au libre développement et à cette organisation spontanée et libre du prolétariat». Ils sont rejoints peu après par les Anglais, les Belges, les Portugais et les Danois. Sur le coup de l'émotion suscitée par l'éclat de Marx contre Bakounine et James Guillaume, peut-on dire, car certains d'entre eux, comme les Belges, les Hollandais et les Anglais sont plus opposés aux méthodes de Marx qu'à ses idées et ne tarderont pas à y revenir par la bande.

La fermeté des prises de position adoptées par le Congrès de Saint-Imier contraste avec l'affaiblissement des liens organisationnels qui y est accusé : en réaction au centralisme autoritaire de l'ex-Conseil général de Londres, les congressistes prônent une autonomie absolue des fédérations et sections de l'AIT. De surcroît, ils dénient « tout pouvoir législatif et réglementaire accordé aux congrès», qu'ils soient régionaux ou généraux et où, en aucun cas, la majorité ne « pourra imposer ses résolutions à la minorité». Ils donnent l'exemple de l'« organisation espagnole comme la meilleure à ce jour» ; la grève est indiquée comme la meilleure arme de lutte économique, « sans illusions » toutefois. Une commission, en l'occurence une section de la fédération italienne, est chargée de présenter un projet d'organisation universelle de la résistance et un plan général de statistiques. Cette commission se transforme par la suite en bureau de correspondance et de statistiques.

En voulant empêcher la répétition d'agissements bureaucratiques, les fédéralistes, victimes de ce que nous appellerons le « syndrome Marx», tombent dans l'excès inverse et nient la nécessité de tout lien organisationnel sérieux. Leur cohésion va fatalement s'effriter, les bonnes volontés s'user, l'isolement des uns et des autres s'accroître et le mouvement centripète condamner toute démarche unitaire et suivie.

Pourquoi cette évolution ? L'autoritarisme de Marx et de l'ex-Conseil Général de Londres a servi, certes, de repoussoir. Les Jurassiens, réunis en congrès, à Sonvilliers, en tirent la conclusion que la

« société future ne doit être rien autre chose que l'universalisation de l'organisation que l'Internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu'une société égalitaire et libre sortît d'une organisation autoritaire. C'est impossible. L'Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d'être, dès maintenant, l'image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l'autorité, à la dictature».[40]

Parmi les signataires, on remarque le nom de Jules Guesde, lequel a pris une part active à la rédaction de ce texte ; il se fera pourtant connaître plus tard comme un marxiste « pur et dur».

L'exagération est manifeste : tout lien poussé ou initiative dynamique sont interprétées comme des actes autoritaires. Prenons-en pour preuve la position défendue par Paul Brousse — lui aussi promis au reniement — lors du congrès de l'AIT de Genève, en 1873. A une proposition de créer une commission centrale de l'AIT, il répond sans sourciller qu'une

« commission centrale même sans pouvoir, n'ayant pas de droits, n'ayant que des devoirs, ne me semble pas sans danger. Elle aura ses créatures, se propagande officielle, sa statistique officielle, ses prétentions. Elle profitera de tous les moyens possibles pour asseoir son autorité, pour devenir un gouvernement. Elle y réussira. Bientôt, sous une autre forme, le Conseil Général que l'on vient d'abattre sera de fait rétabli [...] Vous voulez abattre l'édifice autoritaire, l'anarchie est votre programme, et vous paraissez reculer devant les conséquences de votre œuvre. N'hésitez pas. Vous avez donné un coup de hache, une portion de l'édifice est tombée. Donnez-en un second, un troisième, et que l'édifice s'écroule».[41]

Ce qui s'écroula en réalité, ce fut l'AIT devant de tels « coups de hache » anti-organisationnels, assénés de surcroît par le futur dirigeant du Parti socialiste possibiliste et même Président du Conseil municipal de Paris ! Quoiqu'il en soit, c'est la tendance générale des Jurassiens : tous efforts ou propositions organisationnels sont immédiatement assimilés à des tentatives autoritaires. De tels procès d'intention ne pouvaient conduire qu'au même et seul jugement négatif et, circonstance aggravante, décourager immanquablement toutes les bonnes volontés soucieuses d'activité collective suivie Le « syndrome Marx » s'installe pour longtemps.

Il est vrai que l'hostilité des Jurassiens à toute organisation ou coordination reposait aussi sur un autre argument de poids : le danger représenté par une infiltration policière. Rappelons que deux agents provocateurs avaient joué un rôle essentiel lors de la manœuvre de Marx contre Bakounine. Mis en confiance par leur docilité, Marx n'avait pas hésité à leur confier la tâche de réorganiser la section française, en compagnie d'un certain Laroque. Ce dernier est même chargé personnellement de collecter de l'argent à Bordeaux par Engels, cela « sans attendre l'approbation ou le refus du Conseil Général». Le « collecteur » disparaît peu après de la circulation, les poches pleines ! Van Heddeghem, dit Walter, avait été chargé, lui, d'organiser la section de Paris, avec un pouvoir discrétionnaire, car il disposait du « droit de suspendre l'organisation ou un membre quelconque de son district, jusqu'à l'arrivée de la décision du Conseil Général». Il est rapidement « arrêté » et adopte à l'audience une attitude des plus piteuses : il plaide en pleurnichant les circonstances atténuantes, déclare qu'il a été la malheureuse dupe des Internationaux, qu'ils ont abusé de sa jeunesse et de son inexpérience, mais que les ayant vus à l'œuvre et les connaissant maintenant, il n'aura pas d'autres préoccupations que de les démasquer. Engels lui-même est obligé de reconnaître que c'était un « mouchard et même un agent bonapartiste». Quant à l'autre émissaire marxiste, Dentraygues dit Swarm, il se révèle encore plus nuisible. Citons Jules Guesde qui le dénonce violemment dans un article fameux, les « Proconsuls marxistes», paru dans le Bulletin de la Fédération Jurassienne : 1

« Le Swarm, qui, après avoir contribué, au congrès de La Haye, à expulser de notre Association Bakounine et James Guillaume, avait ensuite, de son autorité privée, étendu cette expulsion au compagnon Paul Brousse [de Montpellier], vient de se révéler devant le tribunal de Toulouse sous son véritable jour.

Sous prétexte d'affilier les ouvriers de notre Midi à l'Internationale, et grâce aux pleins pouvoirs de Marx, il rabattait le gibier socialiste dans les filets de la police thiériste. C'est lui qui a dénoncé les trente-six victimes de Toulouse, les quatre victimes de Béziers, etc., et c'est son témoignage qui les fait condamner à l'heure qu'il est. Il s'appelle de son vrai nom Dentraygues. “Vous êtes la cheville ouvrière de l'accusation” a pu lui dire en face le président du tribunal, sans soulever de sa part la moindre protestation».[42]

Guesde tirait argument de cette grossière provocation pour condamner définitivement le « système de l'organisation autoritaire dont Marx et le Conseil général sont les soutiens » et rendait responsable la « fonction d'initiateur attribuée par le congrès de La Haye à une organisation centrale » :

« Laissez la classe ouvrière, dans chaque pays, s'organiser anarchiquement, au mieux de ses intérêts, et les Dentraygues ne seront plus possibles :

1° Parce que les travailleurs de chaque localité se connaissent entre eux et ne seront jamais exposés à s'en remettre à un homme qui puisse les trahir, les vendre

2° Parce que, en admettant même que la confiance qu'ils ont placée en l'un des leurs ait été trompée, le traître, limité à sa seule section, ne pourra jamais livrer qu'une section aux policiers de la bourgeoisie.

L'autonomie des sections, des fédérations, n'est pas seulement l'esprit de l'Internationale, mais sa sécurité. »

Il est rétrospectivement amusant de constater que le futur gardien de l'orthodoxie marxiste était à la pointe du combat contre Marx et le Conseil Général. Quoi qu'il en soit, sa dénonciation du danger jumelé entre centralisation et infiltration policière devient une pierre de touche des conceptions organisationnelles des fédéralistes autonomes. Cela dit, quelle pantalonnade pour Marx et Engels ! Bien entendu soigneusement camouflée par tous leurs hagiographes et exégètes.

Un autre argument joue implicitement : le danger de voir les intellectuels accaparer la direction du mouvement ouvrier. Disposant des capacités indispensables et surtout du temps nécessaire à vaquer au sein de l'organisation, ils ne peuvent que s'imposer aux travailleurs manuels. Déjà au congrès de l'AIT de Genève, en 1866, les délégués de Paris et plusieurs autres de Suisse avaient demandé que la qualité de travailleur manuel soit exigée pour être membre de l'Association, de crainte que des « ambitieux et des intrigants s'introduisent dans l'Association, afin de s'en rendre maîtres dans un temps plus ou moins long et de la faire servir à leur intérêt personnel, et par conséquent la détourner de son but». Cette motion avait été repoussée une première fois. Les Parisiens revinrent encore là-dessus au moment de la discussion des statuts. En vain encore. La députation parisienne persista ; Fribourg déclara qu'il « pourrait arriver un beau jour que le congrès ouvrier fût composé en majeure partie d'économistes, de journalistes, d'avocats, de patrons, etc., chose ridicule et qui anéantirait l'Association».[43]

Projection dénuée de toute gratuité, si l'on considère les organes dirigeants des organisations dites ouvrières depuis près d'un siècle. Tolain, délégué parisien, lui aussi alla plus loin :

« Autre chose est faire simplement partie de l'Association, autre chose est, et bien plus délicate, remplir le rôle de délégué au congrès. Ceci demande des garanties supérieures au point de vue de la cause qu'il s'agit de servir. Nous ne haïssons personne ; mais, dans les conditions présentes, nous devons considérer comme des adversaires tous les membres des classes privilégiées, soit au nom du capital, soit au nom d'un diplôme. On a assez longtemps accusé la classe ouvrière de s'en remettre aux autres de son salut, de compter sur l'État, etc. Aujourd'hui, elle veut échapper à ces reproches ; elle veut se sauver elle-même, sans la protection de personne. Il faut donc que ses délégués n'appartiennent ni aux professions libérales ni à la caste des capitalistes».[44]

Ainsi, la défiance était-elle nettement affichée et il est probable que Marx et Engels, représentants éminents des deux catégories indiquées, étaient ouvertement visés par les Parisiens. La majorité des congressistes, composée des délégués anglais, allemands et suisses, repousse définitivement cette proposition. Cinq ans plus tard, après avoir assisté à la Conférence arrangée de Londres, en 1871, Paul Robin, ex-allianciste, constate également le danger en affirmant que les « ouvriers enverront dans des Conseils, ayant ou tendant à avoir de l'autorité, des gens de loisir complet ou relatif, rentiers ou hommes à professions privilégiées, avocats, journalistes, professeurs, médecins, ouvriers émancipés possédant leur outillage, ayant des aides». Tirant la leçon pour lui-même, étant médecin, Robin se démit de toute responsabilité :

« Ayant une de ces professions privilégiées, je n'accepterai plus de faire partie d'aucun conseil ouvrier administratif ou contrôleur, et je m'en tiendrai à rendre à la cause de la révolution sociale à laquelle je reste dévoué, les services spéciaux qu'elle aura à attendre de ceux de ma profession.

Mon but sera atteint si je puis arriver à ce que la mesure que je prends à mon égard soit généralisée ; à ce que les ouvriers n'aient plus désormais à tous les degrés que des conseils administratifs, sans cesse surveillés par l'Assemblée générale ou ses représentants spéciaux et temporaires ; des conseils composés de vrais ouvriers subissant les conditions ordinaires de l'industrialisme actuel, payés au taux usuel pour le temps qu'ils donneront à la chose commune, et aidés au besoin par des employés également payés et dont ils seront responsables . »[45]

Attitude extrêmement honnête qui honore son auteur, mais très mal accueillie par ceux à qui cette admonestation était adressée, le Conseil Général et Marx, lesquels s'empressèrent d'exclure immédiatement cet « empêcheur de tourner en rond». Robin continuera à militer activement avec les Jurassiens ; il se consacrera par la suite à sa spécialité — la pédagogie — avec chaleur et rigueur. Il sera l'un des néo-malthusiens partisans de l'eugénisme puis, à l'âge de 74 ans, prendra de lui-même congé de la société. Belle figure, en tout cas, en cette époque de reniements et d'abdications.

Bakounine, quant à lui, participe activement aux congrès de la Fédération Jurassienne de Sonvilliers et de Saint-Imier, puis ressuscite en 1872 l'Alliance Internationale des Social-Révolutionnaires et s'occupe subséquemment de la fondation de ses sections slaves. Il rédige ainsi les programmes des Fraternités Russe, Serbe et Polonaise, reprenant en grande partie, mais d'une manière plus achevée, ses programmes précédents. Il écrit également de longs articles et lettres pour dénoncer le putsch marxiste dans l'AIT. On y trouve de remarquables anticipations sur le devenir du socialisme d'État et de ce qu'il appelle l'idéal « knouto-germanique». Malheureusement, la plupart de ces écrits resteront inédits jusqu'à ces dernières années et n'exerceront donc pas l'influence souhaitable sur la suite des événements. Miné par des ennuis de santé, le vieux lion estime sa mission internationaliste terminée et prend congé, le 12 octobre 1873, de ses compagnons dans une fort belle lettre, qui prend en fait valeur de testament. Il y remercie ses compagnons, en particulier les Jurassiens, de lui avoir « gardé leur estime, leur amitié et leur confiance», ce malgré les « artifices de nos ennemis communs et les calomnies infâmes qu'ils ont déversées contre lui» ; il les remercie de ne pas s'être laissés intimidés par la dénomination de « bakouninistes » qu'on leur avait jetée à la face ; pareille constance leur ayant fait « remporter une victoire complète » contre les « tentatives dictatoriales de M. Marx».

La victoire de la liberté et de l'Internationale contre l'intrigue autoritaire « étant complète», il considère que la liberté d'agir « selon ses convenances personnelles est rendue à chacun» ; aussi estime-t-il pouvoir démissionner de la Fédération Jurassienne et de l'Internationale. D'autant plus qu'étant donné son état de santé, son rôle ne peut se limiter dorénavant qu'à la propagande théorique ; ce qui ne lui paraît pas le plus important dans l'immédiat car il termine sa lettre en affirmant que le

« temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'œuvre du prolétariat lui-même. Si j'étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j'aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire. Mais ni mon âge, ni ma santé ne me permettent de le faire».[46]

Il se consacre désormais à ses problèmes personnels, tout en rédigeant en russe un de ses textes majeurs, Étatisme et Anarchie, complet en soi mais premier volume d'une étude prévue en plusieurs qui ne verront pas, hélas, le jour. De même, il veut s'atteler à la rédaction de ses souvenirs mais, désirant résoudre une fois pour toutes et ses problèmes financiers et l'avenir de sa famille (sa femme polonaise et les trois enfants qu'elle a eus de l'international italien Gambuzzi — car, en réalité, son « mariage » avait été de circonstance et sa compagne avait sa pleine liberté sexuelle), il se lance dans une folle entreprise, celle de la communauté agricole de la Baronata. Il se révèle piètre agriculteur et gestionnaire désastreux, ce qui l'amène à engloutir une somme importante prêtée par son compagnon Cafiero. Les conséquences sont dramatiques : il se fâche avec ses meilleurs amis et compagnons Jurassiens ; rupture tue à l'extérieur, mais aux effets très néfastes au sein de la Fédération Jurassienne. Désespéré, Bakounine va tenter de se faire tuer dans une insurrection en Italie, en réchappe de peu, et termine tristement sa vie dans la gêne et la maladie. Jusqu'au dernier moment, il conserve malgré tout son esprit de révolte et prêche à une jeune Russe qui le soigne que « l'autorité déprave, la soumission à l'autorité abaisse».[47]

L'AIT maintenue tient quatre congrès : Genève (1873), Bruxelles (1874), Berne (1876) et Verviers (1877). C'est son apogée, période généralement occultée par les historiens du mouvement ouvrier, et pourtant déterminante, car c'est là qu'a lieu véritablement la démarcation entre les réformistes, partisans du socialisme d'État et de la conquête du pouvoir étatique, et les révolutionnaires, tenants résolus de la lutte économique de classe. A tel point que leur cohabitation devient impossible. La rupture est consommée au Congrès socialiste universel de Gand (1877). Les Allemands, les Hollandais, les Belges et les Anglais — du moins les fédérations nationales qui les représentent à l'AIT — prennent nettement parti, sous l'impulsion du Belge De Paepe, en faveur de la participation aux instances bourgeoises. Les autonomistes, regroupés autour de la Fédération Jurassienne, ne préconisent pas pour autant l'abstention politique, comme beaucoup de leurs adversaires de mauvaise foi ont voulu le faire croire mais, fidèles à la conception proudhonienne, ils condamnent la participation au parlementarisme bourgeois fixée comme but, au détriment de la lutte ouvrière économique.

Se retrouvant entre convaincus et affinitaires, d'une part, en butte à la persécution internationale, d'autre part, les autonomistes ne vont plus organiser de congrès internationaux. Ce sont les congrès de la Fédération Jurassienne qui en tiennent lieu, assemblant à chaque fois d'autres autonomistes étrangers. Ce n'est donc plus l'Internationale d'antan, mais plutôt une mouvance proche d'une organisation spécifique, quoique plus informelle que l'Alliance et surtout, au fil des ans, de plus en plus éloignée des masses laborieuses. En outre, une nouvelle subdivision s'opère dans ses rangs entre ceux qui prêchent la propagande par le fait insurrectionnel et ceux qui y sont réticents.

Déjà en 1876, Malatesta avait adressé au nom de la Fédération italienne une déclaration sur la propagande par le fait. Le « fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes » est considéré comme le moyen de propagande le plus efficace et le seul qui « sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l'humanité dans la lutte que soutient l'Internationale».[48] Une insurrection improvisée à Bénévent, en Italie, la même année, tourne au fiasco sans décourager ses initiateurs, bien au contraire, mais la stratégie choisie rebute tout de même bon nombre d'autres. Cette dernière circonstance, ajoutée à la répression patronale et étatique réduit les effectifs de la Fédération Jurassienne à quelques dizaines de membres — au lieu des centaines de ses débuts — et fait péricliter la coopérative horlogère de production de l'organisation. A tel point que son principal animateur, James Guillaume, est obligé de s'exiler à Paris, en 1878, faisant disparaître avec son départ le Bulletin de la Fédération. Un nouvel organe, le Révolté, publié à Genève, voit le jour ; Pierre Kropotkine en est la cheville ouvrière.

L'isolement géographique a contribué au déclin des Jurassiens ; les communards français réfugiés et plusieurs internationaux russes et italiens ont servi un temps de liaison internationale, bien que laminés par des questions personnelles. En effet, Jules Guesde, rentré en France en 1876, joue sa carte personnelle, mettant au besoin de l'« eau dans son vin » et lance son périodique, l'Égalité. Paul Brousse, resté sur ses positions extrémistes, publie clandestinement un autre organe français, l’Avant-Garde. Benoît Malon et Gustave Lefrançais, de leur côté, se mettent en retrait des antiautoritaires.

L'amnistie accordée en France aux communards, en juillet 1880, accélère la démarcation et marque la fin d'une époque. Guesde et Brousse, les deux amis d'antan, les Castor et Pollux de l'AIT fédéraliste, fondent ensemble le Parti Ouvrier Français, sur la base d'un programme minimum que Guesde est allé chercher chez son ex-bête noire, Marx, à Londres. Leur entente ne dure guère et se dénoue pour ainsi dire comiquement : aux congrès ouvriers de Paris et Saint-Étienne, en mai et septembre 1882, les broussistes se retrouvent majoritaires et expulsent les guesdistes ! Qu'à cela ne tienne, chacun crée son propre parti et va naviguer côte à côte pendant vingt ans, dans une « neutralité armée», avant de se retrouver de nouveau ensemble, en compagnie de Jean Allemane et du blanquiste Édouard Vaillant, pour fonder le Parti socialiste SFIO, en 1905. Devenus ce qu'ils abhorraient hier — électoralistes —, ils se lanceront à la conquête des pouvoirs publics, avec un certain succès puisque Brousse deviendra Président du Conseil municipal de Paris et Guesde, ministre de la Guerre en 1914-1916 !

Comment expliquer la trajectoire de ceux qui fulminèrent un temps contre la conquête du pouvoir d'État et le centralisme étouffant du Conseil Général marxiste de l'AIT, pour terminer comme les plus sûrs garants de l'ordre capitaliste, tout en étant estampillés « socialistes» ? Il y a des raisons objectives : la production capitaliste connaît un essor considérable et fait la part plus belle aux ouvriers, lesquels lui sont indispensables pour l'assurer. Échaudés par les échecs sanglants de 1848 et 1871, ceux-ci penchent de plus en plus vers des remèdes moins violents et se laissent circonvenir par la participation aux instances bourgeoises, ayant l'espoir de voir par ce biais leurs conditions de vie s'améliorer. Les socialistes se trouvent donc à point nommé pour représenter ces aspirations. Quant à l’explication subjective du reniement d'ultra-révolutionnaires, elle peut signifier le retour au bercail de jeunes bourgeois revenus de leurs exaltations primesautières ; mais un retour « honorable». D'autant plus que tenue à l'écart du gouvernail de la société par les ploutocrates, l'intelligentsia trouve là un moyen idéal de faire reconnaître ses « talents et capacités particulières». Par conséquent, tout en soutenant la cause ouvrière, elle acquiert une sorte de « légitimité » à justifier son « bon choix», quitte à jeter aux orties ses engouements anarchistes de jeunesse, pour se tenir prête à partager les « responsabilités » du pouvoir d'État avec la bourgeoisie jadis si honnie.

Les révoltés jusqu'au-boutistes, eux, croient l'agonie du système toute proche et pensent pouvoir l'accélérer avec quelques insurrections ou attentats spectaculaires, à l'instar des populistes russes qui avaient cru abattre l'autocratie en assassinant Alexandre II. C'est la fuite en avant à toute vapeur : lors de son procès à Lyon, en 1883, Kropotkine ne donnera pas plus de dix ans de survie à la société bourgeoise !

En résumé, le mouvement ouvrier, uni et homogène à ses débuts, s'est progressivement différencié en plusieurs tendances rivales, tentant chacune de son côté d'agir sur les facteurs d'évolution ou de révolution économique et sociale. Le Grand Chambardement tardant à survenir, on en vient de part et d'autre à étudier les moyens d'en hâter l'apparition en insistant désormais sur les conditions subjectives. C'est ainsi que les tendances se transforment en organisations spécifiques, afin de mieux faire passer les messages idéologiques et d'en accroître l'influence sur les travailleurs. Ceci à l'exception notable de ceux qui se dénomment dorénavant anarchistes et qui, croyant à la proximité de la révolution sociale, nient justement toute nécessité organisationnelle, d'une part, parce qu'ils veulent se conformer dès maintenant aux règles régissant la société de leurs vœux et, d'autre part, parce que gardant en tête le syndrome Marx, ils se défient de toute organisation quelque peu structurée.

VII. La propagande par le fait et l'« Anarchie subventionnée »

Pour les anti-autoritaires, les incompatibilités avec les socialistes réformistes et étatistes sont devenues flagrantes, aussi ne pensent-ils qu'à s'en démarquer, ne serait-ce que par la dénomination. Lors des congrès de 1879 et 1880 de la Fédération Jurassienne, à la Chaux-de-Fonds, en Suisse, sur proposition de Carlo Cafiero et de Kropotkine, le communisme anarchiste est fixé comme but et le collectivisme défini comme forme transitoire de la société. Ces objectifs ont pour corollaire l'« abolition de toutes formes de gouvernement et la libre fédération des groupes producteurs et consommateurs».

A une rencontre tenue secrètement à Vevey, toujours en Suisse, en 1880, trente-deux « meneurs politiques » anarchistes, dont Kropotkine, Élisée Reclus, Pierre Martin et cinq autres français déterminent les moyens tactiques à utiliser pour atteindre le communisme anarchiste. Ils s'accordent pour recommander la propagande par le fait et adoptent un programme rédigé par le Suisse Herzig et l'Allemand Otter :

« 1°) Destruction intégrale par la force des institutions actuelles.

2°) Nécessité de faire tous les efforts possibles pour propager par des actes l'idée révolutionnaire et l'esprit de révolte.

3°) Sortir du terrain légal pour porter l'action sur le terrain de l'illégalité, qui est la seule voie menant à la révolution.

4°) Les sciences techniques et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire, il faut recommander aux organisations et aux individus faisant partie des groupes, de donner un grand poids à l'étude et aux applications de ces sciences, comme moyen d'attaque et de défense.

5°) L'autonomie des groupes et des individus est acceptée, mais afin de maintenir l'unité d'action, chaque groupe a le droit de correspondre directement avec les autres groupes, et pour faciliter ces relations un bureau central de renseignements internationaux sera créé».[49]

Ce programme est tenu secret pour l'instant et Jean Maitron, qui le reproduit dans sa monumentale et incontournable thèse sur cette période, l'a retrouvé parmi des archives de police, ce qui dénoterait une présence policière à cette réunion officieuse, sans que l’on sache s'il faille la mettre au crédit ou au discrédit de son résultat. On relèvera néanmoins la bizarrerie organisationnelle adoptée : autonomie « acceptée», « droit de correspondre » et un bureau de « renseignements». Ceci explique peut-être cela. Sinon, c'est toujours l'image de la société future qui se trouve projetée dans ce schéma, mais d'une manière très floue.

La participation policière est, par contre, tapageuse lors de la création du premier journal anarchiste français paru après la Commune : la Révolution sociale. Le préfet de police parisien, Louis Andrieux, s'était déjà distingué dix années auparavant, en s'opposant à Bakounine et aux communards lyonnais. Dans ses Mémoires, il explique et justifie son initiative. Il commence par un postulat stupéfiant, lourd d'interrogations jusqu'à nos jours : « On sait que les auteurs des crimes politiques, quand ils restent inconnus, sont toujours des agents provocateurs, et que c'est toujours la police qui a commencé ! »

Inquiet d'entendre parler de propagande par le fait et du projet de faire sauter le Palais-Bourbon (la Chambre des députés), et mis au courant des difficultés des anarchistes de faire paraître un journal, il profite de l'aubaine pour pénétrer au sein du milieu et « subventionner l'Anarchie». Ce cas étant un modèle du genre, citons longuement le piquant récit de cette provocation :

« Les compagnons cherchaient un bailleur de fonds ; mais l'infâme capital ne mettait aucun empressement à répondre à leur appel. Je poussai par les épaules l'infâme capital, et je parvins à lui persuader qu'il était de son intérêt de favoriser la publication d'un journal anarchiste. On ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire, et celles dont il s'agit ne gagnent pas à être connues. Donner un journal aux anarchistes, c'était placer un téléphone entre la salle des conspirations et le cabinet du préfet de police. On n'a pas de secrets pour un bailleur de fonds, et j'allais connaître, jour par jour, les plus mystérieux desseins. Le Palais-Bourbon serait sauvé ; les représentants du peuple pouvaient délibérer en paix.

Ne croyez pas, d'ailleurs, que j'offris brutalement les encouragements du préfet de police. J'envoyai un bourgeois, bien vêtu, trouver un des plus actifs et des plus intelligents d'entre eux. Mon agent expliqua qu'ayant acquis quelque fortune dans le commerce de la droguerie, il désirait consacrer une partie de ses revenus à favoriser la propagande anarchiste. Ce bourgeois qui voulait être mangé n'inspira aucune suspicion aux compagnons. Par ses mains, je déposai un cautionnement dans les caisses de l'État, et le journal la Révolution sociale fit son apparition.


C'était un journal hebdomadaire, ma générosité n'allant pas jusqu'à faire les frais d'un journal quotidien. M[lle] Louise Michel était l'étoile de ma rédaction. je n'ai pas besoin de dire que “la grande citoyenne” était inconsciente du rôle que je lui faisais jouer, et je n'avoue pas sans quelque confusion le piège que j'avais tendu à l'innocence de quelques compagnons des deux sexes.

Tous les jours, autour d'une table de rédaction, se réunissaient les représentants les plus autorisés du parti de l'action ; on dépouillait en commun la correspondance internationale ; on délibérait sur les mesures à prendre pour en finir avec “l'exploitation de l'homme par l'homme” ; on se communiquait les recettes que la science met au service de la révolution. J'était toujours représenté dans les conseils, et je donnais au besoin mon avis, qui plus d'une fois remplit l'office de paratonnerre».[50]

Riche d'enseignements ! Notons que l'« un des plus actifs et des plus intelligents » des anarchistes fut Émile Gautier, figure de proue du mouvement parisien du moment, docteur en droit et excellent orateur, mais plus naïf que l'ouvrier cordonnier Jean Grave qui eut plus de « nez » dans cette affaire. Lorsque l'agent d'Andrieux, le Belge Spilleux dit Serraux, vint lui proposer le « coup», il se tâta d'abord puis voulut accepter sous conditions, c'est-à-dire faire paraître le journal, mais envoyer paître rapidement Serraux. La « fine mouche», en l'occurrence Andrieux, subodora la chose et se rabattit sur Gautier.[51] Celui-ci finit tout de même par s'émouvoir de voir publiés les noms et adresses des membres et groupes anarchistes français dans les colonnes du journal. Cela rendit le fait patent et entraîna la disparition de la Révolution sociale, au bout de 56 numéros et de presque une année de parution.

L'« office de paratonnerre » dont parle Andrieux est aussi intéressant à connaître ; il fut rempli à l'occasion d'un pseudo-attentat anarchiste. Après avoir visé la Banque de France, le Palais de l'Élysée, la préfecture de police, le ministère de l'Intérieur, écartés sans peine par Serraux, l'homme d'Andrieux, on retint pour « se faire la main » la statue de Thiers, récemment inaugurée à Saint-Germain. Voyons les circonstances exactes, narrées avec un humour facile par Andrieux :

« Les compagnons partirent pour Saint-Germain, emportant l'infernale machine ; c'était une boite à sardines, remplie de fulmicoton et soigneusement enveloppée dans un mouchoir. Je connaissais ce complot plein d'horreur ; je savais l'heure du départ pour Saint-Germain ; je connaissais l'heure du crime projeté. Qu'allais-je faire ? Il fallait que l'acte fût consommé pour que la répression fut possible. Je n'hésitai point à sacrifier le libérateur du territoire pour sauver le Palais-Bourbon. Quand la nuit fut venue, les compagnons se glissèrent dans l'ombre à travers les arbres séculaires ; ils suivirent la rue de la République jusqu'à la rue de Poissy, où sur une petite place, s'élève la statue plus grande et plus lourde que nature.


La pâle lueur de la lune éclairait le visage du vieillard de bronze qui regardait d'un air narquois les conspirateurs.

L'un d'eux hissa la boite à sardines sur le socle de la statue, entre les pieds du fauteuil où M. Thiers assis déploie sur sa cuisse gauche quelque chose qui doit être une carte de géographie.


Une longue mèche pendait le long du piédestal. L'un des compagnons y mit le feu, tandis que ses camarades parsemaient le sol de proclamations révolutionnaires ; puis, quand le feu commença à monter lentement le long de la mèche, les compagnons s'enfuirent à toutes jambes, jusqu'au bas de la colline, et continuant leur course à travers la plaine, ils escaladèrent les barrières du chemin de fer.


Quand ils rentrèrent à Paris, ils attendirent avec impatience les nouvelles de Saint-Germain. Ils n'avaient pas assisté au spectacle des ruines qu'ils avaient faites ; ils n'en savaient pas l'étendue.

Quelle ne fut pas leur déception, lorsqu'ils apprirent qu'ils avaient tout au plus réussi à réveiller quelques paisibles habitants de la silencieuse cité de Saint-Germain. La statut était intacte ; le fulmicoton n'avait pas mordu sur le bronze ; une large tache noire était la seule trace de l'attentat. Je connaissais les noms des conspirateurs ; j'avais voyagé avec eux, du moins par procuration, j'avais tout vu, tout entendu. »

Selon Jean Grave, ce furent « deux ou trois Méridionaux, fraîchement venus de Marseille, et dont le révolutionnarisme... verbal les disposait à couper dans n'importe quel godan», qui allèrent déposer cette fameuse « boîte de sardines», laquelle n'occasionna qu'un « éclat de rire». Pour cette fois-ci pourrait-on ajouter, car le procédé s'est répété à maintes et maintes reprises depuis et a souvent provoqué des conséquences malheureuses. La leçon n'a pas été suffisamment retenue et il s'est toujours trouvé des naïfs ou des imbéciles pour tremper dans des provocations policières. Or, ces mouchards ont souvent trouvé des « défenseurs», comme le relève Grave :

« Dévoiler les mouchards, ce serait si facile si tous les camarades voulaient raisonner à l'aide du simple bon sens. Mais à beaucoup le simple bon sens ne suffit plus lorsqu'il s'agit des choses de la propagande. Ils font intervenir un tas de considérations qui n'ont rien à voir avec la question, ne font que la compliquer et l'embrouiller. (...) Si vous attaquez leur “homme”, c'est par jalousie ou parce qu'il ne pense pas comme vous».[52]

Grave s'en prend ainsi aux anarchistes à « âme de chrétien » qui n'admettent pas que l'on « puisse penser mal des autres». Au demeurant, Grave a tendance à minimiser l'influence des mouchards sur l'évolution du mouvement, ce qui semble paradoxal pour lui qui avait été si décrié dans le milieu anarchiste à cause de sa « flicomanie». Et pourtant, il y a eu des infiltrations policières notables à l'époque : en 1882, lors des troubles de Montceau-les-Mines, l'agent provocateur Brenin est démasqué ; à Lyon, centre du mouvement libertaire d'alors, un agent de la préfecture, Valadier, réussit à s'introduire au sein de la rédaction des journaux anarchistes, lesquels sont cependant soumis à une censure et à une répression permanentes, puisqu'un même organe est obligé, par exemple, de changer sept fois de titres en moins de deux ans !

Les infiltrations policières n'ont jamais été une exclusivité anarchiste, comme certains ont voulu le faire croire à une époque, loin s'en faut ! Toutes les organisations révolutionnaires de quelque importance ont toujours été pénétrées par des provocateurs et des traîtres. A commencer par Grisel qui fit échouer la Conspiration babouviste des Égaux, en 1796 ; puis même le grand Blanqui, l'« Enfermé » qui passa trente-trois ans de sa vie en prison, a été compromis par le document Taschereau, découvert en 1848 dans les archives de la police, dans lequel il dénonçait Barbès et ses compagnons de l'insurrection manquée de 1839 (à moins que cela n'ait été de sa part qu'une tactique pour se débarrasser de rivaux). Durant cette révolution de 1848, le nouveau préfet de police, Caussidière, découvre avec stupeur que son propre adjoint, Delahodde, nommé secrétaire de la préfecture, ainsi que le capitaine de ses gardes, Chenu, sont des agents de la police louis-philipparde infiltrés au sein des sociétés secrètes révolutionnaires depuis des années. Delahodde avait même purgé des peines de prison, pour mieux « moutonner » ses camarades de geôle qui ne pouvaient se méfier d'un aussi « pur » révolutionnaire.[53]

Au sein du mouvement révolutionnaire russe, le reniement, la trahison ou la provocation constituent pour ainsi dire une tradition souvent respectée. Mentionnons d'abord Outine, le calomniateur de Bakounine et partisan inconditionnel de Marx : rapidement déçu par le manque de perspectives en Europe, il implore son pardon au tsar et retourne en Russie. Léon Tikhomirov, l'un des populistes les plus en vue, fait de même dans les années 1880. Evno Azev, le chef de l'organisation terroriste de combat des socialistes-révolutionnaires, est un agent direct de l'Okhrana, la police secrète tsariste. L'organe bolchevik, la Pravda, a été fondé en 1912 également par un agent provocateur, Jitomirsky. De surcroît, Malinovsky, le leader de la fraction bolchevique à la Chambre des députés russe, la Douma, bien que « chéri » par Lénine, fut aussi un agent de l'Okhrana, fusillé comme tel en 1918. Tous ces agents furent donc souvent bien placés et eurent, par conséquent, une influence déterminante sur leur organisation ou sur l'évolution des événements. Du reste, il n'y a pas de quoi s'en étonner, c'est de bonne guerre : l'État bourgeois s'est défendu comme il a pu contre ses ennemis. L'État « ouvrier » moscovite a fait bien mieux depuis, c'est-à-dire pire, en suscitant de toutes pièces des organisations pseudo-antibolcheviques, les manipulant selon ses besoins et en infiltrant, en outre, la plupart des associations d'émigrés russes.

Prenons note qu'Andrieux révéla rapidement sa manipulation, soit quatre ans après, de crainte probablement d'être rendu responsable de « bavures » éventuelles, car sa Révolution sociale n'avait parlé que de bombes, incendies et explosions. Il lui fallut donc se couvrir auprès de ses successeurs à la préfecture de police. La réaction la plus curieuse à sa divulgation fut celle de Jules Guesde : il lui attribua par la suite la « paternité » de l'anarchisme en France. Ainsi, celui qui avait dénoncé auparavant le centralisme marxiste au sein du mouvement ouvrier comme un danger de pénétration policière changeait dorénavant son fusil d'épaule !

En 1880, les ponts ne sont pourtant pas encore coupés avec les socialistes. Au Congrès du Havre, les quelques anarchistes présents réussissent même à faire adopter une motion préconisant le « communisme libertaire comme but final». Ce n'est qu'au Congrès de Paris, le 22 mai 1881, que se produit véritablement la scission. Elle intervient sur une question organisationnelle, qui peut sembler paradoxale pour des anarchistes : ils décident de ne prendre la parole au congrès qu'au nom de leurs groupes et non à titre personnel. Devant le refus des socialistes, ils tiennent leur propre congrès du 25 au 29 mai 1881, date de la fondation officielle du mouvement anarchiste français.

Le Congrès international de Londres, en juillet de la même année, parachève le schisme. Trente et un délégués, tous désignés par un numéro et non par leur nom personnel représentent 56 fédérations et 46 sections ou groupes non fédérés. Parmi ces délégués figurent Louise Michel, Pierre Kropotkine, Émile Pouget et le fameux Serraux, la « mouche » d'Andrieux. Deux résolutions capitales y sont votées. L'une à une « infime minorité», concerne la création d'un bureau international de renseignements (!), ayant son siège à Londres et comprenant trois membres titulaires et trois suppléants. Son existence restera fantomatique. L'autre motion, incontestablement la plus importante, est celle sur la propagande par le fait. Elle reprend presque au mot à mot celle de Vevey :

« Le Congrès émet le vœu que les organisations adhérentes veuillent bien tenir compte des propositions suivantes : il est de stricte nécessité de faire tous les efforts possibles pour propager par des actes l'idée révolutionnaire et l'esprit de révolte dans cette grande fraction de la masse populaire qui ne prend pas encore part au mouvement, et se fait des illusions sur la moralité et l'efficacité des moyens légaux. En sortant du terrain légal sur lequel on est généralement resté jusqu'à aujourd'hui, pour porter notre action sur le terrain de l'illégalité qui est la seule voie menant à la révolution, il est nécessaire d'avoir recours à des moyens qui soient en conformité avec ce but... Il est absolument nécessaire de diriger nos efforts de ce côté, en se souvenant que le plus simple fait, dirigé contre les institutions actuelles, parle mieux aux masses que des milliers d'imprimés et des flots de paroles, et que la propagande par le fait dans les campagnes a encore plus d'importance que dans les villes. Le Congrès recommande aux organisations et individus faisant partie de l'Association internationale des travailleurs, de donner un grand poids à l'étude des sciences techniques et chimiques, comme moyen de défense et d'attaque».[54]

Cette dernière recommandation laisse rêveur : on pense frayer le chemin de la Révolution sociale à coups d'explosifs ! Autant la conception stratégique de propager par le fait était séduisante, car cela pouvait être aussi bien le fait économique, social, individuel ou autre qui traduirait dans la vie concrète et quotidienne les aspirations libertaires — ce à quoi vont d'ailleurs s'occuper bon nombre de compagnons —, autant la réduire à la simple expression des « moyens chimiques et techniques » paraît, avec le recul du temps, tout à fait saugrenu, sinon aberrant.

Une autre incohérence y fait suite : le congrès ne se reconnaît aucun droit autre que celui d'indiquer les lignes générales de ce qui lui paraît être la meilleure organisation socialiste révolutionnaire, et s'en rapporte à l'initiative des groupes pour les « organisations secrètes et autres qui leur sembleraient utiles au triomphe de la révolution sociale». Cela était conforme, en somme, à la tendance déjà exprimée lors des derniers congrès de la Fédération Jurassienne. Si le moindre doute pouvait encore subsister sur son refus d'assumer ses prises de position, le congrès de Londres précise qu'il « est bien entendu que les délégués des organisations qui se sont fait représenter à Londres n'ont pas pu prendre de résolutions définitives. Ce sera aux groupes et fédérations à décider définitivement si elles les acceptent». Comment ? En correspondant ! Car chaque groupe adhérent « aura le droit de correspondre directement avec tous les autres groupes et fédérations qui pourront lui donner leurs adresses». Vœu on ne peut plus pieux et suggestion restée « lettre morte». On comprend que le souvenir du Conseil Général centraliste de Marx ait hanté les esprits des congressistes, mais cette fuite devant les responsabilités organisationnelles était simplement suicidaire et son effet boomerang va provoquer l'éclipse des idées libertaires, en tant que courant révolutionnaire majoritaire, au point qu'il leur faudra emprunter par la suite d'autres voies organisationnelles et sociales pour s'exprimer.

Il est à signaler que Kropotkine s'est opposé comme il a pu à ces résolutions. Il était partisan de reprendre plutôt la forme d'organisation bakouniniste, secrète et publique, c'est-à-dire de ressusciter l'Alliance ; par deux fois, il est intervenu également contre la recommandation d'étudier les « sciences chimiques » comme moyen privilégié de la propagande par le fait. Il a tenté, en outre, d'attirer l'attention sur le problème bien plus important des « presses clandestines » dans les pays où il était impossible de faire paraître librement des journaux, et est parvenu avec peine à imposer une prise de position du congrès sur la morale révolutionnaire.

Il est symptomatique de relever que la plus grande opposition à ces deux points vint de l'agent d'Andrieux, Spilleux-Serraux, appuyé par d'autres délégués de Paris, des 11[e], 16[e] et 20[e] arrondissements, dont les fameux bombistes de la « boîte de sardines » explosive contre la statue de Thiers. Serraux proposa bien évidemment la suppression du terme « morale » et refusa fermement l'établissement d'un bureau quelconque de statistiques, de renseignements ou autres attributions, sous le prétexte que ce serait reconstituer là, sous un nom ou un autre une « autorité». Enfin, il proposa la clôture du congrès sans recommander la presse clandestine et affirma pour habiller sa manœuvre qu'il est du « devoir de tous, de se rendre solidaires de tout acte révolutionnaire». Là-dessus, le délégué de Levallois-Perret, un de ses suiveurs imbéciles, augmenta la confusion en disant qu'il est « difficile de déterminer où commence l'acte révolutionnaire et où commence l'acte bourgeois». De la bonne besogne confusionniste, accomplie sans opposition sérieuse des autres congressistes, à savoir Louise Michel, Charles Malato, Émile Pouget, Grave, Malatesta, Merlino et autres révolutionnaires éprouvés.[55]

Remarquons la présence au congrès de Londres du représentant de la communauté icarienne d'Iowa, aux États-Unis, laquelle avait évolué du socialisme patriarcal et religieux de Cabet au communisme libertaire. (D'ailleurs, un journal intitulé le Communiste libertaire y est publié en 1881, sous la rédaction de Jules Leroux, le frère de Pierre Leroux).

A partir de ce moment, à l'exception de l'Espagne qui poursuit sa voie propre, collectiviste bakouninienne, orientée vers les producteurs des champs et des villes, la France devient le centre de gravité du mouvement anarchiste international. Elle recouvre ainsi sa vocation de « Patrie des révolutionnaires et des révolutions » du XIX[e] siècle. L'évolution des idées anarchistes dans l'Hexagone va induire les courants internationaux jusqu'en 1914. C'est pour cette raison que nous allons maintenant concentrer notre attention sur cette période de l'anarchisme français.

Les manifestations par le « fait insurrectionnel » s'y multiplient, les idées anarchistes gagnent du terrain et pour les combattre les autorités saisissent le prétexte du congrès de Londres et inculpent une soixantaine d'anarchistes de Lyon et d'ailleurs, en 1883, pour tentative de reconstitution de l'AIT, toujours interdite dans l'Hexagone. A leur tour, les accusés profitent du procès pour retourner l'accusation contre l'ordre bourgeois et donner de l'ampleur à leur propagande. Kropotkine, Émile Gautier, Bordat, Pierre Martin utilisent le prétoire comme tremplin durant des heures, ce qui ne leur évite pas d'écoper malgré tout de plusieurs années d'emprisonnement. Émile Gautier, l'un des plus brillants propagandistes anarchistes de l'époque a droit, lui, à un traitement privilégié : il est libéré avant terme, sous promesse de rompre avec l'Anarchie. Promesse tenue, car il va se consacrer désormais à des publications scientifiques, tout à fait éloignées de la chimie et du terrain social. Il ne fera qu'une entorse à sa promesse, bien plus tard, lorsqu'il préfacera les mémoires de Goron, ex-chef de la sûreté, dont il s'avérera avoir été un ami d'enfance ! Il y poussera le paradoxe jusqu'à « faire compliment » à celui qui avait arrêté les fameux anarchistes cambrioleurs Duval et Pini, d'avoir conservé « l'âme séditieuse d'autrefois», sous l'« écharpe tricolore du chef de la sûreté», compliment venant d'un « vieux camarade, et régulier qui a mal tourné !».[56]

Le mouvement est ralenti ; les journaux paraissent cahin-caha ; les congrès sont rejetés comme des « vestiges du parlementarisme», car traçant une « ligne de conduite unique et aliénant la liberté des fédérations». Malgré tout, une tentative de « Conférence anarchiste internationale » a lieu en 1889, ce durant une semaine. Aucun ordre du jour n'étant prévu, elle se déroula « dans les pires conditions d'anarchie, au sens vulgaire du terme » (Jean Maitron). Il n'y eut aucune résolution, aucun vote et ce fut en fait une « conversation à bâtons rompus». Rien d'étonnant en cela, car la conception dominante en France à ce moment est la plus laxiste qui soit :

« Libre entrée et droit à la discussion pour tout compagnon car tant que les individus se présenteront parlant au nom d'autres personnes, ils seront tentés de se croire exprimer un avis collectif et, partant, croiront que leur opinion, leur parole ont plus de valeur que s'ils agissaient en leur nom personnel ; en un mot, ils seront tentés de légiférer...».[57]

Des sophismes de ce genre constituent la règle générale, non d'individus isolés de toute vie sociale, mais de propagandistes de renom tel Jean Grave, le principal rédacteur de la Révolte, qui prône la libre entente et la libre initiative :

« Les individus faisant partie de plusieurs groupes à la fois basés sur des actes différents de propagande... Une fois le but atteint, l'acte de propagande accompli, le groupe se dissout, se reforme sur des nouvelles bases, se sépare des éléments qui n'acceptent pas cette nouvelle conception, en acquiert de nouveaux et la propagande se fait par des groupes qui vont ainsi se transformant continuellement, habituant les individus à se mouvoir, à agir, sans s’encroûter dans la routine et l'immobilité, préparant ainsi les groupements de la société future, en forçant les individus à agir d'eux-mêmes, à se rechercher selon leurs tendances, selon leurs affinités».[58]

Lorsqu'il se rendra compte que l'époque était loin d'accoster la « terre d'Anarchie», Grave tempérera cette vision idyllique de l'activité propagandiste. Cependant, le mal aura été fait : l'émiettement et l'érection de l'autonomie individuelle en principe absolu vont diluer et atomiser le mouvement anarchiste français. Jean Maitron chiffre à 600-800 militants pour le pays entier, durant la décade 1880-1890, et à 1000 militants actifs, 4500 sympathisants et 100.000 personnes sensibilisées aux idées anarchistes, en 1894. C'est bien peu en regard des buts visés et surtout de l'avènement de la société future attendue.

Cette fuite éperdue en avant provoque une coupure nette avec les luttes sociales. Le choix de la propagande par le fait, à l'exclusion de toute autre tactique ou stratégie, creuse immanquablement un fossé avec les préoccupations immédiates des travailleurs. Pour masquer cette carence, l'Anarchie prend la forme d'une religion, propagée par des prophètes et des rêveurs exaltés. A cet élan mystique ne manquent que des martyrs ; ils ne vont pas tarder à apparaître. En effet, plus la liquidation sociale se fait désirer, plus l'affreux ordinaire du quotidien devient insupportable à certains qui recourent alors à des actes qui « font en quelques jours plus de propagande que des milliers de brochures » (Kropotkine, dans [l'Esprit de révolte]]</em>), sans pour autant déclencher l'insurrection spontanée des masses si attendue.

En fait, cette pratique marque une rupture complète avec la tradition d'association, d'union et de solidarité des décennies précédentes du mouvement ouvrier, et de l'AIT fédéraliste en particulier. Au contraire, elle s'affirme comme un brusque réaction contre ces valeurs sociétaires, comme on peut le constater à travers la tendance anti-organisationnelle qui va prévaloir dans le milieu anarchiste et faciliter le dérapage vers le « bombisme».

VIII. Anti-organisationnels et bombistes

Gaetano Manfredonia, auteur d'une thèse récente sur l'individualisme anarchiste, définit fort bien la caractéristique dominante de cette période :

« Initiative individuelle, libre entente, communisme libre, propagande par le fait, spontanéité du fait révolutionnaire, telles furent les notions qui délimitaient le champ idéologique de l'anarchisme des années 1880, et qui toutes renvoient à une conception de l'individu autonome, agent de la transformation sociale. »[59]

Dans ces conditions, quels peuvent être les rapports entre ces « individus autonomes» ? Quasiment nuls, car il n'existe aucune fédération, ni liaison stable, seuls des groupes les réunissent périodiquement. De quelle manière ? Émile Gautier la définit explicitement au procès de Lyon :

« Il faudrait s'entendre sur ce qu'est un groupe. A Paris, au moins, les groupes anarchistes sont de simples rendez-vous où des amis se réunissent chaque semaine pour parler entre eux des choses qui les intéressent. La plupart du temps, même, on n'y voit guère que de nouvelles figures, à l'exception d'un petit noyau de quatre ou cinq fidèles».

En somme, ce sont des sortes de clubs de rencontre ou des « cafés du Commerce » anarchistes — les boissons, apparemment, en moins. Au cas où on ne l'aurait pas bien compris, Gautier revient sur le sujet au procès :

« Si l'on a essayé de tirer argument contre tels ou tels groupes anarchistes, de l'existence de timbres, de la nomination de secrétaires, de la tenue de réunions privées périodiques... Je mets au défi l'accusation de produire quoi que ce soit d'analogue à la charge des groupes anarchistes parisiens — les seuls que je connaisse, les seuls dont je puisse parler à bon escient —, je mets au défi l'accusation de prouver que ces groupes anarchistes aient été autre chose que des lieux de rendez-vous, de simples réunions temporaires dont le personnel varie à chaque fois, où le premier venu peut entrer, d'où il peut également sortir sans remplir aucune formalité, sans payer aucune cotisation, sans même qu'on lui demande son nom ni ses opinions. »[60]

C'est par conséquent un lieu extrêmement ouvert, sans aucune obligation ni devoir pour les participants, ni de décliner leur nom et qualité, ni de s'engager dans quelque activité que ce soit. L'individu est complètement libre et autonome dans le groupe et celui-ci, à son tour, l'est pareillement dans la fédération éventuelle ; aucun lien ni coordination n'existent. Mieux encore, comme le commente Gaetano Manfredonia, « au nom des principes d'autonomie individuelle et de libre initiative, tout lien organisationnel stable se trouve rejeté comme étant “autoritaire”, donc anti-anarchiste». Il n'y a pas à s'étonner, par conséquent, si des malades mentaux ou surtout des agents provocateurs apparaissent dans ces groupes, s'y expriment à loisir et y tiennent des discours les plus incendiaires et provocateurs. Même Jean Grave finit par s'indigner qu'il y ait des « détraqués » et des escrocs qui discutent à perte de vue sur le « droit à estamper » les compagnons. En effet, la voie illégaliste, logique pour des révolutionnaires, face à un système qu'ils contestent, est diversement interprétée par les uns et les autres, au point d'instituer la « reprise individuelle » comme moyen d'émancipation, au besoin par le meurtre. Ravachol commence par là : il assassine un vieil ermite pour s'emparer de son « magot » (acte peut-être inspiré ou du moins à mettre en parallèle avec le personnage de Raskolnikov dans le roman Crime et Châtiment, de Dostoïevski). D'autres pratiquent l'illégalisme de façon moins criminelle, c'est ainsi que sont consacrés l'union libre, le déménagement à « la cloche de bois», et autres procédés de débrouillardise. Tous ces moyens sont inclus globalement dans la propagande par le fait quotidien, certes, mais sa meilleure expression demeure pour beaucoup « l'éloquence sauvage de la dynamite». Pendant des années, elle reste sur le plan verbal, puis à partir d'exactions policières, un premier mai, un cycle d'attentats meurtriers s'enclenche. En l'espace de deux ans, elle va volatiliser tous les acquis libertaires pour ne plus donner de l'anarchiste que l'image de l'« homme à la bombe».

Le terrain avait été bien préparé depuis quelque temps par des individualistes forts en gueule et appointés par la préfecture : les Martinet, Georges Renard et le rédacteur mystérieux de l'International, feuille d'incitation à la propagande par le fait, paraissant à Londres (!) :

« Il devient indispensable de faire parler sur un ton élevé tout ce que la science a mis à notre disposition... Ainsi à côté du vol, du meurtre et de l'incendie, qui deviennent naturellement nos moyens légaux [!?] pour faire connaître notre ultimatum à tous les dirigeants de la société actuelle, nous n'hésiterons pas à placer la chimie dont la voix puissante devient absolument nécessaire pour dominer le tumulte social, et faire tomber brutalement entre nos mains la fortune ennemie, sans gaspiller le sang des nôtres... Occupons-nous de chimie et fabriquons vivement bombes, dynamite et autres matières explosives, beaucoup plus capables que les fusils et les barricades pour amener la destruction de l'état des choses actuel. »[61]

Cet organe fait même paraître un Indicateur anarchiste, où sont décrits les moyens de fabriquer ces « produits anti-bourgeois». Il recommande la destruction par le feu de toutes les « paperasses», afin de supprimer le gouvernement ! L'anonyme auteur conseille donc d'incendier les bureaux des ministères, des contributions, des notaires, ce au moyen de « circulaires commerciales » inflammables ! Autant dire que la signature de ce fatras provocateur est bien lisible. Certains ne s'y trompent pas et ont droit aux pires insultes : « petits papes anarchistes», « obscurcisseurs de cervelles», « bandes des docteurs, avocats et autres chiures bourgeoises», « charlatans, vipères et compagnie». Jean Grave et la Révolte sont tout particulièrement visés. Nombre de simples filous et cambrioleurs, œuvrant soi-disant dans un but militant, mais en fait pour leur propre petit compte, y voient la caution morale et révolutionnaire de leurs combines.

Quant aux explosifs, il ne s'agit plus de la « boîte de sardines » marseillaise d'Andrieux, mais de véritables et meurtrières bombes — leur mode d'emploi a été largement diffusé par des personnes « bien intentionnées » — et il se trouve des exaltés ou des « innocents » manipulés pour en faire usage. Pourtant, le modèle de cette stratégie, les populistes terroristes russes, aurait dû servir de leçon par sa piteuse évolution. Rappelons les faits : après plusieurs tentatives sanglantes, ils réussissent à atteindre et tuer le tsar Alexandre II. Certes, ce n'était pas un parangon de démocratie et ne manifestait que des velléités de réformes ; cela dit, il avait tout de même aboli le servage en Russie, en 1861, peut-être ou même certainement sous la pression des événements et des répercussions de la défaite subie dans la guerre de Crimée, en 1854-1855, contre les Anglo-Français. Cependant, à travers son assassinat c'est toute sa politique qui se trouve condamnée auprès de son successeur, Alexandre III, lequel s'empresse d'introduire une noire réaction. C'est aussi un coup d'arrêt au mouvement souterrain que menaient, parmi les masses paysannes, des milliers de révolutionnaires anonymes qui avaient suivi le conseil de Bakounine d'aller au peuple et de se mettre à son service. Voulant accélérer l'Histoire par quelques actes héroïques, les terroristes russes avaient cru faire l'économie de la nécessaire prise de conscience des masses paysannes, engourdies encore par deux siècles et demi de servage. On retrouve ici aussi la nocivité du schéma conspirateur blanquiste : un petit groupe d'« élus » se substitue et choisit pour tous.

Au surplus, cette politique du pire se double d'une ingénuité déroutante : Jéliabov, le chef terroriste, emprisonné au moment de la mort d'Alexandre II, revendique hautement la responsabilité de l'acte, alors qu'aucun soupçon ne pesait sur lui. La police s'intéresse immédiatement à son entourage, tend des guets-apens et cueille ainsi les auteurs survivants de l'attentat ! Le corollaire provocateur se vérifie là encore : l'un des terroristes les plus en vue, Degaiev, trahit ses compagnons et donne ainsi le coup de grâce à l'organisation. Tout ceci n'empêche pas des rescapés de poursuivre la même tactique : en 1887, une tentative d'attentat contre Alexandre III échoue et plusieurs conspirateurs sont pendus, dont le frère aîné de celui qui se fera connaître plus tard sous le nom de Vladimir Lénine. Plusieurs populistes échappent au coup de filet et émigrent d'abord à Zürich, puis à Paris. C'est à ce moment qu'un certain Abraham Hekkelman se fait remarquer, sous le nom de Landesen, par son verbalisme révolutionnaire. Quelques années auparavant, il avait été suspecté d'être un agent provocateur par Vladimir Bourtsev, le Sherlock Holmes du mouvement révolutionnaire russe. En vain, tant était grand son crédit auprès de ses camarades « chrétiens», comme disait Grave. Ce Hekkelman-Landesen acquiert une si grande autorité morale au sein du groupe de populistes parisiens que, le 28 mai 1890, il répartit avec un « soin diabolique » (Jean Longuet) plusieurs bombes entre ses principaux camarades. Le lendemain, comme par hasard, la police parisienne perquisitionne au domicile de ces derniers et en arrête vingt-sept. Nullement inquiété, Hekkelman reste tranquillement chez lui ; pour le décider à partir, il « fallut les démarches pressantes de deux naïfs militants, B. et S., tous deux très estimés dans la colonie [russe de Paris. NDLA] et qui se précipitent un soir chez Landesen, lui apprirent les arrestations de leurs camarades et les suspicions qui pesaient sur lui».[62] Il disparaît ainsi de la circulation durant des années, suffisamment pour se refaire un nouvel état civil ; il abjure le judaïsme, se convertit à l'orthodoxie et se marie avec une jeune bourgeoise belge. Il continue néanmoins à rendre de substantiels services à la police tsariste, au point d'être anobli et nommé, sous le nom de général Harting, son chef à l'étranger. Il ne sera définitivement démasqué, par Bourtsev, qu'en 1909.

On retrouve encore un autre agent secret tsariste dans l'affaire du groupe anarchiste de Liège : il s'en avère être l'artificier et le chef ! La patte du chef de l'Okhrana, Ratchkovsky, y apparaît clairement ; quelques années plus tard, la fabrication des fameux Protocoles des Sages de Sion lui sera imputée.

On pourrait penser que ces événements, bien connus sur le moment, auraient pu ouvrir les yeux des compagnons sur les dangers du « bombisme». Nenni, ils se contentent de marquer tout au plus les limites de ce moyen de lutte : ainsi, en 1891, Kropotkine constate que

« ce fut l'erreur des anarchistes en 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le tsar... les anarchistes européens s'imaginèrent qu'il suffirait désormais d'une poignée de révolutionnaires ardents, armés de quelques bombes, pour faire la révolution sociale... Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs. » (La Révolte, n°32, 18-24 mars 1891).

Toutefois, il n'y a pas autocritique car il note que l'erreur ne fut pas inutile puisqu'elle permit aux anarchistes de « maintenir leur idéal dans toute leur pureté» ! Pour la période d'attentats qui va suivre, les anarchistes en vue éviteront tout de même d'en faire l'apologie et, selon Jean Maitron, les « condamneront entre les lignes» !

Tout commence le 1[er] mai 1891. Le commissaire de police de Levallois-Perret se montre excessivement zélé en faisant passer à tabac plusieurs anarchistes, coupables d'avoir déployé un drapeau rouge ! Quelque temps après que les anarchistes aient été sévèrement condamnés — déni de justice qui indigne les compagnons parisiens —, les domiciles du juge et du procureur, ayant officié au procès de cette affaire, sont l'objet d'attentats à la bombe. Grâce à la dénonciation d'une indicatrice infiltrée dans son entourage, Ravachol, l'auteur de ces explosions, est rapidement identifié.[63] Détail croustillart : la maréchaussée rate de peu Ravachol à son domicile de Saint-Denis, car il vient d'en déménager, aidé par son voisin, un brigadier de gendarmerie à qui il lui était arrivé d'offrir des cigares ! Ajoutons que dans la charrette à bras contenant les affaires de Ravachol et poussée par le pandore compatissant figurait en bonne place une caisse de dynamite.[64]

Ravachol se fait tout de même arrêter peu après, à cause de son prosélytisme, ayant voulu convertir à ses idées le garçon de café du restaurant Véry, lequel, peu réceptif, le repère et le dénonce à la première occasion. Des compagnons le vengent en faisant exploser le restaurant Véry, puis le commissariat des Bons-Enfants et d'autres lieux, en causant cette fois plusieurs décès. L'ère de la « bombomanie » bat son plein. Elle crée une telle panique que, chose étrange, les magistrats deviennent une profession à risques et sont considérés comme indésirables par leurs propriétaires, ainsi que le relate l'ex-chef de la sûreté Goron :

« Beaucoup (de magistrats) reçurent congé, et quand ils se présentèrent dans d'autres maisons pour louer, on les éconduisit quelquefois même sans politesse. Il y eut un concierge qui dit un jour, avec beaucoup de dignité : “Monsieur, nous ne recevons pas de magistrats dans la maison.” M. Dresch, le commissaire de police qui avait arrêté Ravachol, resta pendant plusieurs semaines sans autre domicile que la maison d'un ami ! »

Curieux effets d'actes anarchistes, à moins que M. Goron n'exagérât grandement en affirmant qu'un anarchiste « avouant carrément ses opinions était en revanche accueilli à bras ouverts. »[65]

Mus par le même héroïsme sacrificiel que les terroristes russes, des anarchistes se mettent donc à appliquer à la lettre les préceptes « détonnants » de la propagande par le fait, prêchés en vain à cette échelle depuis des années. D'innombrables actes similaires, heureusement moins meurtriers, œuvre d'émules plus ou moins sincères ou même de mauvais plaisants, emboîtent le pas à la ravacholite. Ensuite, les choses se gâtent avec les attentats sanglants d'Émile Henry, Léauthier (qui poignarde un diplomate serbe en train de dîner parce qu'ayant une tête et une parure de bourgeois !), Auguste Vaillant et Caserio.

Or, le phénomène n'est pas incontrôlable pour tout le monde, le pouvoir d'État ne tarde pas à le retourner en sa faveur. Les souvenirs de l'ex-commissaire de police Ernest Raynaud sont sur ce plan extrêmement édifiants.[66]

Selon lui, un certain Puibaraud, inspecteur général des services administratifs du ministère de l'Intérieur, en 1893, joua le rôle clé dans la plupart des affaires et provocations politiques de cette période. Ce Puibaraud ne payait pas de mine : avec « sa grosse moustache noire, sa calotte de cheveux blancs et sa face ronde de marguillier, vous eussiez juré, à le voir, un bourgeois débonnaire, un paisible rond-de-cuir», mais il cachait « sous son air rondouillard, une clairvoyance aiguisée et une volonté tendue. C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour», ayant fait de la « ruse une vertu». Il sut trouver un employeur à l'échelle de son talent dissimulé, en la personne du ministre et politicien de haute volée Charles Dupuy.

L'année 1893 avait vu l'affaire scandale de Panama ébranler le régime parlementaire, tant il s'était révélé corrompu et compromis. Dupuy, « autoritaire à poigne», fut chargé de sauver les meubles. Il tenta une manœuvre de diversion, comme souvent en pareil cas, en ordonnant la fermeture de la Bourse du Travail, le 1[er] mai 1893. Cela ne se retourna pas vraiment en sa faveur ; il met alors en place le fameux préfet de police Lépine et utilise une première fois Puibaraud dans le coup monté des « papiers Norton», par lequel il se débarrasse de deux rudes adversaires, Millevoye et Déroulède.

Ce qui inquiétait particulièrement Dupuy, toujours selon Raynaud, c'était la propagande libertaire qui s'étalait au grand jour et tenait les esprits dans un état de rébellion latent. Les socialistes et les fauteurs de coups d'État, dit-il un jour à Puibaraud, je « m'en charge ! Je sais par où les prendre, mais je m'avoue effrayé par ce virus d'anarchie qui s'est introduit dans l'organisme social où il exerce de terribles ravages. C'est ce virus, surtout, qu'il s'agit d'éliminer. Il constitue à mes yeux le véritable péril». En effet, les premiers attentats anarchistes avaient été assez bien accueillis, selon Raynaud, par le peuple qui acclamait les propagandistes par le fait, comme des « libérateurs», car ces actions ne visaient d'abord que les « tyrans, les souverains, les chefs d'État, les satisfaits, les magistrats et les policiers». De plus, l'anarchie était fort à la mode parmi les littérateurs et les artistes, sinon dans les salons mondains.

Puibaraud répondit à Dupuy qu'il s'engageait à enrayer ce péril à la condition de disposer de lois nouvelles mettant les anarchistes hors la loi et transformant leurs convictions en délit d'opinion. Devenu directeur général des recherches à la Préfecture, Puibaraud se mit à l'œuvre. Ainsi, lorsque le 9 novembre 1893, Vaillant jette sa bombe parmi les « bouffe-galette de l'Aquarium » (surnom donné à la Chambre des députés par le Père Peinard), ne faisant que quelques blessés légers, Dupuy, qui préside l'Assemblée fait preuve d'un sang-froid extraordinaire et se permet même un mot historique : « La séance continue ! »

Selon Raynaud, Dupuy avait appris par un mouchard de Puibaraud le projet de Vaillant, désespéré par l'iniquité sociale, et loin de s'y opposer avait chargé ses services de remédier à son manque de moyens. Ainsi, un compagnon « cambrioleur», sorti opportunément de prison, fournit à Vaillant de l'argent et les éléments de la bombe à clous, fabriqués au laboratoire municipal de la Préfecture, ceci afin d'être vraiment sûr de son effet inoffensif. Toute la classe politique, mouillée jusqu'au cou dans le scandale de Panama, est fort aise de l'aubaine : l'attentat lui sert de paratonnerre et l'attention de l'opinion est détournée vers les boucs émissaires que sont ces « dangereux anarchistes». D'autant plus que Puibaraud organise toute une campagne d'attentats bidons dans tous les quartiers de Paris, provoquant un revirement dans l'opinion à l'égard des anarchistes.

Dans la foulée, les « bouffe-galette » n'ont plus qu'à voter [les lois scélérates]]</em>de 1894 et la boucle est bouclée. Les idées libertaires sont enfin considérées comme un délit d'opinion et la répression peut s'exercer massivement : deux mille perquisitions à travers le pays, des dizaines de condamnations pour délit d'Anarchie ; enfin, procès de trente anarchistes de renom. Ce dernier tourne malgré tout à la confusion de l'accusation et la quasi-totalité des accusés sont relâchés. Signalons un incident cocasse pendant les débats. Le procureur Bulot, l'ennemi juré des anarchistes, ouvre son courrier au cours d'une audience, probablement pour se délecter des nombreuses lettres de dénonciations d'anarchistes qu'il ne cesse de recevoir quotidiennement, lorsqu'il se lève soudain et demande une suspension de séance : « Je demande une suspension d'audience d'une minute. Je viens de décacheter un paquet qui m'est arrivé par la poste et qui contient des matières fécales. Je demande la permission d'aller me laver les mains. » Ce qui permet à l'un des accusés, Fénéon, de provoquer l'hilarité générale en commentant : « Depuis Ponce Pilate, on ne s'était pas lavé les mains avec autant de solennité. »[67] Le « Parti d'en rire » gagna ce jour-là des adhérents, d'autant plus que les bureaucrates affolés avaient poussé la délicatesse jusqu'à interdire formellement pour le jour de l'an 1894 « l'exercice de toute industrie avec fourneau ou s'annonçant à l'aide d'instruments bruyants».[68] L'ébullition des marmites avait atteint son point limite : c'est la fin d'une époque. Ayant obtenu ce qu'il voulait, l'État bourgeois n'avait plus besoin de « bombomanie » et cette activité va disparaître, dorénavant, de l'actualité des décennies suivantes.

Quant à Puibaraud, il indisposa sérieusement, par ses méthodes provocatrices, ses propres collègues de la Préfecture, et fut écarté de ses fonctions. Rejeté par ses commanditaires, décidément bien ingrats, il termina tristement son existence, oublié de tous. Ajoutons que l'activité de provocateur appointé ne fut pas toujours de tout repos. Un certain Gustave Buisson, dit le Petit Pâtissier, après s'être infiltré dans le groupe anarchiste du Havre, en dénonça plusieurs membres, arrêtés et condamnés. Monté à Paris et ne se croyant pas démasqué, il veut poursuivre son mouchardage. Deux compagnons parisiens, garçons de café de surcroît (la profession a pourtant eu mauvaise réputation sur ce même plan), l'attirent sous le prétexte d'un coup quelconque au bord du canal Saint Denis, le jugent et l'exécutent.[69] Ils sont découverts et déportés au bagne. Malgré tout, leur acte donne à réfléchir et freine l'ardeur des émules du Petit Pâtissier.

La grande majorité des anarchistes, dont Kropotkine, Reclus, Grave, Malato et Malatesta, finissent par se désolidariser totalement des attentats. C'est un peu tard car ils se sont laissés, certes à leur insu, dicter la ligne de conduite du mouvement durant des années par les officines de leur ennemi. C'est donc pour eux, sans conteste, une lourde défaite. Ils vont essayer d'en tirer les leçons, parce qu'en fin de compte c'est bien à partir de là que le mouvement a dérapé. Désormais, une frontière nette va s'établir entre le courant communiste libertaire social et la mouvance anarchiste individualiste, promise encore à faire parler d'elle de manière retentissante.

IX. De la libre entente au « Parti ouvrier anarchiste (CGT) »

Après un an et demi de répression qui conduit plusieurs anarchistes — Pouget, Malato, Louise Michel — à s'exiler à Londres, une amnistie permet au mouvement français de reprendre vie. L'activité militante s'exprime toujours et surtout par des périodiques : le Libertaire réapparaît en 1895, fondé par Sébastien Faure et Louise Michel ; les Temps nouveaux succèdent à la Révolte, toujours avec l'inamovible et persévérant Jean Grave ; enfin, le Père Peinard entame une nouvelle série sous la plume alerte d'Émile Pouget.

Pour bien montrer la cohérence des idées anarchistes, les mêmes militants en vue produisent toute une série d'ouvrages, en particulier dans la Bibliothèque sociologique des Éditions Stock. Ce sont souvent des articles, gonflés une première fois en brochure, puis revus et augmentés en volume. Pierre Kropotkine, toujours à Londres, car l'accès de la France lui est interdit, participe aussi à ce mouvement éditorial. L'ensemble de ces ouvrages forme un fonds théorique solide et ancre dans bien des têtes les conceptions libertaires. Cependant, il faut constater le flou des moyens pratiques préconisés : en quelque sorte, les buts une fois fixés, à chacun de se débrouiller pour les atteindre. La libre initiative et la libre entente entre les individus constitue la panacée en matière d'organisation. Malato parle bien timidement d'une « fédération libertaire des ouvriers et paysans», « idée malheureusement entravée dans son exécution par différentes causes, mais qui est toute à reprendre». Quelle sont ces causes ? L'auteur n'en dit pas plus et se contente d'affirmer qu'avec

« mille centres d'action, groupes, comités, fédérations, autonomes mais en rapport constant les uns avec les autres et n'ayant pas peur, lorsque les circonstances l'exigent, de subordonner leurs préférences personnelles à la nécessité d'une action commune l'anarchisme est plus fort et surtout moins vulnérable que lé socialisme autoritaire avec sa hiérarchie, ses mots d'ordre, ses parlements et ses ficelles rudimentaires que le gouvernement peut trancher du premier coup de sabre. »[70]

On se console comme on peut, mais il vaut mieux avoir quelque chose à « trancher » que rien du tout, pourrait-on ajouter. En bon « bouif»,[71] Jean Grave enfonce son clou dans la question, fort mollement car il lui faut passer par des banalités de base comme, par exemple, reconnaître qu'à

« chaque fois que l'être humain veut accomplir quelque chose, il se voit forcé d'associer ses efforts à ceux d'autres êtres pensant comme lui, pour donner à son travail la plus grande extension possible, tout l'effet qu'ils peuvent comporter. Et c'est ce que sont forcés de faire, quoi qu'ils disent, ceux qui nient l'utilité du groupement. Mais ces efforts que l'on apporte en commun, en vue de leur aire rendre la plus grande somme d'effets possible, il faut, pour atteindre son but, les coordonner dans l'action collective, prendre chacun la place qui lui convient, ou lui semble la plus propre à son genre d'activité. Que les uns dénomment cela organisation, les autres entente, qu'importe le nom, si la chose s'accomplit».

Comme souvent chez lui, cette position est immédiatement contrebalancée par celle de voir

« resurgir, dans ces fédérations que l'on voulait vastes, des comités centraux, des programmes communs, minimum, par conséquent, et d'autres rouages autoritaires que l'on se figurait avoir transformés, parce que l'on y accolait de nouvelles formules, parce qu'on les affublait de noms nouveaux. »[72]

C'est la crainte de se voir « enrégimenté » qui l'emporte encore.

Peu à peu, cependant, la nécessité naturelle de s'associer, ne serait-ce que le temps d'un congrès, revient à l'ordre du jour. D'autant plus que si les anarchistes avaient rejeté le besoin de tenir des congrès, ils ne dédaignaient pas d'aller perturber ceux des socialistes ; aussi, c'est avec quelque raison que ceux-ci leur refusent l'entrée aux Congrès de Zurich (1893) et de Londres (1896), en imposant comme condition de participation la reconnaissance du socialisme d'État. Un congrès antiparlementaire est convoqué à Paris pour 1900. Plusieurs rapports sont rédigés à cette occasion. Le congrès étant interdit, ils paraissent en articles ou en brochures. Le groupe très actif des Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes de Paris publie ainsi un Rapport sur la nécessité d'établir une entente durable entre les groupes anarchistes et communistes révolutionnaires. Un luxe de précautions y sont prises : il y est déclaré que les auteurs ne visent à « aucune espèce d'organisation centralisée, ni à aucune espèce d'autorité administrative». Les groupes n'abandonneraient nullement leur autonomie dans la nécessaire union ; le but avoué est d'être en contact les uns avec les autres, d'avoir les adresses idoines et de correspondre ou éventuellement de se réunir. Suivent les raisons impérieuses de se lier : « Rien de sérieux » n'a été entrepris pour lutter contre la réaction ; à des moments critiques, ils ont été obligés de s'adresser à des journaux bourgeois pour convoquer les libertaires ; des mésententes personnelles, jointes au manque de liaison entre les groupements locaux, ont entraîné parfois la décadence, sinon la disparition de certains mouvements nationaux.

Un autre inconvénient est souligné : les journaux sont exclusivement dépendants de ceux qui les possèdent et leurs rapports avec les groupes sont plutôt accidentels ou même hostiles, car « charbonnier est maître chez lui » (cité par nous). En fin de compte, les auteurs voudraient

« quelque chose qui nous permit de nous mettre en rapport les uns avec les autres — entre les quartiers d’une grande ville comme Paris, entre les différentes communes d’un pays, ou même entre les camarades des différents pays — toutes les fois que nous pourrons en avoir besoin. Qu’on appelle la chose “entente”, “alliance”, “union”, “fédération” ou “bureaux de correspondance”, le nom nous importe peu. Mais ce sera toujours le commencement d'une organisation, nous dira-t-on peut-être, “et cette organisation pourra aboutir plus tard à une centralisation !».[73]

Les auteurs répudient ce danger d'évolution au nom de leurs principes libertaires. Le syndrome Marx exerce toujours des ravages et hante les esprits dès qu'on parle d'organisation. C'est tout de même lancer le bouchon un peu loin et effacer des mémoires l'Alliance bakouniniste ou bien alors ses anciens membres craignent de dévoiler sa structure et son fonctionnement ? Hormis cette hypothèse, on ne comprend pas très bien que l'inorganisation générale des anarchistes ne provoque pas de réactions contraires, et que le groupe des ESRI soit amené à conclure son rapport en précisant que son appel pour une union n'est adressé qu'à ceux qui en sont partisans (!) et espère que les autres n'y feront pas obstacle !

Même cette pudeur surprenante pour proposer un bureau de correspondance et une fédération ne trouve pas grâce devant Jean Grave. Dans un rapport postérieur rédigé pour le même congrès interdit, il commence par stigmatiser l'absurdité de ceux qui sous prétexte qu'on a essayé jusqu'ici

« d'enrôler, de discipliner, et de mener les individus en des systèmes hiérarchiques et centralisés que l'on décorait du nom d'organisation, nous avons vu, parmi les anarchistes, des camarades affirmer que, ne voulant plus d'autorité, ils ne voulaient plus d'organisation».

Il constate ensuite le manque de cohésion, lequel amène les anarchistes à « tirailler un peu au hasard, sans lien d'aucune sorte, perdant ainsi une partie de leur force faute de solidité pour donner plus de suite à leur action». Il ne le déplore cependant pas car il pense que ce n'est pas un « si grand mal», parce que c'est la

« méthode des partis autoritaires de décréter l'entente, la fédération, en créant des organisations et des groupements qui avaient pour but d'assurer cette union et cette unité de but. »

La fédération, selon lui, ne sortira que de l'agglomération progressive des groupes et non parce que l'on aura décidé de créer un groupement chargé de l'organiser. D'ailleurs, à son avis, une entente et des relations existent bien entre les groupes anarchistes ; ce qui fait défaut, c'est leur coordination, leur continuité et leur généralisation. Il se félicite au passage de la propagande antimilitariste menée depuis vingt ans, ce qui a permis de donner de l'ampleur à l'affaire Dreyfus (!).[74]

Pour Grave, s'il avaient été « centralisés ou fédéralisés au début de leur propagande, les anarchistes auraient perdu en initiative et en autonomie, ce qu'ils auraient pu gagner en unité». Le bureau de correspondances proposé ? Parlons-en, Grave lui-même en avait été chargé au Congrès de Londres et, bernique, c'est resté lettre morte. Il ne faut pas confondre cohésion et unification, en procédant par le « sommet au lieu de partir de la base». Il faut donc que les anarchistes en ressentent le besoin impérieux et acquièrent la conviction nécessaire pour mieux se lier entre eux. De même, il n'a aucune « répulsion » prononcée contre la désignation d'un « parti anarchiste». Si, sous ce vocable, on veut « désigner seulement une catégorie d'individus qui, ayant un fonds d'idées communes, ont, de ce fait, une certaine solidarité effective et morale contre leur adversaire : la société bourgeoise». Le contrepoids, coutumier chez lui vient du rejet d'organe « chargé d'exprimer les idées du parti», car « dans un groupe, aussi petit soit-il, il y a toujours forcément des divergences d'idées parmi les membres qui le composent. Et lorsque ce groupe affirme des idées comme siennes, ce n'est qu'une moyenne de ces idées, car s'ils les exposaient toutes, ce ne serait plus une affirmation qu'il ferait, mais un simple exposé contradictoire. Or, comment ferez-vous un organe officiel du parti anarchiste exprimant les idées du “parti anarchiste”, alors que les anarchistes ne sont et ne peuvent être d'accord sur toutes les questions ?».

Que Grave mette en cause le principe de la délégation, on peut le comprendre jusqu'à un certain point, mais qu'il pose comme postulat un désaccord « forcé » entre les anarchistes, voilà qui paraît absurde, car si c'était vraiment le cas, quels seraient alors les points communs qui justifieraient leurs convictions libertaires ? C'est prôner le culte de l'originalité à un degré excessif, si l'on veut lutter pour la réalisation de son idéal social. Cette attitude mérite d'être soulignée, car c'est une constante humaine pourrait-on dire, revenant à déclarer, selon l'exemple classique, qu'une bouteille est à moitié vide alors qu'elle n'est qu'à moitié pleine. En termes organisationnels, cela consiste à mettre en avant toutes les raisons possibles et imaginables de ne pas être d'accord sur quoi que ce soit, plutôt que d’insister sur celles d'une union fondamentale ; à se dresser systématiquement, en fin de compte, les uns contre les autres. C'est alors la désunion complète, et on rejoint ainsi par la bande la conception dominante des sociétés inégalitaires de la « guerre de tous contre tous» ; attitude antinomique à l'éthique révolutionnaire propagée par les fondateurs de la doctrine anarchiste, comme nous l'avons vu plus haut. Poing fermé ou main ouverte, il faut choisir !

Cette approche « négativiste » de l'organisation, non seulement Grave l'adopte, mais encore il la revendique :

« Une unité de vues est irréalisable ; ensuite, elle serait funeste ; parce que ce serait l'immobilité. C'est parce que nous ne sommes pas d'accord sur certaines idées que nous les discutons, et qu'en les discutant nous en découvrons d'autres que nous ne soupçonnions as. Il faut une grande divergence d'idées, de vues, d'aptitudes, pour organiser un état social harmonique. »[75]

C'est loin d'être une opinion individuelle, elle est au contraire prépondérante à l'époque dans les milieux anarchistes.

Malgré les satisfecit que Grave se décerne, le développement des idées anarchistes connaît alors une stagnation certaine ; d'autant que le « Grand Soir » si attendu n'est pas arrivé. Pour se disculper de toute accusation de passivité, il devient plus commode de s'en prendre à l'« ignorance de la foule», à l'abrutissement des travailleurs par l'État et les partis réformistes. L'Anarchie devient une conception élitiste : Grave parle des « difficultés de se faire comprendre par la foule » et de « l'amener à nous et non descendre à elle».[76] Étrange évolution de l'anarchiste propagandiste à l'anachorète libertaire !

Ultime argument anti-organisationnel de Grave : le danger représenté par la répression policière pour un groupe central. Il suffirait qu'il soit « tracassé » pour en disperser les membres et surtout « entraver cet échange de correspondances que l'on veut créer». Compte tenu de la modestie du lien visé, l'inquiétude peut sembler disproportionnée.

Comment expliquer l'attitude de Grave, qui est une des figures de proue de l'anarchisme français à ce moment ? C'est un ouvrier cordonnier autodidacte, à l'enfance misérable, véritable « fils du peuple», devenu un ardent propagandiste si sourcilleux sur l'orthodoxie de la doctrine qu'il est surnommé le « Pape de l'Anarchie » par de méchantes langues. Son raisonnement, ses positions et jugements paraissent souvent justes sur le fond mais, comme nous l'avons constaté à plusieurs reprises, ils se neutralisent sur le plan pratique immédiat. Malgré sa bonne plume, son émotivité le rend incapable de prendre la parole en public (tout comme d'ailleurs le talentueux Émile Pouget). Peut-être est-ce cette inhibition qui le complexe et l'amène à se réfugier sur son œuvre de publiciste — il éditera quarante ans durant d'excellents périodiques — et à s'y recroqueviller à la moindre tentative d'ingérence.

Avec Fernand Pelloutier, nous avons affaire à une personnalité d'une tout autre envergure : lui a les pieds bien plantés dans le sol social. Venu du socialisme à l'anarchisme (tout comme Sébastien Faure ou Constant Martin, lui, du blanquisme), cela en 1892, en pleine « ravacholite», il s'est complètement immergé dans des tâches syndicales ; il a eu une part prépondérante en particulier, dans la fondation des Bourses du Travail, qu'il a su préserver de l'immixtion des politiciens guesdistes. Dans sa célèbre [Lettre aux anarchistes]]</em>, en 1899, il dresse un bilan sans complaisance du mouvement :

« Nous avons jusqu'ici, nous anarchistes, mené ce que j'appellerai la propagande pratique [par opposition avec la propagande purement théorique de Grave] sans l'ombre d'une unité de vues. La plupart d'entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. »[77]

Il constate qu'à la « merveilleuse » propagande par l'écriture anarchiste, on n'a pu opposer qu'une « propagande agie » des plus médiocres. Ce qu'il estime fort dommage car, à son avis, l’anarchiste « a des ressources d'énergie et une ardeur prosélytique pour ainsi dire inépuisable» !

Ce que Pelloutier demande donc, c'est le « choix ferme par chacun de nous, à la lumière de sa propre conscience, d'un mode particulier de propagande et la résolution non moins ferme d'y consacrer toute la force qui lui a été départie. » Cela d'autant plus que le premier congrès général du Parti socialiste venait d'avoir lieu et que les syndicats ouvriers y brillaient par leur absence, preuve de leur défiance envers le parlementarisme et l'utilité des réformes. En effet, les socialistes de diverses nuances avaient réussi à mettre un terme provisoire à leurs « abominables querelles » entre le « Torquemada en lorgnon, l’aspirant-fusilleur d'anarchistes,[78] Lafargue et Zévaès » (Pelloutier). Il faut mentionner que cette même année 1899 avait vu l'entrée sensationnelle d'un socialiste, Millerand, au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau, dont le général Gallifet — le massacreur des Communards de 1871 — avait été nommé, en contrepoids, ministre de la Guerre ! Tout ceci pour préserver l'unité nationale menacée par l'affaire Dreyfus. Le « fusilleur de la Commune donnait la main au défenseur des fusillés » : cela suscita bien évidemment une terrible tempête ; dans un verre d'eau, car les réformettes et l'appétit de pouvoir d'État de maints socialistes finirent par prendre le dessus et ils adoptèrent la bonne habitude des cabinets ministériels. C'est pour cette raison que Pelloutier affirmait que l'existence du Parti socialiste est extrêmement « précieuse», qu'il « faudrait l'inventer, s'il n'existait pas, tant sa morgue et son outrecuidance rendent haïssable à la masse corporative le socialisme politique». Suivaient quelques lignes extrêmement pertinentes et actuelles sur le Parti socialiste qui « ne sera pas seulement encore un parti parlementaire, paralysant l'énergie et l'esprit d'initiative que nous cherchons à inspirer aux groupes corporatifs, il sera de plus un parti contre-révolutionnaire, trompant l'appétit populaire par des réformes anodines, et les associations corporatives, renonçant [...] se confieront encore aux irréalisables promesses de la politique».

Pelloutier définissait ensuite de manière remarquable les anarchistes :

« Proscrits du Parti, parce que non moins révolutionnaires que Vaillant et Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même».

Cette dernière affirmation était pour lui fondamentale, complémentaire de la lutte économique, afin que la prise de conscience des ouvriers qui, après s'être « longtemps crus condamnés au rôle d'outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps les inventeurs et les créateurs de leurs œuvres».[79] C'est là, à ses yeux, le rôle de l'Anarchie. Quant aux syndicats, ils doivent « semer dans la société capitaliste même le germe des groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste». Notons aussi sa prise de position pour la grève générale, sur laquelle s'opère d'ailleurs la démarcation d'avec les guesdistes et les socialistes politiciens. Pour lui, c'est le moyen par excellence de renverser la société d'oppression, se substituant donc au fameux coup de main violent ou au Grand Soir décisif.

Succombant prématurément à l'âge de trente-trois ans — la lourde tâche qu'il s'était fixée y a contribué —, Pelloutier est le pionnier du syndicalisme révolutionnaire, lequel prend une grande extension avec la réunification des différents syndicats et de la Fédération des Bourses du Travail, au sein de la Confédération Générale du Travail (CGT). Suivant son exemple, bon nombre d'anarchistes y consacrent désormais le meilleur de leurs efforts.

L'un de ceux qui s'y investissent le plus est Émile Pouget. Il est loin d'être un inconnu dans le mouvement anarchiste, on peut même dire que c'est l'un de ses fondateurs en France, puisqu'il le suit depuis 1879. Il participe au Congrès de Londres, en 1881, puis prend part à la manifestation de Louise Michel, en 1883, transformée en pillage de boulangerie. C'est en tentant de délivrer la « bonne Louise » des mains des argousins qu'il est arrêté et condamné avec elle pour les faits. Après trois années d'emprisonnement, il reprend la cognée et crée en 1889 une publication extrêmement populaire, le Père Peinard, réincarnation anarchiste du brûlot de la Révolution française, le Père Duchêne, repris déjà une première fois en 1871, lors de la Commune de Paris. Pouget y démontre un sacré talent de journaliste et d'écrivain faubourien.

Donnons un aperçu du programme du vieux « gniaff » :

« Il est aussi connu que la crapulerie des généraux ; il est plus bref que la Constitution de 1793 et a été formulé, il y a un peu plus d'un siècle, par l'Ancien, le Père Duchêne : “Je ne veux pas que l'on m'em...mielle !” C'est franc. Ça sort sans qu'on le mâche ! Et cette déclaration autrement époilante que celle des Droits de l'Homme et du Citoyen, répond à tout, contient tout, suffit à tout. Le jour où le populo ne sera plus emmiellé, c'est le jour où patrons, gouvernants, ratichons, jugeurs et autres sangsues téteront les pissenlits par la racine. Et, en ce jour-là, le soleil luira pour tous et pour tous, la table sera mise.

Mais mille marmites, ça ne viendra pas tout de go ! La saison est passée où les cailles tombaient du ciel, toutes rôties et enveloppées dans des feuilles de vigne. Pour lors, si nous tenons à ce que la Sociale nous fasse risette, il faut faire nos affaires nous-mêmes et ne compter que sur notre poigne».

Ce langage cru et direct attire non seulement le succès auprès des lecteurs, mais également pas mal d'ennuis de la part des autorités à Pouget et aux gérants de la publication. Au cours de son exil forcé à Londres, en 1894, Pouget fait la connaissance des trade-unions anglais et se rend compte de leur capacité de résistance au capitalisme. Dès son retour en France, il se met à propager le [credo syndicaliste]]</em> :

« S'il y a un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c'est évidemment à la Chambre syndicale [...] Le problème est celui-ci : “Je suis anarcho, je veux semer mes idées, quel est le terrain où elles germeront le mieux ?”. “J'ai déjà l'usine, le bistrot... je voudrais quéque chose de mieux : un coin où je trouve des prolos se rendant un peu compte de l'exploitation que nous subissons et se creusant la tête pour y porter remède... Ce coin existe-t-il ?” Oui, nom de dieu ? Et il est unique : c'est le groupe corporatif ! »

Pouget s'emploie à faire entrer les compagnons dans les syndicats — certains sont réticents, sinon hostiles —, car les « grosses légumes feraient une sale trompette si les anarchos, qu'ils se figurent avoir muselés, profitaient de la circonstance pour s'infiltrer en peinards dans les Syndicales et y répandaient leurs idées, sans bruyance, ni flaflas».[80] Payant de sa personne, il participe de plus en plus à la CGT, devient son secrétaire général adjoint et rédacteur en chef de son organe, la Voix du Peuple. Il contribue également à en définir la théorie et la pratique dans de nombreux articles et quelques brochures capitales. Son syndicalisme est d'une nette coloration libertaire : il vise d'abord et avant tout la « disparition du salariat et du patronat». La lutte est menée exclusivement sur le terrain économique, en opposition totale à la stratégie des politiciens guesdistes de conquête des pouvoirs politiques. C'est d'ailleurs avec raison que le vieux James Guillaume voit dans la CGT la « continuation de l'Internationale » fédéraliste et anti-autoritaire, dans la tradition bakouniniste. Cette fois, enrichi par l'expérience de plus de vingt ans de militantisme anarchiste, Pouget développe avec ses compagnons, une stratégie et une tactique claires et précises. Conformément à la devise de la Première Internationale, « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes», la stratégie repose sur l'Action directe, en dehors de tout intermédiaire ou substitut de la volonté de lutte et de conquête des travailleurs. Celle-ci est fondée sur la « valeur personnelle de chacun et par là elle fait véritablement œuvre éducative, de même qu'elle réalise une œuvre de transformation».[81]

Le prolétariat échappe ainsi à la condition de troupeau dont les dirigeants et les possédants sont les bergers. Le « bonheur ne se donne pas, il se conquiert et se réalise » dit l'Action directe, affirme Victor Griffuelhes, un autre théoricien syndicaliste révolutionnaire, pourtant venu du blanquisme.

Le principal moyen tactique adopté est la grève, « gymnastique de révolte», soit partielle et locale, soit générale et expropriatrice ; dans les deux cas, elle n'est nullement spontanée mais mûrement préparée. La grève générale n'est pas envisagée comme totalement pacifique, la violence est pour ainsi dire inévitable, aussi tend-elle à devenir révolutionnaire et insurrectionnelle, remplaçant ainsi le coup de main blanquiste et l’insurrection armée, conçus comme uniques moyens de faire basculer le vieux monde.[82]

Sur proposition d'Émile Pouget et de Paul Delesalle, le congrès à Toulouse de la CGT, en 1897, approuve deux autres importants moyens de lutte ouvrière : le boycottage et le sabotage. Le premier est une « mise à l'index, l'interdit jeté sur un industriel ou un commerçant, l'invite aux ouvriers de ne pas accepter de travail chez lui, et si c'est un commerçant débitant qui est boycotté, l'invite aux consommateurs de ne pas se servir à sa boutique» ; c'est également la possibilité de se défendre contre la rapacité des intermédiaires qui tentent de « récupérer, sur le dos du consommateur, les améliorations obtenues par le producteur». Le label est sa contrepartie, car il respecte les conditions syndicales. Quant au Sabotage, il est la mise en pratique de la maxime : « A mauvaise paye, mauvais travail» ; il frappe le patron au « cœur, c'est-à-dire au coffre-fort. »[83]

Toutes ces conceptions fondent le syndicalisme révolutionnaire et marquent la prédominance des anarchistes à la CGT, de 1902 à 1908, au point que l'un des leaders cégétistes d'après, Lucien Niel, écrivit que la CGT avait cessé d'être un organisme corporatif pour se transformer en un Parti Ouvrier Anarchiste ![84] Boutade non dénuée de vérité, mais surprenante si l'on examine la conception organisationnelle et le fonctionnement interne de la CGT. Ce qui frappe d'abord, chez les anarchistes et leurs partisans, majoritaires alors au sein de la Confédération, c'est le refus de tout démocratisme. Par exemple, au Congrès de Bourges, en 1904, ils rejettent la représentation proportionnelle proposée par les réformistes. Voyons comment Émile Pouget explique cette position a priori paradoxale :

« Les méthodes d'action de l'organisation confédérale ne s'inspirent pas de l'idée démocratique vulgaire ; elles ne sont pas l'expression du consentement d'une majorité dégagée par le procédé du suffrage universel. Il n'en pouvait être ainsi, dans la plupart des cas, car il est rare que le syndicat englobe la totalité des travailleurs ; trop souvent, il ne groupe qu'une minorité. Or si le mécanisme démocratique était pratiqué dans les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action.

Mais la minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent il y a, pour la minorité consciente, obligation d'agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, — et ce, sous peine d'être forcée à plier l'échine, tout comme les inconscients. »[85]

D'ailleurs, selon Pouget, la masse n'a pas lieu de s'en plaindre car, aussi amorphe soit-elle, elle est tout de même la première à bénéficier de l'action de la minorité ; alors que les militants ont droit à tous les dommages de la lutte, étant souvent les victimes de la bataille. A l'inverse du suffrage universel qui donne la

« direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux à leurs représentants) et étouffe les minorités qui portent en elles l'avenir», [la méthode syndicale aboutit à un] « résultat diamétralement opposé : l'impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés et sont appelées à agir, à participer au mouvement, toutes les bonnes volontés. »

Sur le terrain politique, Pouget estime que la représentation proportionnelle se justifie davantage, car la

« mécanique simpliste du suffrage universel, les gros bataillons inconscients font bloc et écrasent les minorités conscientes, alors la représentation proportionnelle se justifie davantage car elle permet à ces dernières de se manifester. »

En dépit de ce refus de tout démocratisme, la structure et le fonctionnement organisationnel de la CGT sont tout ce qu'il y a de plus démocratique et fédéraliste. Constituée de deux sections, les Fédérations corporatives et les Bourses du Travail, elle est dirigée par un comité fédéral qui réunit les délégués de chaque organisation adhérente ; délégués révocables à tout moment car ils restent en contact permanent avec le groupement qui les mandate. Le congrès est l'instance souveraine. On y vote par mandats, non proportionnels aux effectifs de chaque corporation ou organisation adhérente, mais par groupement — c'est là le refus du démocratisme souhaité par les réformistes majoritaires en effectifs mais minoritaires en organisations représentées. Le congrès entérine ou non les rapports des responsables qu'il a chargés d'assumer plusieurs activités : le secrétaire général, son adjoint, la rédaction de son organe, la Voix du Peuple, et autres comités et commissions. Ces responsables consacrent tout leur temps à leur activité, ils sont rémunérés, très faiblement d'ailleurs, on les appelle des « permanents».

La CGT est ainsi une organisation de masse regroupant une minorité consciente et agissante, avec des fins libertaires ouvertement proclamées et des moyens adaptés à la réalité sociale et économique du moment. Son fonctionnement rompt avec le refus de toute délégation, devenu traditionnel chez les anarchistes français.

On peut y voir la résurgence du courant anti-autoritaire de la Première Internationale et même, sous un aspect informel, de l'Alliance bakouninienne, incarnée cette fois par les anarchistes qui assument la direction de la CGT, sans être pour autant organisés spécifiquement. Après une parenthèse de trente ans et les errements de la propagande par le fait, l'anarchisme opère un retour à ses racines proudhoniennes et bakouninistes, réussissant enfin à se débarrasser du syndrome Marx, si inhibant jusqu'alors. Est-ce que cette intervention des anarchistes sur le plan économique et social suscite-t-elle l'unanimité dans leurs rangs ? Nullement, loin de là, comme nous allons le voir.

X. Les individualistes, la révolution russe de 1905 et le congrès d'Amiens (1906)

Bien que la majorité des anarchistes français se soient engagés dans l'action syndicale de la CGT, certains y restent fermement opposés. Ils estiment le syndicat impuissant à accomplir la révolution et privilégient, par exemple, la grève spontanée à la grève organisée car, dans ce cas, si les revendications débouchent sur des négociations ou des accords, il y a, selon eux, pactisation avec les patrons et l'État. Par conséquent, le syndicalisme corrompt la volonté révolutionnaire et favorise l'esprit de corporation, au détriment de l'ensemble de la classe et, en particulier, des laissés-pour-compte du système : les sans-travail, les trimardeurs (il y a près de 400.000 chemineaux en France vers 1900), les travailleurs saisonniers, voire les délinquants au casier judiciaire et les prostituées, soit toute main-d'œuvre malléable à merci.

Des figures de renom, tels Sébastien Faure, Jean Grave et Ernest Girault, se situent parmi ces opposants au syndicalisme mais, pour l’essentiel, ils se recrutent parmi les anarchistes individualistes. Avec les premières traductions françaises de Stirner, l'individualisme verbeux, provocateur et suspect d'antan s'est en quelque sorte légitimé, devenant plus cohérent. L'Anarchie n'est plus une doctrine sociale, mais une philosophie et un art de « vivre sa vie». En effet, les « feux de Bengale » de la propagande par le fait n'ayant pas provoqué le Réveil de l’Esclave (titre d'une publication anarchiste), une mue s'est opérée chez les anarchistes, surtout individualistes.

Tout en restant partisans du communisme libertaire, ils ne veulent pas remettre à des lendemains lointains leur émancipation et considèrent qu'il faut commencer par régénérer les individus un par un, en faisant la « révolution des cerveaux», et se libérer de l'influence néfaste de la société dominante, afin de préparer dès maintenant une société anarchiste. De nouveaux domaines d'activité s'ouvrent donc pour les plus actifs d'entre eux : l'éducation, non cantonnée aux enfants mais destinée également aux adultes, par le biais des cours du soir ; le problème de la natalité et le néo-mathusianisme, y compris l'eugénisme et l'avortement ; le végétarisme—végétalisme pour les plus radicaux : sans œufs ni produits laitiers ; les colonies anarchistes et milieux dits libres où l'on tente de vivre le plus anarchistement possible ; enfin, les activités antipatriotiques et antimilitaristes, de manière plus systématique qu'auparavant.

Désillusionnés par le manque de réceptivité des masses à leurs desseins subversifs, les individualistes se sont complètement repliés sur eux-mêmes. Ils nient l'existence de classes sociales et ne reconnaissent que les individus : les uns volontaires et conscients, les autres passifs et inconscients. Ces derniers leur paraissent tout aussi dangereux que les exploiteurs car, soumis et résignés, ils en sont les dignes pendants et complices. En 1905, l'un des rédacteurs de l'Anarchie, le journal hebdomadaire des individualistes, s'en prend même avec mépris aux ouvriers, inférieurs aux moutons car « dans une bergerie, quand on veut tondre un mouton, il cherche à s'échapper, on l'attache donc. Pour l'ouvrier, c'est superflu : il tend lui même le dos. »[86] Au regard des individualistes, l'anarchiste ne doit pas être déterminé par le milieu, mais au contraire être son déterminant.

Deux personnalités émergent alors du milieu individualiste : Albert Libertad et Paraf-Javal. Liés comme deux bons jumeaux, ils animent les Causeries populaires, sises rue du Chevalier-de-la-Barre, à Montmartre. Ils propagent et, à l'occasion, mettent en pratique leur nouvelle doctrine d'affranchissement de l'individu. Paraf-Javal prône une conception « scientifique » de l'Anarchie, élaborée quasi mathématiquement : la démonstration part de l'analyse logique d'un phénomène, hors de tout préjugé, par le libre examen, pour devenir dans sa conclusion un théorème fondamental et catégorique. Ainsi, le libre-penseur est celui qui pense a posteriori, en partant des connaissances physiques, à la différence de l'« abruti » qui juge avant examen, a priori».[87] Libertad est un peu moins simpliste dans son raisonnement et possède surtout un réel talent de journaliste. Fondateur de l'Anarchie, l'organe officiel des individualistes, il s'en prend avec force à tous les oppresseurs et imposteurs, sans pour autant épargner leurs coresponsables, les résignés et préconise la « joie de vivre » de l'individu, hors de toute entrave, à travers l'épanouissement de ses vrais besoins et aspirations. Remarquons en particulier son originale application du système Taylor à la vraie vie : il recommande la « grève des gestes inutiles», afin de se débarrasser des fausses activités et des actes nuisibles. Parmi celles-là et ceux-ci, tous les métiers inutiles et parasitaires, dont le but est un luxe ridicule, un contrôle arbitraire, une défense de l'État et de la fortune des riches. Dans ces conditions, travaillant lui-même irrégulièrement comme correcteur de publications libertaires ou amies, on conçoit que Libertad n'ait eu que peu de sympathie envers le syndicalisme, lequel ne triait aucunement les professions de ses adhérents.

Malgré leur outrance indéniable, toutes ces idées à contresens des notions reçues auraient présenté un intérêt certain s'il n'y avait eu chez leurs inventeurs un contexte « scandaliste » (dixit Libertad) et exhibitionniste, débouchant inévitablement sur des polémiques et querelles de personnes ou de boutique. Ce qui amène Paraf-Javal à édicter un théorème des « faux-anarchistes » : « la plupart n'étaient que des abrutis, car seuls sont véritables les anarchistes scientifiques», à savoir les individus « décidés à être libres-penseurs en toutes circonstances et capables de l'être». D'ici sourdent des attaques contre l'ancien « jumeau » en Anarchie, Libertad et ses compagnons, « tous ignorants, plus sales et plus pathologiques que la plupart de leurs contemporains qu'ils qualifient de bourgeois [...] (ils sont) souvent alcooliques, tabagiques et mégalomanes».[88] En apparence loufoques, ces dissensions dégénèrent cependant, d'une manière dramatique : des bagarres de plus en plus violentes mettent aux prises les disciples respectifs des « frères ennemis», puis après la mort de Libertad, en 1908, d'un anthrax mal soigné (et non à la suite d'un passage à tabac policier comme l'a dit la légende), des règlements de comptes à coups de revolver provoquent des morts d'homme. Paraf-Javal cède le terrain, s'éloigne des milieux anarchistes et va propager sa bonne parole dans un endroit estimé plus adéquat : la Franc-Maçonnerie (il parvient à contrôler entièrement une loge, avant de créer sa propre obédience maçonnique, où il innove en remplaçant les trois points symboliques par un trait d’union !).

Bien que fort critiques de l'engagement social et syndical de la majorité de leurs compagnons, les individualistes n'y sont pas systématiquement opposés, ainsi que l'affirme Ernest Armand, l'un de leurs principaux théoriciens :

« S'il entre dans un syndicat, l'anarchiste n'y pénètre que comme membre d'une profession déterminée dans l'espoir légitime d'obtenir par l'action collective une amélioration de son sort individuel : mais qu'il obtienne une réduction d'heures de travail, une augmentation de salaire, il ne verra là rien d'anarchiste. Au point de vue économique, dans les conditions actuelles, chaque anarchiste s'en tire de son mieux : celui-ci en travaillant chez un patron, cet autre agissant extra-légalement, celui-là en profitant du syndicat, cet autre encore en œuvrant dans une colonie communiste ; mais, sauf en ce qui concerne la colonie communiste et à condition que cette entreprise soit réellement communiste, aucune de ces façons de se tirer d'affaire n'est plus “an-archiste” l'une que l'autre ; ce sont des “pis aller”, rien de plus, rien de moins. »[89]

Ainsi, Libertad gagna son pain comme correcteur ; quant à Paraf-Javal, après avoir énoncé que le « syndicat est un groupement où les abrutis se classent par métiers, pour essayer de rendre moins intolérables les rapports entre patrons et ouvriers. De deux choses l'une : ou ils réussissent, alors la besogne syndicale est nuisible», fait amende honorable en écrivant cette fois qu'il était partisan d'entrer dans les syndicats pour « montrer aux syndiqués qu'ils sont des abrutis et pour essayer de les amener à ne plus l'être. J'ai moi-même donné l'exemple à un moment donné et suis entré dans un syndicat».[90] Eh oui, les belles phrases et démonstrations ne nourrissaient pas son homme dans la société dominante, et pour tenir, il fallait soit jouer le jeu du salariat, soit essayer de « vivre en camaraderie anarchiste » avec d'autres compagnons, en s'associant dans des coopératives, des communautés de vie et de travail, soit encore être « réfractaire économique», c'est-à-dire agir « extra-légalement», selon l'expression d'Ernest Armand, autrement dit pratiquer la reprise individuelle ou l'illégalisme : cambriolage, fausse-monnaie ou toute autre activité dite officiellement de droit commun.

C'est bien évidemment les deux dernières solutions qu'adoptèrent les anarchistes individualistes en rupture de ban d'avec la société bourgeoise. Plusieurs colonies furent mises sur pied, tinrent plus ou moins longtemps, pour finir par péricliter soit à cause de l'environnement hostile, soit par un mauvais fonctionnement interne, soit encore par absence d'affinité véritable entre les participants. Parmi les coopératives de production, les imprimeries tinrent davantage. Quant à l'illégalisme, ce ne fut pas un phénomène nouveau, mais la continuation de l'activité pionnière de Duval et Pini. Au début du siècle, Alexandre Jacob et ses « travailleurs de la nuit » en sont les meilleurs représentants. Si, pour Jacob, cette activité était sélective et ne s'exerçait que contre les représentants éminents et parasitaires de la bourgeoisie, au point de consacrer dix pour cent du produit de ses cambriolages à la propagande du mouvement anarchiste, chez ses compagnons la motivation bifurque vite vers un profit personnel et ils ne se préoccupent nullement d'aider les compagnons libertaires, ni même de justifier idéologiquement leur besogne, purement crapuleuse. La « reprise individuelle», loin d'émanciper, ne débouche finalement que sur un cul-de-sac, à une fréquentation quasi inévitable de la pègre, avec tout son cortège de provocations, mouchardages et basses compromissions. Armand fut, en particulier, victime d'une sombre affaire de fausse monnaie (et aussi de sa concupiscence sexuelle) qui lui valut une condamnation de cinq ans d'emprisonnement.[91]

Mauricius, un anarchiste individualiste en vue de l'époque, qui relate cet épisode malheureux advenu à Armand, fait état d'une provocation de même style à laquelle il échappa de peu. Étant à ce moment directeur de l'Anarchie et ne sachant comment se procurer l'argent nécessaire à la publication du journal, il vit venir à lui un certain Pierre-Napoléon Jacob (aucun rapport avec le fameux et digne homonyme illégaliste), qui lui proposa de le tirer d'affaire par de moyens qu'il avait théorisés dans l'Anarchie : « Je pratiquerai l'illégalisme, jetant mon épée de Brennus dans toutes les balances, même celles des misères, la mienne seule étant intéressante à mon sens. » Profession de foi avec laquelle on « remplit les prisons», commente Mauricius qui continue : « Je refusai. Alors il m'envoya sa femme. C'était une belle fille, la chair est faible, elle m'attira chez elle, puis, après ses démonstrations amoureuses, elle me présenta un beau “louis” de 20 francs qui sonnait bien : “Sept francs, me dit-elle, je peux en avoir autant que tu en veux”. Je me suis sauvé, j'avais compris. »

L'histoire ne s'arrête pas à cette sagacité « post-charnelle», peut-être exagérée avec le recul du temps par Mauricius car, quelques mois après, ne voilà-t-y pas que ce Pierre Jacob et sa tentatrice de femme comparaissent en cour d'assises, sous l'inculpation de fabrication et émission de fausse monnaie. Ils déclarent pour leur défense qu'ils « appartenaient aux services de la préfecture de police où ils étaient appointés à raison de 150 francs par mois et qu'ils n’avaient fabriqué de la fausse monnaie que pour se faire bien voir des milieux anarchistes ! » Cité comme témoin, le chef de la « Brigade anarchiste » à la préfecture reconnut que c'étaient bien des indicateurs, mais déclara ignorer leur couverture de « faux monnayeurs ! »

Mauricius argue de plusieurs affaires de ce genre et de la fin de la majorité des anarchistes « expropriateurs » pour affirmer que

« faire du cambriolage, du faux-monnayage, de l'escroquerie et même du maquereautage (car on alla jusque-là à cette époque dans certains milieux anarchistes) un moyen de se libérer économiquement était une utopie puérile et dangereuse. Comme je l'ai écrit dans Confessions : l'illégalisme ne libérait pas l'individu, il l'amenait en cour d'assises. »[92]

Certes, l'expropriation des expropriateurs fut appliquée également durant ces mêmes années par les révolutionnaires russes, non seulement par les anarchistes, mais aussi par les socialistes révolutionnaires et même les bolcheviks, afin de se procurer les moyens de mener leur lutte, et il y a ici matière à nuances, mais constatons que là aussi, dans la plupart des cas, cela se termina mal, soit que les expropriateurs conservèrent par devers soi leur butin, soit que cela déboucha sur un énorme scandale, à base de provocation policière ici aussi, (comme dans le cas des bolcheviks qui s'étaient fait prendre la main dans le sac en train de négocier des titres volés). Enfin, constatons en ce qui concerne le présent propos, que l'illégalisme anarchiste individualiste fut un échec pour la plupart de ses initiateurs, avant de connaître une issue encore plus malheureuse et sanglante avec les « [bandits tragiques]]</em>», quelques années plus tard.

La première secousse révolutionnaire du siècle se produit en Russie, en 1905. A la suite de la défaite militaire de l'Empire face aux Japonais, les révolutionnaires se jettent à l'assaut du tsarisme. Tantôt par des concessions et réformes, tantôt par une féroce répression, le tsar autocrate réussit à maîtriser la situation. Malgré le reflux de la vague révolutionnaire, les anarchistes s'y multiplient, compte tenu du minimalisme des socialistes-révolutionnaires et des sociaux-démocrates, l'une des raisons de l'insuccès de la révolution. Une cinquantaine de groupes anarchistes naissent dans l'Empire, regroupant des tendances semblables à celles existant en France : individualistes, communistes libertaires et syndicalistes. Le mouvement devient un phénomène important, ralliant des milliers de membres, souvent d'anciens militants socialistes-révolutionnaires, sociaux-démocrates ou même bundistes (Parti Ouvrier Social-Démocrate Juif), lesquels veulent mener ainsi une lutte radicale et impitoyable contre les séides tsaristes. Le mouvement libertaire russe connaît cependant des difficultés identiques à celles de son homologue français : liaison insuffisante entre les groupes, provocations policières, excès illégalistes, ajoutés à la répression de la lutte armée.

Sur le plan organisationnel, la tendance dominante est d'abord celle existant en Occident, d'autant plus qu'elle est surtout représentée par les anarchistes russes de l'exil : libre entente entre les individus au sein d'un groupe et libre union entre les groupes, selon leurs désirs ou volontés. Les congrès sont souhaités, mais les décisions prises n'engageraient que ceux qui seraient d'accord avec elles. Le rôle de liaison et de coordination entre les groupes fédérés ne peut être rempli par des comités, car ils « tendent toujours à devenir, et le deviennent rapidement, comme tout gouvernement, un frein pour le développement ultérieur». Le vote est exclu, l'unanimité est considérée comme la seule solution ; si la question est trop importante pour qu'il y ait une concession de part et d'autre, la seule issue est la scission. Le groupe reste complètement autonome et libre dans son activité. Toute publication ne représente que le point de vue du groupe qui l'édite et il ne saurait être question d'un organe central du mouvement. Toutes ces prises de positions sont émises lors d'une assemblée de communistes libertaires russes en exil, en 1906, à Londres. C'est en quelque sorte une mise au point théorique de l'anarchisme, compte tenu de la révolution russe de 1905, et au diapason de l'orientation générale du mouvement international. Parmi les auteurs de ces rapports et analyses, notons les noms de Pierre Kropotkine, Zabrejnev (futur rédacteur en chef de la Pravda), I. Vétrov (qui deviendra un historien de renom dans les années 1920), et surtout Maria Korn, rédactrice de trois rapports sur la question de la politique et de l'économie, sur l'organisation et sur la grève générale.[93]

Il se trouve, toutefois, d'autres militants actifs, en Russie même, pour prôner une tout autre conception organisationnelle. Reprenant les acquis de ce qu'il trouve de meilleur chez l'anarchisme français, à savoir les thèses syndicales révolutionnaires d'Émile Pouget, Novomirsky élabore un programme anarcho-syndicaliste (le terme apparaît ici pour la première fois). Il recommande une organisation générale des anarchistes russes et même internationaux. Étant bien informé des événements et des tendances à l'étranger, et engagé dans l'action directe et insurrectionnelle en Russie, son analyse s'efforce d'être la plus concrète et de sortir des généralités abstraites traditionnelles. L'organisation qu'il préconise doit se distinguer d'un club, où ont lieu des débats et discussions, pour être une « organisation politique dans le meilleur sens du terme, car elle doit aspirer à devenir la force politique nécessaire pour briser la violence organisée que représente l'État».

Cette caractéristique lui semble s'exprimer le mieux à travers le terme « Parti » : tous « les socialistes anti-autoritaires doivent s'unir dans un Parti Anarchiste Ouvrier. L'étape suivante serait la formation d'une immense union de tous les éléments révolutionnaires sous l'étendard noir du Parti Anarchiste Ouvrier International. Ce n'est qu'alors que les anarchistes constitueront une force suffisante pour lutter contre les réactionnaires déclarés ou masqués».

Ce parti se distingue des clubs de propagande ou de libre discussion, lesquels se contentent de faire naître la conscience, alors que le parti se donne le but de « combiner les actions de ses membres » et il a besoin d'une plate-forme théorique déterminée, sans laquelle il est « impossible d'atteindre l'unité d'action». Le programme est donc la « condition vitale indispensable de toute activité du Parti du Travail», ne se limitant pas à propager mais organisant aussi l'action de ses membres.

[Ce] « Parti anarchiste est le seul révolutionnaire, à la différence des partis conservateurs qui veulent garder l'ordre politique et économique actuel, et des partis progressistes qui désirent, eux, réformer l'État d'une manière ou d'une autre, afin de réformer les rapports économiques correspondants, car les anarchistes ne tendent, eux, qu'à détruire l'État, afin de supprimer l'organisation économique actuelle et l'édifier sur un principe nouveau. Cette organisation anarchiste n'a rien à voir avec la conception de Lénine où le Parti repose principalement sur des statuts contraignants et où ses membres deviennent des fonctionnaires. Elle n'a rien de commun non plus avec la conception social-démocrate où organiser signifie établir un Comité central au-dessus des individus. L'organisation anarchiste est l'union libre d'individus luttant pour un but commun. »[94]

Toujours selon Novomirsky, le programme du Parti anarchiste doit être complété par une conception tactique correspondant aux besoins quotidiens des travailleurs. Dans la situation de la Russie d'alors, cette tactique doit consister à prolonger au maximum la période révolutionnaire, commencée en 1905, par tous les moyens possibles, à savoir : répondre par la terreur révolutionnaire à la terreur gouvernementale, en visant tout à la fois les sbires et les responsables de la répression, les capitalistes et les grands propriétaires terriens. Les expropriations de banques ou d'établissements d'État fourniront les moyens financiers nécessaires.

Cette lutte armée directe doit se doubler d'une organisation économique des travailleurs par le moyen des syndicats révolutionnaires les plus nombreux possibles, regroupés dans chaque ville, à travers tout le pays.

Pour résumer, Novomirsky établit quatre points :

« 1. Il nous est indispensable d'élaborer un programme et une tactique clairs et sur la base des principes généraux de ces programme et tactique d'unir tous les éléments sains de l'anarchisme russe dans une fédération unique : le Parti Ouvrier Anarchiste.

2. Il est indispensable de se différencier organisationnellement et théoriquement de tous les éléments douteux qui propagent et pratiquent la théorie du vol, comme “moyen de lutte pour l'anarchisme”.

3. Il nous est nécessaire de placer comme objectif central de notre travail, la participation au mouvement syndicaliste révolutionnaire, afin de le rendre anarchiste.

4. Notre mot d'ordre pratique : un large boycott de tous les établissements d'État, en particulier l'armée et le parlement, la proclamation dans les villages et les villes de communes ouvrières avec des soviets de députés ouvriers, en qualité de comités industriels, à leur tête. »[95]

Avec le recul du temps, on peut constater que ce programme sera l'ordre du jour dix ans plus tard, du moins jusqu'au coup d'État bolchevique.

Lorsque Novomirsky cherchait à se délimiter des « éléments douteux » du milieu anarchiste, il faisait allusion à ceux qui se collaient l'étiquette anarchiste sur le dos pour couvrir leurs petites activités de « reprise individuelle » ou bien encore d'accomplir des actes de terreur « sans motif», à la Émile Henry, c'est-à-dire en assassinant des bourgeois ou des gens pris au hasard.

Pour Novomirsky, cette dernière activité n'était pas complètement dénuée de « motifs » policiers dans certains cas, ces provocations servant utilement au régime pour faire l'amalgame avec les actes terroristes révolutionnaires.

En tout cas, mis à part l'organisation des communes ouvrières et des syndicats révolutionnaires, impossibles à réaliser compte tenu de la répression tsariste, le reste fut mis en pratique par la plupart des groupes anarchistes dans l'Empire russe. Ils ne succombèrent, au prix de lourdes pertes, que submergés sous le nombre, à partir de 1910, tout en plantant les germes d'action révolutionnaire qui purent éclore en 1917.

Faisons une parenthèse pour signaler que la question organisationnelle est à l'origine de la scission entre Lénine et ses partisans (les Bolcheviks = majoritaires) et ceux de Martov (Mencheviks = minoritaires) au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, à son congrès de 1903. Le débat avait achoppé sur la qualité de membre du parti, plus restrictive pour Lénine et plus large pour ses opposants. Cet article des Statuts était devenu le centre du litige entre les protagonistes pendant de longues années jusqu'en 1917. Quant au fonctionnement du Parti, la structure pyramidale — le Comité central coiffant et décidant de tout — n'avait nullement été remise en cause. Chez tous les autres partis et organisations de l'Empire russe : Socialiste-Révolutionnaire, Partis social-démocrates polonais, letton, ukrainien, géorgien et autres, la même tendance centraliste domine. L'Okhrana, la police secrète tsariste, utilisa d'ailleurs cette circonstance pour infiltrer ses agents et neutraliser, souvent avec succès, l'activité de ces partis.

En France aussi, la police sut infiltrer Henri Girard à des postes responsables de la CGT. Profitant de ses tares — penchant alcoolique, coureur de jupons, et les dettes inhérentes et inévitables —, elle réussit à faire nommer cet ancien ouvrier socialiste à la place de secrétaire général du Comité pour la Grève générale de la CGT, cela pendant dix ans jusqu'à la mort du bonhomme, en 1902.[96] En effet, le gouvernement trouvait son compte à entretenir la pomme de discorde qu'était le mot d'ordre de grève générale entre les syndicalistes et les socialistes. Ce divorce finit par prendre forme lors du congrès d'Amiens en 1906, dont la Charte adoptée est on ne peut plus claire :

« La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. »[97]

Le syndicalisme s'assignait comme double tâche d'accroître le mieux-être des travailleurs par la réalisation d'aspirations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, et de préparer l'émancipation intégrale qui ne pouvait se réaliser que par l'expropriation capitaliste. La grève générale était le principal moyen d'action envisagé et le syndicat, groupe de résistance, était promis, dans l'avenir, à devenir le groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

Les syndiqués avaient l'entière liberté, en dehors de leur activité syndicale, de participer à toutes formes de lutte philosophique ou politique, sans pour autant les pratiquer au sein du syndicat. Le Congrès rejetait subséquemment toute immixtion de « partis ou de sectes». Il s'agissait de se démarquer une bonne fois pour toutes des socialistes et d'autres politiciens visant à inféoder la lutte syndicale ; toutefois, les anarchistes, ou du moins certains d'entre eux, étaient également visés, on s'en rendit compte l'année suivante au Congrès d'Amsterdam. Le syndicalisme, se muant en « Parti du Travail » , (selon la [brochure]]</em> du même titre de Pouget), décrétait mener seul la lutte de classe sur son terrain de prédilection, à savoir économique, hors de toute influence de politiciens ou d'idéologues et, se suffisait donc à soi-même. C'est en quelque sorte la résurrection à l'échelle hexagonale de la Première Internationale, dans la droite ligne de l'ultime conseil de Bakounine. La Charte d'Amiens devient ainsi l’acte de la naissance officielle du syndicalisme révolutionnaire.

XI. Le Congrès anarchiste international d'Amsterdam (1907)

La Fédération communiste libertaire d'Hollande et le Groupement communiste libertaire de Belgique ont lancé, en 1906, l'initiative de convoquer un congrès international. La première a pris sur elle la charge d'organiser matériellement la tenue du congrès durant une semaine ; le second a publié, sous la rédaction d'Henri Fuss, cinq numéros d'un Bulletin de l'Internationale libertaire ayant pour tâche de préparer l'ordre du jour et de faire connaître les rapports présentés. Entre soixante et quatre-vingts délégués, à titre individuel ou de représentants des Fédérations anarchistes de divers pays, sont présents. Les plus nombreux proviennent du pays receveur et des nations voisines, Belgique et Allemagne. Parmi les participants les plus connus, relevons les noms d'Errico Malatesta, Luigi Fabbri Italie) ; Emma Goldman (États-Unis) ; Nicolas Rogdaev et Wladimir Zabrejnev (Russie) ; Domela Nieuwenhuis et Christian Cornelissen (Hollande) ; Henri Fuss, Georges Thonar et Émile Chapelier (Belgique) ; Rudolf Rocker et Alexandre Schapiro (Fédération des anarchistes Juifs de Londres). La délégation française est réduite, car beaucoup de Français demeurent hostiles à la tenue de congrès, spécifiques ou autres. Des syndicalistes anarchistes de la CGT sont malgré tout présents : Pierre Monatte, Benoît Broutchoux, R. de Marmande et Amédée Dunois (bizarrement délégué de la Suisse romande, bien que parisien bon teint) ; Pierre Ramus (Autriche), quoique vivant à Londres, est là aussi ; le Dr. Friedeberg conduit une importante délégation allemande ; des ressortissants de la Bohème (Tchécoslovaquie), de Pologne, de Bulgarie, de Serbie et d'Argentine accordent, par leur présence, un aspect indéniablement international et représentatif au congrès. Bien que se compter soit jugé intéressant, il est convenu que les décisions prises à la majorité n'auront pas un caractère obligatoire, ni pour la majorité ni pour la minorité ; ceci, conformément à la tradition bien assise du mouvement anarchiste.

Le Congrès se qualifie de quatrième, à la suite des congrès socialistes de Zurich (1893), de Londres (1896) et de celui interdit de Paris (1900). En fait, en tant qu'anarchiste homogène, il peut être qualifié de second, après la Conférence de Londres (1881), où avait été décidée la funeste propagande par le fait. Sa tâche implicite est justement d'en tirer les leçons et d'éliminer ses malencontreux effets. L'ordre du jour adopté reflète bien cette préoccupation :

« 1. L'anarchisme et le syndicalisme ; 2. Grève générale et grève politique ; 3. Anarchisme et organisation ; 4. L'antimilitarisme comme tactique de l'anarchisme ; 5. Éducation intégrale de l'enfance ; 6. L'association productrice et l'anarchisme ; 7. La Révolution en Russie ; 8. Alcoolisme et anarchisme ; 9. La littérature moderne et l'anarchisme ; 10. Les libertaires et la langue mondiale ; 11. L'Anarchisme et la religion et 12. L'Anarchisme comme vie et activité individuelles. »

Quatre autres points, réservés aux partisans de relations internationales, doivent être traités au cours de deux ultimes séances non publiques :

« 1. Organisation de l'Internationale libertaire ; 2. Rédaction d'une déclaration de principes communistes-anarchistes ; 3. Création d'un bulletin international, organe de renseignements ; 4. Le but de a nouvelle Internationale. »[98]

Le meeting inaugural se déroule en présence d'un millier d'assistants qui chantent l'Internationale. C'est l'Allemand Friedeberg qui prononce le premier discours. Il s'en prend avec véhémence à la Social-démocratie allemande et à son unique moyen d'action, le « parlementarisme corrupteur». Il y oppose l'action directe sous toutes ses formes et la propagation méthodique de l'idée de la grève générale révolutionnaire. Dix autres orateurs lui succèdent, dont Malatesta, Emma Goldman, Rogdaev, Pierre Ramus et Cornelissen.

Le jour suivant, le lundi 26 août 1907, on passe à la lecture des rapports sur l'état du mouvement anarchiste dans les différents pays. Trois cents compagnons, délégués inclus, assistent à la séance du soir, laquelle se termine sur le dernier rapport d'activité sur l'Angleterre de Karl Walter. Le lendemain, les congressistes nomment le président du jour et ses deux assesseurs, puis la parole est accordée à Amédée Dunois sur la question cruciale de l'organisation. Il commence par estimer dépassée, désormais, l'opposition de la majeure partie des anarchistes à l'organisation. Jadis, les partisans de celle-ci eussent été soupçonnés d'« arrière-pensées rétrogrades et de visées autoritaires». L'« initiative individuelle » était censée suffire à tout ; la réalité de la lutte de classe était niée, transformée en « antagonismes d'opinion auxquels la propagande consistait justement à préparer l'individu». C'est ainsi que l'anarchisme avait perdu de vue le « terrain solide de la réalité et de l'action pratique pour s'échouer sur les rives désolées de l'individualisme». L'organisation n'était plus conçue que sous des « formes inévitablement oppressives pour l'individu » et toute action collective était systématiquement repoussée. Une évolution s'est produite en France : le syndicalisme et l'antimilitarisme ont maintenant occupé la première place. L'anarchisme est devenu une « théorie révolutionnaire, un programme concret de transformation sociale, l'expression théorique la plus parfaite des tendances du mouvement prolétarien», et non plus l'« épanouissement suprême du vieil individualisme bourgeois». Dunois le définit même comme le « fédéralisme intégral, associationniste au premier chef».

L'orateur écarte l'argument individualiste contre l'organisation : « on ne voit pas comment une organisation anarchiste pourrait nuire au développement individuel de ses membres. Personne, en effet, ne serait tenu d'y entrer, ni même, y étant entré, de n'en pas sortir». Selon lui, cet argument ne résiste pas à l'examen, car il se retournerait tout aussi bien contre toute forme de société. L'objection des syndicalistes possède, à ses yeux, plus de consistance. L'existence d'un mouvement ouvrier d'orientation nettement révolutionnaire en France est le « grand fait auquel risque de se heurter, sinon de se briser, toute tentative d'organisation anarchiste». En effet, contrairement aux « groupements d'opinion, petites chapelles où ne pénètrent que des fidèles ; l'organisation syndicale, elle, ne désespère pas d'arriver à contenir, dans ses cadres souples et mobiles, le prolétariat tout entier». C'est donc là que se trouve la place des anarchistes, afin de ne pas se séparer du peuple, le « moteur indispensable de toute révolution». A moins d'avoir, comme les social-démocrates, des « intérêts différents de ceux du prolétariat à faire valoir — intérêts de parti, de secte ou de coterie ? » Le rôle des anarchistes n'est-il pas d'aller vers le prolétariat, et non l'inverse, de vivre sa vie, de « gagner sa confiance et de l'exciter, par la parole et l'exemple, à la résistance, à la révolte, à la révolution» ? Cela dit, Dunois résoud la question en avançant que le rôle des anarchistes qui pensent être la « fraction la plus avancée, la plus audacieuse et la plus affranchie, de ce prolétariat militant organisé dans les syndicats, c'est d'être toujours à ses côtés et de combattre, mêlés à lui, lors des mêmes batailles». Pour rester fidèles à cette mission d'éducateurs, d'excitateurs de la classe ouvrière, les anarchistes doivent néanmoins se grouper entre eux afin de « conférer à leur activité syndicale le maximum de force et de continuité». Plus ils seront forts, et ils ne le seront qu'en se groupant, plus « forts seront aussi les courants d'idées que nous pourrons diriger à travers le mouvement ouvrier».

Peuvent-ils pour autant se contenter de cette tâche d'éducation des militants, à « entretenir en eux la sève révolutionnaire, à leur permettre de se connaître et de se rencontrer» ? N'auraient-ils pas une « activité propre à exercer “directement” ? » Il pense que oui et fournit une définition précise du rôle de la minorité révolutionnaire agissante :

« La révolution sociale ne peut être que l'œuvre de la masse. Mais toute révolution s'accompagne nécessairement d'actes qui, par leur caractère — en quelque sorte technique — ne peuvent être que le fait que d'un petit nombre, de la fraction la plus hardie et la plus instruite du prolétariat en mouvement. Dans chaque quartier, chaque cité, chaque région, nos groupes formeraient, en période révolutionnaire, autant de petites organisations de combat, destinées à l'accomplissement des mesures spéciales et délicates auxquelles la grande masse est le plus souvent inhabile. »

Dunois entendait par là que des groupes affinitaires, où les individus se connaissent bien et se font confiance, sont plus à même d'accomplir des actions audacieuses et décisives, impossibles à réaliser spontanément par la masse. Cela, sans qu'il y ait une substitution quelconque à la volonté de celle-ci. D'ailleurs, il désigne la propagande anarchiste, comme objet essentiel et permanent de l'activité d'un groupe, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Activité qui a été menée individuellement jusqu'ici et qu'il s'agirait donc d'assurer de manière plus collective et suivie. En France, malgré le grand nombre d'anarchistes, l'obstacle principal reste le manque d'entente et d'organisation. Il faudrait un mouvement anarchiste qui rallierait « sur un terrain commun, toutes les forces qui, jusqu'à ce jour, bataillent isolément». Il sortira de l'action commune des anarchistes, de leur

« action concertée, coordonnée. Inutile de dire que l'organisation anarchiste n'aurait pas la prétention d'unir tous les éléments qui se réclament, bien à tort parfois, de l'idée d'anarchie. Il suffirait qu'elle groupât, autour d'un programme d'action pratique, tous les camarades acceptant nos principes et désireux de travailler avec nous».

Cette intervention d'Amédée Dunois nous apparaît capitale et empreinte à la fois du meilleur esprit bakouninien et d'une juste et claire vision des tâches dévolues aux anarchistes révolutionnaires. Certains des congressistes d'Amsterdam ne partagent pas tout à fait cet avis, comme on s'en aperçoit à travers les interventions suivantes. Georges Thonar, par exemple, renonce à la sienne, s'associant complètement à celle de Dunois, mais se déclare adversaire de tout vote et demande au congrès de rejoindre sa position. Cette attitude contradictoire provoque un tumulte ; Malatesta prend immédiatement position pour le vote, n'y voyant nul inconvénient. Monatte lui emboîte le pas en ne voyant pas ce qu'il peut y avoir d'anti-anarchique, autrement dit d'autoritaire, dans le vote, qu'il n’est nulle question d'assimiler au vote parlementaire et au scrutin universel. Au syndicat, c'est à chaque instant qu'on use du vote et, vraiment, il n'y constate absolument rien de contraire aux principes anarchistes. Il s'élève contre les « camarades qui, à propos de tout, des choses les plus futiles, éprouvent le besoin de soulever des questions de principe».

Christian Cornelissen considère que le vote ne serait blâmable que s'il obligeait la minorité ; de Marmande abonde dans son sens et le débat se trouve désamorcé. Ensuite, un individualiste, Croiset, s'oppose à Dunois : il interprète l'Anarchie comme opposée à tout système d'organisation, car elle a pour « résultat fatal de limiter, toujours plus ou moins, la liberté de l'individu», et, en se donnant la « vaine ambition de devenir pratiques», les anarchistes se sont placés sur la pente glissante de l'organisation (!?). Les idées anarchistes doivent selon Croiset « conserver leur pureté ancienne, plutôt que tendre à devenir plus pratiques». Cette objection caricaturale ne rencontre pas d'échos. Siegfried Nacht intervient dans le même sens que Dunois et prône l'action qui, seule, éduque le peuple et lui donne une « mentalité révolutionnaire». Il définit cependant de façon curieuse, dans la révolution future, la fonction des masses comme « l'infanterie de l'armée révolutionnaire», alors que les groupes anarchistes, « spécialisés dans les besognes techniques, en formeront l'artillerie» ! Dommage qu'il n'ait mentionné ni l'état-major, ni la cavalerie (laquelle va jouer un rôle considérable, sinon primordial, dans les révolutions mexicaine et russe).

D'autres intervenants émettent quelques réticences à l'endroit du rapport de Dunois, sans oser, cependant, le contredire. Emma Goldman se dit « en principe favorable à l'organisation » mais redoute un éventuel « exclusivisme», et exige le respect de l'autonomie individuelle, principe essentiel de l'Anarchie. Elle n'accepte l'organisation qu'à une seule condition : c'est qu'elle soit « basée sur le respect absolu de toutes les initiatives individuelles et ne puisse en entraver le jeu ni l'évolution». Remarquons l'incongruité de ce « toutes», source de toutes les confusions possibles et imaginables que semble omettre Emma.

La prise de position de Dunois a, semble-t-il, décontenancé par sa clarté les anti-organisationnels, mais une résistance subsiste et c'est Errico Malatesta qui se charge de la désarmer. Se voulant conciliant, il attribue à une querelle de mots la division sur la question de l'organisation, sur le fond de laquelle, il en est persuadé, tout le monde est d'accord. Tous les anarchistes, à quelque tendance qu'ils appartiennent, sont d'après lui, d'une certaine façon, des « individualistes». Mais la réciproque est loin d'être vraie. La première catégorie recouvre ceux qui « revendiquent, pour toutes les individualités humaines, la leur aussi bien que celle d'autrui, le droit au développement intégral» ; la deuxième catégorie comprend ceux qui ne « songent qu'à leur seule individualité et n'hésitent jamais à lui sacrifier autrui. Le tsar de toutes les Russies est de ces derniers».

Malatesta continue d'asséner quelques vérités d'évidence à l'individualisme compris de cette manière en interprétant comme un « non-sens énorme», l'affirmation d'Ibsen : « l'homme le plus puissant du monde, c'est celui qui est le plus seul ! » Car ce qui libère l'individu, « ce qui lui permet de développer toutes ses facultés, ce n'est pas la solitude, c'est l'association». Bien que la coopération soit indispensable, il estime, toutefois, que l'association doit laisser une entière autonomie aux individus qui y adhèrent, et la fédération respecter dans les groupes cette même autonomie. Il préconise des organes d'expression de groupements, et non d'individus, car ainsi toutes les opinions peuvent y être librement confrontées. Au sujet de l'autorité et de l'autoritarisme, il faut s'entendre : les anarchistes s'élèvent contre celle de l'État, mais s'il s'agit de l'autorité « purement morale qui découle de l'expérience, de l'intelligence ou du talent, et, tout anarchistes que nous sommes, il n'est personne d'entre nous qui ne respecte cette autorité-là».

Il termine son intervention par un curieux axiome : qu'il s'agisse des « organisateurs», des fédéralistes, ou des individualistes opposés à toute sorte d'organisation, ce qui les distingue ce n'est pas l’autoritarisme supposé, parce qu'ils auraient un bureau et qu'ils prendraient des décisions, pour les premiers, et l'autoritarisme réel de fréquents groupes où est proclamée bruyamment la « liberté absolue de l'individu», pour les seconds, c'est surtout le fait de « ne rien faire ou pas grand-chose». Il en conclut que les « mots divisent et l'action unit. Il est temps de nous mettre tous ensemble au travail pour exercer une influence effective sur les événements sociaux [...] Tâchons donc que l'Internationale anarchiste devienne une réalité pour nous mettre à même de faire rapidement appel à tous les camarades, pour lutter contre la réaction, comme pour faire acte, en temps voulu, d'initiative révolutionnaire, il faut que notre Internationale soit !».

La discussion reprend à la septième séance du congrès, le 28 août au matin. Divers intervenants reprennent et précisent certains détails du discours de Malatesta, puis on passe au vote de la motion d’Amédée Dunois, amendée par Emma Goldman, quant à l'initiative individuelle, et par Malatesta et le Tchèque Vohryzek, sur la forme organisationnelle envisagée. Une deuxième motion, celle de Ramus, fait en quelque sorte double emploi, elle n'obtient que 13 voix pour et 17 contre, tous les autres s'abstenant ; elle se voit donc repoussée. Celle de Dunois est adoptée par 46 voix contre une seule. C'est la consécration de l'anarchisme en tant que théorie sociale et non comme une philosophie de l'individu. Elle marque une étape importante dans l'histoire du mouvement, aussi nous la reproduisons intégralement :

« Les anarchistes réunis à Amsterdam, le 27 août 1907.

Considérant que les idées d'anarchie et d'organisation, loin d'être incompatibles, comme on l'a quelquefois prétendu, se complètent et s'éclairent l'une l'autre, le principe même de l'anarchie résidant dans la libre organisation des producteurs ;

Que l'action individuelle, pour importante qu'elle soit, ne saurait suppléer au défaut d'action collective, de mouvement concerté ; “pas plus que l'action collective ne saurait suppléer au défaut d'initiative individuelle (adjonction Emma Goldman) ;

Que l'organisation des forces militantes assurerait à la propagande un essor nouveau et ne pourrait que hâter la pénétration dans la classe ouvrière des idées de fédéralisme et de révolution ;

Que l'organisation ouvrière, fondée sur l'identité des intérêts, n'exclut pas une organisation fondée sur l'identité des aspirations et des idées ;

Sont d'avis que les camarades de tous les pays mettent à l'ordre du jour la création de groupes anarchistes et la fédération des groupes déjà créés. Adjonction Vohryzek-Malatesta :

La Fédération anarchiste est une association de groupes et d'individus où personne ne peut imposer sa volonté, ni amoindrir l'initiative d'autrui. Vis-à-vis de la société actuelle, elle a pour but de changer toutes les conditions morales et économiques et, dans ce sens, elle soutient la lutte par tous les moyens adéquats. »

Ce dernier amendement n'ajoute rien et se perd dans les généralités, ce qui ne ressemble guère à Malatesta ; il l'a probablement contresigné pour faire plaisir à Vohryzek et aboutir, enfin, à désembourber le débat.

Quoi qu'il en soit, cette résolution sur l'organisation anarchiste constitue une date historique et une publication libertaire de l'époque affirme qu’il ne sera « plus possible à nos adversaires social-démocrates d'invoquer notre vieille haine de toute espèce d'organisation pour nous bannir du socialisme sans autre forme de procès. Le légendaire individualisme des anarchistes a été tué publiquement à Amsterdam par les anarchistes eux-mêmes, et toute la mauvaise foi de certains de nos adversaires ne saurait parvenir à le ressusciter».[99]

La huitième séance, le 28 août après-midi, est privée ; le public et les journalistes n'y sont pas admis. L'organisation pratique de l'Internationale est à l'ordre du jour. Après plusieurs interventions dilatoires, dont celle d'Emma Goldman qui propose comme seul lien un bulletin, au lieu et place du Bureau international de correspondance de cinq membres envisagé, tout le monde se met d'accord sur sa création. Ses attributions consistent à créer des archives internationales, accessibles aux camarades, et à entretenir des rapports avec les anarchistes des différents pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de trois camarades choisis par les fédérations ou groupes des pays intéressés. Les individus peuvent faire partie de l'Internationale, à condition d'avoir été identifiés par une organisation, par le Bureau ou bien par des camarades connus de lui. Une résolution dans ce sens est adoptée par le congrès. Celle d'Emma Goldman, portant sur l'existence d'un seul bulletin, ne recueille que quatre voix. Le siège du Bureau est fixé à Londres ; parmi les cinq membres élus figurent Malatesta (malgré ses protestations !), Rudolf Rocker et Wilquet (Allemands), A. Schapiro (Russe) et John Turner (absent au congrès !).

A en juger par ce résultat concret, la montagne organisationnelle édifiée à grande peine durant le congrès a accouché d'une souris : le Bureau désigné paraît tout à fait formel, son rôle également. Il aura une certaine activité jusqu'en 1911, puis disparaîtra dans le paysage !

Considéré comme le plus ancien champion de l'organisation et de l'action collective, Malatesta salue la création de l'Internationale comme une « affirmation du désir de solidarité et de luttes communes». L'existence du Bureau lui paraît d'« importance moindre». Le plus important à ses yeux, est le « désir de lutter ensemble et l'intention de se tenir en relation pour n'avoir pas à se chercher quand arrive le moment d'agir, avec le risque que le moment passe avant qu'on se soit trouvés (!)».[100]

Mis en appétit par le hors-d'œuvre épicé de l'organisation, le congrès passe au plat de résistance de l'ordre du jour : les rapports entre le syndicalisme révolutionnaire et l'anarchisme. La neuvième séance, le mercredi 28 août au soir, s'ouvre devant une salle comble. Pierre Monatte, membre du comité de la CGT prend la parole. Âgé à ce moment-là de vingt-cinq ans, c'est déjà un militant ouvrier expérimenté, bien au fait de l'activité syndicale. Il expose magistralement la nature et les buts du syndicalisme révolutionnaire qui s'est affirmé, contrairement au socialisme et même à l'anarchisme, moins par des théories que par des actes et « c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit l'aller chercher».[101]

C'est, cependant l'anarchisme qui a le plus inspiré le syndicalisme, qui a « entraîné le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et a popularisé l'idée de l'action directe». A son tour, le syndicalisme a « rappelé l'anarchisme au sentiment de ses origines ouvrières». C'est au sein de la CGT que ces deux courants se sont le mieux incarnés, pour « le plus grand bien de l'un et de l'autre». Monatte explique longuement ce qu'est la CGT, son activité, son fonctionnement et sa particularité dans le mouvement ouvrier international. La Confédération a su se garder aussi bien des immixtions politiciennes que des tentatives de corruption gouvernementale ; sa principale arme est l'action directe, c'est-à-dire « agir par soi-même, ne compter que sur soi-même», dans la droite ligne de la Première internationale. Il énumère les différentes formes qu'elle peut revêtir — la grève, le sabotage, le boycott, etc. — et le grand moyen révolutionnaire qu'est la grève générale. Le syndicalisme a ranimé l'esprit révolutionnaire, disparu avec le verbalisme ou pis encore, l'électoralisme et le parlementarisme de Guesde ou le gouvernementalisme et le ministérialisme de Jaurès, d'une part, et le révolutionnarisme des anarchistes « réfugiés superbement dans la tour d'ivoire de la spéculation philosophique», d'autre part, il « importe donc que l'expérience syndicaliste du prolétariat français profite aux prolétaires de tous pays». C'est la tâche qui incombe, selon Monatte, aux anarchistes partout où il y a un mouvement ouvrier. C'est ainsi que la lutte de classe pourra se développer « dans toute son ampleur et donner son maximum d'effet». Il mentionne la fameuse proclamation du Congrès d'Amiens — « le syndicalisme se suffit à lui-même » — parfois mal comprise par certains anarchistes, alors que cela signifie simplement que la « classe ouvrière, devenue majeur,. entend enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation». Quel anarchiste « pourrait trouver à redire à une volonté d'action si hautement affirmée ? »

Le syndicalisme ne « s'attarde pas à promettre aux travailleurs le paradis terrestre. Il leur demande de le conquérir, en les assurant que leur action jamais ne demeurera tout à fait vaine. Il est une école de volonté, d'énergie, de pensée féconde. Il ouvre à l'anarchisme, trop longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des espérances nouvelles». Monatte appelle donc les libertaires à se joindre au syndicalisme. Il ne cache pas qu'il y a des imperfections, devant être éliminées, en particulier la tendance des individus à

« s'en remettre du soin de lutter à leur syndicat, à leur fédération, à la Confédération, à faire appel à la force collective, alors que leur énergie individuelle aurait suffi. Nous pouvons, nous anarchistes, en faisant constamment appel à la volonté de l'individu, à son initiative et à son audace, réagir vigoureusement contre cette néfaste tendance au recours continuel, pour les petites comme pour les grandes choses, aux forces collectives».

Le fonctionnarisme syndical pose aussi problème, mais tout cela peut s'éliminer ou se corriger par un « esprit de critique toujours en éveil».

La dixième séance, le 29 août au matin, voit le congrès lier ensemble les questions du syndicalisme et de la grève générale, Siegfried Nacht soulève un incident en accusant l'individualiste Croiset d'avoir remis, la veille au soir, à des journalistes bourgeois d'Amsterdam des informations sur la séance privée tenue dans la journée. Cela provoque l'indignation du Congrès. Croiset prend la parole pour reconnaître le fait, et se soumet aux reproches qu'on pourrait lui faire pour sa « légèreté coupable». Un blâme lui est adressé par la majorité des congressistes.

La séance de l'après-midi reprend sur une motion en faveur de la révolution russe, unanimement votée, puis la discussion se poursuit à propos de l'intervention de Monatte. Cornelissen émet des réserves : les anarchistes doivent soutenir le syndicalisme et l'action directe, mais à une condition : c'est qu'ils soient révolutionnaires dans leur but, qu'ils « ne cessent de viser à la transformation de la société actuelle en une société communiste et libertaire».

Pour appuyer son propos, il cite le cas des diamantaires d'Amsterdam et d'Anvers, d'ouvriers d'Angleterre et des États-Unis, qui ont tous utilisé l'action directe pour s'aménager des privilèges corporatifs ; il s'élève également contre l'action directe dirigée contre la modernisation des moyens de production.

Errico Malatesta lui succède à la tribune. Dans le plus grand silence de la salle, il engage longuement le fer avec Monatte : il déclare s'en prendre à la conclusion de celui-ci, affirmant que le « syndicalisme est un moyen nécessaire et suffisant de révolution sociale», en d'autres termes que le « syndicalisme se suffit à lui-même». Il distingue d'abord le mouvement ouvrier du syndicalisme : l'un est un fait, l’autre une doctrine, un système. Par ailleurs, ill est tout à fait partisan de l'un et de l'autre, à la différence des anarchistes intellectuels qui se sont enfermés dans la « tour d'ivoire » de la pure spéculation». Il est même pour des syndicats « largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d'opinions, des syndicats absolument neutres». Toutefois, c'est pour y propager leurs idées que les anarchistes doivent y participer, en les utilisant comme un moyen, le « meilleur, évidemment, de tous les moyens qui nous sont offerts», alors que les syndicalistes, tendent, au contraire, à faire de ce moyen un but, menaçant « l'anarchisme dans son existence même». Or, même s'il se « corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l'amélioration des conditions de travail». A l'appui de sa démonstration, il cite le cas des grandes trade-unions nord-américaines. Après avoir été radicalement révolutionnaires, tant qu'elles étaient faibles, elles sont devenues, au fur et à mesure qu'elles croissaient en nombre et en richesse, des organisations nettement conservatrices, « uniquement préoccupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l'usine, l'atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu'aux ouvriers non organisés» ; ceux justement que les social-démocrates flétrissent en les traitant de « prolétariat en haillons » (Lumpenproletariat), et que les anarchistes défendent non moins, sinon plus, que les autres.

Selon Malatesta, l'erreur de Monatte et des syndicalistes révolutionnaires provient d'une « conception trop simpliste de la lutte de classe » : ils pensent que les intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe ouvrière — seraient solidaires et qu'ils suffirait que les « travailleurs prennent en mains la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat». Il en va autrement selon lui : au sein de la classe ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Bien plus, certains ouvriers sont plus près de la bourgeoisie que du prolétariat : outre les exemples cités par Cornelissen, Malatesta prend le cas des ouvriers usant de violence contre les « jaunes», pourtant aussi exploités qu'eux ! Là, à notre avis, Malatesta exagère quelque peu et montre son ignorance concrète de la lutte de classe, mais apparemment il veut à tout prix condamner la démarche concurrentielle des syndicalistes révolutionnaires et tout argument lui est bon. Il enfonce donc la porte ouverte par Monatte sur le danger des fonctionnaires syndicaux rémunérés, danger comparable au parlementarisme ! La grève générale ne trouve même pas grâce à ses yeux : elle ne débouchera sur rien, si elle n’est pas accompagnée d'une insurrection. D'ailleurs, la grève générale n'est valable qu'active, c'est-à-dire en continuant le travail pour soi. Pour conclure, il déplore que beaucoup de compagnons se laissent absorber par le mouvement ouvrier car « encore une fois, l'organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L'anarchie est le but». Celui-ci dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe : l'anarchie se propose la « libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et social». Gardons-nous donc, achève Malatesta, de « tout moyen d'action unilatéral et simpliste» ; le syndicalisme ne peut pas être l'unique moyen, encore moins « doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l'Anarchie ! »

Il semble que Malatesta ait soit mal écouté l'intervention de Monatte, soit sérieusement méconnu la réalité du syndicalisme révolutionnaire français, car tant les critiques énoncées, que les comparaisons faites — sans raison pourrait-on dire —, sont éloignées du sujet. C'est plutôt à un procès d'intention qu'il se livre, en interprétant à sa manière la tradition de l'Internationale et en évoquant une Anarchie bien abstraite. C'est ce que se charge de lui répondre Henri Fuss, lequel précise qu'il est « impossible de ne voir dans le prolétariat organisé qu'un fertile terrain de propagande » et un « simple moyen» ; la lutte de classe se déroule dorénavant sur le terrain économique et le « temps n'est plus où la révolution consistait à mettre la main sur quelques hôtels-de-ville et à décréter, du haut d'un balcon, la société nouvelle » (allusion à l'insurrection du Bénévent, en 1874, à laquelle avait participé Malatesta et qui s'était piteusement terminée). « La révolution sociale, à laquelle nous marchons, continue Fuss, consistera dans l'expropriation d'une classe. Dès lors, l'unité de combat n'est plus, comme autrefois, le groupe d'opinion, mais le groupe professionnel, union ouvrière ou syndicat. Celui-ci est l'organe le mieux approprié à la lutte de classe. L'essentiel est de l'orienter progressivement vers la grève générale expropriatrice, et c'est à quoi nous convions les camarades de tous pays».

Le Français Benoît Broutchoux, militant ouvrier anarchiste formé à la dure école des mineurs du Nord, proteste également et donne un « démenti formel aux théories de Malatesta».

Pierre Ramus ne s'associe pas non plus aux réserves de Malatesta ; les moyens d'action directe du syndicalisme révolutionnaire sont proprement anarchistes, donc le syndicalisme est « contenu dans l'anarchisme » et non l'inverse. Toutefois, le syndicalisme ne peut se suffire à lui-même, l'anarchisme doit, après lui avoir fourni ses armes de guerre, lui donner une philosophie et un idéal, alors il sera devenu l'anarchisme lui-même et pourra se suffire à lui-même. Il termine en déclarant : « Soyons anarchistes d'abord et par-dessus tout ; soyons ensuite syndicalistes. Mais réciproquement, non pas! »

La réponse de Monatte est vive : à travers les « âpres critiques » adressées par Malatesta aux conceptions révolutionnaires nouvelles, il a cru entendre « résonner la voix d'un passé lointain». A ces conceptions nouvelles dont le « réalisme brutal l'effraie, Malatesta n’a fait qu'opposer en somme, les vieilles idées du blanquisme qui se flattait de renouveler le monde par le moyen d'une insurrection armée triomphante». Il s'inscrit en faux contre les reproches de minimalisme révolutionnaire et déclare que « notre anarchisme vaut le vôtre et nous n'entendons pas plus que vous mettre notre drapeau dans notre poche». Si la pratique du syndicalisme a pu engendrer dans certains pays des « erreurs et des déviations, l'expérience est là qui nous empêchera d'y retomber». Et si, au lieu de « critiquer de haut les vices passés, présents ou mêmes futurs du syndicalisme, les anarchistes se mêlaient plus intimement à son action, les dangers qu'il peut receler seraient à tout jamais conjurés ! »

Néanmoins, le charme est rompu : le désaccord exprimé va laisser des cicatrices dans le mouvement et creuser un fossé entre les uns et les autres. Le débat est considéré comme clos et à la treizième séance, le vendredi 30 août, on procède au vote de quatre motions, toutes adoptées d'ailleurs à une très large majorité, bien qu'elles contiennent par endroits des contradictions ! La première, celle de Cornelissen-Vohryzek-Malatesta, appuyée par Rogdaev, Emma Goldman, Wilquet, de Marmande et Knotek, est approuvée par 33 voix contre 10. Elle est bien entendu favorable aux syndicats, à la fois comme des « organisations de combat dans la lutte de classe en vue de l'amélioration des conditions de travail et comme des unions de producteurs pouvant servir à la transformation de la société capitaliste en une société communiste anarchiste». La restriction vient de la « tâche des anarchistes, qui est de constituer dans ces organisations l'élément révolutionnaire, de propager et de soutenir seulement telles formes et manifestations d’“action directe” (grèves, sabotage, boycottage, etc.) qui portent en elles-mêmes un caractère révolutionnaire et vont dans le sens de la transformation de la société » et du fait que les anarchistes « considèrent le mouvement syndicaliste et la grève générale comme de puissants moyens révolutionnaires, mais non comme des succédanés de la Révolution», qu'ils pensent que la « destruction de la société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par l'insurrection armée et l'expropriation violente et que l'emploi de la grève plus ou moins générale et le mouvement syndicaliste ne doivent pas faire oublier les moyens plus directs de lutte contre la force militaire des gouvernements».

C'était faire peu de cas de la lutte extrêmement violente menée par la CGT contre l'armée et la police, utilisées à ce même moment par le gouvernement français pour briser et réprimer de manière sanglante les grèves et mouvements revendicatifs. Il y avait comme un hiatus entre les vœux exprimés et la réalité des événements. Les auteurs de la motion apparaissaient comme des donneurs de leçons et des professeurs de révolution vis-à-vis des prolétaires, engagés au sein de la minorité révolutionnaire consciente et agissante qu'était la CGT.

La deuxième motion, celle de l'Allemand Friedeberg, était encore plus en retrait : elle distingue nettement la lutte de classes et l'émancipation du prolétariat d'avec les idées et aspirations de l'anarchisme qui « tend — par-dessus les aspirations immédiates des classes — à la délivrance économique et morale de la personnalité humaine, à un milieu exempt d'autorité, et non pas à un pouvoir nouveau, celui de la majorité sur la minorité». Un amalgame bizarre est établi avec le parlementarisme du socialisme marxiste, le mouvement syndical corporatif, et la grève pour les droits politiques — tout à fait hors du sujet et non mentionnés lors du débat. La motion s'achevait sur l'esprit anarchiste qui « pouvait pénétrer le mouvement syndicaliste et l'amener à l'avènement d'une société exempte de toute autorité». Elle est tout de même adoptée par 36 voix contre 6.

La motion d'Amédée Dunois, contresignée par Monatte, Fuss, Nacht, Fabbri et K. Walter, rappelait la réalité de la lutte de classe menée par la masse des producteurs, dont l'organe spécifique et fondamental était l'organisation syndicale, appelée à se transformer en groupe producteur et à être « dans la société actuelle le germe vivant de la société de demain». Elle engageait les

« camarades de tous pays, sans perdre de vue que l'action anarchiste n'est pas tout entière contenue dans les limites du syndicat, à participer activement au mouvement autonome de la classe ouvrière et à développer dans les organisations syndicales les idées, de révolte, d'initiative individuelle et de solidarité qui sont l'essence de l'anarchisme».

Approuvée par 28 voix contre 7, elle est complétée par la motion Nacht-Monatte, appuyée par les mêmes signataires, à propos de la grève générale expropriatrice tenue pour un « remarquable stimulant de l'organisation et de l'esprit de révolte dans la société actuelle et pour la forme sous laquelle peut s'accomplir l'émancipation du prolétariat». Elle n'a rien de commun avec la grève politique, et se présente comme la principale voie menant à la « destruction de la société actuelle et à l'expropriation des moyens de production et des produits». Cela s'inscrivait, par conséquent, en opposition aux réserves de Malatesta, contre sa tactique insurrectionnelle et sa prétention affichée de juger limitée aux seuls intérêts de la classe ouvrière la grève générale. Néanmoins, la motion est également approuvée par 25 voix.

La suite de l'ordre du jour voit Emma Goldman proposer une motion en faveur de l'« acte de révolte de l'individu comme de la masse entière». Bien que cela pût s'interpréter de diverses façons — approbation des attentats individuels ou terroristes, ou encore de mouvements insurrectionnels —, à savoir la résurrection de la funeste propagande par le fait, et qu'aucune discussion n'ait été entamée pour dissiper cette confusion, la motion est adoptée de manière expéditive à l'unanimité. En effet, le congrès est très en retard dans son ordre du jour, et on n'a plus le temps de décortiquer le sens des mots. On décide de traiter la question antimilitariste au Congrès antimilitariste qui se déroule en même temps dans le voisinage. La question suivante sur l'Alcoolisme et l'anarchisme est exposée par le professeur Van Ree : il combat l'usage de l'alcool non seulement dans ses abus, mais également dans son usage modéré et s'élève même contre l'usage des boissons modérées « hygiéniques». La question est renvoyée à plus tard, le temps probablement de « boire un petit coup», afin de se remettre des émotions et de mieux réfléchir sur le sujet !

La question de l’Association de production et l'anarchisme est brièvement abordée par le Hollandais Samson qui se déclare favorable aux coopératives de production et aux colonies libertaires, pouvant être utiles aux travailleurs en vue de leur émancipation. L'Éducation intégrale de l'Enfance est traitée par de Marmande qui conclut que les Bourses du travail et les Unions ouvrières sont le mieux à même de déterminer le caractère de l'éducation à donner aux enfants d'ouvriers. Les rapporteurs E. Armand et Mauricius de l'Anarchisme comme vie et comme activité individuelle n'étant pas présents, on passe outre à la question. Celles de l'alcoolisme, de 'association de production et de l'espéranto ne donnent pas lieu à des motions à vote, faute de temps pour les discuter, et Errico Malatesta prononce le discours de clôture du congrès, dans sa dix-septième et ultime séance, le samedi 31 août. Il se félicite de la tenue de ce premier congrès qui a « ouvert la voie menant à l'union féconde [...] Sans doute, des divergences de vues se sont manifestées entre nous ; elles n'affectaient pourtant que des points secondaires. Tous, nous nous sommes trouvés d'accord dans l'affirmation des principes essentiels». Et il appelle les compagnons à œuvrer pour la propagande et l'organisation « avec plus que jamais de confiance et d'énergie».

Une salve d'applaudissements « accueille ces paroles vibrantes. L'enthousiasme est à son comble. La joie éclaire les visages » [dixit le compte rendu] et tous se lèvent pour chanter l'Internationale.

Les syndicalistes révolutionnaires présents au congrès ont tenu deux réunions pour mettre sur pied un Bureau de presse commun entre les différentes organisations syndicales internationales, en attendant un « internationalisme pratique pour maintenir les liens de la plus étroite solidarité » (Dunois).

C'est ainsi que se déroula cet important congrès anarchiste international. Important à plusieurs titres : ce fut le premier véritable du genre depuis la conférence de Londres, en 1881 ; il permit d'aborder les questions pendantes du mouvement libertaire, surtout celles de l’organisation et du syndicalisme révolutionnaire, déterminant sa pratique sociale et marquant les clivages internes. Il donna lieu aussi à une rencontre physique des militants internationaux, qui ne connaissaient jusqu'alors que de nom et qui purent ainsi procéder à une confrontation ouverte de leurs diverses démarches militantes. Par contre, ses résultats concrets furent limités, les liens tissés étant assez lâches et aucune décision véritable n'ayant ouvert de perspectives pratiques communes. C'est ce qui explique qu'il n'y ait plus eu d'autres congrès durant de longues années ; les organisations et la plupart des militants ayant été accaparés par leur besogne nationale ou quotidienne, et c'est bien dommage, en cette période d’avant 1914, où les relations internationales étaient si nécessaires pour conjurer les dangers de guerre, pointant à l'horizon.

XII. Les cégétistes libertaires et les illégalistes (Bonnot et cie) en action

Tandis que certains anarchistes se targuent de leur « orthodoxie » leur appuyer leur prétention à la prééminence révolutionnaire, les anarchistes engagés dans le syndicalisme révolutionnaire au sein de CGT se chargent de mener une pratique d'affrontement direct de classe. La véritable différence entre les deux tendances se situe vraiment à ce niveau, conséquence directe de leurs conceptions organisationnelles opposées. Les premiers se fient presque exclusivement à l'initiative individuelle et à la réceptivité « spontanée » des masses, alors que les seconds appliquent strictement une pratique organisationnelle de minorité consciente et agissante. Celle-ci se base sur l'activité autonome de chaque syndicat adhérent, reliée et coordonnée aux autres syndicats de la Confédération par le Comité confédéral, lequel n'est pas un organisme de direction mais, selon Pouget :

« lieu de coordination et d’amplification de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière ; il est donc tout le contraire des organismes démocratiques qui par leur centralisation et leur autoritarisme étouffent la vitalité des unités composantes. Dans CGT, il y a cohésion et non centralisation ; il y a impulsion et non direction ; le Fédéralisme y est partout ; à chaque degré, les organismes divers, — depuis l’individu, le Syndicat, la Fédération ou la Bourse du Travail, jusqu'aux sections confédérales — sont tous autonomes. C’est cela qui fait la puissance rayonnante de la CGT : l’impulsion ne vient pas d’en haut, elle part d’un point quelconque et ses vibrations se transmettent en s'amplifiant à la masse confédérale. »[102]

Quant au Conseil syndical, il exécute les décisions de l'assemblée générale du syndicat qui, elle, est « toujours souveraine. Tous les syndiqués doivent venir aux assemblées ; s'ils négligent d'y assister, ils doivent acquiescer aux décisions prises. Il ne peut en être autrement, sans retomber dans les dangers du démocratisme où les inconscients et les veules entravent les énergiques. Les décisions de l'assemblée générale doivent donc être sans appel, quel que soit le nombre des présents». Les congrès nationaux de la CGT, organisés tous les deux ans, sont les équivalents des assemblées générales des syndicats de base : ils favorisent une « fermentation utile ; les courants d'opinion se dégagent, l'orientation se précise».[103]

Toutes ces précisions ont leur poids, car elles permettent de distinguer cette minorité révolutionnaire — digne continuatrice de l'AIT — de celle du type blanquiste qui se substitue délibérément à ses mandants, et d'écarter les appréhensions de certains anarchistes sur la nature et la finalité de la CGT, qui ne paraissent, à ce moment, aucunement fondées.

Si, sur le papier, tout cela paraît très beau, qu'en est-il en fait ? Eh bien la lutte menée par l'action directe et ses modalités — grève, sabotage, boycottage, label — donne des résultats probants. Pouget dresse une statistique des grèves et actions menées de 1890 à 1905 ; le pourcentage des grèves terminées favorablement passe de 56 sur cent, de 1890 à 1900, à 62, de 1901 à 1904, et à 65,67 pour l'année 1905. Le nombre de grévistes bénéficiaires montre une progression encore plus nette : de 1890 à 1900 : 23,38 pour cent, de 1901 à 1904, à 79 pour cent, et en 1905 à 83,24 pour cent.[104]

C'est à ce moment que la bourgeoisie française choisit de passer le relais à des politiciens radicaux et jacobins, au passé de « gauche», c'est-à-dire « connaissant » mieux leur sujet et pouvant ainsi juguler cet assaut victorieux de la classe ouvrière organisée. Clemenceau, [ex-maire de la commune de Montmartre, en mars 1871, mêlé à l'affaire des canons qui déclencha la Commune de Paris], devient « Sinistre de l'Intérieur», puis Président du Conseil durant les années 1906- 1908. Le « Premier flic de France», comme il se qualifie lui-même, donne la mesure de ses talents répressifs : 104 années de prison, 667 ouvriers blessés et 20 tués, ainsi que 392 révocations, uniquement pour les années 1907-1908.[105] Cette dernière année est culminante : à la suite du massacre d'ouvriers à Draveil-Villeneuve-Saint-Georges, dans lequel le provocateur Métivier — responsable cégétiste à la solde de Clemenceau — joue un rôle capital, 12 dirigeants confédéraux sont arrêtés, choisis parmi les plus virulents : Griffuelhes, Pouget, Delesalle, Janvion, Monatte, Merrheim et d'autres moins connus. D'ailleurs, que ce soit pour des raisons de ce genre ou pour antimilitarisme, les dirigeants cégétistes sont régulièrement embastillés, puis acquittés ou bien condamnés à des peines de prison.

Par le bâton ou la carotte, Clemenceau veut à tout prix réduire la CGT. Juste avant le congrès de Marseille, fin 1908, il fait emprisonner Griffuelhes et Pouget, ses deux « bêtes noires». Son calcul est simple : en démontrant une prétendue irresponsabilité des irréductibles, il veut les isoler du reste des dirigeants — où il a un homme-lige, Latapie —, et modérer l'orientation de la CGT. Son dessein ne réussit qu'en partie : le Congrès ne désavoue nullement les dirigeants emprisonnés, mais Griffuelhes démissionne du secrétariat général, suivi de son adjoint Pouget, après que le trésorier confédéral Albert Lévy lui ait cherché, en son absence, des poux dans la tête. Il sera par la suite blanchi de tout soupçon de détournement de fonds, mais restera tout de même en arrière, se consacrant à des études théoriques et à sa propre activité syndicale.

Après un intermède réformiste, vite interrompu par les bévues du nouveau secrétaire général, Lucien Niel, c'est un militant libertaire, Léon Jouhaux, fils d'un communard de Paris et petits-fils d'un insurgé (fusillé) de juin 1848, qui occupe, pour un bail, cette responsabilité.

Loin de défaire la CGT, la répression gouvernementale a favorisé lon essor : ses effectifs passent de 100.000 membres, en 1902, à 400.000, en 1908, sur un total de 900.000 travailleurs syndiqués. Son combat pour les huit heures de travail quotidien, contre les bureaux de placement, pour le repos hebdomadaire, les augmentations de salaires et améliorations des conditions de travail, souvent conclu victorieusement, en a fait le représentant des meilleures aspirations émancipatrices du mouvement ouvrier.

La manière forte de Clemenceau ne donnant pas assez de résultats, les ex-socialistes renégats Aristide Briand et Viviani, se succédant aux postes ministériels et à la Présidence du Conseil, s’emploient à corrompre la CGT par des réformes sur les retraites ouvrières, sur les contrats collectifs de travail, sur l'arbitrage obligatoire et sur la capacité commerciale ; toutes rejetées avec force par les syndicalistes révolutionnaires. Bien au contraire, ceux-ci lancent offensive sur offensive sociale : en mars 1909, coup sur coup, deux grèves de postiers suivies d'un essai avorté de grève générale ; en 1911, grèves des cheminots, des marins de Terre-Neuve, des dockers et des travailleurs du bâtiment, en 1912, grève des inscrits maritimes qui bloque le trafic des ports de commerce ; en 1913, grève générale des mineurs du Nord ; l'année suivante, en février 1914, de nouveau grève générale des mineurs, sauf dans le Nord et le Pas-de-Calais. La CGT repousse systématiquement tous les projets de réforme mis en avant par le gouvernement ou bien issus de l'initiative parlementaire. Ses effectifs grimpent à 600.000 en 1912, et, au 1[er] janvier 1914, ils se montent à 839.931 membres.[106]

Évidement, tout n'est pas rose chez la CGT, loin de là ; des querelles individuelles, provenant de chocs de personnalités ou de caractères (celui de Griffuelhes est plus que rude et lui vaut de solides inimitiés), divisent les dirigeants. La minorité réformiste — partisans d'une unité d'action avec le Parti socialiste — reste importante et se voit renforcée par l'adhésion de la puissante Fédération des Mineurs. Le fonctionnarisme syndical s'ancre, lié au charisme des chefs, sans cesse réélus ou confirmés dans leurs fonctions par la base ; la plupart des Fédérations adhérentes ne se préoccupent que de leurs intérêts catégoriels immédiats, et restent indifférentes aux revendications des autres Fédérations, a fortiori aux aspirations révolutionnaires globales. Citons l'analyse sans complaisance de Georges Dumoulin, un mineur anarchiste, devenu responsable confédéral :

« Pour tous, c'est la course aux avantages par des chemins tortueux et parlementaires. L'esprit de classe se définit mal et s'exprime encore plus mal. Ce n'est plus l'action directe coordonnée, c'est l'action particulariste éparpillée, c'est ce qui amènera l'une après l'autre la grève des cheminots, celles des inscrits maritimes, puis celle des mineurs, toutes trois influencées par des politiciens.

Je passe rapidement sur cette situation d'avant-guerre, mais le mal a des racines plus profondes. La masse des syndiqués est atteinte du même malaise que les chefs. On va plus loin. Jouhaux dresse un rapport dans lequel il est fait état de l’“immoralité de la classe ouvrière”. L'alcoolisme sévit plus que jamais dans les ports et des méthodes démoralisantes de travail restent en honneur chez les syndiqués. Dans le bâtiment (épine dorsale de la CGT d'alors. NDA), on va de préférence au gros salaire. Mieux vivre, sans amélioration de la conscience individuelle. Merrheim et Lenoir signalent les mêmes maux dans la métallurgie. Dans la bijouterie, chez les coiffeurs et garçons de café, on va aux courses de chevaux.

Un prolétariat pourri de convoitise qui conserve encore l'instinct de sa classe, mais qui en perd de plus en plus l'esprit. Un prolétariat ignorant qui ne sait pas lire, qui ne veut pas lire ou qui lit des saletés. Des militants qui jouent d'interminables manilles chez des camarades bistrots».

Dumoulin est encore plus sévère avec la masse des non-syndiqués : chez eux

« on savait ce que c'était de profiter de l'action des autres. On savait bien que les gros salaires venaient de l'action syndicale, on profitait sans agir. On était le public des réunions publiques. On était ceux qui disent du mal de la CGT pour être bien avec le patron. [...] On est allé au syndicat parce qu'il pouvait servir momentanément à l'obtention d'un gros salaire. On a cessé de payer ses cotisations parce que, le gros salaire obtenu, le syndicat ne servait plus à rien. »[107]

Erreurs, corruption des dirigeants, des syndiqués et des non-syndiqués, bref du prolétariat entier, selon Dumoulin, ont dissous la conscience de classe.

Toutefois, il faut nuancer ce tableau très noir, brossé en juin 1918, c'est-à-dire avant l'armistice de novembre 1918, car il exprime aussi la rancœur personnelle de l'auteur contre l'impréparation du prolétariat face à la guerre de 1914. Certes, tout cela est vrai et juste, mais ne doit pas cacher malgré tout la volonté révolutionnaire persistante de nombreux militants cégétistes. D'ailleurs, les anarchistes de la CGT sont bien conscients de tous ces défauts et font ce qu'il peuvent pour les corriger. Le fait essentiel demeure que la CGT applique strictement la Charte d'Amiens tenant à distance les politiciens socialistes ou gouvernementaux, et que ses options révolutionnaires sont maintenues fermement, au moins sur le principe.

De leur côté, les anarchistes qui restent à l'écart de la CGT continuent leur petit bonhomme de chemin de propagande, presque exclusivement par l'écrit, et sont toujours aussi opposés à toute forme d'organisation. Jean Grave poursuit ses publications et manie, pareil à lui-même, ses sempiternels paradoxes : « Un individu qui voudrait résister seul au milieu de la foule serait bientôt écrasé. D'autre part, vouloir grouper les hommes sous un programme général, ce serait les vouer à la dislocation lorsqu'il s'agissait de passer à l'action » (!?).[108] Il constate tout au plus que l’« esprit de prosélytisme qui animait les premiers anarchistes, et qui manque chez les nouveaux, et c'est à cette absence qu'il faut attribuer les motifs d'inertie de la plupart de ceux qui se prétendent anarchistes».

Il en tient pour principaux responsables les individualistes : « bourgeois ratés, auxquels il ne manque que le capital pour faire les types les plus accomplis du mufle exploiteur». Tout cela serait dû, selon lui, à une « mauvaise digestion des idées » si, parfois, concède-t-il, l'activité anarchiste est en sommeil, ce n'est pas imputable à l'éparpillement des efforts, mais bien à « l'indolence, à l'apathie, à l'indifférence du plus grand nombre des individus et de ce que, chez eux, les idées ne sont pas encore passées à l'état de convictions».[109] Pour sa part, il est toujours convaincu qu'il est absurde de

« vouloir amener les anarchistes à se concerter en vue d'un programme commun d'action. Il y a des différences de tempéraments, de caractères, qui entraînent des façons de voir les choses différemment. Et ces façons de voir et d'agir ont le droit de se faire jour et de s'exercer au même titre les unes que les autres».

Ainsi, n'est-il pas souhaitable que les anarchistes s'entendent pour « établir un programme commun, ce ne pourrait être qu'au détriment des initiatives et de la naissance d'idées originales». Ce qui l'est moins, peut-on commenter, c'est son attitude de plus en plus isolée et déphasée dans le milieu anarchiste et dans le cours des événements.

Isolé, Kropotkine l'est également en Angleterre ; en outre, âgé et souffrant, il est limité dans son activité. Il publie néanmoins les résultats importants de ses recherches sur la Révolution française, sur l'Entr'aide, « source positive et certaine de nos conceptions éthiques » et « meilleure garantie d'une plus haute évolution » de l'espèce humaine.[110] Il met ainsi au net les points forts de la théorie communiste libertaire ; mentionnons en particulier son excellente définition de la méthode employée :

« L'Anarchie représente une tentative d'appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive-déductive des sciences naturelles à l'appréciation des institutions humaines. Elle est aussi une tentative de deviner, sur la base de cette appréciation, la marche de l'humanité vers la liberté, l'égalité et la fraternité, afin d'obtenir la plus grande somme possible de bonheur pour chacune des unités dans les sociétés humaines. »[111]

Coupé de toute pratique sociale, dans son exil anglais, il ne se rend pas bien compte des dangers latents de l'étatisme et assure que le communisme d'État est impossible, il l'a si « souvent démontré, qu'il serait inutile d'insister sur ce sujet».[112] Quant à la pratique organisationnelle spécifiquement anarchiste, elle brille singulièrement par son absence dans ses écrits de l'époque.

Malgré tout, à la suite du Congrès d'Amsterdam, plusieurs tentatives d'organisation ont lieu en France. Les anarchistes du nord du pays se réunissent en congrès en décembre 1907 ; son résultat concret est la création du journal Le Combat, avec un comité de rédaction équivalent à un « bureau fédératif d'une Fédération n'existant pas en fait » (!). En juin 1908, une fédération est créée dans la région parisienne. Le projet est repris l'année suivante avec plus de sérieux : une déclaration de principes est publiée, reprenant en gros les motions adoptées au congrès d'Amsterdam. Son organisation comprend des sections, reliées par un comité fédéral réunissant un délégué par groupe, assisté d'un suppléant ; chaque groupe ne dispose que d'une voix, quel que soit le nombre de ses membres. Une assemblée générale est prévue tous les quatre mois. Les cotisations sont mensuelles, versées par les groupes au prorata de leurs adhérents. Cette fédération vivote, et l'un des anarchistes les plus actifs du moment, G. Durupt, se plaint qu'il n'y ait plus d'« atmosphère», et que les groupes soient « emplis de bafouilleurs». Il attribue une grande responsabilité à l'influence désagrégatrice de Jean Grave. Un projet de « Parti libertaire», avec une large autonomie des groupes, voit le jour, à l'instigation des insurrectionnalistes du Parti socialiste et des partisans de Gustave Hervé, mais il avorte aussi. En 1910, une Alliance Communiste Anarchiste est mise sur pied ; ses structures trop distendues ne lui permettent pas de durer. Une Fédération Communiste lui succède, en juin 1911 ; elle change bientôt son nom en Fédération Anarchiste Communiste, Louis Lecoin en est le secrétaire. En septembre 1912, elle envisage une carte d'adhérent et des timbres mensuels de cotisation. Des congrès régionaux se réunissent en même temps. Tous envisagent un congrès national à Paris, en 1913, pour fonder enfin la Confédération Anarchiste tant attendue.[113]

Ce soudain souci de s'organiser « sérieusement » n'est pas fortuit. Il correspond à la volonté nette de se démarquer des anarchistes individualistes, lesquels viennent de défrayer la chronique avec les exploits spectaculaires de Jules Bonnot et de ses amis. En effet, depuis la mort d'Albert Libertad, en 1908, L'Anarchie, le journal qu'il avait fondé, a poursuivi son existence cahin-caha, plusieurs directeurs se succédant pour en assurer la parution. Au point de vue théorique. Paraf-Javal s'est discrédité auprès des compagnons en portant devant la « justice bourgeoise » le différend qui l'opposait aux partisans de Libertad ; aussi, c'est André Lorulot qui prend tout d'abord la relève. Il a participé à la colonie libertaire de Saint-Germain, de 1905 à 1907, puis a collaboré régulièrement à L'Anarchie, et a tâté de la prison pour antimilitarisme. Mis à part la lutte de classes et le principe de l'organisation, il ne se différencie guère des communistes libertaires. Tout au plus insiste-t-il davantage sur la vigilance à observer pour une solidarité véritable entre individus, basée sur la réciprocité et débouchant naturellement sur le communisme :

« L'anarchiste individualiste admet la solidarité comme un levier, une arme, une force nouvelle. Ce n'est pas un dogme que l'on respecte ou un devoir auquel on obéit — c'est un intérêt qu'il est sage d'écouter. Le solidariste conscient procède par sélectionnement, il n'égare pas sa fraternité. Pour lui conserver sa valeur utilitaire il choisit ses associés en se basant sur le principe de la réciprocité.


Le communisme est la forme de relations sociales qui aplanit les barrières économiques et détruit toute obligation en matière de production et de consommation. C'est la forme de camaraderie la plus intégrale, la solidarité la plus avantageuse, celle qui permet aux intérêts individuels de mieux se coordonner. Pas de véritable entraide sans le communisme. »[114]

Cette véritable fraternité, c'est la camaraderie anarchiste. Il reste individualiste parce que tout doit partir de l'individu qui agit sur lui-même et sur le milieu. « Pour faire la révolution autour de soi, il faut d'abord être capable de la faire en soi-même», affirme-t-il, se situant dans la continuité de Libertad. Tout comme lui, il s'en prend aux résignés, aux complices du système. Le prolétaire ne trouve pas grâce à ses yeux :

« Il se courbe devant le riche exploiteur, léchant ses battes avec servilité. Tour à tour : soldat criminel, ouvrier avachi, collaborateur des policiers, soutien de tous les despotismes, le peuple ne peut pas, du jour au lendemain, devenir capable de vivre sa destinée, avec fierté, logique et solidarité. »[115]

C'est une des raisons pour laquelle, selon lui, les attentats anarchistes n'ont pu être compris par le « cerveau fruste des masses inconscientes». Éducation de soi-même et révolte, voilà les vertus qu'il prône ; refusant de sacrifier le présent pour un avenir révolutionnaire hypothétique, l'individualiste anarchiste doit tirer de son existence toutes les joies qu'elle peut lui offrir. « Vivre sa vie», hors de toute servitude, de tout obstacle. Justement, si celui-ci est représenté par des « prolétaires inconscients», que se passe-t-il ? Là-dessus, il reste évasif et n'accepte l'illégalisme que s'il est « intéressant, en étant fait sérieusement avec des risques minimes et des profits satisfaisants. »[116]

Les autres théoriciens et rédacteurs de L'Anarchie, tels Ernest Armand et Le Rétif (le futur Victor Serge), se veulent plus individualistes, faisant bon marché de la solidarité et au nom du culte forcené du « Moi», encouragent tous les excès, y compris les « réfractaires économiques». Tant et si bien qu'ils finissent par trouver de fervents adeptes du « vivre à tout prix et par n'importe quel moyen» ; au point que le bureau de rédaction du journal soit parfois visité par de drôles d'individus qui bondissent les « yeux exorbités», réclamant, avec « force gesticulations, une bombe, un browning, une arme pour saigner les bourgeois, pour faire un coup»,[117] sans que l'on sache exactement s'il s'agit de provocateurs ou d'« agités du bocal». Bref, certains ne se contentent pas de l'illégalisme « à la pépère » de Lorulot et préfèrent pratiquer la « cambriole», de menus larcins ou même l'estampe de-ci, de-là. Voici qu'arrive un « gone » de Lyon, mécanicien hors pair, chauffeur talentueux et décidé à tout : Jules Bonnot. Il s'abouche avec des individualistes désespérés par l'iniquité sociale et voulant s'en sortir par quelque « gros coup». En décembre 1911, ils attaquent, rue Ordener à Paris, un garçon de recettes, puis commettent d'autres agressions, toujours en auto, n'hésitant pas à tuer ceux qui leur résistent ou même à « éliminer » les témoins (dixit Garnier). Parmi leurs victimes figurent un rentier nonagénaire et sa servante ; un chauffeur travaillant dans un garage ; un agent de la circulation ; un automobiliste récalcitrant et deux employés de banque, ceci sans compter quelques blessés. Les « bandits en auto » font la « Une » des journaux en quête de sensationnel, cette forme de délinquance et d'hold-up en auto étant la première du genre. Des récompenses sont promises, la « mouchardite » devient aiguë. Les « grandes oreilles » ne tardent pas à savoir de qui il retourne : les auteurs de ces sanglantes attaques sont vite repérés et, certains d'entre eux, arrêtés sur « renseignements». Acculé, Bonnot abat le sous-chef de la Sûreté, Jouin, s'enfuit puis trouve la mort après un long siège. « Donnés», Valet et Garnier subissent aussi un long siège, à Choisy-le-Roi, où la police se voit renforcée par les zouaves de l'armée ! L'issue leur est également fatale. Une grande rafle cueille tous leurs proches et un procès a lieu en février 1913.

Ce qui est important et révélateur à la fois, c'est l'attitude des théoriciens individualistes, que l'on peut tenir responsables de la mode illégaliste. Lorulot a été pour le moins réservé et, de plus s'est toujours montré hostile aux actions violentes ; on ne peut lui reprocher que le mépris accordé aux inconscients, complices du système. Malgré tout, c'est le seul parmi tous à se demander, après l'exécution de Callemin, Soudy et Monnier, si

« nous n'avons pas quelque responsabilité indirecte, involontaire, dans ces hécatombes. Non en prêchant l'illégalisme, ce que peu de nous ont fait, n'en déplaise à nos détracteurs, mais en appelant à la lutte, à la révolte, à la vie, des natures maladives, ou impatientes, simplistes ou mal équilibrées. Mais non, c'est le tort de la parole humaine de germer en des terrains variés et d'y donner les fruits les plus différents. »[118]

Il reconnaissait donc la légitimité de l'arbre mais non des « fruits».

Armand se défila en écrivant qu'il s'était imaginé de manière abstraite l'illégaliste et qu'en fait il était a-légal. Hormis cette finasserie, il n'accabla pas les illégalistes et s'en voulut même solidaire. Par contre, Le Rétif, inculpé lui-même de recel de deux revolvers volés, se mit à bêler avec le troupeau contre les illégalistes, jurant qu'il leur avait toujours été opposé. Comme il deviendra coutumier de cette façon de procéder, à savoir de brûler ce qu'il avait adoré la veille, coinçons la queue du renard avec sa tirade enthousiaste, parue le 4 janvier 1912, dans L'Anarchie, au lendemain même de l'affaire de la rue Ordener :

« Qu'en plein jour l'on fusille un misérable garçon de banque, cela prouve que des hommes ont enfin compris les vertus de l'audace [...] Je ne crains pas de l'avouer : je suis avec les bandits. je trouve que leur rôle est le beau rôle ; parfois je vois en eux des hommes. Ailleurs, je ne vois que des mufles et des pantins. Les bandits prouvent de la force. Les bandits prouvent de l'audace. Les ban dits prouvent leur ferme volonté de vivre.

Cependant que les “autres” subissent le propriétaire, le patron et le policier, votent, protestent contre les iniquités et crèvent comme ils ont vécu, misérablement. Quel qu'il soit, j'aime mieux celui qui lutte. Peut-être disparaîtra-t-il plus jeune, connaîtra-t-il la chasse à l'homme et le bagne ; peut-être finira-t-il sous le baiser abominable de la veuve. Il se peut ! J'aime celui qui accepte le risque de la grande lutte : il est viril. Puis, vainqueur ou vaincu, son sort n'est-il pas préférable à la végétation maussade et à l'agonie infiniment lente du prolétaire qui mourra abruti et retraité, sans avoir profité de l'existence ?

Le bandit, lui, joue. Il a donc quelques chances à gagner. C'est assez. Le bandit est viril ! »[119]

Dans ses Mémoires, Le Rétif — le-troubadour-de-la-« virilité » des bandits, devenu Victor Serge — le chantre-du-bolchevisme, fera preuve d'« amnésie » sur cet écrit de jeunesse. Au procès, il jouera le « théoricien » égaré dans une affaire qui n'est pas la sienne et attribuera sa condamnation au délit d'opinion (alors que ce fut pour recel), et au fait de n'avoir pas voulu collaborer avec la préfecture. Cela est à son honneur ; ce qui l'est un peu moins, c'est son attitude lors de la parution de Lorulot à l'audience, en tant que témoin à décharge : il exige que celui-ci soit aussi inculpé pour avoir fréquenté et hébergé des illégalistes. N'ayant pas obtenu satisfaction, il l'accusera ouvertement de délation !

Un autre individualiste en vue, Mauricius, défendit ouvertement la cause des « bandits tragiques » en publiant une apologie de leur « crime » : « poussés par l'implacable logique des faits, nous supprimerons les crimes de la société par le crime contre la société».[120] Bien que cela ait été assez éthéré, plutôt à effet littéraire, il deviendra clandestin quelque temps, sera arrêté puis acquitté, en 1915.

Cependant, le fait patent était que Bonnot et ses compagnons sortaient des milieux anarchistes individualistes. D'ailleurs, ils observaient strictement les principes de vie édictés par Libertad et l'école « scientifique » : buveurs d'eau et végétariens, très soignés de leur personne, ils faisaient de la gymnastique en prison. Cela dit, ils refusèrent de couvrir leurs actes crapuleux du manteau de l'Anarchie ; ce n'était pas pour la cause, au moins en partie comme Jacob et ses « travailleurs de la nuit», qu'ils agirent mais pour eux-mêmes et c'est à ce titre qu'ils furent sévèrement jugés par la plupart des anarchistes. Remarquons encore que c'était, dans leur grande majorité, des jeunes d'une vingtaine d'années et que leurs actions furent menées avec un grand amateurisme : improvisation des « coups», manque de discrétion, aucune véritable organisation pour la suite des opérations (guère étonnant pour des individualistes !). En somme, des voleurs de vélos et de motos passés trop vite à l'attaque de banques et à des agressions. Enfin, ils surent payer avec courage la responsabilité de leurs actes. Au nombre des morts, ils firent match nul avec la société : neuf de chaque côté. Bientôt, les « engalonnés», des professionnels ceux-là, accomplirent un carnage incommensurablement pire.

Pour conclure sur l'illégalisme, selon Victor Méric, ses « ravages parmi des milliers de jeunes gens enthousiastes furent incalculables. Pour avoir sacrifié à l'idole illégaliste, les anarchistes ont peuplé les bagnes et les prisons ; ils sont devenus la chose des geôliers et des chaouchs. Singulière méthode pour réaliser sa vie».[121]

Avec ces tristes affaires, la déliquescence du milieu individualiste s'étala au grand jour. Beaucoup manquèrent du courage élémentaire et, ne pensant qu'à soi, n'hésitèrent pas à recourir à la délation et à des « arrangements». La doctrine en fut complètement déconsidérée.

Dans l'imagerie populaire, il y avait déjà l'anarchiste poseur de bombes, dès lors que s'y ajoutait le « bandit», le mouvement anarchiste français se sentit menacé dans ses œuvres vives. Il fallait veiller à contrôler de plus près l'appellation d'« anarchiste » et se démarquer des « déviationnistes » criminels. Le congrès d'août 1913 s'y employa. Il réunit environ 130 délégués de 60 groupes (24 de Paris et 36 de province), et quelques individualistes perturbateurs qui, fait unique dans les annales anarchistes, furent expulsés de l'assemblée.

Il faut préciser que Mauricius, leur porte-parole, était venu porteur d'un rapport sur sa conception de l'anarchisme, laquelle tranchait trop d'avec celle des congressistes. Par exemple, pour que les « droits de l'individu ne soient pas étouffés», il refusait, sur le plan organisationnel, que le vote puisse avoir lieu, qu'une majorité se dégage et que des commissions soient nommées. Il n'y voyait qu'un danger d'« embrigadement et d'inféodation à un groupe de directeurs». Le principe de la délégation et le mandat, mis en pratique au congrès, constituaient le « plus grand ridicule qui ait été jeté sur les anarchistes depuis cinquante ans».[122] Notons que Jean Grave insista particulièrement pour que Mauricius soit expulsé.

La Fédération Communiste Révolutionnaire Anarchiste est créée au congrès, à partir d'un consensus théorique que Sébastien Faure se charge d'exprimer par un manifeste qu'il lit devant l'assemblée : antimilitarisme, antiparlementarisme, action syndicale et condamnation de l'individualisme, séparé désormais par un « abîme infranchissable » du communisme libertaire. Des fédérations régionales naissent, fondées sur le principe intangible de l'indépendance des individus au sein du groupe et de l'autonomie des groupes au sein de la Fédération régionale ou nationale. Des liens aussi lâches ne permettent pas une activité suffisamment suivie, juste des campagnes d'opinion, comme celle contre la loi des 3 ans de service militaire et le militarisme en général. Toute l'activité se limite donc à la propagande, au moyen des journaux, brochures et diverses publications. La tâche pratique de mener une lutte sociale et économique contre le système est en fait dévolue à la CGT. Telle est la situation en France, à la veille de la conflagration de 1914.

XIII. L'Union sacrée et la « der des ders »

Dès 1905, la rivalité franco-allemande bat son plein. Un contentieux existe depuis la guerre de 1870 ; les patriotes français ont le regard fixé sur la fameuse ligne bleue des Vosges symbolisant les deux provinces perdues : l'Alsace et la Lorraine. A ceci s'ajoutent une concurrence effrénée pour la conquête de colonies africaines, ainsi que l'inquiétude de l'impérialisme anglais, soucieux de préserver sa « perle » des Indes et autres richesses des convoitises allemandes et turques. L'Empire austro-hongrois a de son côté à faire face aux irrédentistes serbes. C'est par là que le baril s'enflamme : l’héritier du trône autrichien est assassiné par des nationalistes serbes, à Sarajevo. L'Autriche déclare la guerre à la Serbie et par le jeu des alliances, les alliés respectifs en viennent aux prises. Toute l’Europe s'embrase en août 1914. Quelle est l'attitude des organisations ouvrières des pays protagonistes ?

D'abord et avant tout en Allemagne, le pays où le mouvement socialiste est le plus fort, le Parti social-démocrate ayant 110 députés (sur 400) et près de 4 millions de voix. Les syndicats qui en sont directement dépendants comptent, eux, plus de trois millions de membres. Eh bien, quarante années de collaboration de classes ont tellement intégré la Social-démocratie à sa bourgeoisie nationale, qu'elle vote unanimement, frénétique et enthousiaste, le 4 août 1914, les crédits pour la guerre ! En décembre 1914, seul Karl Liebknecht votera contre de nouveaux crédits et, en mars 1915, il aura que Ruhle pour se joindre à lui contre le vote du budget.

Comment expliquer cette prise de position en porte à faux avec toutes les résolutions des congrès internationaux des Partis socialistes ? Il y a la difficulté de tenter de mobiliser la classe ouvrière allemande au moment même d'une mobilisation militaire, la répression implacable qui s'ensuivrait (K. Liebknecht sera par la suite condamné à quatre années d'emprisonnement pour son opposition à la guerre), et, surtout, la menace d'anéantissement de toute l'activité social-démocrate si laborieusement édifiée depuis des décennies. Il y a encore le sentiment généralement répandu chez les syndicats allemands, riches et puissants, de la solidarité étroite des intérêts ouvriers et capitalistes dans le développement industriel et commercial de l'empire. Enfin, il y a le phénomène important de la notion de guerre défensive contre les hordes barbares du tsarisme, symbolisant la féodalité et la réaction : ce en quoi la Social-démocratie est bien fidèle au Marx russophobe qui estimait, dès 1848, que l'Allemagne devait mener une guerre « révolutionnaire » contre la Russie.

Dans l'Empire russe, en pleine expansion économique, le mouvement ouvrier augmente numériquement et politiquement : à la veille de la déclaration de guerre, un mouvement de grève touche 250.000 ouvriers à Saint-Pétersbourg. L'autocratie se débat avec toutes ses contradictions nées de la survivance de privilèges féodaux, de la croissance économique, des mouvements nationalistes de ses nombreuses colonies (Finlande, Pologne, Ukraine, Caucase, Asie, etc...) Rien de tel qu'une bonne petite guerre pour refaire l'unité nationale et restaurer l'autorité défaillante du pouvoir d'État, c'est ce que se disent Nicolas II et son entourage. Le pari réussit en bonne partie : de nombreux social-démocrates, Plekhanov en tête, prennent la défense de la Patrie menacée par l'impérialisme allemand. Les socialistes-révolutionnaires les rejoignent en masse ; certains anarchistes, tels Kropotkine et Tcherkessov, vivant pourtant en exil, embrassent aussi la cause des Alliés, espérant une transformation du régime à la suite d'une victoire. Un petit nombre de social-démocrates, dont Lénine est la tête pensante, prône au contraire un défaitisme révolutionnaire, c'est-à-dire qu'à travers la victoire des Empires centraux ils entrevoient la chute du tsarisme et une possibilité de rénovation sociale.

En Angleterre, les trade-unions, forts de plus de trois millions de membres, et les socialistes, disposant de cinquante députés, sont hostiles à la guerre et n'y prennent part qu'en traînant les pieds. Plusieurs pays européens adoptent la neutralité : l'Italie (du moins au début), la Hollande et les pays scandinaves, enfin l'Espagne et le Portugal.

En France, le problème est plus ardu à résoudre. Va pour les socialistes qui, malgré l'assassinat de Jaurès, l'« apôtre de la paix», retrouvent les accents des soldats de l'an II et des communards de Paris pour bouter hors les envahisseurs allemands (remarquons que danger en Europe vient toujours de l'Est, peut-être est-ce là un restant de la crainte atavique des invasions barbares du début de l’ère chrétienne ?). Gustave Hervé, l'insurrectionnel du Parti socialiste, celui qui avait planté le « drapeau tricolore dans le fumier», se transforme en ardent cocardier. Jules Guesde et Marcel Sembat entrent au gouvernement d'Union Sacrée. La cause est donc rapidement entendue : il s'agit là aussi d'une guerre « défensive». A la différence près que pour « mieux se défendre » tout le monde attaque : les Français se précipitent pour libérer l'Alsace-Lorraine ; les Allemands envahissent la Belgique pour contourner les positions françaises (et éviter une perte de 100.000 hommes, dira le député social-démocrate allemand le D[r] Koster, lequel déplore l'hostilité des ouvriers belges car, en cas d'acceptation, ils auraient pu obtenir le suffrage universel, des lois protectrices de la femme et de l'enfant, des assurances sociales, bref, un « mieux-être social»).[123]

C'est pour la CGT, l'organisation de masse à direction libertaire, dans laquelle se reconnaissent de nombreux prolétaires français, que la partie s'avère être la plus difficile à jouer. Depuis ses tout débuts, elle s'est violemment opposée à l'armée et au militarisme. Yvetot et d'autres dirigeants sont allés maintes fois en prison sous l’accusation d'antimilitarisme. Elle a régulièrement dénoncé la course aux armements, la loi des trois ans de service militaire obligatoire, les crédits pour l'armée, les discours bellicistes et autres menaces d'en découdre. Elle a pris une part prépondérante au succès de la manifestation, hostile à l'armée et au militarisme, de 50.000 Parisiens au Pré-Saint-Gervais, le 16 mars 1913. Il faut signaler à sa décharge qu'à chaque fois qu'elle a essayé d'avoir une action commune contre les menaces de guerre, avec son homologue allemande, celle-ci, complètement inféodée à la Social-démocratie, s’y était refusée, sous prétexte de devoir passer par la voie politique, savoir par l'intermédiaire de leurs partis socialistes respectifs ! Néanmoins, depuis des lustres, sa conduite est toute tracée : en cas de déclaration de guerre et de mobilisation générale, déclarer la grève générale insurrectionnelle. Certes, en juillet 1914, sous l'influence de Jaurès un glissement se produit : son antimilitarisme se mue en lutte pour la paix. Nuance qui a son intérêt car le dérapage continue avec le manifeste du 29 juillet 1914 : la CGT rappelle son opposition à la guerre, mais souligne en même temps la responsabilité de l'Autriche (ce qui la rapproche de la position officielle du gouvernement) ; elle appelle à des manifestations populaires partout dans le pays en faveur de la paix. Le surlendemain, à la suite de l'assassinat de Jaurès, contre toute attente, ce n'est pas l'indignation contre les fauteurs de guerre français qui prévaut, mais le constat du « fait accompli » et de la « crise qui s'ouvre». A l'enterrement de Jaurès, le 4 août, Jouhaux prononce son fameux discours et saute le pas : il parle longuement de Jaurès en termes très élogieux (non justifiés par leurs divergences politiques), puis déclare que

« cette guerre, nous ne l'avons pas voulue [...] Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté, pour créer l'harmonie entre les peuples par la libre entente entre les nations, par l'alliance entre les peuples. Cet idéal nous donnera la possibilité de vaincre».[124]

C'est le ralliement, discret mais réel, à la cause nationale et c'est à ce titre que Jouhaux a droit aux félicitations de tous, de la gauche à la droite réunies. C'est la fameuse « Union Sacrée». En regard des luttes antimilitaristes d'antan, c'est le monde à l'envers, comment l'expliquer ? Jouhaux lui-même dira ensuite qu'il a voulu éviter par-dessus tout que ses paroles puissent être une cause quelconque de répression à l'égard de la classe ouvrière et c'est dans ce sentiment qu'il a parlé. En effet, il y avait la menace suspendue du célèbre « carnet B», à savoir des trois mille et quelques militants révolutionnaires fichés par la police comme dangereux et à arrêter immédiatement en cas de guerre. Le ministre de la guerre et général Messimy avait publiquement menacé de « coller contre le poteau d'exécution » les meneurs de la CGT et d'envoyer au camp de concentration les militants antimilitaristes. Ce n'étaient pas des paroles en l'air, la soldatesque étant alors toute-puissante. Dumoulin, secrétaire-adjoint de la CGT, adversaire de l'Union Sacrée, ne mâche pas ses mots : il affirme que c'est la peur qui a provoqué le revirement de la majorité du Comité confédéral de la CGT : « on a eu peur de la guerre, on a eu peur de la répression, simplement parce qu'on est des hommes comme les autres».[125] Mobilisé lui-même, envoyé à Verdun et partageant la dure vie des « poilus», il fait un constat douloureux et méritoire de la situation, en août 1915 :

« Au début de la guerre, comme durant les quelques jours qui en précédèrent la déclaration, l'impuissance pacifiste s'est affirmée dans tous les pays à un degré égal. L'antimilitarisme n'avait nulle part tué ni l'orgueil national ni le préjugé des races. Notre antimilitarisme, plus tapageur que le pacifisme des travailleurs allemands, n'était pas parvenu à stériliser le poison répandu à profusion par la presse du mensonge parmi les masses des ignorants échappant à toute propagande saine. Notre défaut a été de surestimer la valeur de notre antimilitarisme et nos militants auraient bien agi en acceptant la responsabilité de notre impuissance au lieu de la rejeter sur le dos des chefs ouvriers allemands. »[126]

Dumoulin ajoute ailleurs que les cégétistes ne s'étaient pas assez intéressés au jeu des alliances diplomatiques. Certes, il y avait des clauses secrètes et cela aurait été difficile d'en prendre connaissance. Cependant, Dumoulin sous-estime visiblement la responsabilité de la Social-démocratie allemande, tout de même flagrante. Malgré tout, celle des dirigeants cégétistes est aussi engagée et rien ne sert de la dissimuler derrière des causes externes. Malgré la marée cocardière, il y avait une minorité ouvrière prête à agir et si le Comité confédéral de la CGT avait proclamé envers et contre tout la grève générale contre la mobilisation, il aurait été d'abord fidèle à lui-même et à la stratégie suivie depuis des années, ensuite une réaction prolétarienne aurait tempéré l'ardeur guerrière. D'ailleurs, les responsables militaires de la mobilisation s'attendaient à dix pour cent de désertions et se sont réjouis de n'avoir eu que deux pour cent de défections ![127] Il est probable, ainsi que Jouhaux l'a expliqué lui-même, que la direction de la CGT n'a pas seulement craint pour elle-même, mais surtout une « Saint-Barthélemy » de ses meilleurs militants.

Cela dit, sans pour autant justifier le comportement de Jouhaux et du Comité confédéral cégétiste, donnons la version de Monatte, resté hostile à la guerre :

« Je ne ferai pas au Bureau confédéral le reproche de n'avoir pas déclenché la grève générale devant la mobilisation ; non ! Nous avons été impuissants, et les uns et les autres ; la vague a passé, nous a emportés».[128]

Même Merrheim, principal adversaire au sein de la CGT de l'Union Sacrée, reconnaîtra en 1919 que

« Nous étions complètement désemparés, affolés ; pourquoi ? Parce que à ce moment la classe ouvrière de Paris soulevée par une crise formidable de nationalisme n'aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller. Elle nous aurait fusillés elle-même».[129]

Quoi qu'il en soit, Jouhaux devint commissaire à la Nation et, avec tous les autres dirigeants cégétistes, participa étroitement à l'effort de guerre du gouvernement, ce jusqu'en 1917.

Quant aux anarchistes, surpris par la rapidité des événements, ils n'ont pas le temps de réagir collectivement, faute d'une véritable organisation fédérale, et les décisions sont prises individuellement. Certains se laissent mobiliser, d'autres désertent et partent à l'étranger. Sébastien Faure publie courageusement des textes hostiles à la guerre et à l'Union Sacrée, mais l'événement, c'est en février 1916, le manifeste des Seize (quinze en fait, la localité ayant été prise pour un nom de personne) en faveur des Alliés contre l'Allemagne. Parmi les signataires figurent des militants en vue : Kropotkine, Grave, Malato, Paul Reclus, Marc Pierrot, Cornelissen et Tcherkessov. Leur déclaration est contresignée par une centaine d'autres anarchistes, dont la moitié d'Italiens. Bien que cela fut une tendance extrêmement minoritaire dans le mouvement anarchiste international, elle lui porta un tort considérable. Pour expliquer cette position déroutante, il faut faire appel au passé et mettre en parallèle la prise de position de Karl Marx, lors de la guerre franco-prussienne de 1870, quand il écrivait à Engels que les

« Français ont besoin d'être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir de l'État sera utile à la concentration de la classe ouvrière allemande. La prépondérance allemande, en outre, transportera le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne ; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu'à présent, pour voir que la classe ouvrière est supérieure à la française tant au point de vue de la théorie qu'à celui de l'organisation. La prépondérance, sur le théâtre du monde, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. »[130]

Cet écrit venait d'être révélé au public par l'ouvrage de James Guillaume, Karl Marx pangermaniste, et a dû provoquer une forte réaction de la vieille génération anarchiste, qui détestait déjà Marx comme fossoyeur de l'Internationale et à ce même titre abhorrait son héritière, Ia Social-démocratie allemande. Il faut tenir compte de cet aspect subjectif et passionnel pour saisir l'esprit de cette époque. De même, le fait que la République française ait été menacée par des empereurs et leur clique aristocratique est à prendre également en considération (quoique l'autocratie russe ait été, à ce niveau, un allié plutôt compromettant).

Au début des hostilités, tout le monde était profondément persuadé de la brièveté de la guerre. En France, certains enthousiastes se voyaient en trois semaines à Berlin, encouragés par la masse déferlante de l'armée russe. Les hostilités se prolongeant, une partie du pays étant envahie et, une atroce guerre des tranchées opposant d'immenses masses humaines, avec des pertes considérables, la fleur au fusil disparut pour laisser place à la lucidité critique. Beaucoup s'aperçurent alors comment ils s'étaient fait berner par le « bourrage de crâne ». Il ne s'agissait plus de mener la « der des ders » des guerres — pour faire la paix éternelle ! —, mais de servir de cobayes à d'effroyables machines à tuer et de se faire massacrer pour que quelques généraux soient constellés de médailles. La guerre « fraîche et joyeuse » devint pour tous une horrible boucherie, où périrent un grand nombre d'hommes dans la force de l'âge.

Du côté russe, les premiers succès avaient vite fait place à des désastres sans nom. Toutes les tares du régime autocratiques apparurent spectaculairement aux yeux de tous : haut-commandement incapable, logistique quasi-inexistante, spéculateurs et prévaricateurs prospérant incroyablement à l'arrière. Afin de soulager le front occidental, l'État-major russe envoyait à l'attaque de positions allemandes inexpugnables, hérissées de mitrailleuses et de canons, des soldats munis de mauvais fusils avec quelques cartouches, cela sans aucune préparation d'artillerie, faute d'obus très souvent ! La « grande faucheuse » se régalait : les millions de morts et de blessés sur le front russe provoquèrent un mouvement d'indignation de plus en plus profond. Début 1917, un incident anodin — le refus d'une unité de cosaques de réprimer une manifestation d'affamés, à Pétrograd —, fait s'écrouler comme un château de cartes le régime tricentenaire des Romanov. Un gouvernement provisoire lui succède. Incapable lui aussi de mettre fin à la tuerie, il se voit renversé par quelques milliers de soldats et quelques ouvriers pétrogradois. Lénine et ses partisans, les bolcheviks, ainsi que ses alliés, les socialistes-révolutionnaires de gauche, instaurent un nouveau gouvernement, le Soviet des Commissaires du Peuple, puis signent une paix séparée avec l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois, en février 1918.

L'abandon russe du camp allié est compensé par l'entrée en guerre des États-Unis, mais le moral des « poilus » faiblit, car maintenant tous sont conscients de l'absurdité de cette tuerie générale et, en outre, influencés par l'éclatement de la révolution russe. En avril 1917, des mutineries surviennent sur le front français ; elles sont durement réprimées. Par la même occasion, le pouvoir des généraux s'occupe des pacifistes de l'arrière. L'ex-lieutenant d'Hervé, Almereyda, emprisonné, est retrouvé « suicidé » dans sa cellule.

Sébastien Faure qui, malgré la censure, faisait paraître avec l'aide de Mauricius, le journal pacifiste Ce qu'il faut dire, est victime d'une grossière provocation policière : on l'inculpe d'« outrages aux mœurs», c'est-à-dire d'avoir pincé les fesses d'une adolescente ! Lui, durant douze ans, l'extraordinaire pédagogue de La Ruche, communauté d'enfants ! Malgré le comique de l'accusation, il est tout de même condamné à six mois de prison.[131] Très atteint moralement, il ne s'en remettra que grâce à l'appui sans faille des compagnons. Armand, tout individualiste qu'il est, s'est élevé contre la boucherie guerrière : il est accusé d'avoir aidé à déserter un certain Raymond Bouchard, un individu douteux adonné aux drogues et qui a déjà fait condamner à quinze ans de travaux forcés le pacifiste Gaston Rolland, ce pour l'avoir hébergé. Armand « plonge», lui, pour cinq ans !

L'indomptable Louis Lecoin, ouvrier jardinier et anarchiste intrépide, déjà condamné pour avoir refusé de marcher, lorsqu'il était soldat, en 1910, contre les cheminots grévistes, puis de nouveau embastillé durant cinq ans pour antimilitarisme, se lance dès sa sortie de geôle, en novembre 1916, avec d'autres compagnons, dans une propagande acharnée pour une paix immédiate ; il se voit nouveau arrêté et condamné. Âgé de 24 ans en 1911, il subira en tout huit années d'emprisonnement pendant une décennie ! Des dizaines d'autres anarchistes, dont Lepetit qui purge deux ans, sont condamnés pour propagande pacifiste. Cela, en vertu des méthodes « clemencistes», (le « briseur de grèves » étant entre-temps revenu au pouvoir). D'ailleurs, outré par cette répression, un anarchiste, Émile Cottin, tire le 19 février 1919 sur le « Père-La-Victoire » et le blesse de deux balles. Il est condamné d'abord à mort, puis sur intervention de Clemenceau lui-même, à dix ans de réclusion, alors qu'un mois après, Villain, l'assassin de Jaurès, est acquitté ![132]

Il n'est pas mauvais de rappeler qu'il y eut des anarchistes conséquents, en fait les plus nombreux dans le mouvement, qui ne faillirent pas à leurs convictions, contrairement à l'opinion répandue par les détracteurs bolcheviks dont la tendance constante a été de mettre en avant la seule attitude des « Seize » ralliés à l'Union Sacrée.

XIV. Le « mirage du soviétisme » et la crise de l’anarchisme

L'instauration d'un pouvoir présenté comme celui des soviets en Russie, en octobre 1917, est à la source d'un des plus tragiques malentendus du siècle. Depuis la révolution de février 1917 qui avait mis à bas le tsarisme, les soviets (« conseils » en français) étaient devenus les organes de base de la démocratie directe des travailleurs russes. Devant l'impuissance du gouvernement révolutionnaire provisoire des libéraux et socialistes révolutionnaires, dirigé à la fin par le fantasque Kérensky, la dualité des pouvoirs avait favorisé de plus en plus ceux qui réclamaient « tout le pouvoir aux soviets sur place et au centre», avec pour corollaire les revendications de la « Terre aux paysans, l'usine à l'ouvrier», et surtout de « Paix immédiate, sans annexions ni contributions». Lénine sut remarquablement s'adapter à ces mots d'ordre et surtout les utiliser pour accomplir le coup d'État d'octobre 1917, prétendument au nom des soviets et, en réalité, au bénéfice exclusif de son parti et de son centre unique de décision : le comité central. Cette substitution fut vite décelée mais, étant donné les circonstances, elle fut considérée comme provisoire. Les anarchistes russes, assez nombreux quoique insuffisamment organisés entre eux, soutinrent et même collaborèrent avec les bolcheviks. En effet, il leur sembla que ceux-ci avaient jeté aux orties tout l'héritage social-démocrate et s’étaient ralliés aux thèses libertaires. Avec le temps, ils s'aperçurent que ce n'était pas tout à fait le cas, que le fond centraliste et étatiste habitait toujours la tête de Lénine et de ses fidèles. Cependant, la guerre civile, l'intervention étrangère et la menace d'une restauration de l'ordre ancien honni, firent taire leurs critiques et les amenèrent à participer étroitement à la défense de ce qu'ils appelèrent les « acquis de la révolution», ceci sous la direction du parti bolchevik. Ce n'est qu'à la fin de l'année 1919, lorsque la victoire contre les Blancs devint probable et que le nouveau pouvoir bolchevik démontra sa volonté d'hégémonie et qu'il en vint à les réprimer directement, que de nombreux anarchistes s'en détachèrent, sans d'ailleurs tous prendre parti, les armes à la main, contre lui. Après la répression de l'insurrection des marins de Kronstadt, en mars 1921, leur réserve se transforma en hostilité déclarée et la rupture fut consommée. Bien évidemment, il était trop tard, la nouvelle autocratie s'était solidement installée, disposait d'un fort appareil étatique de contrôle et de répression et pouvait faire face sans trop de difficulté à toutes les contestations internes.

Précisons que ce phénomène de ralliement aux bolcheviks ne fut pas l'exclusivité des anarchistes, mais se manifesta tout aussi bien chez les autres tendances révolutionnaires anciennes : que ce soient les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks, les bundistes (Parti social-démocrate ouvrier juif) ou même les fractions social-démocrates dissidentes (jusque-là hostile à Lénine, Trotsky se rallia à lui dès son retour, en 1917, en Russie). Cette seconde Union Sacrée, prétendue révolutionnaire, au nom du « mirage du soviétisme», fut en fin de compte encore plus funeste au mouvement révolutionnaire russe et international.

Revenu en Russie, après quarante ans d'exil, Kropotkine prend vite conscience de l'état des choses et dans une fameuse Lettre aux travailleurs de l'Europe occidentale, le 10 juin 1920, il expose son analyse de la situation. Il s'élève d'abord contre toute intervention armée des puissances alliées en Russie, car elle serait dirigée en premier lieu contre la révolution sociale russe, qu'il relie à ses devancières anglaise et française, et qui, selon lui, « cherche à édifier une société dans laquelle toute la production des efforts combinés du travail, de l'habileté technique et des connaissances scientifiques, irait entièrement à la communauté elle-même. Toute intervention renforcerait, écrit-il, les méthodes dictatoriales bolcheviques, et provoquerait l'hostilité du pays à l'égard des nations occidentales. Il considère comme un fait irréversible l'indépendance des anciennes colonies de l'Empire russe : la Finlande, la Pologne, les pays Baltes, l'Ukraine, la Géorgie, l'Arménie, la Sibérie etc. Il estime que la révolution russe essaie de progresser là où la Révolution française s'est arrêtée, à savoir l'égalité de fait, économique. Malheureusement, cette tentative est l’œuvre de la « dictature fortement centralisée d'un parti», continuateur dans une certaine mesure de la conception centraliste et jacobine de Babeuf. Il pense que c'est en train d'aboutir à un fiasco et apprend « comment le communisme ne doit pas être introduit, même par une population fatiguée de l'ancien régime et n'opposant aucune résistance active à l’expérience faite par les nouveaux gouvernements». L'idée des soviets, poursuit-il, est une « grande idée», d'autant plus qu'ils doivent être composés par « tous ceux qui prennent une part réelle à production de la richesse nationale par leur propre effort personnel». En présence de la dictature d'un parti, ils perdent toute signification, surtout s'il n'y a aucune liberté de presse ni de campagne électorale pour leur désignation. Cette dictature est une « condamnation à mort pour la nouvelle construction». La nouvelle bureaucratie créée par les bolcheviks est encore pire que la française qui « exige, par exemple, l'intervention de 40 fonctionnaires pour vendre un arbre abattu par un orage sur une route nationale». Les travailleurs occidentaux doivent en tirer les leçons, car « s'en rapporter au génie de dictateurs de parti», c'est le meilleur moyen de ne pas accomplir la révolution, de rendre sa réalisation impossible». Il met en garde contre de telles directives, et il termine en préconisant une grande Internationale qui ne soit pas à l'image ni de la seconde ni de la troisième, toutes deux dirigées par un seul parti, mais qui regrouperait les syndicats du monde, tous ceux qui produisent la richesse du monde pour « se délivrer de son présent assujettissement au Capital».

En 1920, lors de la visite d'un camarade étranger, le vieil apôtre du communisme libertaire déclare encore que les « communistes, avec leurs méthodes, au lieu de mettre le peuple sur la voie du communisme, finiront par lui faire haïr jusqu'au nom».[133] Prévision des plus exactes, hélas, bien que Lénine n'usa de ce terme qu'à partir de 1918, dans le but évident de couvrir de cette appellation noble son galimatias théorique, que le social-démocrate Charles Rappoport qualifiera alors tout bonnement de « blanquisme à la sauce tartare».

L'analyse de Kropotkine fut partagée par la grande majorité des anarchistes russes, mais une partie non négligeable d'entre eux choisit néanmoins de continuer à œuvrer avec les bolcheviks, quitte à adhérer officiellement à leur parti. Ce fut, entre autres, le cas de notre vieille connaissance Kibaltchiche, ex-Le Rétif, l'admirateur de la « virilité des bandits», ex-directeur de l'Anarchie et ex-théoricien de l'anarchisme individualiste, devenu dorénavant Victor Serge. Son patron, Zinoviev, le président de l'Internationale Communiste, lui confia la tâche malaisée de justifier son reniement. C'est ce qu'il fit dans une brochure publiée en France, en 1921, Les Anarchistes et l'expérience de la révolution russe.[134]

Dans sa préface, le bougre ne craint pas d'affirmer que plusieurs militants anarchistes étrangers — dont Lepetit et Vergeat, mystérieusement disparus au cours de leur voyage de retour vers la France, disparition à laquelle il aurait pu certainement apporter « sa » lumière —, se « sont accordés » avec les idées qu'il exprime dans ces pages. Il constate, malgré tout, que dans plusieurs pays, « nombre de militants anarchistes, croient devoir adopter à l'égard de la dictature prolétarienne de Russie une attitude nettement hostile qui révèle le plus souvent une inexpérience et un traditionalisme gros de dangers » (!). Il se charge donc de répéter ici quelques « vérités élémentaires». Après l'« expérience de la guerre et de la révolution, procéder à une révision complète et méthodique de nos idées», en effet, mais dans quel sens ? celui du « fait nouveau » dans l'histoire : « la victoire de la révolution d'octobre [...] la victoire des soviets [...] la victoire de la révolution sociale». La progression reflète bien le mensonge officiel bolchevik de la coïncidence de leur coup d'État avec les notions qui lui sont antinomiques : soviets et révolution sociale. Suit un gros mensonge de Serge lui-même : « la révolution sociale en Russie est en grande partie l'œuvre du bolchevisme». Lui, il n'est arrivé sur place qu'au début de 1919, donc il n'est pas en état d'en juger, mais c'est tellement commode de colporter cette version officielle, qu'il va s'empresser de répandre en France par la suite avec ses deux ouvrages mythomanes : L'An I et l'An II de la révolution. Sa définition du bolchevisme vaut son pesant de boudin : un « mouvement à gauche du socialisme — qui le rapproche de l’anarchisme — inspiré par la volonté de réaliser immédiatement la révolution. Volonté de révolution : l'essentiel du bolchevisme se résume dans ces trois mots». Ramener la révolution sociale aux appétits de pouvoir d'une petite caste d'intellectuels doctrinaires, en voilà une performance ! Tout cela n'est que jeu de mots, procédé où il était déjà passé maître auparavant, comme nous l'avons vu. Mais il y a plus grave, lorsqu'il justifie la terreur bolchevique :

« Du point de vue de ceux qui la (Révolution) font, c'est une rude et dangereuse besogne, parfois une sale besogne à laquelle il faut se mettre botté jusqu'aux genoux, les manches retroussées, sans craindre les haut-le-cœur. Il s'agit de nettoyer la terre de la pourriture du vieux monde. Il faudra remuer la boue à pleines pelletées : et dans cette boue, il y aura beaucoup de sang »

On y sent le relent de Netchaiev parlant de la « révolution à toute vapeur, à travers le sang et la boue». La terreur rouge était à appliquer « sous peine de mort», une « faiblesse eût peut-être amené la défaite». Celle-ci aurait conduit à la terreur blanche, « cent fois plus atroce». Ici, Serge prend l'exemple de la Commune de Paris, les Versaillais auraient fait en deux semaines trois fois plus de victimes que la terreur rouge en Russie, en trois ans de révolution ! comme celui de Pinocchio, son nez a du s'allonger considérablement avec cet énorme mensonge : Latsis, l'idéologue tchékiste, a reconnu lui-même près d'un million sept cent mille victimes de la terreur rouge, dont un grand nombre de paysans et d'ouvriers. Sans ciller, Serge réduit cela à dix mille petites victimes de « boue et de sang». Il s'agit bien là d'une menterie volontaire, car il était bien placé, à Pétrograd, pour connaître le dessous des statistiques du régime.

Suit une réminiscence anarchiste individualiste : le mépris de la masse « pervertie par l'ancien régime, relativement inculte, souvent inconsciente, tiraillée par les sentiments et les instincts du passé». Tout cela pour amener la justification de la dictature révolutionnaire : « J'avoue ne pas concevoir que l'on puisse être révolutionnaire (autrement que d'une façon purement individualiste) sans reconnaître la nécessité de la dictature du prolétariat. » « Sur le prolétariat», aurait-il dû écrire pour que cela corresponde à la réalité. Au cas où il n'aurait pas été bien compris, il récapitule plus loin la quintessence de son nouveau credo :

« Suppression des libertés dites démocratiques ; dictature appuyée au besoin par la Terreur ; création d'une armée ; centralisation pour la guerre, de l'industrie, du ravitaillement, de l'administration (d'où étatisme et bureaucratie) ; enfin, dictature d'un parti... Il n'est, dans ce redoutable enchaînement de nécessités, pas un anneau que l'on puisse ôter, pas un anneau qui ne soit rigoureusement conditionné par celui qui le précède et qui ne conditionne celui qui le suit. »

Citons son point d'orgue : « Toute révolution est un sacrifice du présent à l'avenir. » C'est à se demander si c'est bien le même Kibaltchiche, ci-devant Le Rétif, qui s'exprime ici. Les mânes de ses ex-amis de la bande à Bonnot ont dû tressaillir en lisant une telle insanité ! On comprend que Victor Serge-Kibaltchiche, ayant embrassé avec fougue sa nouvelle foi, se devait de démontrer son allégeance et justifier son appartenance au Parti bolchevik, cette « minorité énergique et novatrice obligée de suppléer, par la contrainte, à l'éducation des masses attardées (!?)», mais quelle trahison tout de même des idéaux de sa jeunesse et quelle abjection pour accomplir sa basse besogne ! Ce triste sire n'en restera pas là, servant officiellement de cicérone aux anarchistes et révolutionnaires étrangers en visite à la Mecque rouge, il intoxiquera quelque temps les esprits et fera ses rapports à qui de droit. Le plus surprenant ne sera pas de le retrouver, une quinzaine d'années plus tard, posant à la victime du stalinisme !

Parmi les anarchistes ralliés au bolchevisme, il s'en trouva heureusement peu pour atteindre ce degré de servilité. Le plus grand nombre d'entre eux soit quittèrent le parti, s'ils y étaient entrés, soit prirent leurs distances, à la suite de la répression de l'insurrection de Kronstadt, puis de l'interdiction des tendances au sein du parti et de l'introduction de la NEP qui la suivirent. Tel fut le cas, en particulier, d'Alexandre Berkman et d'Emma Goldman.

Le « mirage du soviétisme » eut des effets tout aussi pernicieux à l'étranger, et tout particulièrement en France. La censure gouvernementale, accompagnée de la dénonciation des bolcheviks complices des Allemands, ce jusqu'en 1919, y contribuèrent pour une bonne part. Selon le principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis», beaucoup d'opposants à la guerre crurent reconnaître en Lénine et ses partisans d'authentiques pacifistes conséquents. Le mythe du « pouvoir des soviets » acheva de convaincre les éléments les plus révolutionnaires, dont bon nombre d'anarchistes.

A tel point qu'un premier Parti communiste, section française de l'Internationale Communiste, fut créé début 1919, reconnaissant la « dictature momentanée du prolétariat». Il ne compta quasiment que des anarchistes. Le moins étonnant n'est pas de retrouver d'anciens individualistes en fervents adeptes du bolchevisme. Lorulot écrit, en novembre 1918, qu'en « période de révolution une certaine dictature est nécessaire» ; en 1921, il persistera et signera : la « dictature de fer du prolétariat » sera une « dictature des élites sur les brutes». Mauricius et même Armand avouent éprouver une « certaine sympathie » à l'égard des bolcheviks ; Charles-Auguste Bontemps estime lui aussi que la dictature « est un mal, mais un mal nécessaire » pour aider à « installer un système communiste».[135]

Le Parti communiste se transforme, lors de son congrès du 25-28 décembre 1919, en une Fédération communiste des soviets, ce qui témoigne de l'influence prépondérante des anarchistes car sa structure est fédérale : les soviets de base forment des soviets de région qui, à leur tour, désignent un soviet central, l'ensemble reflétant la volonté d'un contrôle permanent de la base. Autant dire tout de suite que l'existence de l'une et de l'autre organisations communistes ne fut à aucun moment reconnue par Moscou, puisque c'est le parti issu de la scission du Congrès de Tours du Parti socialiste, qui eut toutes ses faveurs. Toutefois, le cas est assez éloquent pour montrer toute la fascination exercée par le « mirage du soviétisme » sur beaucoup de compagnons libertaires. D'ailleurs, la plupart regagnèrent le giron anarchiste, à l'exception notable de certains syndicalistes révolutionnaires et anarchistes de la CGT, membres de la minorité hostile à Jouhaux : Monatte, Rosmer, Amédée Dunois etc. Ces derniers mirent beaucoup plus de temps à s'apercevoir de leur fourvoiement.

Entre temps, l'information circulant mieux, les témoignages concordants se faisant plus nombreux, le masque soviétique du régime bolchevik tombe et tous peuvent se rendre compte de sa véritable nature. Pour mieux s'en démarquer, la Fédération communiste anarchiste de 1914 change son nom, dès sa reconstitution, en Union Anarchiste (UA), franchement et définitivement hostile aux bolcheviks à partir de la fin 1920.

Dumoulin et Merrheim, les deux leaders de la minorité cégétiste hostile à l'Union Sacrée, à la différence de Rosmer et Monatte, ne se laissent pas berner par Lénine. Merrheim l'avait affronté à Zimmerwald, en 1915, et avait vite percé le personnage : « c'est un guesdiste, cent fois plus sectaire que tous les guesdistes réunis, ce qui n'est pas peu dire», ne désirant que la « dictature sur tout et sur tous, sa dictature à lui, dût la civilisation reculer d'un siècle». Le militant ouvrier retrouvait, dans le « mysticisme des adorateurs de Lénine», le même sentiment qui animait, vingt ans auparavant, les enthousiastes du général Boulanger, la même ardeur inconsciente d'individus « cherchant un sauveur, l'homme qui fera la révolution pour eux».[136] Dumoulin, revenu au bercail auprès de Jouhaux et devenu l’« homme fort » du Comité confédéral, s'oppose violemment aux moscoutaires et est l'artisan principal de la scission syndicale de 1921 d'avec la minorité bolchevisante et ses alliés anarchistes. Ceux-ci, à leur tour, se séparent en 1924, des affidés de Lénine. Ainsi, la CGT, tout comme le mouvement ouvrier international, se trouve scindée, en trois tronçons : la CGT de Jouhaux, membre de l'Internationale syndicale d'Amsterdam, la CGTU bolchevisée, affiliée à l’Internationale Syndicale Rouge, et la CGT Syndicaliste Révolutionnaire de Pierre Besnard et des anarcho-syndicalistes, adhérente à l’Association Internationale des Travailleurs, ayant son siège à Berlin.

Le mouvement anarchiste français et international, sorti déjà très éprouvé par la guerre, se retrouve plus divisé encore face à la nouvelle situation créée par l'avènement du bolchevisme. Le congrès de l'Union anarchiste n'a lieu qu'en novembre 1920, près de sept ans après le précédent (1913). Un congrès international avait été prévu pour septembre 1914, il n'aura lieu qu'en décembre 1921, à Berlin. Les anarchistes ont été pris de court par les événements, pour ne pas dire complètement dépassés. La cause évidente est le manque de liaison et tout simplement d'organisation réelle ; que l'on imagine ce qu'une organisation du type de l'Alliance bakouninienne aurait pu réaliser : adopter un point de vue général, le faire connaître, définir une ligne de conduite pratique et la mettre en œuvre, ce aussi bien à propos de la guerre que du phénomène bolchevik. Au lieu de cela, une longue césure, suivie de la division générale des forces. Au congrès de l'U.A., à Lyon, Mauricius, revenu de son emballement bolchevik, à la suite d'un séjour sur place de neuf mois, invite ses compagnons à élaborer un programme agraire et industriel, afin que les crises révolutionnaires de l'avenir ne prennent plus les anarchistes au dépourvu. Un autre congressiste propose même la fondation d'écoles de militants ; d'une manière générale, on souligne l'importance capitale qu'il y aurait à étudier les problèmes d'ordre politique, agraire et industriel.

Quant aux individualistes, ils sont de plus en plus écartés des congrès et organisations. D'ailleurs, Lorulot s'éloigne définitivement de l'anarchisme et se consacre exclusivement à la dénonciation du cléricalisme ; Armand affirme nettement qu'il n'est pas révolutionnaire et se consacre désormais à son hobby de « camaraderie amoureuse», allant jusqu'à fonder une « Internationale pour le combat contre le propriétarisme corporel, la jalousie sexuelle et l'exclusivisme amoureux ! » Tout aussi sérieusement, il revendique la propriété personnelle des moyens de production pour l'individu et devient le « pape » d'une petite secte où toute préoccupation sociale est exclue, la « ruse » étant considérée comme le seul moyen pour l'individualiste « affranchi » de s'en sortir.

Or, l'affirmation de l'autonomie individuelle n'a pas été l'exclusivité des individualistes mais, on l'a vu, une constante dans le mouvement anarchiste international et surtout français. Cette notion, mariée à l'autonomie des groupes dans l'organisation, s'appuyait sur le principe intangible de la libre-entente. C’est là que gisait donc le vrai problème. Dans un article intitulé « Organisons-nous», Lecoin insiste sur la nécessité d'une « cohésion bien ordonnée » pour parer à l'inefficacité du mouvement. Un autre militant en vue, Georges Bastien, écrit : « nous n'obtiendrons notre maximum de rendement au point de vue propagande et action que par l'organisation». Se rendant compte, en 1925, de la réticence de certains partisans dogmatiques de l'autonomie individuelle, il les stigmatisera en affirmant qu'ils « ont peur de voir mutiler leur moi dans une organisation. C'est pourquoi ils la rejettent d'une façon catégorique ou détournée en chicanant sur chaque minuscule détail. Tout leur répugne à l'association régulière».[137] La nécessité d'une organisation spécifique cohérente et cohésive se fait par conséquent de plus en plus sentir, quitte à réviser certaines valeurs traditionnelles de la doctrine. C'est la tâche que se donnent justement plusieurs rescapés du mouvement anarchiste russe et ukrainien, réfugiés en cette même année à Paris.

L'échec le plus cuisant des anarchistes se produit en Russie. Pendant toute l'année 1917, leurs rangs s'étaient sans cesse renforcés, jusqu'à compter des dizaines de milliers d'adhérents aux Fédérations anarchistes de Petrograd et de Moscou, publiant chacune un quotidien, ainsi qu'à travers tous les centres importants du pays. Leur participation aux journées de juillet 1917 — l'insurrection manquée contre Kérensky —, à tous les mouvements de grèves et, bien sûr, aux combats d'octobre 1917, récupérés par les seuls bolcheviks, montre l'influence déterminante qu'ils ont eue à ce moment. Et pourtant, ils ne se défient pas assez tôt du nouveau pouvoir léniniste, s'en désintéressent en quelque sorte, s'affairant à réaliser immédiatement les transformations sociales et économiques auxquelles ils ont si longtemps rêvé. Ce n'est pas non plus qu'ils restent inorganisés : à Moscou, ils forment 50 détachements de gardes noires, ayant un état-major commun et groupant des milliers de membres. L'attaque vient du côté le plus inattendu pour eux : dans la nuit du 12 au 13 avril 1918, les 26 clubs anarchistes de Moscou sont pris d'assaut par des unités aux ordres des bolcheviks et de leurs alliés socialistes-révolutionnaires de gauche. Ne voulant pas un combat fratricide, 600 anarchistes se rendent. En automne 1918, les gardes noires de Moscou se sentiront suffisamment fortes pour envisager de renverser Lénine, c'est le danger de la contre-révolution qui, seul, les en dissuadera. En effet, l'Union Sacrée autour des bolcheviks contre les menaces de restauration de l'ancien régime va brouiller toutes les pistes et contribuer à l'effacement progressif et irréversible des libertaires.[138] A cet instant, Kropotkine déplore le manque de liaison entre les anarchistes et projette la création d'un « parti anarchiste», pour « ne pas rester les bras croisés». Il emploie le mot « parti » dans un sens différent de celui des politiciens, c'est uniquement parce que le mot « groupe » lui semble faible et limité pour faire face à la situation. En fait, c'est un Parti anarcho-syndicaliste, regroupant un « noyau de militants anarchistes honnêtes, dévoués et capables de dépasser leurs vanités personnelles», qu'il souhaite et il regrette de ne plus être assez jeune pour s'y employer à fond. Notons que par rapport à la presse et à l'imprimé, il privilégie les contacts personnels et la correspondance.[139]

En Ukraine, les choses évoluèrent différemment. Les bolcheviks y étaient, au début, quasi inexistants et s'appuyèrent sur l'extraordinaire mouvement insurrectionnel makhnoviste, animé par les groupes anarchistes locaux. Disons en résumé, qu'ils eurent beaucoup plus de mal à se rendre maîtres de la situation. Relevons qu'une puissante confédération anarchiste, le « Nabat » (Le Tocsin), exista en Ukraine durant plusieurs années ; son apothéose devait être le congrès anarchiste panrusse de Kharkov, en novembre 1920, malheureusement étouffé dans l'œuf par les léninistes qui sentirent vite le danger.

La structure organisationnelle et le fonctionnement du Nabat méritent d'être signalés : de caractère spécifique, il se donne pour tâche exclusive de propager les idées libertaires parmi les travailleurs. Les militants et les sympathisants s'organisent en groupes et en cercles : sur recommandation de membres de groupes, les sympathisants peuvent être admis à participer à l'organisation. Les groupes forment des fédérations régionales ou urbaines, lesquelles, à leur tour, constituent la Confédération. Chaque groupe désigne un secrétaire, chargé de gérer son activité et d'être en relation avec les autres groupes et organisations. Les fédérations régionales et urbaines mettent sur pied un secrétariat, désigné en assemblée générale. Ce secrétariat s'occupe de fournir aux groupes de la littérature, les propagandistes et agitateurs nécessaires, et se charge de l'activité générale de la fédération. Les délégués des groupes forment le soviet de la fédération, lequel examine toutes les affaires concernant l'organisation ; ses décisions sont appliquées par le secrétariat de la fédération. Celui de la Confédération est élu par le congrès de toutes les organisations anarchistes adhérentes et assume ses responsabilités jusqu'au congrès suivant. Ses attributions sont de publier un organe de presse, d'éditer des ouvrages, d’organiser des écoles de propagandistes, de répartir les militants actifs entre les organisations, de convoquer les congrès et d'entretenir les relations avec les organisations anarchistes d'autres pays. La discipline organisationnelle tient en l'obligation morale pour chaque membre de mettre en pratique les principes et les tâches de l’organisation. En particulier, toute responsabilité prise doit être assumée. Toute intervention au nom du groupe doit être, au préalable, discutée et approuvée à une assemblée générale du groupe. Les responsables doivent régulièrement rendre compte de l'accomplissement des tâches qu'on leur a confiées.

La Conférence du Nabat, réunissant des anarcho-syndicalistes et des communistes libertaires, attirait l'attention sur l'abus du nom d’anarchistes par toutes sortes d'éléments douteux, qu'elle recommandait de dénoncer soit oralement, soit par tract ou publication. Elle rappelait à ce sujet qu'aucun anarchiste digne de ce nom ne pouvait être membre d'une tchéka, d'une milice quelconque, d'un tribunal, être geôlier ou participer à d'autres institutions à caractère répressif. De même, aucun anarchiste ne pouvait être directeur ou responsable d'institutions de caractère bureaucratique-autoritaire. Ces résolutions pratiques, extraites d'un ensemble important d'autres résolutions prises lors de la première Conférence du Nabat, du 12 au 16 novembre 1918, montrent le sérieux du type d'organisation créée et explique sa bonne marche pendant plus de trois ans. Nous ne disposons pas d'informations suffisantes sur les autres organisations existantes alors en Russie ou en d'autres parties du territoire, mais nul doute que si, dans leurs grandes lignes, elles avaient correspondu aux vœux de Kropotkine et aux principes du Nabat, le cours des événements en eût été changé.[140] C'est du moins la conviction intime des membres du groupe d'anarchistes russes en exil, sis d'abord à Berlin puis à Paris et qui compte dans ses rangs Piotr Archinov et Nestor Makhno. Ce groupe va s'efforcer d'analyser les raisons exactes de l'échec du mouvement anarchiste en Russie et d'en tirer les leçons tant sur le plan théorique que pratique pour le mouvement international. Il y a là une heureuse conjonction avec les préoccupations des compagnons français, traumatisés par les reniements de l'Union Sacrée et par la bolchevisation croissante du mouvement ouvrier.

XV. La Plate-forme organisationnelle du groupe Diélo Trouda

La figure de Nestor Makhno étant assez familière, donnons quelques éléments biographiques au sujet de Piotr Archinov (de son vrai nom Marine). C'est un ouvrier serrurier de formation : il a commencé à travailler comme cheminot en Ukraine orientale. A l'âge de dix-sept ans, en 1904, il sympathise avec les idées de la fraction bolchevique du Parti ouvrier social-démocrate russe, mais s'aperçoit rapidement de leur inadéquation à la situation révolutionnaire que connaît alors le pays et devient communiste libertaire. L'heure est à la lutte armée, afin de faire face à la répression implacable des séides tsaristes : ainsi, il fait sauter, âgé seulement de dix-neuf ans, le 23 décembre 1906, un immeuble où demeurent les membres d'une expédition punitive de police. Plusieurs officiers cosaques et gendarmes y périssent. Peu après, le 7 mars 1907, il exécute publiquement d'un coup de revolver le chef des ateliers de chemins de fer d'Alexandrovsk, responsable non seulement de l'oppression des ouvriers depuis des années mais aussi d'en avoir dénoncé cent vingt, lors des grèves et insurrections de 1905 et 1906, et dont près d'une centaine ont été soit condamnés à mort, soit envoyés aux travaux forcés. Arrêté et condamné à mort, Archinov parvient à s'évader dans des conditions rocambolesques, grâce à l'aide de compagnons, puis poursuit son activité. Appréhendé à nouveau et re-condamné à mort, il réussit à s'évader encore. Nullement découragé, il continue à militer activement, en faisant passer par contrebande des armes et de la littérature anarchiste par la frontière autrichienne. Arrêté en 1910, il doit à un heureux concours de circonstances, grâce à un bon usage de divers pseudonymes, de ne pas être soupçonné pour certains de ses actes terroristes et de ne se voir condamné qu'au bagne politique des Boutirkis, à Moscou.[141] Il y rencontre Makhno et de solides liens d'amitié et d'idées se tissent entre eux. Ils décident même d'éditer un jour une revue théorique communiste libertaire, dont l'absence se faisait sentir déjà à cette époque.

Février 1917 ouvre les portes du bagne aux survivants de l'époque héroïque. Archinov reste à Moscou et participe intensément au travail de la Fédération anarchiste locale. Lors de son séjour dans cette ville, en mai-juin 1918, Makhno lui demande instamment de revenir en Ukraine, mener ensemble la lutte. Il y arrive début 1919 et prend immédiatement une responsabilité importante à la commission culturelle du mouvement makhnoviste, se chargeant entre autres de publier l'organe des insurgés. Il reste au sein du mouvement jusqu'à la fin 1920 et est alors chargé d'écrire son histoire. Clandestin à Moscou, il s'acquitte de sa tâche, non sans mal car il lui faudra recommencer quatre fois la rédaction de son ouvrage, les premiers manuscrits ayant été saisis par la Tchéka au cours de perquisitions. Il gagne clandestinement Berlin, y fait éditer son livre et prend part aux activités des anarchistes russes qui y sont réfugiés. C'est ainsi qu'il édite avec eux une première revue, Le Messager anarchiste (en russe), dont 7 numéros paraissent de juillet 1923 à mai 1924. Ayant retrouvé Nestor Makhno, après que celui-ci ait connu les pires difficultés à échapper aux provocations de la Tchéka à travers l'Europe, ils décident de se mettre à l'abri en venant vivre à Paris. Ils y fondent la revue Diélo trouda (La Cause du travail), en 1925, dans laquelle vont paraître d'excellentes études et analyses. Un certain nombre de compatriotes vont y participer, mais aussi des Polonais : Walecki, Ranko (Goldenberg), et Ida Mett (Gilman), connaissant parfaitement le russe. Une réflexion collective les amène à publier, en juin 1926, un projet de Plate-forme organisationnelle pour une Union générale des anarchistes, qui va faire date dans l'histoire de l'anarchisme. Ce texte sera longtemps connu sous le nom de Plate-forme d'Archinov, car sa présentation avait été signée par lui, en tant que secrétaire du groupe. C'est là une erreur, la rédaction a été collective, l'expression de ses idées fondamentales également ; d'ailleurs, plusieurs autres textes seront signés aussi collectivement par le groupe. C'est ce que va nous montrer une étude chronologique de leur parution dans Diélo trouda.

Notre problème organisationnel, de Piotr Archinov, paraît en août 1925 et donne en quelque sorte le signal du processus. Il y examine attentivement la situation politique de la Russie, constate les ravages exercés par le bolchevisme, mais fait un mea culpa du mouvement anarchiste qui a pris au cours de la révolution un retard impardonnable sur le plan théorique et organisationnel, se limitant trop souvent à des « positions justes, certes, mais trop générales, agissant simultanément en ordre dispersé, en multiples petits groupes, divergeant souvent sur de nombreux points tactiques». Gardant la tête froide, il étudie posément toutes les perspectives que peuvent offrir les bolcheviks, les socialistes russes et les libéraux. Les premiers ne peuvent emprunter que la voie de « l'exploitation et de l'asservissement prolongés des masses». La seule question est de savoir s'ils partageront leur pouvoir avec la bourgeoisie. Les seconds, tous étatistes, n'apparaissent que comme les « partis des promesses socialistes, rien de plus» ; quant aux libéraux et aux monarchistes déclarés, ils iraient jusqu'à s'unir aux bolcheviks, uniquement pour retrouver une partie de leurs privilèges. Les anarchistes restent les seuls partisans véritables de la révolution sociale, entraînant le mouvement ouvrier en avant et non en arrière. La seule

« conscience de cela doit décupler nos forces et nous encourager à un combat long et acharné. La route du prolétariat est sinueuse et pénible ; plus d'une fois, la lassitude, le doute saisiront les rangs révolutionnaires, mais aussi difficile que soit cette voie, personne d'entre nous ne doit refuser la lutte et abdiquer, en acceptant la soumission à l'ordre des choses actuel. Que l'esprit ne meure pas ! Ce dicton populaire doit, plus que jamais, rester présent en chaque ouvrier et en chaque combattant révolutionnaire».

Archinov soulignait les « divergences, les dissensions, l'absence de solidarité et de responsabilité collective » qui avaient empêché jusque-là le mouvement anarchiste de jouer un rôle essentiel dans les luttes sociales. La seule solution se trouvait dans « l'organisation commune de nos forces sur la base de la responsabilité collective et de la méthode collective d'action».[142]

Tcherniakov, un anarchiste russe très en vue pendant la révolution, publie un article, La tâche immédiate, où il préconise la création d'un parti anarchiste, lequel n'aurait évidemment rien d'autoritaire ni de commun avec les partis socialistes étatistes.[143] Son modèle serait la Fédération jurassienne bakouniniste. Voline lui répond, dans le numéro qui suit, en réfutant l'usage du terme « parti», trop empreint d'aspiration à un pouvoir d'État. Il ne le fait par formalisme, car il rappelle que le fait de nommer un président de séance à une réunion était considéré, il y a peu, comme antianarchiste. Cela dit, il donne comme modèle d'organisation le Nabat ukrainien, auquel il a participé un certain temps. Il y revient d'ailleurs dans un article où il commente l'activité du Nabat et en particulier la déclaration et les résolutions adoptées à la Conférence de Koursk. Il avait été chargé de rédiger une plate-forme théorique, tâche qu'il n'a pu mener à bien, mais il en donne une idée en proposant de retenir de chaque tendance anarchiste — à savoir, communiste, syndicaliste et individualiste — ce qui peut être compatible entre elles et rejeter le reste. C'est grosso modo, la future synthèse qu'il proposera, de concert avec Sébastien Faure. Le problème organisationnel lui semble d'importance secondaire, bien que devant s'inspirer du Nabat : « union sur la base du fédéralisme, avec quelques éléments d'une centralisation naturelle, libre et technique, c'est-à-dire (n'ayons pas peur des mots) la fusion entre la discipline fraternelle et libre et la responsabilité collective». C'est justement sur la discipline que porte l'article de N. Makhno, dans le même numéro de la revue.[144]

A ce moment, la correspondance avec les compagnons restés en URSS, même déportés, est encore possible, aussi, dans chaque numéro de la revue, une rubrique leur est consacrée. Certains d'entre eux prônent un plus grand sens de l'organisation, tellement elle paraît indispensable et les réticences à son égard leur semblent, vues de leur situation, comme incompréhensibles ou enfantines.

Il faut attendre le numéro 10 de mars 1926, pour voir paraître une réponse collective du groupe des anarchistes russes à l'étranger aux articles de Voline sur la Synthèse. Celle-ci est systématiquement réfutée comme incohérente et peu informée de l'histoire de l'anarchisme (allusion à l'adhésion tardive de Voline, peu avant 1914, aux idées libertaires). L'article Le problème organisationnel et l'idée de synthèse (intégralement reproduit en annexe du présent ouvrage), affirme qu'il ne s'agit pas de bouleverser la doctrine, sa colonne vertébrale restant le « communisme libertaire», mais de s'inspirer du « matériel accumulé par l'anarchisme pendant les années de son processus vital et de sa lutte sociale».

C'est dans le numéro 13-14, de juin-juillet 1926, que paraît la première partie de la Plate-forme organisationnelle. A la fin du numéro, Ida Mett fait le compte-rendu de la réunion du 20 juin 1926, date de la parution de la Plate-forme et premier anniversaire de la revue. A cette occasion, plusieurs camarades français, italiens, bulgares et d'autres (dont un Chinois), ont été invités.

Archinov prend d’abord la parole, en tant que secrétaire du groupe, récapitule la démarche de celui-ci et présente la Plate-forme comme le résultat de sa réflexion collective, l'amenant à une orientation idéologique et tactique homogènes. L'orateur ajoute que le travail accompli par le groupe peut avoir une signification pour l'anarchisme international, du fait qu'il trace le premier la voie pour la sélection et la concentration des forces anarchistes et qu'il n'y en a pas d'autre pour assurer leur développement mondial. Makhno lui succède, il attire l'attention sur l'absence de l'influence anarchiste parmi les paysans avant la révolution, ce qu'il attribue à l'inexistence d'un esprit organisationnel et de coordination parmi les anarchistes, d'une part, et au préjugé courant chez eux sur le pseudo-caractère petit-bourgeois de la paysannerie, d'autre part. Il estime que Diélo trouda accomplit une œuvre essentielle pour résoudre les tâches révolutionnaires et politiques du mouvement anarchiste. Ensuite, Maria Korn parle brièvement pour saluer le travail entrepris par Diélo trouda et lui souhaite le succès. Sébastien Faure prend à son tour la parole et affirme qu'il prône lui aussi depuis longtemps une solide organisation anarchiste. Cependant, il ne pense pas que l'on puisse y réunir des adeptes de tendances opposées. En conclusion, il rappelle qu'il est dans le mouvement anarchiste français depuis 35 ans et qu'il ne voit pas où se trouve la crise dont il serait sensé souffrir. Un camarade bulgare intervient pour se rallier à la démarche de Diélo trouda, car un essai d'organisation anarchiste synthétique en Bulgarie n'a rien donné. Le camarade chinois déclare qu'il y a une telle disproportion entre l'état social, économique et politique de l'Europe et de la Chine, qu'on ne peut envisager les choses de la même façon. En Europe, le progrès technique et culturel est tel que les anarchistes devraient davantage agir que bavarder. Faute de temps, la réunion s'achève là-dessus, bien qu'il y ait encore plusieurs intervenants inscrits.

La publication de la Plate-forme se poursuit dans les livraisons suivantes de la revue. Quel est son contenu ? Les arguments avancés dans les premiers articles de Diélo trouda sont repris et développés. La cause principale de l'insuccès du mouvement anarchiste tient en l'« absence de principes fermes et d'une pratique organisationnelle conséquente». L'anarchisme doit « rallier ses forces en une organisation générale agissante, comme l'exigent la réalité et la stratégie de la lutte sociale des classes», ceci dans le droit fil de la tradition bakouniniste et des souhaits de Kropotkine. Cette organisation établirait pour l'anarchisme une ligne générale tactique et politique, menant à une « pratique collective organisée». Pour tout ceci, l’élaboration d’un programme homogène est nécessaire. La Plate-forme en représente les grandes lignes, lesquelles sont à approfondir et à élargir par toute la collectivité de l'Union générale des anarchistes. La Plate-forme se divise en trois parties : une générale, où sont affirmés et réaffirmés les principes fondamentaux du communisme libertaire : la lutte des classes, la nécessité d'une révolution sociale violente, le rejet de la démocratie, la négation de l'État et de l'autorité, le rôle des anarchistes et des masses dans la lutte et la révolution sociales, la période transitoire et le syndicalisme ; la partie constructive traite des problèmes de la production industrielle et agraire, de la consommation, puis de la défense de la révolution ; enfin ; la dernière partie est consacrée aux principes de l'organisation anarchiste, reposant sur l'unité idéologique, l'unité tactique ou méthode collective d'action, la responsabilité collective, le fédéralisme et les attributions du Comité exécutif de l'Union générale des anarchistes (voir le texte intégral publié en annexe).

Ida Mett revient dans le numéro 16, septembre 1926 de la revue, sur la question de la direction idéologique des masses. Il faut comprendre par là, explique-t-elle, que les anarchistes doivent rendre dominante leur conception de la révolution parmi les travailleurs, et non pas aspirer à prendre le pouvoir d'État, tels les partis politiciens. Le mois suivant, elle fait le compte-rendu d'une réunion-débat consacrée à la Plate-forme, faisant suite à celle écourtée du 20 juin.

Archinov intervient le premier, réitère sa constatation de l'absence d'une idéologie déterminée et de principes organisationnels précis. A qui la faute, interroge-t-il, aux circonstances objectives ou à nous-mêmes ? Il penche pour la deuxième explication. Il donne I'exemple de Kronstadt : s'il y avait eu une organisation anarchiste au moment de l'insurrection de mars 1921, le mouvement aurait été étendu à tout le pays et les choses auraient tourné différemment. De même, en ce moment, faute d'une organisation, les anarchistes sont incapables d'intervenir en faveur des travailleurs russes hostiles aux bolcheviks. Le mouvement anarchiste, malgré les efforts d'individus et de groupes isolés, se trouve sous la menace d'une désintégration. Nombre de camarades, n'ayant pas vécu l'expérience révolutionnaire des Russes et des Italiens, se consolent en se disant que la Révolution corrigera la situation de leur mouvement. Pure illusion ! Bien au contraire, la révolution anéantira ceux qui ne se seront pas organisés à temps. L'anarchisme est l'idéologie de la classe ouvrière et sa meilleure tactique, aussi il doit se présenter de manière unitaire tant théoriquement qu'organisationnellement. Le hollandais Cornelissen lui répond que si le mouvement n’a pu résoudre le problème organisationnel depuis trente ans, c'est trop tard pour le faire maintenant, car on se trouve chaque jour devant des situations pressantes.

Voline intervient alors estimant, au contraire, qu'il n'est pas trop tard pour résoudre ce problème mais qu'il faut au préalable clarifier la doctrine. Il cite l'expérience du Nabat. Par contre, il voit dans les principes organisationnels de la Plate-forme, une déviation bolchevique : à savoir, le parti, le programme, la ligne politique et la direction des masses.

Plusieurs autres libertaires présents interviennent sur différents points, sans vraiment traiter l'ordre du jour comme le constate Archinov dans son discours final. Il fait remarquer que malgré leur aspect polémique, les critiques avancées n'ont pas été argumentées et que rien n'a été proposé à la place des positions critiquées. Pour lui, il est difficile de répondre au raisonnement du camarade Ioudov : « le groupe des anarchistes russes à l'étranger développe l'idée d'une lutte et d'une stratégie révolutionnaires de classe, cela signifie qu'il aspire au pouvoir». Il ne peut renvoyer le critique qu'à des études plus sérieuses sur le sens de ces mots. Si on n'a pu résoudre le problème organisationnel depuis trente ans, comme le dit le camarade Cornelissen, il n'est pas trop tard pour le faire maintenant et il est illusoire de se reposer sur les syndicats pour la prise en mains économique de la révolution, à moins qu'ils ne soient d'orientation anarchiste. Il répond à l'accusation de déviation bolchevique lancée par Voline, en disant que sur le plan théorique l'anarchisme n'a rien à voir avec le bolchevisme et les socialistes étatistes, ce qui le prémunit déjà de ce danger ; en outre, il n'aspire pas à la conquête du pouvoir d'État. L'idée de la direction idéologique des masses ne contredit nullement l'anarchisme, c'est là au contraire que se trouve sa mission, sinon il n'a aucune raison d'être. Il n'est pas exact non plus que la révolution russe et le bolchevisme aient démontré la nocivité de la direction idéologiques des masses, c'est la méthode étatiste qui a démontré la sienne. La nouveauté dans la démarche du groupe Diélo trouda tient en l'aspiration à « organiser l'influence idéologique de l'anarchisme sur les masses, non pas comme un facteur faible et intermittent, mais comme un facteur constant de la lutte sociale révolutionnaire des travailleurs». Sur ce, la rencontre s'achève.

Dans le numéro 18, novembre 1926, paraît un Supplément de la Plate-forme, contenant les réponses à une première série de questions (posées par la vieille kropotkinienne Maria Korn, alias Isidine, de son vrai nom Goldsmidt). Ces questions sont au nombre de six : la majorité et la minorité dans le mouvement anarchiste ; la structure et les traits essentiels du régime des soviets libres ; la conduite idéologique des événements et des masses ; la défense de la révolution ; la liberté de presse et de parole ; le principe anarchiste : à chacun selon ses besoins (voir le texte complet du Supplément en annexe).

Dans le numéro 20-21, janvier-février 1927, de Diélo trouda, plusieurs articles commémorent le dixième anniversaire de la Révolution russe de février 1917. Celui de Linsky constate l'impossibilité actuelle, à cause de l'omnipotence du Guépéou, de mettre sur pied en URSS des organisations ouvrières indépendantes. Il compare la situation des ouvriers russes à celle des ouvriers allemands en 1916-1917 et ne voit que les comités d'usine capables de réagir ; les anarchistes doivent les orienter de la manière la plus radicale contre le régime bolchevik. Maxime Ranko, dans un autre article, insiste sur la différenciation idéologique à opérer dans les rangs anarchistes, afin de créer une Internationale anarchiste capable d'agir sur le cours des événements. Archinov répond aux questions d'un certain F(léchine?), à propos du rôle des anarchistes au lendemain de la révolution sociale, du danger de nouvelle guerre et sur le terrorisme individuel. Sa réponse la plus intéressante nous semble être sur la définition des soviets, conçus à la différence des soviets bolcheviks de députés ouvriers et soldats, comme des organisations ouvrières et paysannes de production et de consommation. Quant à la Terreur, ce ne saurait être un acte individuel, mais la politique mûrement réfléchie d'une organisation, compte tenu de la situation exacte du pays où elle s'exercerait.

Sous le titre de La lutte pour l'esprit d'organisation, la revue publie le compte-rendu d'une nouvelle réunion organisée avec des camarades polonais et bulgares. Au nom du Groupe des anarchistes russes à l'étranger, Archinov prend la parole ; il indique que la discussion sur la question organisationnelle a lieu à Paris depuis presque un an et que l'on peut déjà distinguer deux tendances par rapport au projet de Plate-forme du groupe : l'une organisationnelle, l'autre désorganisatrice. Ce qui correspond aux trois attitudes adoptées à l'égard de la Plate-forme : l'une positive, l'autre critique-réservée et la dernière « jemenfoutiste » individualiste. La première attitude est pour l'instant la plus répandue ; la seconde apparaît sous la forme des questions posées par Maria Korn dans le Supplément, quant à la troisième, elle considère que l'anarchisme doit pouvoir se trouver dans la poche de chacun et qu'il n'est nul besoin d'« organisations», ni encore moins de Plate-forme. Voline est le représentant le plus typique de cette position anti-organisationnelle ; d'ailleurs, il prépare en ce moment une réponse à la Plate-forme, afin de démontrer son contenu antianarchiste. Bien que cela ne promet pas d'être passionnant, attendons de voir ce que cela va donner. Sur ce, Archinov répète encore une fois tous les points forts de la Plate-forme. Makhno lui succède ; il abonde dans le sens d'Archinov et aurait voulu répondre aux critiques de nos « opposants par malentendu», mais ils n'ont pas répondu à l'invitation de participer à la réunion et il lui est difficile de les critiquer en leur absence. De toute façon, leur irresponsabilité tant organisationnelle que politique ne les mènera que dans un marais où ils ne pourront que « coasser», rien de plus. Il est clair depuis longtemps que notre mouvement a besoin de souder ses forces, sans quoi il ne pourra jamais influencer les événements révolutionnaires, même lorsqu'ils prendront un caractère nettement libertaire. C'est parce que les « opposants par malentendu » ne s'en sont jamais préoccupés et n'y pensent absolument pas, qu'ils se mettent à rechercher ce qui peut y avoir d'antianarchiste dans la Plate-forme. Ils ne pourront recruter que des éléments entrés par hasard dans le mouvement anarchiste, n'ayant pas vécu la pénible expérience de la révolution russe. Leur néant politique et organisationnel apparaît nettement, — poursuit l'exilé ukrainien —, lorsqu'ils veulent réfuter les leçons de notre expérience révolutionnaire, acquise avec « notre sang, notre cœur et nos nerfs».

Un vieux militant du mouvement bulgare prend la suite et explique que c'est justement ce « jemenfoutisme » de certains anarchistes qui s'est révélé être le principal obstacle au développement des idées libertaires en Bulgarie. Un autre Bulgare précise qu'il ne faut surtout pas confondre le problème de l'organisation du mouvement anarchiste avec celui de la société future. Ce sont là deux problèmes extrêmement importants qu'il faut traiter à part. Un certain Gricha Br. aborde la question de la majorité et de la minorité ; il ne comprend pas pourquoi c'est la minorité qui devrait s'incliner devant la majorité et non le contraire. Archinov lui répond que ce n'est pas là une question de principe, mais une question de sagesse pratique, sinon aucune ligne de conduite ne serait possible. La réunion se termine avec le souhait unanime de prolonger, lors d'autres rencontres, le débat sur les questions traitées par la Plate-forme organisationnelle.

Dans le numéro 23-24, avril-mai 1927, Archinov dresse le bilan de deux années d'existence de la revue et de sa démarche organisationnelle. Il souligne les appuis qu'elle a reçus de toutes parts et, pour se différencier de tous les éléments désorganisateurs, utilise pour la première fois l'expression de Parti communiste libertaire qui, seul, donnera à l'anarchisme la possibilité d'occuper la place qui lui revient au sein des rangs du Travail en lutte. Dans la même livraison de la revue, à la suite de la parution de sa traduction française et des réactions suscitées, favorables ou hostiles, Archinov consacre un long article à la Plate-forme organisationnelle. Pour les uns, c'est un « pas historique en avant dans le développement du mouvement anarchiste ; pour les autres, c'est une malédiction». Il n'y a ici rien d'étonnant, car les « auteurs de la Plate-forme partaient du fait de la multiplicité des tendances contradictoires dans l'anarchisme, non pas pour se donner la tâche de les unir en un tout, ce qui est absolument impossible, mais d'effectuer une sélection idéologique et politique des forces homogènes de l'anarchisme et en même temps de se différencier des éléments chaotiques, petits-bourgeois (libéraux) et sans racines de l'anarchisme». Cette sélection, aussi bien que la différenciation, ne pourra avoir lieu qu'au moyen de l'union de tous les anarchistes théoriquement homogènes en un « collectif politique révolutionnaire, en une Union générale des anarchistes, ou pour s'exprimer plus précisément en un Parti communiste libertaire, ce qui, pour nous, revient au même». Ensuite, Archinov répond à l'objection de Jean Grave, d'accord pour unir les actions mais hostile à leur centralisation. Pour Archinov, ce genre d'attitude est le produit d'un malentendu ou d'une interprétation différente des mots. Tout le chapitre de la Plate-forme traitant du fédéralisme est assez explicite et l'on devrait aisément comprendre de quelle centralisation il s'agit. A propos de la minorité, Grave présente ses concessions à la majorité comme une subordination et lui oppose l'entente. Celle-ci, cependant, ne peut prendre forme que par des concessions de la minorité ou bien, si elles sont jugées trop importantes, la seule issue reste alors la scission. Pareillement, l'appréhension de Grave face au Comité exécutif de l'Union-Parti, ne traduit que sa méconnaissance du travail organisationnel anarchiste. S'il reconnaît la nécessité d'un travail collectif sérieux, lié à l'existence d'une organisation anarchiste générale, il doit accepter la nécessité d'organes, tels que le Comité exécutif de l'Union, ainsi que la responsabilité organisationnelle collective, la discipline, etc.

Archinov réfute une autre objection concernant l'utilisation d'expressions comme la « lutte des classes», les « classes laborieuses», reposant sur la croyance que dans la société anarchiste future, il n'y aurait pas de classes et, par conséquent, de lutte de classes. C'est tout simplement nier la réalité présente, indépendante de la volonté des anarchistes eux-mêmes. Bien qu'aspirant à une société sans classes, tous nos espoirs reposent sur l'aspiration des travailleurs les plus intéressés à la vérité sociale. Voilà pourquoi leur lutte de classe est un des principes de base de l'anarchisme. Le nier, revient à « rejoindre le marais du libéralisme bourgeois, ce qui est souvent arrivé à des anarchistes venus à nous des rangs de la bourgeoisie et n'ayant pas compris l'esprit révolutionnaire du Travail».

Certains camarades d'Europe et d'Amérique du nord ont cru bon d'attirer l'attention sur la contradiction apparente que serait notre négation de la période transitoire et l'affirmation que la réalisation de la société communiste libertaire ne suivrait pas immédiatement la révolution sociale et serait un processus prolongé du travail et de la création sociale. La contradiction n'est ici qu'apparente et provient, encore une fois, de la mauvaise compréhension de l'idée de la période transitoire. Il est évident que le communisme libertaire ne pourra s'instaurer immédiatement et sera le résultat d'une édification tenace et prolongée. Il est indispensable d'avoir en tête une représentation claire des voies et des moyens de cette édification, partant d'un réalisme qui fait, non la faiblesse, mais la force de l'anarchisme, et n'a rien de commun avec la notion de période transitoire, laquelle signifie un laps de temps séparant la révolution de l'avènement de la société libre et incarné par un système politique et économique. Il cite le cas des bolcheviks dont la dictature n'est pas limitée dans le temps et peut durer jusqu'à un siècle. Nous, les anarchistes, nous sommes contre cette notion de période transitoire, car elle suppose la persistance du pouvoir d'État et de l'exploitation des travailleurs. Nous sommes pour la révolution sociale, pour le processus d'une édification sociale directe. Archinov termine son article en posant la question : est-il possible de changer quoi que ce soit au texte de la Plate-forme, pour tenir compte des remarques et critiques faites par les uns et les autres ? Il répond négativement, car il y aura certainement un désaccord à chaque fois pour les points à modifier. Seul un Congrès anarchiste constituant de l'Union générale des anarchistes pourra le faire.

Dans le numéro 25 de Diélo trouda, juin 1927, Tcherniakov revient sur la question du Parti communiste libertaire, dont la création lui semble la seule alternative valable au bavardage creux, au travail individuel des groupes et à la déperdition du temps, des forces et des hommes. Ce n'est qu'ainsi que la révolution anarchiste chassera le bolchevisme. Nestor Makhno publie, lui, un article substantiel sur La défense de la révolution, où il fait largement part de son expérience personnelle.

C'est là-dessus que se clôt, à notre avis, la phase d'exposition de La Plate-forme organisationnelle de Diélo trouda. Maintenant, la traduction française étant parue, ainsi que plusieurs articles d'Archinov, Makhno, Walecki et Ranko dans Le Libertaire, les thèses sont assez bien connues et le véritable débat commence.

XVI. Le débat sur la Plate-forme

Une première polémique avec Voline, le traducteur en français, s'engage. Ranko lui reproche dans Le Libertaire d'avoir mal traduit ou rendu certains termes et expressions. Il est même proposé de nommer un camarade « expert » devant lequel les deux parties vérifieraient le bien-fondé des récriminations. Mais le jour dit, Voline n'est pas au rendez-vous.[145] C'est que les relations personnelles se sont détériorées, depuis peu, entre Voline et Makhno puis Archinov. Jusque-là, il avait été membre à part entière du Groupe des anarchistes russes à l'étranger et avait collaboré régulièrement à Diélo trouda. Qu'est-ce qui a pu provoquer cette tension entre eux ? Certainement quelques manquements personnels et éthiques de Voline à l'égard de Makhno[146] ; probablement aussi, le net désaccord au sujet de la Synthèse, que tente de propager Voline depuis quelques années, se référant constamment à l'expérience du Nabat. Référence qui sera moins valable le jour où Diélo trouda publiera la lettre d'un des fondateurs du Nabat resté en Russie décrivant le fonctionnement de la Confédération sous une tout autre forme que celle présentée par Voline (voir texte intégral en annexe). Leurs origines sociales les opposent également : Voline est un intellectuel bourgeois, élevé avec soin par des gouvernantes qui lui ont appris les langues étrangères qu'il possède parfaitement (Allemand et français), alors que Makhno et Archinov sont d'extraction très humble, n'ont pas la même aisance à s'exprimer et ne bénéficient donc pas de la même audience auprès des camarades. Il y a aussi la fréquentation par Voline des loges maçonniques, ce qui convient fort bien à sa notion de Synthèse mais qui est critiqué par ceux qui y voient une collaboration de classes. Il y a aussi, paradoxalement, une différence de culture anarchiste et pas dans le sens que l'on pourrait penser : Archinov et Makhno sont anarchistes depuis plus de vingt ans et connaissent tous les classiques — étudiés au bagne, en particulier — alors que Voline est de formation socialiste-révolutionnaire et n'a adhéré aux idées libertaires, sous l'influence de Kropotkine, que peu de temps avant 1914. Bref, il y a toutes sortes de raisons possibles pour un contentieux entre les anciens compagnons de lutte des années 1919-1920. Comme souvent aussi, la vie en exil et ses difficultés grossit énormément les différends.

Le Groupe des anarchistes russes à l'étranger publie ainsi un communiqué dans Diélo trouda, en décembre 1926, pour dénoncer l'activité malfaisante d'un certain Maïsky, introduit par Voline dans le groupe en 1924, et déjà exclu pour comportement désorganisateur et non éthique. Cette circonstance n'a pas empêché Voline de délivrer une recommandation à cet individu, qui aurait ainsi abusé de la confiance de camarades. Un blâme public est adressé par le Groupe à Voline. Cela n'arrange pas les choses entre les deux parties, loin de là.

La Réponse de quelques anarchistes russes à la Plate-forme, publiée en avril 1927, est contresignée par sept noms : Sobol, Fléchine, Schwartz, Mollie Steimer, Voline, Lia, Roman, Ervantian. Mais cette signature collective ne trompe personne : Voline est son rédacteur, ne serait-ce que par ses références constantes au Nabat et par son style caractéristique. C'est une brochure de 39 pages très serrées, utilisant de larges extraits de la Plate-forme, se livrant à une critique en règle de tous ses points fondamentaux. Il y a des divergences sur le fond, comme au sujet de la faiblesse du mouvement anarchiste, qui ne s'explique pas, d'après la Réponse, par l'absence d'une organisation ou d'une pratique collective, mais par plusieurs autres raisons :

« a) le vague de plusieurs idées de base de notre conception b) l'assimilation difficile des idées libertaires par le monde actuel, c) l'état mental des masses contemporaines qui s'en laissent conter par les démagogues de toutes nuances ; d) la répression générale du mouvement dès qu'il commence à manifester de sérieux progrès ; e) le renoncement intentionnel des anarchistes à faire usage de la démagogie ; f) le renoncement des anarchistes à toute organisation échafaudée artificiellement, ainsi qu'à toute discipline artificielle. »

Un point capital de discorde : le refus des auteurs de la Plate-forme de tenir compte de la Synthèse. Autre point de désaccord : la notion de Parti anarchiste, identifiée immédiatement à celle d'un parti politique autoritaire classique. La Réponse s'en prend ensuite à l'anarchisme comme conception de classe, car il est, selon elle, également humanitaire et individuel. La conduite des masses et des événements est soupçonnée de dissimuler une volonté de domination sur les masses, au lieu de « les servir, d'être leurs collaborateurs et leurs aides».

En ce qui concerne la période transitoire, la Plate-forme, selon la Réponse, la nie « platoniquement, phraséologiquement», alors qu'elle « la reconnaît plus que n'importe qui dans nos rangs» ; elle ne serait, en réalité, qu'une « tentative de motiver cette idée et de la greffer sur l'anarchisme». La partie constructive de la Plate-forme est soumise à la même critique virulente, tout est présenté négativement. Au sujet de la défense de la révolution, il est recommandé de privilégier l'armement des travailleurs et les détachements locaux isolés plutôt qu'une armée insurrectionnelle avec État-major commun. La leçon de la révolution russe n'est pas ici retenue : les travailleurs armés ont été vite transformés en gardes rouges, même leur corps défendant, et les détachements armés isolés ont été facilement réduits par les armées régulières. Mais le propos de la Réponse est ailleurs : elle veut démontrer à tout prix le caractère antianarchiste de la Plate-forme et pour cette fin, tout excès est bon, comme lorsque l'armée insurrectionnelle est quasi naturellement transformée en armée rouge ! Avec, bien sûr, une sûreté politique, une Tchéka, prévue soi-disant par la Plate-forme ! Le but de la Réponse consiste à affirmer que la Plate-forme veut la « création d'un centre politique dirigeant, l'organisation d'une armée et d'une police se trouvant à la disposition de ce centre, ce qui signifie au fond, l'inauguration d'une autorité politique transitoire de caractère étatique».

La partie organisationnelle de la Plate-forme est soumise a la même ire pseudo-orthodoxe : la Réponse y détecte une aspiration à un Parti anarchiste centralisé qui n'aurait rien à envier aux bolcheviks. En conclusion, la Réponse n'y va pas par quatre chemins : « Oui, l'essence idéologique est la même chez les bolcheviks et les plateformards». La Plate-forme, c'est uniquement un « révisionnisme caché vers le bolchevisme et la reconnaissance d'une période transitoire», tout y est « inacceptable : ses principes de base, son essence et son esprit même».

Cette attaque tout azimut est trop systématique et partiale pour être prise au sérieux : elle sent le règlement de comptes personnels. Comment se représenter les auteurs de La Plate-forme, surtout Archinov et Makhno, comme des bolcheviks inavoués ? Alors qu'ils les avaient combattus les armes à la main, qu'ils avaient vu se faire assassiner par eux leurs meilleurs compagnons ? Un abîme de sang les en séparait. Par contre, Voline avait, lui, entretenu des rapports équivoques, à plusieurs reprises, avec les autorités bolcheviques ; mais ce n'est pas le plus important, ce qui frappe dans la Réponse, c'est l'inexistence, hormis le Nabat idyllisé, de toutes références aux idées et pratiques du mouvement anarchiste. Tout de même, les auteurs de la Plate-forme l'affirmaient eux-mêmes, ils n'innovaient rien, ils ne faisaient que reprendre les acquis des idées et expériences vécues du mouvement. Nous avons vu nous-mêmes que Bakounine avait déjà conçu une organisation spécifique, avec « unité de pensée et d'action», c'est-à-dire une méthode collective d'action, et un « contrôle fraternel et continu de chacun par tous», équivalant à la notion de « responsabilité collective » de la Plate-forme. Pour quiconque ayant suffisamment étudié l'histoire du mouvement, la parenté entre la Plate-forme et les Fraternités bakouniniennes auraient dû être évidente et ne souffrir aucune discussion. C'est faire la part trop belle à la critique partisane et à la volonté de dénigrement qui caractérisaient la Réponse.

Le Groupe des anarchistes russes n'entre pas dans ces considérations historiques et personnelles : il publie, quelques mois après, une Réponse aux confusionnistes de l'anarchisme, où les critiques acerbes de la Réponse de Voline et C[ie] sont réfutées point par point, leur inconsistance rendue flagrante (voir le texte intégral en annexe). L'accusation de vouloir « bolcheviser l'anarchisme», est relevée comme de la plus basse calomnie. Or, cet argument va servir de lieu commun à tous les détracteurs à venir de la Plate-forme. Pourtant, des avis pleins de bon sens se font connaître dès l'époque, comme celui de L. G. paru dans Le Libertaire :

« La Plate-forme, telle qu'elle est soumise à la discussion, n'est pas présentée comme un credo inattaquable : moi-même et beaucoup y voient des points fort discutables. La Réponse que je viens de lire n'en présente pas moins des points erronés ; j'en cite un pour ne pas encombrer le journal : c'est celui de voir dans la même organisation chiens, chats, loups et agneaux, pour mieux arriver au but, dit la Réponse. J'en ris, car dans ce groupement, il n'y aurait que disputes, morsures et haines avivées. Je sens dans la Réponse beaucoup d'égratignures qui ne prouvent aucune tolérance. De tout cela, je souhaite que l’on délaisse un peu cette longue phraséologie sur ce qui sera demain, et que l'on soit plus terre à terre dans la propagande actuelle. »[147]

Deux ans plus tard, Voline, Flechine, Steimer, Sobol et Schwartz publieront une diatribe contre Diélo trouda, accusé cette fois de mener une campagne contre les anarchistes intellectuels. L'anarchisme ouvrier-paysan de la revue sera qualifié de « véritable anarcho-houliganisme » (!?), comparable à de l'antisémitisme ![148] Le petit détail qui cloche, c'est qu'en dehors de cette criaillerie, ils ne pourront produire aucun texte exposant enfin leurs propres conceptions. Il n'y a rien là d'étonnant, ce genre de comportement est, somme toute, assez fréquent : incapables de produire par eux-mêmes quoi que ce soit de positif ou de constructif, certains individus, anarchistes ou non, se déclarant plutôt de la tendance la plus radicale, du moins sur le papier, deviennent prompts à se ruer sur toute réalisation, la loupe à la main, pour décréter ce qui est bon ou mauvais. Ces inopportunes « mouches du coche » n'accordent, par contre, aucune importance aux odeurs fétides dans lesquelles elles vivent et se complaisent. La réalité et le vent de l'Histoire les balayent sans retour, mais il faut savoir que ce phénomène existe et réapparaît de temps à autre.

Pendant ce temps, les réunions-débats organisés par Diélo trouda autour de la Plate-forme continuent régulièrement. A celle du 12 février 1927 assistent des militants de toutes les parties du monde : Archinov, Makhno et quatre autres membres représentant le Groupe russe ; Pierre Odéon, de la jeunesse anarchiste de France ; Ranko est délégué par le groupe polonais ; plusieurs espagnols : Orobon Fernandez, Carbo et Gibanel ; et un certain nombre de ressortissants à titre individuel : Ugo Fedelli ; Pavel, Bulgare ; Chen, Chinois ; Dauphin-Meunier, Français ; etc. La réunion se tient dans la petite salle d'un café parisien ; on utilise plusieurs langues : le Russe, l'Allemand et bien entendu le Français.

Archinov intervient le premier, comme d'habitude, rappelant les thèses de son groupe et ajoutant que leur application concernait également la France et le mouvement international. Étant pour la plupart des réfugiés, il leur est difficile d'agir en France, ils manquent de base sociale et il serait souhaitable de créer un organe international de langue française qui aborderait les questions essentielles du mouvement. Un Espagnol lui succède et fait part de préoccupations semblables dans son mouvement national. Odéon se proclame partisan de la Plate-forme et demande si les présents ont des mandats pour prendre des décisions. Ranko propose directement de mettre sur pied un Comité provisoire en vue de la création de l'Internationale anarchiste. Plusieurs assistants émettent des réserves, néanmoins une Commission provisoire, composée de Makhno, Ranko et Chen, est créée. Ladite commission envoie une circulaire, le 22 février 1927, à tous les intéressés, récapitulant la démarche entreprise, sur la base de la Plate-forme du Groupe russe. Suit une convocation pour une Conférence internationale, le 20 mars à Bourg-La-Reine, dans une salle de cinéma.

Devant une nombreuse assistance, Makhno énumère tous les points-clé contenus dans la Plate-forme en tant que programme. L'auditoire réagit diversement. Luigi Fabbri propose une légère modification, soutenu par les Français et les Espagnols. On parvient à un accord sur le principe de l'organisation internationale prévue, à partir des points suivants, à savoir, reconnaître :

1) la lutte de tous les frustrés et opprimés contre l'autorité de l'État et du Capital, comme le facteur le plus important dans le système anarchiste ;

2) la lutte ouvrière et syndicale comme une des méthodes importantes de l'action révolutionnaire des anarchistes ;

3) la nécessité dans chaque pays de l'Union générale possible des anarchistes ayant le même but final et la même tactique pratique, reposant sur la responsabilité collective ;

4) nécessité d'un programme positif d'action et de réalisation des anarchistes dans la révolution sociale.[149]

Au moment où la discussion se stabilise sur cette proposition des Italiens, la police française fait irruption dans la salle et arrête tout le monde. Un mouchard ou un adversaire de la Plate-forme a prévenu les pandores de quelque chose qui se tramait là. Le projet ne capote toutefois pas et le secrétariat provisoire, formé de Makhno, Ranko et Chen, adresse, le 1[er] avril 1927, une lettre considérant comme acquise la fondation de la Fédération communiste libertaire internationale et reprenant tels quels les points proposés par le groupe russe, avant d'être amendés par les Italiens. C'était aller trop vite et particulièrement maladroit envers les Italiens, lesquels ne tardent pas à faire savoir qu'ils ne peuvent adhérer « pour le moment » à l'initiative. D'autres participants de la réunion font connaître un avis similaire. La situation est donc bloquée par excès de précipitation, ou d'enthousiasme si l'on préfère, de Ranko et Makhno.

Au congrès de Paris de l'Union anarchiste, en automne 1927, les partisans de la Plate-forme l'emportent sur les synthésistes et autres militants réticents. Les partisans de la Synthèse, Sébastien Faure en tête, scissionnent et fondent l'Association Fédérale des Anarchistes. Le vieux tribun n'est pas un adversaire de l'organisation, ni un passif, au contraire, il souhaite une « organisation solide, puissante, capable de relier, à l'heure fixée par la gravité des circonstances, toutes les forces de révolte constituées par des groupements nombreux et énergiques», et un « prolétariat entraîné à l'action décisive par une série de troubles, d'agitations, de grèves, d'émeutes, d'insurrections».[150] Il n'a donc rien à voir avec le dilettantisme de Voline et, depuis un bail, il a substantiellement payé de sa personne. Il refuse les thèses de la Plate-forme parce qu'il les trouve trop sectaires et préfère un unanimisme, certes sentimental, du genre « la grande famille», ou comme il le dit lui-même avec humour une « embrassade générale» ; c'est assez sympathique et plein de bonne volonté. Le vieux propagandiste sent que bientôt les anarchistes auront énormément besoin de bonne volonté et d'entraide, car les menaces d'affrontement social et militaire ne manquent pas.[151]

En Italie, le fascisme mussolinien s'est instauré depuis quelques années et la réaction règne. Errico Malatesta est assigné à résidence, son courrier est censuré. Il parvient tout de même à prendre connaissance de la Plate-forme et rédige une critique qui paraît dans le Réveil anarchiste, à Genève, d'abord, puis en brochure à Paris. Bien que partisan lui aussi de l'organisation, il n'admet ni la notion de responsabilité collective ni l'existence d'un Comité exécutif. Il pense que les auteurs de la Plate-forme sont « obsédés du succès des bolcheviks dans leur pays ; ils voudraient, à l'instar des bolcheviks, réunir les anarchistes en une sorte d'armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l'assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société». Archinov publie dans Diélo trouda, l'Ancien et le nouveau dans l'anarchisme, où il répond à ses objections et répète, avec une inlassable patience, les principales caractéristiques de la démarche du Groupe russe (cf. le texte intégral en annexe). Makhno adresse également une longue lettre au vieux compagnon de Bakounine, attribuant à un malentendu leur désaccord. Malatesta met près d'un an à en prendre connaissance, à cause de la censure, et y répond aussitôt. Peut-être la traduction a-t-elle obscurci le sens des mots, mais il reste hostile à la responsabilité collective, à laquelle il oppose la responsabilité morale, et à l’existence d’un comité exécutif, qu’il assimile à un « gouvernement en bonne et due forme», avec ses attributs policiers et bureaucratiques ! Makhno lui répond une deuxième fois :

« Je crois qu'un mouvement proprement social, tel que je conçois le mouvement anarchiste, ne peut avoir de politique positive avant d'avoir trouvé des formes d'organisation plus ou moins stables qui lui donneront les divers moyens de lutte nécessaires contre les différents systèmes sociaux autoritaires. C'est l'absence de ces moyens qui fait que l'action anarchiste, surtout pendant la période révolutionnaire, est amenée à dégénérer en une sorte d'individualisme local, tout cela parce que les anarchistes, se déclarant ennemis de “toutes les constitutions en général”, ont vu les masses s'éloigner d'eux, car ils n'inspiraient aucune espérance d'une quelconque réalisation pratique.

Pour lutter et vaincre, il faut une tactique dont le caractère doit se trouver exprimé dans un programme d'action pratique [...] Dans le domaine des réalisations pratiques, les groupes autonomes anarchistes doivent être capables devant chaque situation nouvelle qui se présente, de formuler les problèmes à résoudre et les réponses à leur donner sans hésitations et sans altérer les buts et l'esprit anarchistes. »[152]

Malatesta évolue ensuite quelque peu sur la « responsabilité collective», qui lui « paraissait mieux à sa place dans une caserne», car il l'avait comprise comme la « soumission aveugle de tous à la volonté de quelques-uns». Il concède que c'est peut-être une question de mots, car s'il s'agit de l'« accord et de la solidarité qui doivent exister entre les membres d'une association [...], nous serions près de nous entendre».[153] C'est certainement l'isolement et un problème de langue qui ont dû créer cette incompréhension chez le vétéran du mouvement.

Pierre Besnard, le leader de la CGTSR et théoricien de l'anarchosyndicalisme, n'a pas d'hésitation, lui, sur la responsabilité collective ; dans l'article consacré à la [responsabilité]]</em> de [l’Encyclopédie anarchiste]]</em>, il en fait un principe organisationnel fondamental du communisme libertaire. Elle n'abolit en rien la responsabilité individuelle de tous les membres du groupement ; il n'y a aucune opposition entre elles. Elle se complètent et se confondent :

« La responsabilité individuelle est la forme originelle de la responsabilité ; elle découle de la conscience. La responsabilité collective en est la forme sociale et finale. Elle élargit la responsabilité de l'individu à la collectivité : en l'étendant ainsi, selon le principe de la solidarité naturelle qui est, en même temps, une loi physique s’appliquant aussi bien aux composants sociaux qu’aux autres parties d’un corps quelconque : animé ou inanimé, elle rend chaque individu responsable de ses actes devant la collectivité tout entière. Et, par réciprocité, par voie de contrôle, elle rend la collectivité responsable devant tous les individus. Comme le fédéralisme lui-même, dont elle est d'ailleurs l'un des principaux éléments, la responsabilité collective s'exerce dans deux sens : ascendant et descendant. Elle fait obligation à l'individu de répondre de ses actes devant le nombre et, à ce dernier, de répondre des siens devant individu.

On peut donc dire que les deux formes de la responsabilité se déterminent l'une l'autre. La responsabilité collective consacre et précise la responsabilité individuelle. »[154]

Besnard voyait là, quelque chose de positif rendant l'organisation méthodique et souple à la fois, avec un maximum de force de contraction et de détente.

Marie Isidine publia, elle aussi, une critique, Organisation et parti, de la responsabilité collective, à laquelle elle opposait la responsabilité morale. Elle était surtout en désaccord avec le principe de la décision prise à la majorité que la minorité se devait d’appliquer sans rechigner. Archinov lui répondit peu après (voir les deux textes en annexe).

Makhno réagit vivement aux critiques qui tendent à mettre en relief le caractère prétendument antianarchiste de la Plate-forme. Il conteste en particulier, celle de Malatesta concernant l'unité tactique, et il s'élève contre l'emploi de n'importe quelle tactique par n’importe quel membre d'une organisation anarchiste, position qu'il attribue au vieil agitateur italien. L'éparpillement des forces ne peut mener à rien et ce n'est pas ainsi, lors de situations révolutionnaires, que l'on pourra aller à la rencontre des masses, remarque-t-il.[155]

Dans la même livraison de la revue paraît un article de V. Khoudoley, un anarchiste russe resté en URSS et fervent partisan de Diélo trouda. L'auteur relève la nouveauté apportée par la Plate-forme, à savoir la prééminence du politique sur l’économique, c’est-à-dire du groupe idéologique uni sur le syndicat. Ainsi, le Parti communiste libertaire est pour lui la « minorité consciente qui oriente, par son exemple, le mouvement révolutionnaire vers des objectifs libertaires». Les organisations ouvrières et paysannes, syndicats et coopératives, constituent, eux, la « minorité agissante qui accomplit la révolution». Il se réfère à Bakounine pour montrer la filiation de cette conception. La dénomination « Union générale des anarchistes » fait croire que tous les anarchistes devraient se sentir obligés d'en être membres, alors que ce n'est pas le cas. Khoudoley préfère le terme « parti», plus précis car il ne groupe qu'une partie des anarchistes, sut la base d'une sélection théorique affinitaire et à partir d'une volonté commune d'y adhérer ; cela ne signifie nullement une scission avec les autres anarchistes du mouvement. Bref, qu'on laisse s'organiser en parti ceux qui sont partisans d'une théorie homogène. De toute façon, les groupes sont autonomes et peuvent imposer les critères d'appartenance qui leur conviennent. En fin de compte, l'auteur s'étonne qu'on fasse tant de bruit pour un projet que chacun peut accepter ou non. Toujours dans le même numéro de la revue, Archinov publie un texte de synthèse sur le débat provoqué par la Plate-forme. Il énumère les quatre réactions provoquées : hostilité, incompréhension, ignorance volontaire ou involontaire et sympathie ou même enthousiasme. Les résultats sont estimés faibles, compte tenu des buts visés, mais l'abattement de l'anarchisme en de nombreux pays peut l'expliquer. Ceci étant, la Plate-forme est le seul essai, depuis dix ans, de réaliser un pas pratique et positif vers le développement du mouvement. Il cite cependant la lettre très critique d'un camarade d'URSS :

« Je considère que vous avez exagéré en poussant vers l'organisation d'un parti. Votre pensée m'apparaît ainsi : les bolcheviks ont vaincu grâce à leur organisation, cela veut dire que nous aussi, nous nous devons d'en avoir une. Bien sûr, notre armée ne sera pas rouge mais noire, notre Guépéou ne sera pas étatique mais quelque chose d'autre, notre parti ne sera pas centraliste mais fédéraliste. Avec un certain nombre de camarades ici je ne suis pas du tout d'accord avec vous. Vos efforts sont très méritoires pour sortir le mouvement du marais des lieux communs en utilisant l'expérience de ces dernières années... Mais je pense que vous avez succombé à la tentation bolchevique. »

Le correspondant tenait malgré tout à souligner la valeur de la revue, son sérieux et son sang-froid pour poser les questions, c'est pour lui et ses amis un signe que l'anarchisme reste vivant.

Archinov cite d'autres désaccords sur plusieurs points de la Plate-forme : la production, la défense de la révolution ou bien l'emploi de certains termes. Il constate néanmoins que les réactions hostiles à ce jour ont omis le fait essentiel : la « compréhension de nitre approche du problème organisationnel et la méthode adoptée pour le résoudre». Avant tout, la Plate-forme est une tentative pour résoudre une tâche pratique déterminée. Celui qui ne craint pas de regarder en face l'état actuel du mouvement la comprendra sans difficultés. Dans le mouvement anarchiste russe, par exemple, deux tendances existent en ce moment : l'une confusionniste, aux États-Unis, avec la revue Rassviet (L'Aube), laquelle entretient des relations équivoques avec l'émigration russe réactionnaire ; l'autre, mystique, à Moscou. Toute une série d'autres tendances ou nuances existent encore dans le mouvement et qui n'ont rien à voir avec l’anarchisme révolutionnaire ouvrier. Ce n'est pas nouveau, de tout temps, il en a été ainsi et c'est pour cela que le mouvement n'a jamais pu agir de manière solidaire et concertée ; ses actions ont été contradictoires ou même antagonistes, réduisant à rien tout travail pratique. Le milieu est si encombré de ces contradictions, qu'il est loin de vouloir l'unir ou « synthétiser». La seule voie pour sortir du chaos et assainir le mouvement, c'est de sélectionner un noyau de militants actifs sur la base d'un programme théorique et pratique homogène et déterminé, et d'opérer ainsi une différenciation idéologique et organisationnelle. C'est vers cela qu'appelle la Plate-forme. Une organisation théoriquement et tactiquement unie (un parti) évacuera de notre mouvement toutes les contradictions grossières, tant internes qu'externes, lesquelles rebutent les travailleurs, montrera la puissance d'idées et de tactiques du communisme libertaire et regroupera autour de lui, sans aucun doute, la partie révolutionnaire de la paysannerie et de la classe ouvrière. Enfin, que ceux qui ne sont pas d'accord avec cette démarche et ces idées avancent les leurs, pour qu'on se rende compte de l'alternative.

Dans la seconde partie de son texte, Archinov répond aux objections sur certains points. Au sujet de la production, certains ont trouvé que l'unité proposée était contradictoire à la décentralisation, que les soviets paysans et ouvriers, les comités d'usine et de fabriques correspondaient plus à un régime de soviets libres qu'à l’idée de la commune anarchiste. L'unité de production signifie que tout son processus est communiste et appartient à tous et non à des individus ou groupes particuliers, car alors c'est la restauration du capitalisme. Cette unité n'entraîne nullement le centralisme, bien au contraire. Si nous l'avons opposée à la décentralisation, c'est uniquement pour qu'elle ne soit pas le bien de groupes particuliers se concurrençant les uns les autres. Quant au rôle des soviets, il est exécutif et technique, aussi bien pour la production que pour la consommation. Ils n'ont rien de commun avec les soviets politiques, dont les membres n'ont rien à voir avec la production. Dans la Plate-forme, ce n'est que le schéma de la première étape sur la voie de la réalisation de la commune anarchiste qui est esquissé ; s'il y a des erreurs ou inexactitudes, l'intelligence collective du mouvement les remarquera et les corrigera. Les auteurs sont les premiers à venir à leur rencontre, car leur souci n'est pas de masquer les problèmes mais de les résoudre, cela dans un esprit anarchiste le plus authentique. D'ailleurs, leur résolution se fera par la pensée et la pratique collectives du mouvement.

Pour l'organisation, c'est la forme « parti » qui a été la plus critiquée, car apparemment contraire aux principes anarchistes. Cela n'est pas fondé, car il est faux et absurde de penser qu'un parti doit obligatoirement être une organisation autoritaire aspirant au pouvoir. Ce n'est tout bonnement que l'union de personnes qui partagent des convictions déterminées et qui tendent vers des fins précises, lesquelles ne sont pas automatiquement la conquête du pouvoir. Le Comité exécutif si décrié, comme son nom l'indique, est purement exécutif, c'est-à-dire qu'il met en pratique les tâches techniques que lui confie le congrès ; d'ailleurs, il a toujours existé parmi les organisations anarchistes, par exemple, l'Internationale syndicale anarchiste actuelle en possède l'équivalent avec son Secrétariat. En conclusion, Archinov constate que la majorité des objections reposent soit sur une fausse interprétation, soit sur une déformation intentionnelle ; en conséquence, il renvoie les premiers à une meilleure lecture de la Plate-forme, et pour les seconds, il avoue son impuissance. Il achève là-dessus son bilan de trois années de discussions et polémiques diverses.

A la fin du numéro de la revue, une lettre du collectif des anarchistes de Moscou, signée par Borovoï, Barmach et Rogdaiev, salue l'œuvre entreprise par Diélo trouda comme la seule pouvant sortir de l'ornière l'anarchisme révolutionnaire. Peut-être cela donne-t-il le signal, mais une rafle du Guépéou est opérée au sein des milieux anarchistes d'URSS, jusqu'ici tolérés à grande peine par le régime. Les signataires de la lettre à Diélo trouda, Khoudoley et des dizaines d'autres sont arrêtés, emprisonnés ou envoyés en déportation. Tous les liens avec l'Occident sont évidemment rompus et interdits. Curieusement et de manière concomitante, Archinov est arrêté par la police française, qui lui reproche une activité politique incompatible avec son statut de réfugié politique : il est expulsé vers la Belgique, en janvier 1930. Sous les coups conjugués de la répression stalinienne et républicaine, le travail de clarification et de liaison entrepris par Diélo trouda se trouve annulé en Europe. Après plusieurs mois d'arrêt, la revue reparaît tout de même, mais cette fois à Chicago, aux États-Unis. Archinov poursuit sa collaboration, mais irrégulièrement. Soudain, coup de tonnerre : il publie une brochure, où se référant au Lénine de L'État et la révolution, il reconnaît la nécessité de la dictature du prolétariat, seule issue à l’impasse historique et théorique du moment. A la suite du mouvement révolutionnaire espagnol de 1931, il ne voit pour les anarchistes espagnols qu'une seule alternative : établir une dictature du prolétariat ou bien évoluer vers le réformisme et l'opportunisme. A cette analyse surprenante correspond un conseil encore plus déconcertant : établir un contact avec l'ambassade d'URSS et les partis communistes de tous pays !

Ce reniement est pourtant contrebalancé par des articles virulents contre le bolchevisme et Staline, parus au même moment. Comment expliquer cette contradiction déroutante ? Le témoignage de Nikola Tchorbadjieff, ami intime de Makhno et d'Archinov, avec lesquels il a cohabité plusieurs années à Vincennes, nous fournit la seule réponse logique. A la suite de son expulsion, rapportée au bout de quelque temps, grâce à l'intervention de plusieurs personnalités françaises, Archinov avait connu de grandes difficultés matérielles, et personnelles avec sa femme, lasse de cette vie d'exil. Découragé par les polémiques continuelles et la situation dépressive du mouvement anarchiste, il avait pris contact avec Sergo Ordjonikidzé, à ce moment proche de Staline et tout-puissant, qu'il avait connu personnellement une vingtaine d'années auparavant lorsqu'ils avaient partagé la même cellule en prison. Ordjonikidzé lui avait promis de l'aider à rentrer au pays, mais évidemment à des conditions politiques précises : il lui fallait renier toutes ses critiques du bolchevisme et couper avec le mouvement anarchiste. C'est ce qu'Archinov s'était résolu de faire, non sans cas de conscience car il lui était difficile de renier toute son activité, non seulement de vingt-cinq ans d'anarchisme militant, mais aussi les cinq ans de travail constructif au sein de Diélo trouda. Aussi, dans les deux brochures qu'il publie pour reconnaître l'existence de la dictature du prolétariat et de l'État « ouvrier » en URSS, il n'y a aucune autocritique de son activité, juste un constat détaillé du bilan négatif de l'anarchisme dans les différents pays du monde, au point que sur près de cinquante pages de texte, il n'y a que trois ou quatre phrases politiquement vraiment compromettantes, comme le conseil de prendre contact avec l'ambassade soviétique et de défendre l'État ouvrier face au danger montant de la réaction mondiale. Avant qu'il ne retourne en URSS, en 1933, Nikola Tchorbadjieff lui posa la question : « Es-tu devenu bolchevik ? » — Archinov lui répondit : « M'en crois-tu capable ?», et lui justifia son retour par l'absence de perspectives de travail militant en France et en Europe, alors qu'en URSS, il était prêt à entrer même au Parti communiste afin de continuer à travailler pour l'anarchisme.[156]

Cela tient donc plus d'un acte de désespoir personnel que d'une évolution politique véritable. En tout cas, Archinov sera fusillé en 1937 à Moscou, sous l'accusation d'avoir voulu « restaurer l'anarchisme en Russie soviétique». Il apparaîtrait, par conséquent, qu'il ait mis à exécution son projet d'action clandestine. Cela nous semble assez conforme à son anarchisme ouvrier fanatique, à son activisme militant et à sa forte volonté personnelle, qualités qu'il avait maintes fois démontrées auparavant.

Quelle aubaine pour les adversaires de la Plate-forme ! Leur pire ennemi, confirmait par son attitude leurs accusations au-delà de tout espoir. Ils ne se gênèrent pas de le faire savoir haut et fort. Celui qui alla peut-être le plus loin fut Max Nettlau. Bien que ne l'ayant pas connu personnellement, il affirma froidement qu'Archinov n’avait jamais été anarchiste : il aurait conservé ses convictions bolcheviques de 1904 et n'aurait été attiré par l'anarchisme que par son aspect plus radical et terroriste. Pour une raison ou une autre, il aurait oublié de revenir au bercail, en 1917, mais il réparait maintenant cet oubli et Nettlau lui souhaitait « bonne route», tout en se félicitant du débarras de cet empêcheur de tourner en rond.[157]

C'était aller un peu vite en besogne, à notre avis, car bien qu'il ait été le porte-parole attitré de la Plate-forme, Archinov n'était pas son seul auteur, et puis fallait-il aussi établir un rapport de cause à effet pertinent entre ce texte — dont le postulat était la condamnation sans merci du bolchevisme — et son retour en URSS. A notre avis, il n'y en a aucun. En effet, il y a une circonstance qu'il faut sans cesse garder en tête si l'on veut vraiment comprendre la démarche de Diélo trouda, c'est que Makhno et Archinov ont œuvré pendant plus de quinze ans, de 1906 à 1921, au sein du mouvement anarchiste, en commençant par l'action directe, puis le bagne et enfin la révolution et l'extraordinaire mouvement insurrectionnel ukrainien, connu sous le nom de makhnoviste. Aussi, ce sont les leçons et les enseignements de toute leur activité militante et combattante qu'ils ont couchés sur papier avec la Plate-forme. Si l'on veut rejeter celle-ci, il faut également « jeter le bébé avec l'eau du bain», c'est-à-dire rejeter l'expérience révolutionnaire la plus radicale du siècle avec l'Espagne de 1936-1939. C’est pour cette raison que nous considérons comme déplacé et surtout inconséquent tout le pinaillage des critiques de la Plate-forme, soumettant à la « question » ses auteurs, soupesant les nuances millimétriques et traquant sans cesse le « Malin » — la fameuse bolchevisation de l'anarchisme —, entre les lignes de ce texte limpide comme de l'eau de roche. Attitude qui confine au « négativisme», relatif ou absolu, tare rédhibitoire d'une certaine tradition anarchiste.

Qu'est-ce que représentait donc de si extraordinaire, cette fameuse Plate-forme ? Pour parer à la confusion et à la dispersion continuelles des idées et forces anarchistes, elle recommandait l'élaboration d'une théorie cohérente et d'une cohésion conséquente dans l'action ; cela passait inévitablement par la définition d'un programme communiste libertaire et d'une ligne politique suivie. Tout cela devait se faire collectivement et non pas par quelques leaders ou chefs reconnus. En fait, cela revenait à reprendre la tradition bakouninienne de l'Alliance et des Fraternités, à la lumière des expériences militantes et historiques vécues par les auteurs de cet écrit. Qui pouvait y redire ? Toujours les mêmes, les éternels velléitaires, les bavards impénitents, tous ceux qui avaient malgré tout quelque chose à perdre, soit leur petite vanité, soit une situation finalement confortable dans la société actuelle. Cela dit, la plus grande opposition vint du milieu russe émigré — n'ayant rien de commun avec les paysans ukrainiens makhnovistes — et de quelques vieilles barbes anarchistes. A ce sujet, le syndrome Marx, qui avait exercé ses ravages avant 1914, fut avantageusement remplacé par celui de Lénine et du parti monolithique, au point que parler de « parti » revenait à agiter une corde dans la maison du pendu ! Peut-être Archinov, Makhno et leurs compagnons auraient-ils dû être plus circonspects, utiliser des euphémismes, mettre des points d'interrogation partout, « marcher sur des œufs», alors qu'en « dignes cosaques», ils ont rué dans les brancards et sabré les têtes de linotte de l'Anarchie !

La défection d'Archinov n'empêche pas Makhno de poursuivre la diffusion des idées maîtresses de la Plate-forme. Il lance un vibrant appel aux congressistes de l'Union Anarchiste Communiste révolutionnaire, en 1930 à Paris.[158] En vain, car les plateformistes y sont mis en minorité, par 14 groupes contre 7. Il est vrai qu'Archinov leur avait trouvé une tendance déviationniste vers le centralisme, une sorte d'application au pied de la lettre des principes organisationnels, sans en garder l'esprit. Il faut quand même attendre 1934, avant qu'une « union sacrée » s'établisse au sein de l'Union Anarchiste (les qualificatifs « communiste » et « révolutionnaire » ont été entre-temps ôtés), à cause de la situation internationale de plus en plus angoissante et de la tentative de coup de force de l'extrême-droite en France, le 6 février 1934. A ce moment, une tendance plateformiste homogène se constitue sous le nom de Fédération communiste libertaire. Ensuite, le Front populaire et les événements d'Espagne vont polariser l'attention et les efforts, de sorte que l'unité pratique primera sur la désunion théorique.

XVII. La CNT-FAI en 1936-1939

Si la France était la patrie de l'Anarchie, l'Espagne était sa « terre promise», citée déjà comme exemple à suivre du temps de Bakounine. Le collectivisme libertaire y avait des décennies d'existence et d'inlassable activité. La Confédération Nationale du Travail (CNT), syndicat ouvertement anarchiste, fondée le 1[er] novembre 1910, à l'instar de la CGT libertaire française, avait eu une aspiration hégémonique : en 1919, trois mois avaient été donnés à tous les prolétaires espagnols pour y adhérer, sous peine d'être déclarés traîtres et traités comme tels. Revenue peu après de cette exigence maximale, elle avait néanmoins regroupé des masses d'adhérents de plus en plus imposantes : en 1936, leur nombre sera estimé à deux millions. Quant à la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), elle avait été créée en juillet 1927, à l'initiative de groupes réfugiés en France. Tenue à la clandestinité jusqu'en 1931, elle fit office d'organisation spécifique veillant à l'orthodoxie doctrinale de la CNT. S'appuyant sur des groupes de base affinitaire, elle ressembla plus à une organisation conspiratrice du type de l'Alliance bakouninienne qu'à l'Union générale des anarchistes préconisée par la Plate-forme. Ce n'est que par la suite et surtout durant la période 1937-1939, que la double appartenance CNT-FAI fut rendue quasi obligatoire pour les militants. Signalons à ce sujet l'incident survenu à Pierre Besnard, le leader anarcho-syndicaliste français. Invité à un congrès anarchiste international à Barcelone, en 1937, il se vit demander s'il était bien membre de la Fédération Anarchiste Française (FAF), créée en 1936 mais concurrente de l'Union anarchiste, ceci afin de pouvoir participer au congrès, sans créer des « difficultés avec certains camarades anarchistes».[159] Ne pouvant et ne voulant exciper de cette condition, il refusa d'aller au congrès.

S'il pouvait y avoir quelqu'un de concerné par le projet de Plateforme, c'était donc bien le mouvement espagnol : toutes les questions exposées ou abordées par l'écrit dans Diélo trouda étaient au cœur des préoccupations qui agitaient les compagnons espagnols. Fin 1927 ou début 1928, le groupe Prisma de Béziers édite une traduction espagnole de la Plate-forme en brochure. La traduction suit le texte français, c'est-à-dire reprend les termes et passages contestés par Diélo trouda. Frank Mintz nous communique cette référence et nous indique une autre traduction partielle, accompagnée de commentaires défavorables, parue dans La Protesta de Buenos-Aires.[160] Il ajoute que les

« conditions particulières du mouvement ibérique rendirent la discussion très difficile, voire inexistante. En exil, après la participation de certains anarchistes à un coup de main, avec des catalanistes, à la frontière espagnole en 1926, puis la mobilisation pour Sacco et Vanzetti, et la libération d'Ascaso et Durruti, sans compter les activités pour l'Espagne, on ne trouve pas d'échos de débat sur la Plate-forme. »[161]

Pourtant, à la demande de plusieurs comités régionaux d'Espagne, elle avait été incluse à l'ordre du jour de la conférence fondatrice de la FAI. Sa traduction espagnole n'étant pas encore disponible, elle ne put être discutée et la question fut renvoyée à la réunion suivante. Le témoignage d'un membre de la FAI corrobore cette impression de méconnaissance :

« La Plate-forme a eu peu d'influence sur le mouvement en exil ou de l'intérieur. Des défenseurs, très peu. Tu sais comme nous étions “radicalisés” à cette époque-là et comme nous faisions des réserves sur toute modification ou révision. La Plate-forme fut une tentative de rénovation pour donner une cohérence, une amplitude et un caractère réaliste au mouvement anarchiste international, à la lumière des expériences de la révolution russe et surtout de l'Ukraine. Aujourd'hui, après nos propres expériences, il me semble qu'on n'a pas apprécié à sa juste valeur cette tentative. »[162]

Plusieurs Espagnols avaient participé, nous l'avons vu, aux rencontres-débats organisés par Diélo trouda. En 1927, à leur sortie des geôles françaises, Ascaso et Durruti s'étaient longuement entretenus avec Nestor Makhno de son expérience ukrainienne. L'exilé leur avait transmis les enseignements qu'il avait retirés de toute son activité et probablement exposé le sens et le contenu du projet de Plate-forme. D'ailleurs, il se tiendra au courant de la situation en Espagne et, en 1931, il sera même question qu'il aille diriger une guérilla dans le nord du pays. Bien que ses grandes lignes aient été connues, il semblerait donc que la Plate-forme n'ait pas été lue et surtout débattue. A ce sujet, il faut tenir compte d'un autre facteur : un certain « isolationnisme » des Espagnols. Vu leur ancienneté, leur propre et riche expérience, ils ne devaient pas se sentir en état de recevoir des « leçons», venues d'ailleurs, et manifestaient une grande confiance en leur propre capacité, pour ne pas dire un probable complexe de supériorité sur le mouvement ouvrier international qui avait piteusement failli en 1914.

Pour compléter cette étude rapide de l'influence éventuelle de la Plate-forme sur le mouvement libertaire espagnol, citons encore César M. Lorenzo, auteur d'un ouvrage de référence sur cette période, qui écrit que Los Solidarios, groupe fameux d'activistes tels que Durruti, Ascaso, Garcia Oliver, Jover, Vivancos et autres, « constatèrent simplement que la Plate-forme coïncidait avec leurs propres vues».[163] Nous émettrons une réserve car, par l'entremise de Garcia Oliver, ces compagnons dévièrent quelque peu de la conception du rôle imparti à l'organisation anarchiste spécifique, vers une stratégie typiquement avant-gardiste : ils préconisèrent directement son aspiration

« à la prise du pouvoir politique, administratif et économique par le truchement de ses propres syndicats après avoir détruit le vieil appareil d'État. Ce pouvoir, chargé avant tout d'organiser la production et la distribution dans la nouvelle société libertaire, serait donc un pouvoir insurrectionnel non étatique de type syndical allant de la périphérie au centre et consistant en un assemblage de comités révolutionnaires fédérés, en une sorte de “dictature du prolétariat” démocratique muselant les forces de droite, les anciens possédants, l'Église, etc. Autorité transitoire assurant l'ordre révolutionnaire, il n'impliquerait pas une dictature au sens banal du terme ; guidé par l'idéologie libertaire (et non par le marxisme, doctrine dogmatique sans contenu humaniste) il exalterait la liberté populaire, l'initiative des masses, et inviterait les autres organisations de gauche à collaborer à son œuvre régénératrice. »[164]

Mais comment accomplir cette « prise du pouvoir» ? Ce n'était pas par le moyen de l'organisation spécifique ou même syndicale, mais par une « armée révolutionnaire», une « milice syndicale centralisée, dotée d'un État-major national respecté».

La divergence d'avec la Plate-forme était donc grande, le rôle que celle-ci accordait à l'organisation spécifique était purement politique à l'égard des organismes de base du prolétariat, alors que l’« armée révolutionnaire » s'y substituait entièrement. C'était, pour paraphraser la définition du léninisme par Charles Rappoport, du « blanquisme à la sauce catalane» ! Pourtant, c'est ce qui fut strictement appliqué en juillet 1936, comme nous allons le voir.

En attendant, Los Solidarios se feront traiter d'« anarcho-bolcheviks » par leurs adversaires au sein de la CNT. Cela ne les empêchera pas d'intervenir de manière déterminante au congrès confédéral de juin 1931 pour éliminer marxistes, franc-maçons et réformistes des organes de direction de la CNT, puis d'adhérer à la FAI et d'influer sur son orientation. Ils prôneront une « guerre de classes sans relâche, la dureté envers le Parti communiste et le réformisme tant social-démocrate que libertaire». Parmi les partisans de celui-ci, citons les « Trente», Peiro à leur tête, qui se voulaient plus constructifs, mais qui furent qualifiés de « réformistes». Selon eux, l'idéal libertaire

« conservait un fondement valable mais il fallait rejeter certains préjugés et tactiques erronées qui avaient été exaltés jusque-là. Il fallait en particulier attirer les intellectuels et les techniciens, créer des coopératives de production et de consommation dont les revenus serviraient à la propagande, à la formation de militants instruits et à la construction de centres culturels ouvriers. Il fallait aussi fonder une organisation solide et disciplinée et s'attaquer à l'ignorance et au fanatisme de la plupart des militants anarchistes ; il déplorait la méconnaissance du marxisme et de l'anarchisme lui-même qui était avant tout tolérance, antidogmatisme, noblesse, et dont l'intérêt majeur résidait dans la morale et la philosophie. »[165]

Entre ces deux tendances opposées, se trouvait la grande majorité des anarchistes de la CNT. C'est cependant à la tendance activiste que l'on peut attribuer les insurrections de 1932 et des années suivantes, qui culminent avec la Commune des Asturies (en commun avec l'UGT et les socialistes), toutes réprimées implacablement et de manière sanglante par le pouvoir tantôt de gauche, tantôt de droite. En effet, notons l'intervention décisive des libertaires aux élections législatives espagnoles : en 1931, par leur vote en faveur de la gauche, ils renversent la monarchie ; en 1933, déçus par la gauche au pouvoir, ils font jouer le balancier dans l'autre sens et, par leur abstention, font passer la droite ; enfin, rebelote, afin d'obtenir l'amnistie de 30.000 emprisonnés politiques (à la suite des insurrections), ils votent et font triompher le Front populaire de février 1936. Et, comble pour des insurrectionnels permanents qu'ils n'ont cessé d'être depuis des lustres, ils se voient confrontés à une insurrection de nationalistes factieux, le 19 juillet 1936. Il leur faut défendre la « légalité républicaine» ! Poussés par leur passion exacerbée et un fol héroïsme, ils vainquent en un tour de main à Barcelone et en Catalogne, dont ils prennent entièrement le contrôle. Dans le reste du pays, c'est moins net et une bonne moitié reste acquise à Franco et à ses maures. Les antifascistes et la CNT occupent tout de même la partie la plus riche du pays. C'est là que les problèmes commencent et que les lacunes théoriques deviennent flagrantes : comment faire pour assumer ce pouvoir effectif sans établir un État, dans le sens « bourgeois » du terme, c'est-à-dire par quoi remplacer le gouvernement, les ministres, les administrations, la police, l'armée et tous les rouages du char étatique ? Jusqu'ici, il n'avait été question que d'instaurer une république communiste libertaire, de remplacer le « gouvernement des hommes par l'administration des choses», d'établir une libre fédération de communes, d'organiser entre eux les producteurs et consommateurs, et maintenant il fallait faire face, en outre, à la défense de la révolution, sans s'aliéner les alliés potentiels qu'étaient les socialistes, les républicains catalans et autres poumistes (communistes dissidents) — leurs pires ennemis de la veille —, sans non plus s'isoler sur le plan international des « démocraties » anglaise et française. En résumé, tous les aspects fiévreux et vitaux que le congrès récent de la CNT, du 1[er] au 10 mai 1936, à Saragosse, s'était bien gardé de traiter, plongé qu'il était dans la définition du « concept confédéral du communisme libertaire». Ascaso et Garcia Oliver avaient essayé de proposer au congrès la création de milices confédérales capables de briser un soulèvement militaire, ils s'étaient vu rétorquer par Cipriano Mera : « Les camarades Ascaso et Garcia Oliver pourraient bien nous dire de quelle couleur ils souhaitent leur écharpe de général. »[166]

L'ironie de l'histoire, c'est que Mera deviendra lui-même un véritable général, en tant que commandant du IV[e] corps d'armée et ne badinera ni avec la discipline ni avec le respect de la hiérarchie. Les anciens membres de Los Solidarios, regroupés désormais dans Nosotros, pensaient créer les prémices d'une armée insurrectionnelle, en unifiant les comités de défense CNT-FAI, existant depuis 1931, mais qui n'avaient aucune coordination ni état-major. Ce point traité par la Plate-forme et Nestor Makhno aurait dû être étudié par le menu depuis des années.

Dès la victoire par les armes assurée, la CNT de Barcelone se réunit en assemblée plénière, les 20 et 21 juillet 1936 et adopte une solution nègre-blanc : le gouvernement régional, la Généralité, est conservé comme vitrine à usage international et un véritable pouvoir révolutionnaire est créé sous la forme d'un Comité central des milices antifascistes. Composé de quinze membres au départ, répartis également entre les trois tendances dominantes de la gauche : CNT-FAI, marxistes (les staliniens du PSUC sont accouplés contre leur gré au POUM) et républicains catalans. Bientôt, il se subdivise en plusieurs comités et commissions de ravitaillement, de l'éducation, d'investigation (sûreté), de la justice et un Conseil de l'économie qui joue un rôle fondamental pour la production et l'organisation administrative. Des patrouilles de contrôle veillent à l'ordre public, composées de 700 hommes (dont 325 anarchistes) et dirigées par un comité central de 11 membres (dont 4 anarchistes). Tous les postes-clé de ces comités sont détenus par les anarchistes. Garcia Oliver est l'« âme et l'animateur infatigable » du Comité central des milices, et fait « figure de chef révolutionnaire incontesté» ; il réalise en fait ce qu'il avait préconisé dix ans auparavant avec les Solidarios.

Le Comité central des milices sauve la face à toutes les composantes antifascistes, tout en cimentant leur unité. Cela dit, chaque organisation possède en plus ses groupes armés, ses colonnes envoyées au front et même sa police et sa prison. Dans toute la Catalogne, des comités révolutionnaires organisés plus ou moins sur le même modèle, prennent en mains les localités et leur vie sociale et économique.

Guidés cependant par des considérations urgentes, comme l'approvisionnement en armes aussi bien de la part du gouvernement national de Madrid que de l'étranger, les dirigeants cénétistes remettent en cause ces structures révolutionnaires et se rallient à un gouvernement classique, d'abord en Catalogne, puis à Madrid.

Quelle a été l'alternative et comment s'est-elle posée ? La réponse est capitale, car la collaboration au gouvernement « bourgeois » deviendra le talon d'Achille du mouvement libertaire espagnol. Tout se joue au cours du Plenum de fédérations locales et cantonales du Mouvement libertaire de Catalogne, à la fin août 1936. Circonstance spéciale, ce Plenum, rassemblant tous les militants responsables qui ne sont pas au front, est secret. Rappelons que la constitution du Comité central des milices était déjà une entorse à la doctrine qui voulait l'instauration immédiate du communisme libertaire, mais c'était un moindre mal car les anarchistes maîtrisaient la situation. Pourtant les organes de base de la CNT-FAI n'avaient déjà pas eu leur mot à dire. Maintenant, après de longues discussions, c'est Garcia Oliver qui donne le choix : « Ou bien nous collaborons, ou bien nous imposons la dictature». César Lorenzo qui relate l'épisode, commente en affirmant qu'il « n'était pas question en effet de renouer avec la vieille tradition apolitique et les idées “acratiques” complètement balayées, dépassées par les événements mais que certains s'obstinaient à défendre contre vents et marées».[167] Cette dernière indication montre que certains n'avalaient la « soupe » qu'avec bien des grimaces. Il y avait tout de même de quoi et ils ne pouvaient renier facilement ce qui avait été la raison de vivre et de lutter de plusieurs générations de militants. L'alternative donnée par Garcia Oliver n'était pas non plus précise, comment qualifier de « dictature » un pouvoir assumé par des anarchistes — hégémoniques en cette circonstance —, en accord avec la presque totalité de la population laborieuse. Il y a là manifestement, un abus de langage. Néanmoins, Garcia Oliver, soutenu par les anciens de Los Solidarios et Nosotros, était partisan de la prise du pouvoir par la CNT, avec « tous les risques et périls que cela comportait». Il « souhaitait que les partis politiques soient évincés, l'UGT (syndicat socialiste) vassalisée, la Généralité abolie et que le Comité central des milices, remodelé, renforcé dans ses attributions, émergeât comme autorité suprême». C'était par conséquent quelque chose entre le Comité de salut public, dans la lignée du Bakounine insurrectionnel, et le Soviet des commissaires du peuple bolchevik d'octobre 1917. Au choix. La majorité des responsables cénétistes choisirent la collaboration, à savoir la participation au gouvernement catalan autonome. Diego Abad de Santillan, le principal avocat de cette solution, expliquera plus tard que sa principale motivation avait été de se procurer des armes, des devises et des matières premières pour l'industrie et que pour cela, il fallait cesser de « cautionner le pouvoir populaire».

La décision de participer au gouvernement de la Généralité fut ratifiée par le Congrès régional des syndicats uniques, du 24 au 26 septembre, en présence de 505 délégués représentant 327 syndicats, lors d'une séance « secrète», à huis-clos. Le 27 septembre, la « nouvelle éclata comme une bombe » (Lorenzo). La différence tint en ce que le gouvernement catalan s'appela dorénavant « Conseil de la Généralité». Trois « conseillers » de la CNT y figuraient.

Puisque le pli était pris, il n'y avait plus qu'à faire la même chose dans d'autres régions du pays et même sur le plan national. A l'exception notable de l'Aragon, en première ligne du front. Saragosse, la forteresse de l'anarcho-syndicalisme, avait été perdue par la faute d'un responsable, Abos, qui préféra croire le gouverneur civil Vera Coronel, et le général gouverneur Cabanellas, parce que franc-maçons comme lui, que ses propres appréhensions, et qu'il sut, encore pire, persuader la majorité des compagnons des bobards de ses amis « trois points».[168] Le résultat en fut catastrophique : livrés sans armes à la répression des factieux, entre 15 et 30.000 révolutionnaires payèrent de leur vie l'inconscience et la naïveté de quelques « responsables». En réaction, les anarchistes aragonais devinrent plus radicaux et intransigeants. Ils n'hésitèrent pas à former un Conseil régional, exclusivement composé d'anarchistes, le frère cadet d'Ascaso, Joaquin, en étant le président. Ce que les anarchistes catalans n'avaient pas osé réaliser, l'était donc par les Aragonais. Toutefois, ils durent malgré tout passer ensuite par les fourches caudines de l'État central et verser de l'eau dans leur vin.

Après le Plenum national du 15 septembre 1936, la CNT demande la création d'un Conseil national de défense, composé par cinq délégués de la CNT, cinq de l'UGT et quatre républicains. C'est la suite logique de la politique d'unité antifasciste adoptée et tient compte des véritables rapports de force économiques et sociaux, sur une base fédéraliste relativement conforme aux principes anarchistes, car l'État n'est plus les ministères, l'armée, la police, les officiers, tout change de nom et s'appelle « départements, milice de guerre et milice populaire, techniciens militaires». Le secrétaire général de la CNT, Horacio Prieto, s'acharne à combattre ce projet pour son « manque total de réalisme, compte tenu des puissances étrangères et de l'aspect international de la guerre». Il réussit à convaincre le Plenum national des fédérations régionales du 18 octobre d'une collaboration franche et directe avec le gouvernement tel qu'il est. Le corollaire organisationnel de cette option réformiste est de renforcer le pouvoir du Comité national de la CNT qui, « cessant d'être désigné par la fédération locale du lieu de résidence fut formé par des délégués permanents des fédérations régionales et par des membres administratifs plus nombreux, plus spécialisés». César Lorenzo, le fils d'Horacio Prieto, soit dit en passant, note que la « CNT était désormais dotée d'un organisme central, complexe et efficace, libéré de la pression des militants locaux». En effet, la bureaucratisation de la Confédération voyait s'ouvrir une voie royale devant elle.

Tel Gribouille qui, par peur de la pluie se jette à l'eau, les dirigeants de la CNT-FAI, du moins leur majorité, ont craint de faire la révolution, sous prétexte de vouloir gagner la guerre avant, et sont allés de reculade en dérobade, de compromissions en capitulations. La pente glissante est donc fatale : dissolution du Comité central des milices de Barcelone, militarisation des milices, accroissement de l'influence des staliniens, élimination du POUM, dissolution du Conseil d'Aragon, destruction de collectivités, journées de mai 1937 à Barcelone, (où les dirigeants cénétistes frustrent les insurgés de leur victoire sur les provocateurs staliniens).

Les structures de la CNT-FAI reflètent et suivent cette régression politique : le Comité national de défense perd son autonomie pour devenir une simple section militaire du Comité national de la Confédération. Le 2 avril 1938, une assemblée régionale de la CNT, de la FAI et de la FIJL (Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires), se tient à Barcelone. Garcia Oliver se plaint de l'indiscipline et du désordre régnant au sein du mouvement, il propose la constitution d'un Comité exécutif qui « détiendrait toute l'autorité, contrôlerait et dirigerait tout : la presse, les troupes confédérales, l'économie». Il est approuvé à l'unanimité. Ce Comité exécutif du Mouvement libertaire de Catalogne, composé de dix membres seulement avait le « droit d'expulser individus, comités, syndicats, fédérations qui ne se plieraient pas à ses décisions. Son pouvoir exécutif s'étendait aussi bien sur le front qu'à l'arrière. Il se proposait d'appliquer implacablement la militarisation, d'intensifier la production par tous les moyens et de faciliter l'entrée de la CNT au gouvernement central, à la Généralité et dans tous les rouages administratifs de l'État. Le Comité désignait pour l'aider dans ses fonctions une commission militaire et une commission politique».[169] C'était du bolchevisme « pur beurre » ou on ne s'y connaît plus. Cette hérésie ne pouvait être tolérée par le Comité National de la CNT. Horacio Prieto, pourtant « grand bureaucratiseur», fit savoir que seul pouvait compter le Comité régional catalan et que ce Comité exécutif, entériné par aucun congrès, ne pouvait avoir aucune existence propre. A la suite de cette opposition, le projet fut effectivement retiré.

En août 1938, Horacio Prieto publie une série d'articles où il rend publiques ses idées diffusées déjà un an auparavant en cercle restreint. Selon lui

« Le communisme libertaire ne pouvait être qu'un but lointain, une aspiration, et l'anarchisme, une morale et une philosophie. Pour parvenir à ce communisme, une longue époque de transition était nécessaire, durant laquelle des réalisations libertaires étaient possibles mais non pas d'une manière systématique. Il fallait faire preuve d'opportunisme, de souplesse et ne pas hésiter à participer au gouvernement, à toutes les hautes charges de l'État et même au Parlement avec l'intention de prendre le pouvoir. Il fallait faire de la politique en permanence et non plus d'une manière circonstancielle ; l'apolitisme révolutionnaire était mort. »[170]

La messe était dite et le communisme libertaire relégué aux calendes grecques sinon au musée des antiquités et de l'utopie. Évidemment, la FAI devait se transformer en parti électoraliste et politicien, se chargeant de représenter les intérêts de la CNT. Prieto appellera cela, plus tard, le « possibilisme», rejoignant à travers les Pyrénées et le temps la démarche de Paul Brousse. Cependant, il ne fut pas suivi par la majorité du Plenum national de fédérations régionales du mouvement libertaire de Barcelone, du 6 au 30 octobre 1938, convoqué pour faire le point sur ce projet et la stratégie à adopter. Notons encore l'existence des Commissions auxiliaires politiques (CAP), organismes mis au point dès juin ou juillet 1937, dont la tâche devait consister à informer les « militants de toutes les questions qui débordaient le cadre strictement syndical et les conseiller sur la meilleure façon d'agir en politique »[171] (souligné par nous). Étant composées des dirigeants les plus connus, elles devinrent les « véritables centres de direction de la CNT » (Lorenzo). On le voit, le fédéralisme cénétiste ne fut qu'une façade et c'est un véritable centralisme démocratique, de type jacobin, qui s'imposa de plus en plus dans la pratique organisationnelle.

Les « responsables » ont décidé de tout et tout seuls. L'erreur qui a entraîné toutes les autres, la participation au gouvernement de la Généralité, une fois commise, l'engrenage a broyé la doctrine, les bonnes intentions et la volonté révolutionnaire. La défaite était devenue inéluctable, car déjà présente à l'intérieur du camp de la révolution. Encore une fois, la leçon des expériences précédentes n'a pas été retenue : les révolutionnaires les plus radicaux — anarchistes ou assimilés — sont seuls contre tous et ce n'est qu'en luttant contre tous à la fois, c'est-à-dire en accomplissant la révolution sociale la plus intégrale qu'il est possible de gagner. S'arrêter en route ne revient qu'à creuser son tombeau, comme l'avait déjà dit Saint-Just.

Autant dire que ce goût pour « la politique » ne fut pas apprécié par tous les adhérents et militants de la CNT-FAI. Il y eut le groupe des Amis de Durruti (dénoncés comme « provocateurs » par les dirigeants cénétistes), la Colonne de Fer, qui fut empêchée par le Comité régional de Valence de châtier comme ils le méritaient les staliniens, et qui refusa longtemps la militarisation. Lorsqu'en mars 1937, acculée de partout, elle dût s'y résoudre, seuls 3 à 4000 hommes sur 20000 environ y restèrent, « tous les autres avaient préféré déserter plutôt que de se convertir en soldats-robots». Il en fut de même pour d'autres colonnes, mais pas dans la même proportion.[172]

Il faut tout de même constater que la grande majorité des militants de base acceptèrent passivement les zigzags de leurs dirigeants. Comment l'expliquer ? D'abord, la nécessité de parer au plus pressé, à savoir la guerre antifasciste et la sauvegarde du minimum des acquis de la révolution, ensuite une confiance excessive en leurs dirigeants. Ce charisme qui étouffe tout esprit critique est l'ennemi du révolutionnaire, Bakounine l'avait affirmé et, là encore, on peut en constater la malfaisance. Parmi les dirigeants, ceux qui furent réticents — comme Durruti —, préférèrent aller se battre que palabrer. On ne dira jamais assez quelle perte fut la mort de Francisco Ascaso, lequel formait une paire parfaite avec Buenaventura Durruti. S'il avait survécu au 19 juillet 1936, il est probable que par son audace, sa témérité et son ingéniosité, il aurait pu changer la face de la situation militaire, par exemple en s'emparant de Saragosse rapidement. La mort de Durruti fut un désastre, tant sur le plan militaire que politique. Comme l'écrit Abel Paz, on le tua une deuxième fois en lui attribuant une phrase imaginaire à tourner dans tous les sens : « renoncer à tout, sauf à la victoire ! » Mentionnons l'épisode de l'or de la banque de l'Espagne, relaté par A. Paz : Pierre Besnard avait vivement conseillé de ne pas répéter la faute des Communards de Paris, en 1871, lorsqu'ils n'avaient pas osé utiliser l'or de la banque de France. Mieux, le Français avait trouvé un consortium de négociants d'armes qui s'engageaient à fournir tout l'armement moderne nécessaire contre monnaie sonnante et trébuchante, bien sûr. Durruti mit au point l'attaque de la banque contenant l'or, à Madrid, avec les 3000 hommes de la colonne anarchiste Tierra y libertad, afin de le transporter à Barcelone et d'opérer la transaction. C'est Diego Abad de Santillan qui commit l'imprudence d'en parler au Comité national de la CNT, lequel, épouvanté par la tension que cela créerait entre Madrid et Barcelone, fit avorter l'affaire en la dévoilant publiquement. Durruti passa un rude « savon » à Santillan, mais le coup fut raté. Voilà à quoi peut tenir le sort d'une révolution : à l'irrésolution et surtout au manque d'audace de quelques « responsables».[173]

C'est pourtant la base, la plèbe, le peuple, les humbles, les gueux, quel que soit le nom que l'on accole aux paysans et ouvriers de la Catalogne, du Levant, de l'Aragon, d'Andalousie, de la Castille et d'ailleurs, qui sauva l'honneur de l'anarchisme, en prenant en mains propres son destin, en organisant de fantastiques collectivités, où même ceux qui n'avaient jamais entendu parler ou étaient hostiles au communisme libertaire le réalisèrent avec ferveur par endroits. Selon Gaston Leval, il y eut près de 1600 collectivités, à quelques unités près. Chacune d'elles, comme chacune des petites villes organisées sous la forme communale, mériterait un livre à elle seule, selon cet auteur (fils d'un communard de Paris mort en URSS). Toutes les activités créatrices, les initiatives, les transformations, dans les rapports humains, furent une « floraison prodigieuse». C'est « avec la pleine conscience de la valeur des mots, sans hyperbole, sans esprit démagogique aucun, que je répète : “Jamais dans l'histoire du monde telle qu'elle nous est connue jusqu'aujourd'hui, une œuvre sociale comparable n'a été réalisée”. Cela en quelques mois, quand ce ne fut pas en quelques semaines, et même en quelques jours, selon les cas. »[174] Corrigeons le vieux propagandiste (délégué de la CNT au congrès de l'Internationale Syndicale Rouge de Moscou, en 1921), en remettant en mémoire les réalisations semblables des insurgés makhnovistes en Ukraine 1917-1921. Citons également les extraordinaires miliciens des colonnes anarchistes qui, en espadrilles et en maillot de corps, armés de quelques mauvais fusils et à bord de camions brinquebalants, partirent à la conquête d'un nouveau monde. Il n'est nullement question ici d'englober ces combattants et réalisateurs de la révolution sociale dans la fraction des dirigeants qui « jouèrent à la politique». Sans vouloir atténuer la responsabilité de ceux-ci, rappelons l'hostilité générale sur le plan international engendré par la révolution du 19 juillet, le chantage permanent aux armes que se livrèrent les occidentaux et Staline, et la conduite honteuse en particulier du gouvernement du Front populaire français de Léon Blum, qui « baissa sa culotte » devant Hitler et Mussolini en acceptant la non-intervention, alors que le moindre effort de son côté eut assuré rapidement la victoire du camp républicain en Espagne. Quant aux prolétaires français, ils profitèrent des « congés payés » — le plat de lentilles avec lequel ils monnayèrent leur absence de solidarité —, à l'heure où, faute d'armes, leurs frères transpyrénéens se faisaient massacrer.

Une politique plus audacieuse des anarchistes eut-elle pu changer cette hostilité ? Citons à ce propos Victor Alba, auteur d'une histoire du POUM :

« Si la CNT s'était lancée à la conquête du pouvoir en Catalogne — elle aurait pu le prendre en moins de vingt-quatre heures, si elle l'avait voulu —, la situation aurait changé dans le reste de la zone républicaine. L'élimination politique des communistes aurait pu être négociée en échange d'armes anglaises, tchèques et françaises (comme réponse au chantage des armes soviétiques), ou on aurait pu mettre Moscou dans l'alternative d'abandonner la révolution espagnole ou de l'aider, même si les communistes ne la contrôlaient pas, en échange du respect de l'existence politique de ces derniers, dûment contrôlés. »[175]

Rien n'est aussi sûr, pourtant le coup méritait d'être tenté. Mais nous n'allons pas refaire l'histoire. Retirons-en la conclusion que toute alliance des anarchistes avec des politiciens, de gauche ou léninistes-staliniens — comme en Ukraine et en Chine en 1925-30 — s'est soldée à chaque fois par leur défaite politique et physique. Celle de 1939 en Espagne marque, en tout cas, l'éclipse des idées libertaires pour longtemps et ce n'est qu'après une traversée du désert de près de trente ans, qu'elles vont réapparaître avec éclat en mai 1968.

Malgré leur faiblesse numérique, les anarchistes français firent de leur mieux pour aider leurs camarades espagnols. Une centurie Sébastien Faure alla combattre au sein de la Colonne Durruti ; des vivres et des armes, en quantité réduite (2 camions par semaine), furent régulièrement acheminées par-delà les Pyrénées et une intense propagande menée en faveur de la révolution ibérique. Un Comité pour l'Espagne libre purement libertaire fit place, à la demande des compagnons espagnols, à une section française de la Solidarité Internationale Antifasciste (SIA), au recrutement plus large, s'étendant à des personnalités de gauche et à des syndicalistes de la CGT comme Jouhaux, Dumoulin et René Belin. La SIA compta jusqu'à 15000 membres, publia un hebdomadaire, avec 5500 abonnés en février 1939, et organisa des meetings suivis. C'est surtout à cette dernière époque, correspondant à la fin de la guerre civile espagnole, que la solidarité fut nécessaire pour vaincre l'hostilité du gouvernement français et l'apathie d'une grande partie de la population. Comme de juste, parmi les 500.000 réfugiés espagnols, ce furent les anarchistes les plus démunis ; les républicains et socialistes trouvant plus facilement asile au Mexique et en Amérique du Sud. Parqués dans d'effroyables conditions sur le littoral et l'arrière-pays du Roussillon, ils payèrent un tribut supplémentaire (16.000 morts de maladie, de malnutrition ou de froid) à la révolution sociale et à l'indifférence générale. L'entraide des compagnons français et d'une partie de la population locale allégea quelque peu leur sort.

Le Pacte hitléro-stalinien et le déclenchement des hostilités, en septembre 1939, mirent encore une fois à nu la faiblesse organisationnelle et pratique des anarchistes. Malgré la publication en grand nombre d'appels et de tracts pacifistes par Louis Lecoin et Nicolas Faucier, aussitôt mis à l'ombre, les compagnons durent recourir à des solutions individuelles pour « sauver leur peau», dans ce conflit qui leur était étranger. Certains s'exilèrent en Suisse ou ailleurs, selon leurs possibilités ; les autres plongèrent dans la clandestinité avec tous les risques inhérents : Maurice Joyeux, malgré sa débrouillardise, se vit à nouveau emprisonné et compta, en 1945, à l'âge de trente-cinq ans, près de dix ans de détention dans les pénitenciers militaires.[176] D'autres, mobilisés, acceptèrent d'aller au feu et y périrent comme Frémont, le secrétaire de l'Union Anarchiste.

Pris entre deux feux, les anarchistes espagnols s'engagent dans la lutte contre l'occupant allemand et ses complices vichyssois. Certains d'entre eux — comme Juan Peiro, l'idéologue des 30, en 1931 — sont livrés à Franco et, n'acceptant aucune compromission, fusillés (de même que Companys, l'ex-président de la Généralité de Barcelone). Certains sont déportés dans les camps de concentration allemands. D'importants contingents de libertaires espagnols composent les maquis du sud-ouest et jouent un rôle déterminant dans la libération de cette région. D'autres, réfugiés en Afrique du Nord, participent à la 2[e] D.B. du général Leclerc et entreront en libérateurs à Paris, à bord de chars baptisés « Durruti » et « Ascaso». Tous, ils avaient l'espoir légitime d'être payés de retour en ayant la possibilité d'aller libérer à leur tour leur terre natale, en vain, car les calculs des alliés occidentaux en décidèrent autrement.

XVIII. L'OPB et la FCL (Fédération communiste libertaire)

Le mouvement anarchiste français se reconstitue dans l'euphorie de la libération de 1945. Une Fédération anarchiste est fondée sous de bons auspices : il est question de « faire table rase des méthodes d'action qui sont d'un autre âge et dont la faillite est incontestable». Malgré certains tiraillements, des principes organisationnels plus rigoureux sont adoptés, laissant « loin derrière eux tous les errements passés en matière d'organisation libertaire». Parmi les décisions, notons comme en 1913, 1927 et 1935 (FCL), l'obligation pour les adhérents d'avoir, sur le modèle syndical, des cartes et des timbres de cotisations. Le vote majoritaire est officiellement introduit dans le fonctionnement de l'organisation et des groupes, ainsi qu'au cours des congrès. Trois comités, naissent : le Comité national, organisme de coordination des groupes et adhérents, avec un secrétaire général ; un Comité de propagande ayant pour charge de faire paraître le journal, et un Comité pour les jeunes, destiné à l'accueil des sympathisants et arrivants. La Fédération compte trois permanents : deux administratifs et un au journal (dont plus tard Georges Brassens, non encore connu comme chanteur). Parallèlement, un syndicat anarcho-syndicaliste, la CNT française, sera créé sur le modèle espagnol (d'ailleurs, de nombreux, sinon la grande majorité de ses membres en proviennent). Les deux organisations travaillent la main dans la main ; leurs organes tirent à des dizaines de mille d'exemplaires : Le Libertaire, hebdomadaire, tire en moyenne près de cinquante mille exemplaires (cent mille pour l'un de ses numéros, lors de la grève de Renault en 1947). Pourtant, en quelques années ces deux organisations vont décroître, se séparer et se réduire en chapelles groupusculaires. Examinons-en les raisons.

Le contexte national et international joue un rôle déterminant. La belle unanimité de la résistance et le rêve d'un nouveau Front populaire font place à une hostilité déclarée entre socialistes et communistes ; les grèves presque insurrectionnelles des mineurs et de Renault sont contrées avec fermeté par les socialistes français au pouvoir. Le « coup de Prague», où les staliniens se sont emparés sans coup férir du pouvoir total, alors qu'ils n'avaient qu'un simple droit de regard sur le pays, selon les accords de Yalta, ouvre les yeux à beaucoup sur les visées staliniennes. Tous ces événements ont forcément des effets démobilisateurs et suscitent, d'une part, un reflux des bonnes volontés et, d'autre part, un climat de grande tension, dû au risque d'échauffement de la « guerre froide».

Cependant, pour restituer l'époque, le stalinisme est alors « dominateur et sûr de lui » dans le mouvement ouvrier. Il règne également chez les intellectuels et donne le ton à la meute de ses « compagnons de route», dont le plus fameux est l'existentialiste Jean-« Baptiste » (comme l'a surnommé Céline dans une célèbre diatribe) Sartre, lequel estime naturel de dissimuler la vérité sur le régime totalitaire existant en URSS, afin de ne pas « désespérer Boulogne-Billancourt (siège de l'usine Renault) ! » Il est vrai que l'auteur des Mouches veut également faire oublier ses simagrées sous l'occupation, lorsqu'il faisait jouer ses pièces de théâtre devant des parterres d'officiers allemands.

L'atmosphère est donc à l'affrontement. La Fédération anarchiste crée un « groupe d'autodéfense», sous la responsabilité de son secrétaire général, Georges Fontenis. Au début, c'est un noyau de militants expérimentés et sûrs, chargés de veiller à ce que des provocateurs ne s'infiltrent pas au sein de l'organisation. Son existence est connue de tous, bien que son fonctionnement et sa composition soient tenus secrets. Une totale confiance à ce sujet est accordée au secrétaire général, élu et réélu en 1946, 1947, 1948 et 1950. A partir de cette dernière année, une partie de ce groupe d'autodéfense se réunit à part, se retourne vers des problèmes internes et décide de réagir contre certains adhérents de la FA. Son but devient d'éliminer les individualistes, les francs-maçons et autres adversaires de la lutte de classes et de l'anarchisme social. Elle se structure, adopte une déclaration de principes, recueille des cotisations internes et prend le nom d'OPB (Organisation Pensée-Bataille, en hommage à Camillo Berneri, l'anarchiste italien assassiné par les agents mussoliniens ou staliniens, en mai 1937, à Barcelone). L'OPB compte à ses débuts 15 membres parisiens et deux correspondants en province. Détail important, son existence est tenue absolument secrète au sein de la FA. Certains de ses membres l'ont quittée par la suite et publié, en 1954, un document révélant ses tenants et aboutissants, connu sous le nom de Memorandum du groupe Kronstadt. Référons-nous à son analyse :

« L'OPB a à sa tête un bureau composé de trois membres. Les cotisations obligatoires lui donnent des moyens financiers solides, utilisés par exemple pour financer les déplacements des membres OPB. Les adhésions à l'OPB se font par cooptation après enquête sur le passé du futur militant et sur proposition de deux parrains. Les assemblées plénières de l'OPB ont lieu tous les 15 jours, parfois toutes les semaines. Ces réunions sont obligatoires pour tous. Les décisions qui y sont prises sont exécutoires par tous y compris ceux qui ont voté contre [...] Dans les groupes, les militants OPB doivent s'assurer les secrétariats ; inciter, en montrant l'exemple, au collage et à la vente du LIB à la criée, détecter les éléments susceptibles d'entrer à l'OPB. Dans les groupes encore, les militants OPB font adapter des motions allant toutes dans le même sens en vue des Congrès. »[177]

La tâche impartie au départ de propager l'anarchisme social et de se délimiter des « individualistes » et des « libéraux » de l'organisation, s'étend peu à peu à ceux qui sont qualifiés de « vaseux», « nullistes » et même « anarchistes traditionnels». Grâce à sa tactique de noyautage des groupes et des responsabilités, l'OPB conquiert, en 1952, la majorité de la région parisienne, la plus importante du pays, et provoque au congrès de Bordeaux de la même année à une première série de départs : des personnalités — Maurice Joyeux, les Lapeyre, Maurice Fayolle, Arru, Vincey, etc. —, et des groupes hostiles. A cette occasion, innovation en la matière, le principe du vote par mandats est adopté à une large majorité du congrès. L'OPB triomphe sur toute la ligne. Voyons comment le Memorandum explique ce phénomène, qualifié en la circonstance de « centralisme bureaucratique » :

« Ainsi, utilisant la passivité de la masse des militants et le noyautage méthodique, une fraction est parvenue à contrôler et à diriger l'ensemble de la Fédération. Résumons le processus qui aboutit à créer au sein de la Fédération un pouvoir concentré en une pyramide hiérarchisée, qui anime les rouages les plus importants de l'organisation.

Ce procédé rappelle curieusement le système du “holding” qui permet à un petit groupe d'actionnaires de “tenir” des sociétés de plus en plus étendues, où ils disposent d'un nombre minime mais agissant de voix.

A. Les principaux groupes de Paris “tiennent” la 2e Région (parisienne) et la Fédération en accaparant la grosse majorité des postes responsables (Comité national, etc.) et des sièges des commissions.

B. L'OPB “tient” les principaux groupes de la Région parisienne en trustant les responsabilités de groupe.

C. Le Bureau de l'OPB “tient” l'OPB dont les membres sont ramenés à la tâche d'exécutants dociles.

D. Fontenis “tient” l'OPB par son poste prédominant de Secrétaire à l'organisation.

On comprend facilement comment s'est ainsi affirmée la supériorité de la fraction Fontenis. Son monolithisme de pensée et sa cohésion disciplinée lui ont permis une stratégie et une tactique triomphant aisément des militants dispersés confiants dans le fédéralisme de l'organisation. L'OPB seule avait la possibilité d'agir simultanément dans de nombreux groupes pour les influencer de l'intérieur dans un sens déterminé. L'OPB seule a pu truster les initiatives et l'activité au sein des groupes puis au nom des groupes. L'OPB seule, pouvait s'assurer un monopole de fait sur l'activité administrative et idéologique de la Fédération. L'OPB seule, était cet outil redoutable, capable d'utiliser la démocratie apparente pour les besoins d'une dictature occulte.

Aussi, la Fédération, au lieu d'être l'expression de l'ensemble des militants de base par l'intermédiaire d'organismes démocratiquement élus, devenait l'expression d'un seul homme appuyé, relayé par des organismes disposés à agir depuis un centre jusqu'à la périphérie. C'est l'inverse même du processus fédéraliste ou même démocratique dont le stalinisme fut l'un des plus beaux exemples. »[178]

D'après le Memorandum, ce mécanisme précis expliquait comment un homme « seul et décidé » pouvait, à force de calculs et de manœuvres, mettre la main sur une organisation révolutionnaire. Approfondissant sa description, le Memorandum assimile l'OPB à un bureau politique (politburo) et son secrétaire, Georges Fontenis, à un « guide», consacrant la séparation interne dans l'organisation entre le dirigeant, se réservant l'élaboration de la ligne politique, et les militants, simples exécutants de sa volonté. Pour faire comprendre cet ascendant, le Memorandum relève les « atouts particulièrement dangereux » de G. Fontenis, à savoir sa « valeur personnelle», sa profession (enseignant), sa faculté d'être fréquemment présent au local et de pouvoir accomplir de multiples tournées à travers le pays, bref, d'être omniprésent, disponible et de savoir se rendre indispensable. En outre, son charisme lui valait le soutien indéfectible de ses fidèles. Selon le Memorandum, le succès de l'entreprise de Fontenis tenait surtout au « manque de vigilance révolutionnaire des militants et au renoncement passif d'un grand nombre d'entre eux à exercer leur droit de critique sur les faits qui pouvaient leur paraître sujets à caution».

Une deuxième fournée d'exclus — dont Prudhommeaux, Louvet, Fernand Robert, Beaulaton — se regroupe en une Entente anarchiste sur une base individualiste. A la suite d'un référendum, la FA change son nom en Fédération communiste libertaire. Elle se dote de nouvelles commissions : d'Études, ouvrière, de contrôle et de conflits. C'est devant celle-ci qu'est réglé le différend entre Fontenis, le Comité national et le groupe Kronstadt, le 1[er] janvier 1954. C'est précisément ce jour que Serge Ninn choisit pour révéler l'existence de l'OPB, malgré l'engagement pris à l'origine de ne jamais la rendre publique. Fontenis, présent, déclare :

« Il y avait effectivement, fin 1950, une organisation secrète, l'OPB. S'il n'y avait pas eu l'OPB, il n'y aurait pas aujourd'hui de FCL. Un travail énorme a été fourni en 1950. Nous avons maintenu Le Libertaire. Tant pis pour la FA. La position de 3e Front a été élaborée d'abord à l'OPB. Je ne regrette rien du travail effectué. Ceux qui sont sortis ne l'ont pas fait à cause de moi. D'ailleurs, l'OPB est supprimée à la suite du Congrès de Paris de 1953. Cette organisation, j'attends que l'on apporte la liste de ses méfaits, même en ce qui concerne les vieux militants. D'accusé, je me transforme en accusateur à mon tour. L'OPB a continué jusqu'au dernier congrès inclusivement. Dans la mesure où Ninn et Blanchard (membre du groupe Kronstadt. Ndla) se trouvaient en opposition, quand la FCL se fut affirmée, l'OPB fut dissoute. L'OPB, telle qu'elle avait été conçue jusqu'alors n'avait plus de raison d'être.

Il fallait faire l'OPB, je ne rougis de rien. Avons-nous dicté des décisions aux commissions ? Non. Des grandes lignes, des grandes décisions, oui. La preuve que l'OPB n'avait pas l'intention de mettre la main sur l'organisation au Congrès de Paris, c'est que précisément elle n'a fait nommer aucun de ses membres à la Commission de conflits. L'OPB a existé, son travail est louable. Je nie formellement que l'OPB pèse d'une façon dictatoriale sur la vie de l'organisation. Je nie qu'à l'intérieur de l'OPB, il y ait eu une dictature de Fontenis. Qui avait des relations et des capacités de travail, sinon moi. »[179]

Il ajoute plus loin que l'OPB a été liquidée parce qu'elle représentait plus de danger que d'avantages. Pourquoi « ne pas l'avoir dévoilée ? C'est évident. L'OPB n'était pas en crise et n'a pas systématiquement affaibli le nombre des militants de la FA». En conclusion, la Commission de conflits « réprouve l'attitude du camarade Fontenis, consistant en un travail fractionnel à la veille du congrès. Émet le vœu formel que ces agissements ne se renouvellent pas».[180]

Que penser d'un tel phénomène, surprenant dans un mouvement anarchiste ? A-t-il des précédents dans les annales ? Peut-on le ramifier aux sociétés secrètes de Bakounine, en particulier à l'Alliance ? Le contexte historique était bien différent, elles étaient tenues à la clandestinité et étaient orientées vers l'extérieur ou alors contre des adversaires politiques et non contre leurs compagnons d'idées et de lutte. La filiation avec les sociétés secrètes blanquistes nous paraît plus nette. Il y a également une similitude avec le Pacte conclu par Pierre Besnard et dix-sept autres militants syndicalistes révolutionnaires, en février 1921, pour s'opposer à l'emprise grandissante de Moscou et de la Troisième Internationale au sein de la CGT. Parmi les articles de ce Pacte figure l'engagement de « ne révéler à personne l'existence du comité » et à « œuvrer par tous les moyens en notre pouvoir pour qu'à la tête et dans tous les rouages essentiels du Comité syndicaliste révolutionnaire, principalement à la tête de la CGT lorsqu'elle sera en notre pouvoir et sous notre contrôle, nous assurions l'élection, aux postes les plus en vue et responsables, tant au point de vue théorique qu'à celui de l'action pratique, des camarades purement syndicalistes révolutionnaires, autonomistes et fédéralistes».[181] Son existence fut rendue publique le 15 juin 1922 et P. Besnard dut s'en expliquer. Son résultat le plus tangible fut l'élimination de Monatte, mais il échoua complètement dans la conquête de la CGT d'abord, puis de la CGTU, où les communistes finirent par le supplanter. Hormis cet exemple, nous ne pouvons trouver des ressemblances entre l'existence d'une fraction organisationnelle interne et secrète, telle qu'a été l'OPB, qu'avec des organismes de même type en usage dans les milieux bolcheviks, tout particulièrement chez les trotskystes, grands « spécialistes » du noyautage.

Afin de démontrer la justesse de sa démarche et aussi, peut-être, de justifier les méthodes employées, Fontenis publie une série d'articles théoriques dans Le Libertaire, à la rubrique Problèmes essentiels. Une partie d'entre eux est reprise dans une brochure, sous le titre de Manifeste du communisme libertaire. Il est édité par Le Libertaire et une Introduction de la Commission d'éditions la présente. Remarquons que les conditions de cette édition ont été contestées par Roland Breton, membre du groupe Kronstadt. Il avait rédigé une motion où il considérait que cette brochure n'exprimait que le point de vue personnel d'un camarade et non pas celui de la Fédération ; il mettait même en question l'existence de ladite commission d'Éditions et même la publication par Le Libertaire, aucune décision n'ayant jamais été prise à ce sujet. Le plus important à ses yeux était que cette « brochure n'avait jamais été soumise à la discussion de l'organisation et encore moins adoptée comme l'expression du mouvement».

Passons, nonobstant, à l'examen de ce texte qui sera adopté par le congrès de la FCL de 1953 comme texte de base. L'Introduction de la Commission d'Éditions explique que le « régime capitaliste en est arrivé à son point culminant et que toutes les solutions de replâtrage et les solutions du pseudo-communisme d'État » ont fait faillite, ainsi il a paru « nécessaire et urgent de poser en un manifeste l’analyse et la solution communistes libertaires». Cette affirmation conserve toujours son actualité, mais son aspect « urgent » le semble beaucoup moins, la situation décrite remontant déjà aux années 1920 et le capitalisme étant un malade qui se porte assez bien, merci, malgré toutes ses crises et accès de fièvre, ce serait plutôt le mouvement ouvrier révolutionnaire qui ne cesserait de défaillir. L'Introduction poursuit néanmoins que ce Manifeste a été rédigé par G. Fontenis « à la demande de la quasi unanimité » des militants, qu'il n'a pas pensé « créer une nouvelle doctrine», ni « être original à tout prix», mais uniquement faire une « œuvre modeste de rassembleur». Pour un texte aussi fondamental, il est anormal qu'il ne soit dû qu'à la plume d'un seul militant, aussi capable soit-il, bien qu'il ait « retouché, corrigé, précisé en tenant compte des observations, des approbations, des critiques que lui ont apportées les militants et les lecteurs du Libertaire». Cette circonstance inhabituelle confirmerait ce qu'écrit le Memorandum au sujet de la prédominance personnelle de G. Fontenis au sein de la FCL en matière d'orientation politique.

Malgré la volonté affichée de ne pas innover, ce Manifeste exprime une analyse en bien des points révisionniste par rapport à la doctrine anarchiste connue jusqu'alors. Soucieux de se démarquer à tout prix de l'anarchisme traditionnel, l'auteur emploie des notions et des expressions parfois ambiguës. Après avoir répété à plusieurs reprises, par exemple, que l'anarchisme n'est pas une « philosophie de l'individu ou de l'homme en général», il affirme que l'anarchisme l’est tout de même mais « dans un sens particulier», car ce serait dans ses aspirations et buts « humains ou si l'on veut humaniste».[182] Il met ainsi en opposition le courant philosophique et la doctrine sociale, alors que nous l'avons amplement vu, la seconde est un dépassement historique du premier, sans pour autant l'éliminer. Sa définition des classes sociales et du prolétariat apparaît quelque peu contradictoire. Le prolétariat est d'abord fort justement défini comme l'« ensemble des individus qui n'ont que des fonctions d'exécution dans la production et dans l'ordre politique» ; ensuite, il est question de sa « partie la plus décidée, la plus active, la classe ouvrière proprement dite», puis il se réfère à quelque chose de « plus vaste que le prolétariat et qui comprend d'autres couches sociales qu'il faut entraîner dans l'action : ce sont les masses populaires qui comprennent les petits paysans, les artisans pauvres, etc. » Enfin, il mentionne la « suprématie de la classe ouvrière sur d'autres couches exploitées», à propos d'une interprétation possible de la « dictature du prolétariat», à laquelle il substitue le « pouvoir ouvrier direct». Parmi les tâches de celui-ci figure la défense de la révolution contre les « hésitants, voire contre les couches sociales exploitées, arriérées (certaines catégories paysannes par exemple). » Tout cela est imprécis et source de confusions, surtout avec ces catégories d'« hésitants » et d'« arriérés», tout à fait subjectives et pouvant s'étendre indéfiniment ; c'est ainsi, par exemple, que les bolcheviks ont pu transférer la conscience révolutionnaire de classe au parti et à ses organes dirigeants.

La réfutation des notions-clé du bolchevisme, telles que la « dictature du prolétariat», l'État dit « ouvrier ou prolétarien » et de la « période transitoire», n'est pas vraiment convaincante. La première est rejetée comme domination d'une minorité sur la majorité et envisagée dans le sens inverse, mais Fontenis juge l'expression « impropre, imprécise, cause de malentendus». Il voit l'État « prolétarien » exercer une « contrainte organisée, rendue nécessaire par l'insuffisance du développement économique, le manque de développement des capacités humaines (?) et — au moins pour une première période — la lutte contre les résidus des ex-classes dominantes, vaincues par la révolution ou plus exactement la défense du territoire révolutionnaire à l'intérieur et à l'extérieur». L'explication est très discutable : on a bien vu que cet État dit « ouvrier » a été le principal obstacle à un véritable développement économique et encore plus des « capacités humaines», dont il a fait un gaspillage insensé. Quant à la lutte contre les « résidus » du régime d'exploitation défunt, elle s'est réduite à une répression policière implacable, allant jusqu'à l'élimination physique de classes entières (comme les paysans pauvres, réfractaires à la collectivisation en 1930-1934) et de toutes sortes de « récalcitrants». Au sujet de la période transitoire, Fontenis distingue les phases inférieure et supérieure du communisme ; la première, autrement appelée le socialisme, marque une certaine pénurie qui « signifie la persistance de l'économique sur l'humain, donc à une certaine limitation», laquelle revient à « rationnement égalitaire ou encore à une répartition par l'intermédiaire de signes monétaires à validité limitée». Ce régime serait toujours marqué par des « notions de hiérarchie » et de « différenciation de taux de salaires», malgré tout minimes car il « tendrait vers une égalisation aussi grande que possible, une équivalence de conditions». Pures rêveries ! Démenties par toutes les expériences accomplies, tant en Russie qu'ailleurs. Les différenciations de taux de salaire ou même de répartition ont, au contraire, constitué la source de la naissance d'une nouvelle classe d'exploiteurs. Bakounine l'avait prédit avec une clarté méridienne et d'autres après lui aussi, il paraît étonnant que Fontenis ait pu l'ignorer. L'inconséquence vient de ce qu'il refuse d'appeler cette forme de « communisme inférieur», menant au « communisme parfait», une « période transitoire», estimant l'expression inexacte.

En ce qui concerne la pratique organisationnelle, l'auteur du Manifeste reprend tels quels les principes organisationnels de la Plate-forme de Diélo trouda, tout en en accentuant le caractère avant-gardiste. Un changement de titre entre l'article paru dans Le Libertaire et le chapitre de la brochure est révélateur : les « rapports entre les masses et l'organisation révolutionnaire » deviennent les « rapports entre les masses et l'avant-garde révolutionnaire». Toutefois, l'avant-garde est définie de manière identique à celle de la Plate-forme : elle n'est ni au-devant, ni en dehors de la classe ou des masses, elle « ne vise qu'à développer leur capacité d'auto-organisation » et se place délibérément en leur sein, car si elle s'en détache elle « devient un clan ou une classe». Quoi qu'il en soit, l'organisation anarchiste révolutionnaire spécifique devient l'« avant-garde consciente et active des masses populaires». Ajoutons que cette dernière expression est également lourde de toutes les confusions possibles, pour conclure que cette conception d’une « organisation révolutionnaire ou Parti», voulait incarner une conscience révolutionnaire hégémonique de la minorité anarchiste agissante, et se poser en concurrente directe du « pseudo»-Parti communiste français.

Jusqu'ici, le Manifeste et la démarche de Fontenis ont été interprétés comme une tentative de « bolcheviser » l'anarchisme, car on les a crus adressés à des anarchistes. Par contre, si on les perçoit orientés surtout vers des militants ouvriers de ces années, sous influence lénino-stalinienne, ou même vers des sympathisants et dissidents du PCF, il est possible de décrypter le Manifeste à l'envers : comme un essai de les « anarchiser». Alors, les confusions, contradictions ou si l'on veut les « obscurités » du texte s'éclairent soudain, vues à travers le prisme de tels lecteurs. La suite des événements paraît accréditer cette version : ouvriérisme débridé, surenchère sur les mots d'ordre de la CGT et du PCF, engagement actif dans la lutte anticolonialiste (guerre d'Algérie), d'abord, candidature aux élections législatives de 1956, relance de l'exclu du PCF André Marty, ensuite.

Que le mimétisme adopté à l'égard du Parti communiste corresponde à une volonté de débordement sur sa gauche et sur son terrain de prédilection, la classe ouvrière, c'est clair, mais la FCL n'avait ni la vocation ni les moyens d'assumer cette tâche. Cela dit, nous ne sommes pas d'accord avec Jean Maitron lorsqu'il écrit que c'était une « synthèse entre l'anarchisme et un certain léninisme», se « situant dans une ligne plateformiste mais allant au-delà des thèses d'Archinov».[183] Nous pensons que c'est plutôt une tentative extrême de promouvoir l'anarchisme social sur le devant des batailles ouvrières, le souci d'« efficacité » passant avant le respect d'une certaine tradition libertaire. Cette démarche n'est pas isolée historiquement : nous avons vu le rejet du démocratisme au sein de la CGT par Émile Pouget, les tentatives de dictature et de transformation de la FAI en parti politique, au cours de la révolution espagnole. Théoriquement, à notre avis, la filiation remonte à un certain blanquisme anarchisant (n'oublions pas que Blanqui, vers la fin de sa vie, a lancé le mot d'ordre « Ni Dieu, ni Maître», en le prenant pour titre d'une de ses publications). A l'appui de cette thèse, nous pouvons noter que ni Pouget, ni Besnard, ni Garcia Oliver ou Horacio Prieto, ni Fontenis, n'ont jamais rejoint, à notre connaissance, une organisation bolchevique. Ce qui eût été immanquablement le cas si leurs convictions intimes les avaient portés vers cette doctrine.

En ce qui concerne les affinités entre le Manifeste de Fontenis et la Plate-forme de Diélo trouda, les positions d'Archinov, elles existent indubitablement dans l'adoption de la lutte de classe, comme moteur des luttes sociales, ainsi que des principes organisationnels. Cependant, nous avons vu quelle application Fontenis et ses amis en ont fait avec l'OPB. Par ailleurs, la Plate-forme n'accorde pas la même importance que Fontenis à la classe ouvrière, simple composante du prolétariat comprenant essentiellement la paysannerie pauvre. Cela peut s'expliquer par les compositions sociales historiquement différentes de la Russie et de la France. La divergence essentielle demeure dans la démarche choisie : la Plate-forme mène un débat public au sein du mouvement anarchiste et compte sur la réflexion et la prise de conscience collectives pour le faire évoluer, alors que Fontenis et ses partisans emploient des moyens occultes et bureaucratiques pour imposer leurs conceptions.

L'action de la FCL contre la guerre d'Algérie vaut au Libertaire d'être censuré et saisi ; de lourdes amendes grèvent ses finances, amenant rapidement la disparition du journal et la perte du local. En outre, ses options de plus en plus « hérétiques » provoquent la désaffection de militants restés fidèles au communisme libertaire. Sans avoir d'acte officiel de « décès», elle disparaît de la scène politique au cours des années 1957-1958.

Nous nous sommes interrogés sur le pourquoi et le comment de cette expérience exceptionnelle dans l'histoire du mouvement anarchiste, aussi, avons-nous sollicité Georges Fontenis pour disposer d'éléments de réponse sur la question. Il nous a fort aimablement répondu et exposé de façon concise la raison d'être de l'OPB. Nous reproduisons sa lettre en annexe. Prenons note qu'il persiste et signe en ce qui concerne l'OPB, par contre, il semble émettre des réserves sur l'évolution de la FCL, de 1954 à 1956. Il annonce un ouvrage détaillé, où il « reviendra sur tout cela avec précision et dans un esprit d'auto-critique». Gageons que cette publication sera très utile pour mieux appréhender certains aspects de cette période restés obscurs.

XIX. La sortie du tunnel : mai 1968

Tous ceux qui ont été, soit expulsés de la FA sous contrôle fonteniste, soit l'ont quittée d'eux-mêmes, se retrouvent fin 1953 pour la recréer, puisque l'autre s'appelle dorénavant FCL. Traumatisés par cette singulière aventure, ils adoptent des structures organisationnelles très lâches, correspondant à la coexistence des divers courants et tendances se réclamant de l'anarchisme :

« a) possibilité et nécessité de connivence de toutes les tendances ; b) autonomie (c'est-à-dire absence d'autorité) de chaque groupe ; c) suppression de tous les organes centralisateurs (genre Comité National) ; d) responsabilité personnelle (jamais collective) ; e) organe du mouvement situé au-dessus des tendances et libertés pour chacun d'éditer des organes particuliers [...], ainsi d'ailleurs qu'à toute activité s'exerçant dans le cadre de la culture, de la recherche, de l'action ou de la propagande anarchiste ; f) relations cordiales, compréhensives, avec les mouvements allant dans le sens anarchiste sur un point particulier. »[184]

Les classes sociales ne jouent plus le même rôle dans la lutte, les « positions d'esprit » les remplacent. Enfin, des Statuts précis sont élaborés et une Association de sauvegarde créée, afin d'éviter tout nouveau coup de force contre l'organisation. Les groupes Louise Michel, du quartier Montmartre de Paris, et Sébastien Faure, de Bordeaux, sont les piliers de la nouvelle FA et de son organe, Le Monde libertaire.

Après une tentative de mise sous tutelle de la FA, en 1949, la CNT a repris sa pleine liberté d'action, mais le fait que la plupart de ses adhérents soient espagnols, ligotés politiquement par leur statut de réfugiés, l'amène à se replier sur elle-même et à se consacrer à la question ibérique. Le Combat Syndicaliste, son organe, sert de plus en plus de couverture à la centrale espagnole, jusqu'à être, hormis les première et dernière pages, rédigé dans cette langue.

Plusieurs groupes dissidents de la FCL, dont le groupe Kronstadt, se lient ensemble sous le nom de « Groupes anarchistes d'action révolutionnaire » (GAAR), publiant une revue épisodique, [Noir et Rouge]]</em>. Dans leur Déclaration de principes, en 1957, ils prennent note également de l'expérience de la FCL, tout en se situant nettement dans la lignée plateformiste :

« Sur le plan de l'action directe, l'organisation anarchiste communiste accepte l'alliance avec des militants ou groupes de militants prolétariens dans des actions communes, sur des buts immédiats ou limités, pourvu que l'enjeu de la lutte représente un progrès dans le sens de l'émancipation ouvrière. Elle se réserve, en tout cas, le droit de présenter ses propres positions.

La participation au travail de notre organisation doit être volontaire. Elle doit, cependant, comporter un sens suffisant de la responsabilité pour que les inclinations et les antipathies de chacun soient subordonnées librement et volontairement à l'intérêt d'une organisation suffisante afin d'effectuer efficacement la coordination des activités des groupes.

L'organisation spécifique anarchiste communiste est constituée par une fédération de groupes affinitaires qui se sont mis d'accord sur le principe de l'unité idéologique, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale. L'unité idéologique n'est pas constituée par des principes rigides, elle pourra être révisée en fonction des adaptations nécessaires à la situation économique et sociale. L'unité idéologique entraîne l'unité tactique. Pour nous, l'unité tactique, c'est la constatation par l'organisation tout entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l'engagement libre de la part des autres de l'employer à leur tour. C'est la constatation par tous les groupes de la nécessité d'employer une tactique commune sur tel ou tel problème précis reconnu par tous comme se posant à l'ensemble. Pour le reste, il est conforme au fédéralisme que chaque groupe agisse comme il l'entend. Nous élaborerons, ainsi, les bases sur lesquelles des individus libres peuvent s'organiser pour une action efficace et cependant demeurer libres. Dans cet esprit, avec les idéaux, et en tendant vers le but exprimé dans cette déclaration, allons de l'avant, librement et solidairement, dans la fraternité. »[185]

Entre temps, la guerre d'Algérie bat son plein, arrive mai 1958 et l’installation du général De Gaulle au pouvoir. La plupart des anarchistes font ce qu'ils peuvent, sans être ridicules, il s'en faut, car la solidarité avec les insoumis et déserteurs sera concrètement affirmée (une filière en fera passer près de 600 en Suisse). Ils sont également présents lors de toutes les manifestations de rue, surtout en 1961 et 1962. Certains participent à des réseaux de soutien au FLN algérien (cela ne fera pas l'unanimité, loin de là et on peut s’interroger sur l'utilité de cette attitude avec le recul du temps). Le mouvement remonte lentement la pente, une partie des GAAR décide de rejoindre la FA et se constitue en Union des Groupes Anarchistes Communistes (UGAC) ; l'autre partie poursuit le travail de « débroussaillage » entrepris avec la revue Noir et Rouge et publie des études sur la lutte de classes, l'anticléricalisme révolutionnaire, la franc-maçonnerie, le nationalisme, le marxisme et les expériences autogestionnaires en Espagne, en Israël (Kibboutz), etc.

Après la disparition accidentelle de Paul Zorkine, d'origine montenégrine et ancien combattant des maquis yougoslaves, son principal animateur, ainsi que l'effacement de son camarade intime Henri Kléber, l'UGAC effectue un revirement spectaculaire. Estimant toute activité valable impossible au sein de la FA, elle recouvre son autonomie et se lance dans une stratégie quelque peu bizarre. Renonçant à une activité autonome, elle se veut composante d'un « Front révolutionnaire international», regroupant d'autres « révolutionnaires», tels que les trotskystes de la tendance marxiste révolutionnaire de la IV[e] Internationale (pablistes) et des pro-chinois suisses ! Dans sa Lettre au mouvement anarchiste international, publiée en 1966, elle constate que le centre de gravité de la révolution s'est déplacé vers les pays du tiers-monde (pays coloniaux ou colonisés) et il « serait dangereux que les anarchistes y soient absents». Elle se demande aussi si les « peuples qui se libèrent, ne libèrent pas aussi l'humanité tout entière».[186] En quelque sorte, elle y voit le nouveau prolétariat mondial et transforme les travailleurs occidentaux en « bourgeois». L'Autogestion, existant en Algérie et en Yougoslavie (!?) (plus tard elle ira jusqu'à en voir des embryons chez le FLN vietnamien !), doit servir à ses yeux d'exemple à suivre. La Lettre conclut que « si, hélas, notre appel n'était pas entendu, nous disons nettement que l'anarchisme sombrerait dans le réformisme, dans les plus basses complicités et que, de toute manière, il serait mort historiquement. Qui prendrait notre héritage ? »[187] Ce qui va sombrer de plus en plus dans le ridicule et le reniement, ce sont plutôt les membres de l'UGAC qui, continuant leur coude-à-coude avec les « révolutionnaires», au nom d'une autogestion mythique et trafiquée, iront s'intégrer après 1968 dans des rassemblements composés de staliniens dissidents et de quelques bureaucrates en mal de compagnons de route. Citons le jugement de quelques-uns de ses ex-membres qui l'abandonnèrent à ce sort peu enviable : « elle enferme les anarchistes dans le wagon de queue d'un mouvement révolutionnaire à locomotive léniniste. De tels calculs de sa part révèlent soit une naïveté consternante, soit un parti-pris confusionniste. »[188]

La même année, l'historien Daniel Guérin essaie de marier l'anarchisme et le marxisme (la carpe et le lapin) : « En prenant un bain d'anarchisme, le marxisme d'aujourd'hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré».[189] Il élabore dans ce sens un « marxisme libertaire», auquel il prête toutes les qualités. Maurice Fayolle apporte, lui, une véritable innovation en analysant soigneusement quelques points-clé de l'anarchisme. Retenons-en particulièrement la distinction qu'il établit entre le pouvoir de décision et celui d'exécution dans la pratique organisationnelle. C'est cela qui différencie un responsable anarchiste d'un quelconque bureaucrate, car sa délégation ne lui donne que le droit d'exécuter les directives ou mandats précis confiés par son organisation. Il donne également un approche intéressante quoique traditionnelle, sur le rôle et le comportement de la minorité :

Premièrement : la minorité ne peut, en aucun cas, au nom d'une fausse discipline (celle de la caserne), être tenue d'appliquer les décisions prises par la majorité : celle-ci et celle-ci seulement est responsable de leur application. Par contre, la minorité s'interdit (et là, il s'agit d'une discipline vraie) de faire obstacle aux décisions prises majoritairement en congrès. Elle se réserve seulement le droit et la possibilité de faire basculer cette majorité à son profit.

Deuxièmement : pour que cette proposition soit une réalité pratique, il faut que la minorité (serait-elle même constituée par un seul individu) puisse s'exprimer librement dans toutes les instances et tous les organes du mouvement, sans que la majorité puisse le lui interdire sous quelque prétexte que ce soit. »[190]

Le monde estudiantin est secoué ces années-là par toutes sortes de mini-problèmes (droit de visite chez les pavillons de filles, dans les résidences universitaires, polémiques avec quelques mandarins archaïques, etc.) Sur le campus de Nanterre, des membres du « groupe-non groupe » — excroissance de la revue Noir et Rouge — et des Enragés, proches des situationnistes, provoquent des incidents qui, transportés au quartier latin, à Paris, dégénèrent en violents affrontements avec les forces de l'ordre. Toutes les organisations dites de gauche et révolutionnaires sont prises de court, parfois à un point loufoque : le 6 mai 1968, rue Soufflot, à la fin de la manifestation, pacifique celle-là, nous avons entendu un binoclard probablement normalien appeler à « venir rédiger des tracts sous la direction des ouvriers, à l'École Normale Supérieure, toute proche ! » Survient le 10 mai et la nuit des barricades, capitale pour la suite des événements. Apportons notre témoignage personnel pour affirmer qu'aucun membre des groupuscules trotskystes, maoïstes ou staliniens du PCF (UEC), n'y participa. Bien au contraire, tous ceux qui furent là au début, avant de se retirer de couardise, cherchèrent en « révolutionnaires sérieux et responsables » à empêcher les « provocateurs » de dépaver et d'œuvrer à une occupation intelligente et passionnée des lieux. Autant dire qu'ils furent rembarrés sans ménagement. Ceci ne les gêne nullement aujourd'hui pour s'attribuer tous les mérites de Mai 1968. Les acteurs de cet événement marquant furent en majorité des jeunes gens — dont une majorité d'étudiants ou d'ex-étudiants —, retrouvant naturellement la vieille tradition révolutionnaire des pavés parisiens.

Les anarchistes présents sur les lieux cette nuit-là firent leur devoir de révolutionnaires : ils édifièrent plusieurs barricades et les défendirent jusqu'au petit matin, en particulier celles donnant sur la Rue Mouffetard : les Rues Blainville, Thouin, de l'Estrapade, du Pot de fer, Lhomond et Tournefort. Ils eurent un renfort opportun avec les membres de la FA et du public de la Mutualité, où avait lieu le même soir un gala du Monde Libertaire, avec Léo Ferré en vedette. Par la suite, certains d'entre eux participèrent activement aux Comités étudiants-ouvriers, sis au centre universitaire de Censier : comités Citroën, Renault, Thomson-Houston, et autres où il fallut intervenir dès les premiers jours pour déclencher les occupations et les grèves. Chose difficile, car ces usines étaient contrôlées par des piquets de syndicalistes ; malgré tout, les résultats furent des plus satisfaisants. Il y eut comités et comités, signalons-en un « bidon » de Renault : un soir deux jeunes ouvriers de Renault leur furent présentés et il s'avéra qu'il n'y avait là qu'une trentaine d'étudiants ou intellectuels, probablement pro-chinois, fantasmant sur la « citadelle ouvrière», mais n'ayant aucun lien concret avec elle. Il fallut donc faire le tri et vérifier les qualités des uns et des autres et même procéder à l'expulsion musclée de trotskystes de la FER (Fédération des Étudiants Révolutionnaires) et de membres du PCF qui eurent l'outrecuidance de vouloir s'installer à Censier. Les Comités y occupèrent les 3[e] et 4[e] étages et travaillèrent plus utilement qu'à la Sorbonne, transformée en bazar oriental du gauchisme. Signalons la mise sur pied, par un compagnon, d'un Comité Paris-Province, qui envoya dans toutes les directions des équipes et du matériel d'agit-prop : tracts et affiches des Beaux-Arts, dont l'atelier fut mis à contribution dès le début sur demande de ce comité.[191] Un service de sécurité d'une dizaine de membres fut chargé de veiller aux allées et venues à l'intérieur de Censier. Il eut son utilité pour dépister des éléments « suspects». D'autres compagnons tinrent un journal mural et une tribune permanente de discussion au carrefour des Gobelins. Toute cette activité dura trois semaines, jour et nuit, gîte et couvert sur place (une cantine fonctionna tout ce temps, le CLEOP, Comité étudiants-paysans organisé par des étudiants de l'Institut agronomique, veillant, par l’intermédiaire de routiers « sympas», à un approvisionnement régulier). Ce n'est là qu'un exemple que nous pouvons certifier personnellement, mais il y eut d'autres libertaires qui se dépensèrent également sans compter durant mai et qu'il serait intéressant un jour de faire connaître.

La présence des anarchistes fut très remarquée lors des défilés du 13 mai et du stade Charléty, à cause de la multitude des drapeaux noirs déployés. Les nombreux slogans libertaires et inscriptions subversives sur les murs, affiches publicitaires détournées et autres espaces, réhabilitèrent le lyrisme révolutionnaire. La subjectivité effectua un retour fracassant, tout redevint possible. Cependant, malgré quelques tentatives de coordination des Comités d'Action et d'organisation économique parallèle, la volonté collective ne fut pas assez forte pour trouver une solution de substitution au pouvoir d'État déliquescent. Les staliniens de la CGT, conformément à leur vocation contre-révolutionnaire, accomplirent ce que le gouvernement gaulliste ne parvenait pas à réaliser : par des votes truqués, ils firent reprendre le travail à la RATP et du jour au lendemain, le système se remit en marche. Toutefois, pour ceux qui avaient participé et vécu intensément ces journées, rien ne pouvait plus être comme avant et l'esprit libertaire de mai leur redonna de la vigueur et de l'enthousiasme.

Donné pour moribond, sinon disparu dans les oubliettes de l'Histoire, l'anarchisme retrouve une extraordinaire actualité et et suscite une non moins grande curiosité. Cette circonstance permet la publication d'ouvrages sur ce thème, avec des tirages relativement importants ; bien sûr, dans le lot il y a du bon et du moins bon, mais cela contribue à tirer de l'oubli quelques auteurs fameux (Déjacques, Cœurderoy, Proudhon, Bakounine, etc.) et surtout de restituer leur vraie valeur aux expériences historiques de l'anarchisme. Une ribambelle de bulletins, brochures, tracts, affiches envahissent les librairies militantes.

Sur le plan organisationnel, c'est d'abord le spontanéisme qui donne le ton, puis disparaissant dans les limbes, il cède la place à des essais d'organisations plus consistantes. Laissons Maurice Fayolle tirer les leçons des événements :

« En mai-juin 1968, nous avons durement payé quinze années d'absence et de vide organisationnel. Les incessantes activités de quelques camarades et de quelques groupes, n'ont pu combler ce vide et, alors que Paris se couvrait de drapeaux noirs, nous sommes passés à travers ces événements comme un ectoplasme à travers le brouillard, c'est-à-dire sans en tirer tout le bénéfice qui y ont puisé d'autres formations gauchistes. Si nous avions eu à cette époque une organisation valable, telle que la FA après la guerre de 39-45, avec ses structures et son journal hebdomadaire, il y aurait aujourd'hui en France plus de deux cents groupes organisés, une presse au tirage multiplié, bref un mouvement anarchiste nombreux, fort cohérent, qui pourrait faire entendre sa voix dans ce pays. »[192]

Ce n'est pas en ces termes — concurrentiels vis-à-vis des gauchistes et quantitatifs —, que nous aurions posé la question, plutôt sur un plan plus général au niveau de l'impact des idées libertaires, sans qu'il y ait suffisamment de militants pour les assumer, mais cela revient à peu près au même car Maurice Fayolle estime que la « maladie infantile » de l'anarchisme — son inorganisation — a handicapé le mouvement lors de circonstances éminemment favorables « comme il s'en produit peu au cours d'un siècle». Les « efforts méritoires de quelques camarades et de quelques groupes n'auront guère eu d'autres résultats que de tirer les marrons du feu pour d'autres». Son analyse prend valeur de testament car il allait décéder peu après. Aussi prêtons-lui toute notre attention. Il considère l'organisation comme un outil et non, bien entendu, comme une fin en soi. Cependant, c'est un outil indispensable. Ses conditions essentielles sont que les décisions doivent être prises à un niveau collectif, par l'ensemble des militants. Elles doivent être prises « non au sommet, mais à la base, non au centre, mais à la périphérie». Vu l'étendue géographique et la difficulté de réunir les groupes en permanence, il est nécessaire d'avoir des délégués, prenant ces décisions lors des congrès, instance souveraine. Il ne faut pas confondre congrès et « colloque», lieu de confrontations d'idées. Afin de veiller à ce que les responsabilités des organismes de coordination et d'exécution ne se transforment en appareils de direction ou en bureaucratie inamovible, il faudrait qu'« existe un contrôle permanent de la base et qu'une rotation fréquente des responsables ait lieu».

Au même moment, un groupe autonome, le groupe Kronstadt (rien à voir avec celui du Mémorandum), publie un Projet de principes organisationnels[193]d'une organisation communiste libertaire. C'est le fruit d'une dizaine d'années d'expérience et en tant que tel essaie de tenir compte de ses enseignements. Après une déclaration liminaire sur la nature et le rôle d'une organisation révolutionnaire,[194] il y est affirmé la pluralité de telles organisations, à savoir qu'il peut en exister plusieurs se qualifiant de révolutionnaires, mais « aucune ne peut prétendre au monopole», toutes « doivent tendre à s'unifier dans le fait révolutionnaire, se fondant alors dans les organismes unitaires de base des luttes, embryons des Conseils des travailleurs». C'est une rupture avec le patriotisme organisationnel si répandu jusque-là, ainsi que le refus de tout avant-gardisme. Il est précisé ensuite qu'une telle organisation, « en tant que moyen, doit correspondre au but fixé, à savoir dès sa constitution et dans son développement, elle doit abolir en elle les séparations et divisions mentales et sociales dirigeants-exécutants, ne pas se laisser reproduire les rapports pyramidaux existant dans la société dominante. Ne pas combattre l'aliénation sous des formes aliénantes».

Ce projet spécifie qu'il « va de soi que l'adhésion à une organisation révolutionnaire est incompatible avec l'appartenance à une autre organisation, dont la nature et les moyens ne correspondraient pas aux objectifs révolutionnaires». La pratique organisationnelle s'inspire directement de la Plate-forme, remise à jour dans sa formulation. Il est fait mention d'une ligne politique qui fonde la démarche collective de l'organisation. Par ligne politique, il faut comprendre un ensemble de prises de positions générales et particulières sur les questions de fond et d'actualité ; elle n'est pas figée car soumise à la « confrontation permanente des analyses et expériences de l'ensemble des militants». Un point-limite fondamental est constitué par l'application obligatoire par tous les adhérents des décisions prises collectivement. La pratique organisationnelle est très détaillée ; en fait, elle récapitule tous les acquis des pratiques organisationnelles précédentes : les Statuts de l'Alliance bakouninienne, la quintessence des textes plateformistes et l'expérience des années 1960 (cf. texte en partie reproduit en annexe). Ce projet est à la base de la création du Mouvement communiste libertaire, rassemblement d'une centaine de militants, dont Georges Fontenis, réapparu en mai 1968 au sein du Comité d'Action de Tours, qui est d'ailleurs chargé de rédiger le texte de base de l'organisation. Peu après, des négociations sont entamées avec l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA), fondée à partir des réflexions de Maurice Fayolle, d'abord à la FA puis, à la suite d'un désaccord sur l'organisation du Congrès anarchiste international prévu en 1971, à Paris, devenue autonome.

Les conceptions organisationnelles des deux organisations sont proches (voir en annexe le Contrat organisationnel de l'ORA), mais des questions personnelles et des manœuvres scissionnistes empêchent la réunification. L'ORA poursuit sa réflexion théorique, présentée sous forme de rapports au Congrès international de Paris, en août 1971, sans rencontrer d'échos positifs, car ce Congrès passe son temps à régler des comptes personnels et politiques (expulsion honteuse d'Augustin Souchy, le vieil anarchiste allemand, délégué de la Fédération anarchiste cubaine, accusé de contacts avec la CIA !) Notons que la pratique organisationnelle de l'ORA connaît un certain succès, surtout avec la création d'une centaine de cercles Front libertaire, jusqu'à ce que cette progression soit compromise et stoppée par toute une série de provocations politiques et policières,[195] d'une part, et par une conception quelque peu zombiste de l'activité militante, due à une surenchère gauchiste, d'autre part. Remarquons également le rôle prédominant d'un « noyau historique » des fondateurs de l'ORA, jouant le rôle d'une direction politique occulte, bien que connue et surtout tolérée par la majorité de l’organisation.

Les années 1970-1976 sont ainsi secouées par de nombreuses scissions ou simples disparitions (comme celle de la revue Noir et Rouge).[196] Au bout du compte, l'ORA et l'OCL (ex-MCL) finissent par céder la place à deux organisations stables : l'OCL (transmutation de l'ORA) et l'UTCL (Union des Travailleurs communistes libertaires, teintée de conseillisme et de marxisme), qui se réclament jusqu'à ce jour du courant communiste libertaire. Le déchet est énorme par rapport aux milliers de militants s'en étant réclamés depuis 1968. A quoi cela tient-il ? Peut-être à une période de digestion des idées, nécessaire pour échapper au confusionnisme, mais également au contexte global du pays, au repli sur leurs problèmes personnels de beaucoup, et puis surtout à l'absence d'une alternative libertaire crédible au système actuel.

Depuis une dizaine d'années, le mouvement anarchiste français s'est assagi et ne connaît plus ces soubresauts. La FA, l'organisation la plus importante, a franchi un cap en se dotant de bons moyens de propagande : une radio, un journal hebdomadaire et une excellente librairie. En outre, elle a remis à jour ses principes de base, reconnaissant l'existence de la lutte de classe, dont « la finalité doit être l'instauration d'une société anarchiste» ; elle « incite les travailleurs et l'ensemble des exploités à combattre les médiations qui vont à l'encontre de leurs intérêts de classe, et à opter pour l'action directe (c'est-à-dire pour des actions décidées et menées sans intermédiaires) et sa coordination sur le mode fédéraliste». Tout en renouant avec l'anarchisme social, elle conserve néanmoins un caractère organisationnel synthésiste, rejetant la responsabilité collective, et prônant la personnalisation des responsabilités. Elle s'appuie sur plusieurs dizaines de groupes, dont certains très bien implantés localement, publiant souvent des périodiques d'excellente facture.

Parallèlement, il y a des anarcho-syndicalistes — disséminés parmi les divers syndicats —, et un certain nombre de groupes liés à la publication de revues, magazines et journaux de qualité. Ajoutons plusieurs coopératives libertaires : librairies, restaurants, imprimeries (8 à un moment en France), et même des fermes autogérées. Il est regrettable que l'information ne circule pas davantage sur toutes ces réalisations ; souhaitons que cette lacune soit réparée de sorte que ce courant coopératif libertaire s'accentue.

Pour qui a connu la traversée du désert des années 1958-1968, toutes ces manifestations et réalisations — signes de vie du mouvement —, sont réjouissantes, et ne faisons donc pas trop la fine bouche, pour déplorer qu'il n'y ait pas une plus grande intervention dans les luttes sociales. Souhaitons uniquement une collaboration sereine et positive de tous ceux qui se réclament de l'anarchisme dans tous les domaines.

XX. Se donner les moyens de ses fins

Au cours de notre étude sur les conceptions anarchistes et leur pratique organisationnelle et sociale, nous avons choisi de traiter trois pays — France, Russie, Espagne —, qui nous ont paru historiquement propices à l'anarchisme. En outre, ce sont des cas assez connus. Or, pour se faire une idée plus complète du thème, il aurait fallu également aborder le mouvement anarchiste, parfois très puissant à une certaine époque, de pays tels que la Bulgarie, l'Italie, le Portugal, la Chine, la Corée, le Japon, le Mexique, la FORA d'Argentine, sans parler des États-Unis. Cela n'a pas été possible, faute de temps et de place (il aurait fallu décupler le volume de ce livre). Par ailleurs, nous nous sommes retenus de trop commenter les écrits et positions citées — pour la plupart méconnus et inaccessibles —, pour la même raison déjà énoncée, et faisons confiance au lecteur pour se forger par lui-même les opinions critiques qui s'imposent. Voilà pour les limites que nous nous sommes données.

Difficulté non négligeable à résoudre, l'emploi d'une terminologie à sens variable, parfois datée historiquement, déformée quelquefois par la traduction, les équivalences étant délicates à trouver. Le vocabulaire purement anarchiste pose aussi des difficultés. Pour « anarchiste » et « libertaire», deux vocables synonymes de création concomitante — les années 1840-50 —, l'usage est consacré ; par contre, pour « anarchiste-communiste » et « communiste libertaire», de création également simultanée — 1876 et 1881 —, nous préférons systématiser l'emploi du second, signifiant en même temps « mise en commun et commune libre», plutôt que le premier, devenu confusément l'équivalent d'« anarcho-bolchevik». Évidemment, le terme « communisme » a été perverti par les bolcheviks, qui ne l'ont adopté pourtant que très tard, en 1918, mais on pourrait dire la même chose pour « révolution», triturée dans tous les sens. La précision maximale est souhaitable, car les confusions ou malentendus peuvent être à l'origine de véritables tragédies, si l'on prend par exemple « soviet » et encore plus « pouvoir des soviets», appâts que Lénine a utilisés pour instaurer son despotisme totalitaire. il ne faut pas jouer avec les mots, ils peuvent tuer, c'est une des leçons que l'on peut en retirer. Il convient de leur donner ou restituer leur sens premier.

Pour les anarchistes, certains mots sont tabous, à juste raison, comme « chef», « parti», « centre » et « État». D'autres sont utilisés, à notre avis, très abusivement : « marxisme » en particulier, assimilé systématiquement au lénino-stalinisme, alors qu'il peut surtout s'appliquer pour les analyses économistes et, à la rigueur, aux sociaux-démocrates allemands d'avant 1914. Bolchevik est fréquemment employé à la place de « jacobin » ou « blanquiste». « Politique » est pris dans son sens politicien, alors qu'il faut lui rendre souvent son sens aristotélicien, à savoir « vie de la cité». « Pouvoir » est devenu synonyme de pouvoir central, d'État, alors que prendre une décision et l'appliquer est un acte de pouvoir ; il y a pouvoir sur soi, sur sa vie, et pouvoir sur autrui, domination sur les autres. Nous l'avons vu, Fayolle distingue ainsi pouvoir de décision de celui d'exécution. Bref, il faudrait savoir de quoi on parle et un lexique, révisé régulièrement, pourrait être d'une grande utilité. Ayons donc à l'esprit ces différentes nuances avant d'aborder quelque texte que ce soit, sa lecture et sa compréhension en seront facilitées.

Pareillement, il devrait être évident désormais qu'une organisation libertaire n'est pas un instrument pour obéir à des ordres venus de haut ou du centre, mais un terrain d'application de l'aide mutuelle et un moyen d'unir les efforts individuels, afin de leur donner par cela même une plus forte répercussion sociale. Cette organisation doit-elle être permanente, éphémère, circonstancielle, spécifique ou large ? Répondons par une lapalissade : tout dépend de son objet. Ici, il nous semble qu'il ne faille pas mélanger les genres : il y a des organisations de type propagandiste, affinitaire, de lutte sociale ou de combat armé, selon que cela corresponde à la diffusion des idées libertaires, à l'édition d'une revue ou d'un journal, à un groupement professionnel ou syndical, ou à une insurrection révolutionnaire. Tout cela dépend aussi des conditions du lieu où l'on se trouve : parmi les deux douzaines de pays du monde où existent les libertés formelles, permettant « réellement » la propagande, ou bien la grande majorité de la planète où les seuls mots d'Anarchie et de liberté sont bannis du langage courant. De là, une modulation entre un caractère officiel ou clandestin de l'organisation, une stratégie et une tactique adaptées à la réalité locale. Précisons tout de même que des actions violentes — armées ou terroristes — nous semblent non seulement déplacées, mais même à proscrire dans les pays où une libre propagande des idées est tolérée. L'expérience montre qu'elles donnent fréquemment lieu à des provocations policières ou à des manipulations des plus douteuses.

Cela dit, nous l'avons constaté, l'organisation constitue plus qu'une addition d'individus, c'est une force collective — une synergie — pouvant avoir une prise solide sur le réel. Si elle manque de souplesse, de mobilité ou de dynamisme, elle se transforme immanquablement en un appareil figé, sinon en bureaucratie déclarée. Comment concilier un équilibre harmonieux entre l'individu conscient et autonome et une démarche organisationnelle ? L'individu est à la fois la force et la faiblesse dans l'anarchisme ; comme la langue d'Esope, il peut être à la fois la meilleure et la pire des choses. Comme solution, nous avouons notre préférence pour celle de Bakounine : le « contrôle fraternel et continu de chacun par tous» ; cela nous semble être le seul antidote à toute dérive bureaucratique. A ce stade, une organisation ne vaut que par les individus qui la composent : s'ils abdiquent de tout esprit critique et manquent de vigilance, les meilleurs statuts organisationnels n'y pourront rien. Ce sont les passifs, les inertes, les « taiseux», qui font les leaders, les chefs et les guides. Ne nous leurrons pas, la pratique organisationnelle et sociale n'est pas angélique et beaucoup vont souvent vers le moindre effort. Ajoutons les hiatus inévitables entre la pensée, la parole, l'écrit et l'acte, pour souligner l'indispensable lucidité de chacun, seule garante du degré de conséquence entre ces quatre niveaux d'expression et d'action. Ici, il faut être net et catégorique : la parole donnée et l'engagement pris doivent être tenus, sinon rien n'est possible. La mise en actes est le critère absolu pour éviter la déperdition de temps et d'énergie.

Les structures pratiques de fonctionnement constituent un moindre mal pour la médiation entre individus ; leur initiative ne peut en aucun cas être bridée par l'acceptation des règles du jeu organisationnel : vote, délégation, mandats précis et impératifs. Un bon esprit et une volonté fraternelle d'entente doivent préluder aux rapports internes. Ainsi, majorité et minorité doivent savoir faire, s'il y a lieu, les concessions nécessaires, sinon toute activité commune reste impossible. Ce qui unit doit être plus fortement ressenti que ce qui désunit. De toute façon, dans la société libre souhaitée, il en serait de même. Si le dénominateur commun aux anarchistes est le refus de la soumission à des systèmes d'oppression, attitude négative, la volonté de s'unir ensemble doit le contrebalancer, attitude positive. Évidemment, il y a la lettre et l'esprit, il faut savoir observer l'une, tout en s'inspirant de l'autre. Tout fétichisme organisationnel — mise en carte, timbres de cotisations, culte de la « réunionnite», etc. — nous paraît suranné et dangereux, donc à éviter ; il peut être avantageusement remplacé par la circulation intense et permanente des informations.

En tant que minorité, parfois infime, dans la masse sociétaire, les révolutionnaires luttent autant pour eux-mêmes que pour tous. Être anarchiste ne consiste pas uniquement à adopter des attitudes de révolte contre toute emprise sur son autonomie — tout individu en bonne santé en est parfaitement capable —, mais, par son comportement, expression de son éthique, être conséquent avec soi-même et les autres. C'est en cela que le rebelle échappe au couple pivotal dominant-dominé de la société actuelle. Sa volonté d'exister, affirmée collectivement, définit le communisme libertaire, forme la plus achevée de la démocratie directe.

TEXTES & DOCUMENTS

Présentation

La Plate-forme a retenu notre attention dès 1964, date à laquelle nous avons commencé nos recherches sur le mouvement makhnoviste. Ce texte nous est apparu comme la somme de l'expérience menée en son sein par les deux principaux rédacteurs — Archinov et Makhno —, bien que, selon le témoignage d'Ida Mett, membre du groupe Diélo trouda, recueilli au cours des années 1970-71, la discussion en ait été collective. Dès 1967, nous avons préparé une traduction de ces textes fondateurs du communisme libertaire. Fallait-il aussi en établir la filiation théorique, la postérité, l'actualité, et surtout faire connaître le mouvement insurrectionnel ukrainien qui les avait inspirés. C'est maintenant chose faite, avec la publication de notre ouvrage les Cosaques de la liberté et de l'anthologie des [écrits politiques]]</em> de Nestor Makhno. La Plate-forme et son débat s'inscrivent donc à la suite de cette référence historique exceptionnelle et contribuent à mettre au net le problème vital de l'anarchisme : sa pratique organisée.

Rappelons que la première traduction effectuée par Voline avait été contestée, parce que « mauvaise et maladroite», le traducteur n'ayant pas « pris soin d'adapter la terminologie, les phrases à l'esprit du mouvement français».[197] Nous avons cherché à quoi pouvaient s'appliquer ces reproches et nous avons trouvé, en effet, plusieurs termes sciemment déformés : napravlénié, qui signifie à la fois « direction » et « orientation», a été systématiquement employé dans le premier sens ; idem pour le verbe roukovodsvto, signifiant « conduite», et le verbe qui en est issu, « guider, mener, diriger, administrer», a été aussi systématiquement traduit par « diriger». Le cas est encore plus flagrant dans la dernière phrase de la Plate-forme, zastrelchtchik, signifiant « instigateur», a été traduit par « avant-garde». C'est ainsi que par légères touches le sens profond du texte a pu être altéré. Tout cela est gênant, car le traducteur' Voline, a été ensuite le principal détracteur de la Plate-forme. Pour notre part, nous avons suivi le plus littéralement possible le sens et espérons avoir été fidèle à son esprit.

Nous avons joint plusieurs autres textes et articles, dans l'ordre chronologique, afin de mieux rendre le débat provoqué. Nous aurions aimé y ajouter la Réponse de Voline et de ses amis, mais son extrême longueur et la perspective d'avoir à affronter d'éventuels ayant-droits, nous en ont dissuadé. Peut-être quelqu'un d'autre aura-t-il plus de réussite ?

Afin d'actualiser la question, nous avons pensé reproduire les principes organisationnels du groupe Kronstadt et le Contrat organisationnel de l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste, datant tous deux de 1971. Ils peuvent donner une idée du fonctionnement pratique d'une organisation communiste libertaire se situant dans la lignée de la Plateforme. Enfin, la lettre de Georges Fontenis, en attendant la parution de son livre, explique les grandes lignes du phénomène extraordinaire que fut l'OPB. — A.S.

1. Diélo trouda. Le problème organisationnel et l'idée de synthèse

Plusieurs camarades se sont exprimés, dans les colonnes de Diélo Trouda, sur la question des principes et de la forme de l'organisation anarchiste.

Tous n'ont pas abordé le problème de la même façon. Le fond de cette question, ainsi qu'il a été exposé par la rédaction de Diélo Trouda, consistait en ce qui suit :

Nous, anarchistes, qui agissons et combattons pour l'émancipation du prolétariat, devons mettre un terme quoi qu'il en coûte, à l'éparpillement et à la désorganisation régnant dans nos rangs, qui détruisent nos forces et notre œuvre libertaire.

La voie vers cela est la création d'une organisation qui ne réunirait peut-être pas tous les militants actifs de l'anarchisme, mais sûrement la majorité d'entre eux, sur la base de positions théoriques et tactiques déterminées et nous amènerait à une solide entente sur leur application pratique.

Il va de soi que l'approche de cette question doit aller de pair avec l'élaboration de positions théoriques et tactiques, qui deviendraient la base, la plateforme de cette organisation. Car nous aurons beau parler de la nécessité d'organiser nos forces, il n'en sortira rien, si nous ne lions pas l'idée de cette organisation à des positions théoriques et tactiques déterminées.

Le groupe des anarchistes russes à l'étranger n'a jamais perdu de vue cette dernière question. Dans une série d'articles parus dans Diélo Trouda, son point de vue a été déjà partiellement exprimé sur les points importants du programme : les rapports de l'anarchisme à l'égard de la lutte des classes des travailleurs, du syndicalisme révolutionnaire, de la période transitoire, etc.

Notre tâche ultérieure sera de formuler clairement toutes ces positions principielles, puis de présenter l'ensemble dans une plateforme d'organisation, plus ou moins achevée, et qui servira de fondement à l'union d'un bon nombre de militants et de groupes, dans une seule et même organisation. Cette dernière servira à son tour de point de départ pour une fusion plus complète des forces du mouvement anarchiste.

Voici donc la voie que nous empruntons pour résoudre le problème organisationnel. Nous n'avons pas l'intention de procéder, à cette occasion, à une remise en question totale des valeurs, ou d'élaborer de quelconques nouvelles positions. Nous considérons que tout ce qui est nécessaire à la construction d'une organisation, reposant sur une plate-forme donnée, se trouve dans le Communisme Libertaire qui prône la lutte des classes, l'égalité et la liberté de chaque travailleur, et se réalise dans la Commune anarchiste.

Les camarades, partisans de l'idée d'une synthèse théorique des différents courants de l'anarchisme, ont une toute autre approche du problème organisationnel. Il est dommage que leur conception soit si faiblement exprimée et élaborée, et de ce fait il est difficile d'en faire une critique exhaustive. Le fond de cette conception est le suivant :

L'anarchisme est divisé en trois courants : l'anarchisme-communiste, l'anarcho-syndicalisme et l'anarchisme individualiste. Bien que chacun de ces courants aient des caractéristiques particulières, tous les trois sont si apparentés et proches les uns des autres qu'ils n'existent séparément que grâce à un malentendu artificiel.

Pour engendrer un mouvement anarchiste fort et puissant, leur fusion complète est nécessaire. Cette fusion implique, à son tour, une synthèse théorique et philosophique des doctrines sur lesquelles chacun des courants est fondé. C'est seulement après la synthèse théorique de ces doctrines que l'on abordera la structure et les formes d'une organisation représentant ces trois tendances. Voilà donc le contenu de cette conception de la synthèse, telle qu'elle a été exprimée dans la « Déclaration sur le travail commun des anarchiste», et dans quelques articles du camarade Voline, parus dans Le Messager anarchiste et dans Diélo Trouda (numéros 7, 8 et 9). Nous sommes en total désaccord avec cette idée. Son insuffisance saute aux yeux.

Tout d'abord, pourquoi cette division arbitraire de l'anarchisme en trois tendances ? Il y en a d'autres. Citons par exemple l'anarchisme chrétien, l'associationnisme, lequel soit dit en passant, est plus proche de l'anarchisme-communiste que de l'anarchisme individualiste. Ensuite, en quoi consistent exactement les divergences « théoriques et philosophiques » des trois tendances indiquées, s'il faut en faire la synthèse ?

Tout d'abord, avant de parler de la synthèse théorique du communisme, du syndicalisme et de l'individualisme, il faudrait analyser ces courants. L'analyse théorique ne tarderait pas à montrer à quel point il est incohérent et absurde de vouloir synthétiser ces courants. En effet, parler de la « synthèse du communisme et du syndicalisme » ne signifie-t-il pas les opposer, dans une certaine mesure, l'un à l'autre ? Beaucoup d'anarchistes ont toujours considéré le syndicalisme comme une des formes du mouvement révolutionnaire prolétarien, comme un des moyens de lutte emprunté par la classe ouvrière combattant pour son émancipation.

Nous considérons le Communisme comme le but du mouvement libérateur des classes laborieuses.

Peut-on donc opposer le but au moyen ? Il n'y a que la pensée égarée d'un intellectuel dilettante ignorant l'histoire de la pensée communiste libertaire qui puisse les juxtaposer et vouloir en faire une synthèse.[198]

Quant à nous, nous savons bien que le communisme libertaire a toujours été syndicaliste en ce qu'il considérait l'existence et le développement des organisations professionnelles indépendantes comme une condition nécessaire pour la victoire sociale des travailleurs.

Aussi, pouvait-il s'agir, et il s'agissait réellement, non pas de la synthèse théorique du communisme et du syndicalisme, mais de la place que devait prendre le syndicalisme dans la tactique de l'anarchisme-communiste et dans la révolution sociale des travailleurs.

L'insuffisance théorique des partisans de la synthèse est encore plus prononcée quand ils veulent faire la synthèse entre le communisme et l'individualisme.

En quoi, en fait, consiste l'anarchisme des individualistes ? la notion de liberté de l'individualiste ?

Mais de quelle « individualité » s'agit-il ? de l'individu en général ou de celle opprimée du travailleur ?

Il n'y a pas d'« individualité en général», car de toute façon tout individu se retrouve, objectivement ou subjectivement, dans la sphère du travail ou bien dans celle du capital. Mais cette conception n'est-elle pas inhérente au communisme libertaire ? Disons même que la liberté de l'individu, en tant que travailleur, ne peut recevoir sa réalisation complète que dans la société communiste-libertaire qui s'occupera scrupuleusement de la solidarité sociale, ainsi que du respect des droits de l'individu.

La commune anarchiste est le type de relations sociales et économiques le plus apte à contribuer au développement de la liberté de l'individu. Le communisme-anarchiste n'est pas un cadre social rigide et immobile qui, une fois réalisé, se fige et arrête le développement de l'individu. Au contraire, son organisation sociale souple et mouvante se développera en se compliquant et en se perfectionnant sans cesse, de façon que la liberté de l'individu croisse sans entraves.

L'anti-étatisme apparaît, de même, comme un des principes fondamentaux de l'anarchisme-communiste. En plus, il a un contenu et une expression réels.

L'anarchisme-communiste rejette l'étatisme au nom de l'indépendance sociale et de l'autogestion des classes laborieuses. Quant à l'individualisme, au nom de quoi nie-t-il l'État ? Quand il le nie ! Certains théoriciens individualistes défendent le droit à la propriété privée, tant dans les relations personnelles que dans les rapports économiques. Mais là, où existent les principes de la propriété privée et de l'accumulation personnelle, naît inévitablement une lutte d'intérêts économiques, une structure étatique créée par les plus forts économiquement.

Que reste-t-il donc de l'anarchisme individualiste ? La négation de la lutte des classes, du principe d'une organisation anarchiste ayant pour but la libre société de travailleurs égaux ; et, par ailleurs, les vains bavardages proposant aux travailleurs mécontents de leur sort de se défendre par des solutions personnelles dont ils disposeraient en tant qu'individus affranchis.

Mais qu'y-a-t-il d'anarchiste dans tout ceci ? Où trouve-t-on ici les éléments qu'il faut synthétiser avec le communisme ? Toute cette philosophie n'a rien à voir ni avec la théorie, ni avec la pratique anarchiste ; et il est improbable qu'un ouvrier anarchiste veuille s'accorder avec cette « philosophie».

Nous voyons donc que l'analyse des tâches théoriques de la synthèse nous amène à un cul-de-sac. Les mêmes résultats apparaissent lorsque nous considérons l'aspect pratique de la question. De deux choses l'une :

• Ou bien les tendances mentionnées continuent à être des tendances indépendantes, alors comment pourront-elles développer leur activité dans une organisation commune, dont la finalité consiste justement à accorder l'activité des anarchistes à une entente précise ?

• Ou bien alors ces tendances doivent perdre leurs traits spécifiques et, en fusionnant, donner naissance à une nouvelle tendance qui ne sera ni communiste, ni syndicaliste, ni individualiste... Mais, dans ce cas, quelles seront ses positions fondamentales et ses caractéristiques ?

Nous pensons que l'idée de synthèse repose sur un égarement total, sur une mauvaise compréhension du fond des trois tendances, que les partisans de la synthèse veulent fondre en une seule.

La tendance centrale, la colonne vertébrale de l'anarchisme est constituée par l'anarchisme-communiste. L'anarcho-individualisme n'est surtout qu'un phénomène philosophico-littéraire, et non pas un mouvement social. Il arrive souvent que ce dernier s'intéresse à la politique et finisse sur le mode bourgeois (Tucker et autres individualistes).

Ce qui est énoncé plus haut ne signifie nullement que nous sommes contre un travail commun des anarchistes de diverses tendances. Tout au contraire, nous ne pouvons que saluer tout rapprochement des anarchistes révolutionnaires dans la pratique.

Cependant, cela peut être réalisé pratiquement, concrètement, par la voie de la mise sur pied de liaisons entre des organisations, déjà formées et renforcées. Dans ce cas, nous n'aurons affaire simplement qu'à des tâches pratiques déterminées, ne nécessitant aucune synthèse et l'excluant même.

Mais nous pensons que, autant les anarchistes élucideront le fond — l'essence du communisme libertaire —, autant ils s'accorderont sur ces principes et construiront, sur cette base, une organisation générale qui deviendra directrice, tant dans les problèmes socio-politiques, que dans le domaine des questions syndicalo-professionnelles.

Par conséquent nous ne lions, en aucun cas, le problème organisationnel avec l'idée de la synthèse. Pour sa résolution, il n'y a pas lieu de se lancer dans des théorisations brumeuses et d'en attendre des résultats. Le matériel, accumulé par l'anarchisme pendant les années de son processus vital et de sa lutte sociale, suffit amplement. Il n'est juste nécessaire que d'en tenir compte, en l'appliquant aux conditions et aux exigences de la vie, pour construire une organisation responsable.

Le groupe des anarchistes russes à l'étranger.

La rédaction de Diélo Trouda.

Diélo Trouda n° 10, mars 1926.

2. GROUPE DES ANARCHISTES RUSSES À L'ÉTRANGER La Plate-forme organisationnelle de l'Union Générale des Anarchistes (Projet) 20 juin 1926

Introduction

Anarchistes !

En dépit de la force et du caractère incontestablement positif des idées libertaires, de la netteté et de l'intégrité des positions anarchistes face à la révolution sociale, et enfin de l'héroïsme et des sacrifices innombrables apportés par les anarchistes dans la lutte pour le communisme libertaire, il est très significatif que le mouvement anarchiste soit, malgré tout, resté toujours faible et qu'il ait figuré le plus souvent dans l'histoire des luttes ouvrières, non pas comme un facteur déterminant, mais en tant que phénomène marginal.

Cette contradiction entre le fond positif et la validité incontestable des idées libertaires et l'état misérable où végète sans cesse le mouvement anarchiste, trouve son explication dans un ensemble de causes, dont la principale tient en l'absence de principes fermes et d'une pratique organisationnelle conséquente.

Dans tous les pays, le mouvement anarchiste est représenté par quelques organisations locales, préconisant souvent une théorie et une tactique contradictoires, n'ayant point de perspectives d'avenir, ni de continuité dans le travail militant, et disparaissant habituellement presque sans laisser la moindre trace derrière eux.

Un tel état de l'anarchisme révolutionnaire, si nous le prenons dans son ensemble, ne peut être qualifié autrement que comme une « désorganisation générale chronique».

Telle la fièvre jaune, cette maladie de la désorganisation s'est introduite dans l'organisme du mouvement anarchiste et le secoue depuis des dizaines d'années.

Il n'est pas douteux, toutefois, que cette désorganisation a sa source dans quelques défectuosités d'ordre théorique : notamment dans une fausse interprétation du principe de l'individualité dans l'anarchisme ; ce principe étant trop souvent confondu avec l'absence de toute responsabilité. Les amateurs de l'affirmation de leur « moi», uniquement en vue d'une jouissance personnelle, s'en tiennent obstinément à l'état chaotique du mouvement anarchiste et se référent, pour le défendre, aux principes immuables de l'Anarchie et de ses théoriciens.

Or, les principes immuables et les théoriciens démontrent justement le contraire.

La dispersion et l'éparpillement, c'est la ruine. L'union étroite, c'est le gage de la vie et du développement. Cette loi de la lutte sociale s'applique aussi bien aux classes qu'aux partis.

L'anarchisme n'est pas une belle fantaisie, ni une idée abstraite de philosophie ; c'est un mouvement social des masses laborieuses. Pour cette raison déjà, il doit rallier ses forces en une organisation générale constamment agissante, comme l'exigent la réalité et la stratégie de la lutte sociale des classes.

« Nous sommes persuadés, dit Kropotkine, que la formation d'un parti anarchiste en Russie, loin d'être préjudiciable à l'œuvre révolutionnaire commune, est, au contraire, souhaitable et utile au plus haut degré. » (Préface à La Commune de Paris, par Bakounine, éd. de 1892).

Bakounine ne s'opposa jamais non plus à l'idée d'une organisation anarchiste générale. Au contraire, ses aspirations concernant l'organisation, ainsi que son activité dans la Première Internationale ouvrière, nous donnent le droit de voir en lui un partisan actif, précisément, d'une telle organisation.

En général, presque tous les militants actifs de l'anarchisme combattirent toute action éparpillée et songèrent à un mouvement anarchiste soudé par l'unité du but et des moyens.

C'est pendant la révolution russe de 1917 que la nécessité d'une organisation générale se fit sentir le plus nettement et le plus impérieusement. Ce fut au cours de cette révolution que le mouvement libertaire manifesta le plus haut degré de démembrement et de confusion. L'absence d'une organisation générale amena beaucoup de militants actifs de l'anarchisme à passer dans les rangs des bolchéviks. C'est aussi la cause pour laquelle beaucoup d'autres militants se trouvent actuellement dans un état de passivité empêchant toute application de leurs forces, lesquelles sont pourtant souvent d'une grande importance.

Nous avons un besoin vital d'une organisation qui, ayant rallié la majorité des participants au mouvement anarchiste, établirait pour l'anarchisme une ligne générale tactique et politique, et qui servirait ainsi de guide à tout le mouvement.

Il est temps pour l'anarchisme de sortir du marais de la désorganisation, de mettre fin aux vacillations interminables dans les questions théoriques et tactiques les plus importantes, de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, et de mener une pratique collective organisée.

Il ne suffit cependant pas de constater la nécessité vitale d'une telle organisation, il est également nécessaire de déterminer la méthode de sa création.

Nous rejetons comme théoriquement et pratiquement inepte l'idée de créer une organisation d'après la recette de la « synthèse», c'est-à-dire réunissant des représentants des différentes tendance de l'anarchisme. Une telle organisation ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait qu'un assemblage mécanique d'individus concevant d'une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste ; cet assemblage se désagrégerait infailliblement à la première épreuve de la vie.

La méthode anarcho-syndicaliste ne résout pas le problème organisationnel de l'anarchisme, car elle ne lui donne pas la priorité et ne s'intéresse uniquement qu'à sa pénétration et à son renforcement dans les milieux ouvriers.

On ne peut cependant pas faire grand'chose dans ces milieux, même en y étant implanté, si l'on ne possède pas une organisation anarchiste générale.

L'unique méthode menant à la solution du problème d'une organisation générale est, à notre avis, le ralliement des militants actifs de l'anarchisme sur la base de positions précises : théoriques, tactiques et organisationnelles, c'est-à-dire sur la base plus ou moins achevée d'un programme homogène.

L'élaboration d'un tel programme est l'une des tâches principales que la lutte sociale des dernières années impose aux anarchistes. C'est à cette tâche que le groupe d'anarchistes russes à l'étranger consacre une part importante de ses efforts.

La « Plate-forme d'organisation», publiée ci-après, représente les grandes lignes, l'armature d'un tel programme. Elle doit servir de premier pas vers le ralliement des forces libertaires en une seule collectivité révolutionnaire active, capable d'agir : l'Union Générale des Anarchistes.

Nous ne nous faisons pas d'illusions sur telle ou telle autre lacune de la présente plate-forme. Sans aucun doute, elle en a, comme du reste, toute nouvelle démarche pratique d'une certaine importance. Il se peut que certaines positions essentielles y soient omises, ou que certaines autres y soient insuffisamment traitées, ou que d'autres encore y soient, au contraire, trop détaillées ou trop répétées. Tout cela est possible. Mais ce n'est pas le plus important. Ce qui importe, c'est de jeter les fondements d'une organisation générale. Et c'est ce but qui est atteint, à un degré nécessaire, par la présente plate-forme.

C'est à la collectivité entière — l'Union Générale des Anarchistes — de l'élargir et de l'approfondir par la suite, afin d'en faire un programme défini pour tout le mouvement anarchiste.

Sur un autre plan aussi, nous ne nous faisons pas d'illusions. Nous prévoyons que plusieurs représentants du prétendu individualisme et de l'anarchisme « chaotique » vont nous attaquer, la bave aux lèvres, et nous accuser d'avoir enfreint les principes anarchistes.

Nous savons toutefois que les éléments individualistes et chaotiques comprennent, sous le titre de « principes anarchistes», le « jemenfoutisme», la négligence et l'absence de toute responsabilité, lesquels ont porté à notre mouvement des blessures presque inguérissables, et contre lesquels nous luttons avec toute notre énergie et passion. C'est pourquoi nous pouvons, en toute tranquillité, négliger les attaques venant de ce camp.

Nous fondons nos espoirs sur d'autres militants : sur ceux qui sont restés fidèles à l'anarchisme, qui ont vécu la tragédie du mouvement anarchiste et qui cherchent douloureusement une issue.

Enfin, nous fondons de grandes espérances sur la jeunesse anarchiste, née sous le souffle de la Révolution russe et prise, dès le début, dans le cercle des problèmes constructifs et qui exigera certainement la réalisation de principes organisationnels et positifs dans l'anarchisme.

Nous invitons toutes les organisations anarchistes russes dispersées dans les divers pays du monde, ainsi que les militants isolés, à s'unir en une seule collectivité révolutionnaire, sur la base d'une Plate-forme commune d'organisation.

Puisse cette Plate-forme servir de mot d'ordre révolutionnaire et de point de ralliement à tous les militants du mouvement anarchiste russe ! Puisse-t-elle poser les fondements de l'Union Générale des Anarchistes !

Vive la Révolution Sociale des Travailleurs du monde !

Le Groupe des Anarchistes Russes à l'étranger.

Le secrétaire du groupe, Piotr Archinov.

Le 20 juin 1926.

Partie générale

1. LA LUTTE DES CLASSES, SON RÔLE ET SON SENS

Il n'y a pas d'humanité UNE. Il y a une humanité des classes : esclaves et maîtres.

De même que toutes celles qui l'ont précédée, la société capitaliste et bourgeoise de nos temps n'est pas « une». Elle est divisée en deux camps très distincts, se différenciant socialement par leur situation et leur fonction : le prolétariat (dans le sens étendu du mot) et la bourgeoisie.

Le sort du prolétariat est, depuis des siècles, celui de porter le fardeau d'un labeur physique pénible dont les fruits reviennent, cependant, non pas à lui, mais à une autre classe privilégiée, détentrice de la propriété, de l'autorité et des produits de la culture (science, instruction, art) : la bourgeoisie. L'asservissement social et l'exploitation des masses laborieuses forment la base sur laquelle repose la société moderne, sans laquelle cette société ne pourrait pas exister.

Ce fait engendra une lutte des classes séculaire, prenant tantôt un caractère ouvert et violent, tantôt une allure insensible et lente, mais dirigée toujours, quant au fond, vers la transformation de la société actuelle en une société qui répondrait aux besoins, aux nécessités et à la conception de la justice des travailleurs.

Toute l'histoire humaine représente, dans le domaine social, une chaîne ininterrompue de luttes que les masses laborieuses menèrent pour leurs droits, leur liberté et une vie meilleure. Cette lutte des classes fut toujours, dans l'histoire des sociétés humaines, le principal facteur qui détermina la forme et les structures de ces sociétés.

Le régime social et politique de tout pays est avant tout le produit de la lutte des classes. La structure donnée d'une société quelconque nous montre l'état où s'est arrêtée et où se trouve la lutte des classes. Le moindre changement dans la marche de la bataille des classes dans la situation mutuelle des forces de classes en lutte, produit incessamment des modifications dans les tissus et les structures de la société.

Telle est la portée générale, universelle et le sens de la lutte des classes dans la vie des sociétés de classes.

II. LA NÉCESSITÉ D'UNE RÉVOLUTION SOCIALE VIOLENTE

Le principe de l'asservissement et de l'exploitation des masses par la violence constitue la base de la société moderne. Toutes les manifestations de son existence : l'économie, la politique, les relations sociales reposent sur la violence de classe, dont les organes de service sont : l'autorité, la police, l'armée, le tribunal. Tout, dans cette société : chaque entreprise prise isolément, de même que tout le système d'État, n'est que le rempart du capitalisme où l'on a constamment l'œil sur les travailleurs, où l'on tient toujours prêtes les forces destinées à réprimer tout mouvement des travailleurs menaçant les fondements ou même la tranquillité de la société actuelle.

En même temps, le système de cette société maintient délibérément les masses laborieuses dans un état d'ignorance et de stagnation mentale ; il empêche par la force le relèvement de leur niveau moral et intellectuel, afin d'en avoir plus facilement raison.

Les progrès de la société moderne : l'évolution technique du Capital et le perfectionnement de son système politique, fortifient la puissance des classes dominantes et rendent de plus en plus difficile la lutte contre elles, faisant ainsi reculer le moment décisif de l'émancipation du Travail.

L'analyse de la société moderne nous mène à la conclusion qu'il n'y a que la voie de la révolution sociale violente pour transformer la société capitaliste en une société de travailleurs libres.

III. L'ANARCHISME ET LE COMMUNISME LIBERTAIRE

La lutte des classes créée par l'esclavage des travailleurs et leurs aspirations à la liberté fit naître, dans les milieux des opprimés, l'idée de l'anarchisme : l'idée de la négation complète du système social fondé sur les principes des classes et de l'État, et de son remplacement par une société libre et non-étatiste de travailleurs s'administrant eux-mêmes.

L'anarchisme naquit donc, non pas des réflexions abstraites d'un savant ou d'un philosophe, mais de la lutte directe menée par les travailleurs contre le capital, des besoins et des nécessités des travailleurs, de leurs aspirations vers la liberté et l'égalité, aspirations qui deviennent particulièrement vives aux meilleures époques héroïques de la vie et de la lutte des masses laborieuses.

Les penseurs éminents de l'anarchisme : Bakounine, Kropotkine et autres, n'ont pas créé l'idée de l'anarchisme, mais, l'ayant trouvée dans les masses, ont simplement aidé, par la force de leur pensée et de leurs connaissances, à la préciser et à la répandre.

L'anarchisme n'est pas le résultat d'œuvres personnelles, ni l'objet de recherches individuelles.

De la même façon, l'anarchisme n'est nullement le produit d'aspirations humanitaires. L'humanité « une » n'existe pas. Toute tentative de faire de l'anarchisme l'attribut de toute l'humanité, telle qu'elle est actuellement, de lui attribuer un caractère généralement humanitaire, serait un mensonge historique et social qui aboutirait infailliblement à la justification de l'ordre actuel et d'une nouvelle exploitation

L'anarchisme est généralement humanitaire uniquement dans le sens que les idéaux des masses laborieuses tendent à rendre saine la vie de tous les hommes, et que le sort de l'humanité d'aujourd'hui ou de demain est lié à celui du Travail asservi. Si les masses laborieuses sont victorieuses, l'humanité tout entière renaîtra. Si elles ne vainquent pas, la violence, l'exploitation, l'esclavage, l'oppression régneront comme auparavant dans le monde.

La naissance, l'épanouissement et la réalisation des idéaux anarchistes ont leurs racines dans la vie et la lutte des masses travailleuses et sont inséparablement liés au sort de ces dernières.

L'anarchisme aspire à transformer la société actuelle bourgeoise et capitaliste en une société qui assurerait aux travailleurs les produits de leur travail, la liberté, l'indépendance, l'égalité sociale et politique. Cette autre société sera le communisme libertaire. C'est dans le communisme libertaire que trouvent leur pleine expression la solidarité sociale et la libre individualité, et que ces deux idées se développent en parfaite harmonie.

Le communisme libertaire estime que l'unique créateur des valeurs sociales est le travail, physique et intellectuel, et par conséquent que seul le travail a le droit de gérer toute la vie économique et sociale. C'est pourquoi il ne justifie ni n'admet, en aucune mesure, l'existence des classes non-travailleuses.

Tant que ces classes subsisteront en même temps que le communisme libertaire, ce dernier ne reconnaîtra pas de devoirs envers elles. Ce ne sera que lorsque les classes non-laborieuses se décideront à devenir productives et voudront vivre dans la société communiste aux mêmes conditions que tous les autres, qu'elles y prendront une place analogue à celle de tout le monde, c'est-à-dire celle de membres libres de la société jouissant des mêmes droits et ayant les mêmes devoirs que tous les autres membres laborieux.

Le communisme libertaire aspire à la suppression de toute exploitation et de toute violence, aussi bien contre l'individu que contre les masses. Dans ce but, il établit une base économique et sociale qui unifie en un ensemble harmonieux toute la vie économique et sociale du pays, assure à tout individu une situation égale à celle des autres, et apporte à chacun le maximum de bien-être. Cette base est la mise en commun, sous forme de socialisation, de tous les moyens et instruments de production (industrie, transports, terre, matières premières, etc.) et l’édification d'organismes économiques sur le principe d'égalité et d'auto-administration des classes laborieuses.

Dans les limites de cette société auto-administrée des travailleurs, le communisme libertaire établit le principe d'égalité de la valeur et des droits de tout individu (non pas de l'individualité « en général», ni non plus de « l'individualité mystique » ou du concept de l'individualité, mais de l'individu concret).

C'est de ce principe d'égalité, et aussi de ce que la valeur du travail fourni par chaque individu ne peut être ni mesurée ni estimée, que découle le principe fondamental économique, social et juridique du communisme libertaire : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins».

IV. LA NÉGATION DE LA DÉMOCRATIE

La démocratie est une des formes de la société capitaliste et bourgeoise.

La base de la démocratie est le maintien des deux classes antagonistes de la société moderne : celle du Travail et celle du Capital, et de leur collaboration sur le fondement de la propriété capitaliste privée. L'expression de cette collaboration est le parlement et le gouvernement national représentatif.

Formellement, la démocratie proclame la liberté de la parole, de la presse, des associations, ainsi que l'égalité de tous devant la loi.

En réalité, toutes ces libertés ont un caractère très relatif : elles sont tolérées tant qu'elles ne contestent pas les intérêts de la classe dominante, c'est-à-dire de la bourgeoisie.

La démocratie maintient intact le principe de la propriété capitaliste privée. Par là même, elle laisse à la bourgeoisie le droit de tenir entre ses mains toute l'économie du pays, toute la presse, l'enseignement, la science, l'art ; ce qui, en fait, rend la bourgeoisie maîtresse absolue du pays. Ayant le monopole dans le domaine de la vie économique, la bourgeoisie peut établir son pouvoir illimité aussi dans le domaine politique. En effet, le parlement, le gouvernement représentatif ne sont, dans les démocraties, que des organes exécutifs de la bourgeoisie.

Par conséquent, la démocratie n'est que l'un des aspects de la dictature bourgeoise, voilée sous des formules trompeuses de libertés politiques et de garanties démocratiques fictives.

V. LA NÉGATION DE L'ÉTAT ET DE L'AUTORITÉ

Les idéologues de la bourgeoisie définissent l'État comme l'organe régularisant les relations complexes politiques, civiles et sociales entre les hommes au sein de la société moderne, protégeant l'ordre et les lois de cette dernière. Les anarchistes sont parfaitement d'accord avec cette définition, mais ils la complètent en affirmant qu'à la base de cet ordre et de ces lois se trouve l'asservissement de l'énorme majorité du peuple par une minorité insignifiante, et que c'est à cela précisément que sert l'État.

L'État est, simultanément, la violence organisée de la bourgeoisie envers les travailleurs et le système de ses organes exécutifs.

Les socialistes de gauche et, en particulier, les bolcheviks considèrent eux aussi l'Autorité et l'État bourgeois comme des serviteurs du Capital. Mais ils estiment que l'Autorité et l'État peuvent devenir, entre les mains des partis socialistes, un puissant moyen dans la lutte pour l'émancipation du prolétariat. Pour cette raison, ces partis sont pour une Autorité socialiste et un État prolétarien. Les uns veulent la conquête du pouvoir par des moyens pacifiques, parlementaires (les sociaux-démocrates) ; les autres, par la voie révolutionnaire (les bolcheviks, les socialistes révolutionnaires de gauche).

L'anarchisme considère ces deux thèses comme foncièrement erronées, néfastes pour l'œuvre d'émancipation du Travail.

L'Autorité est toujours liée à l'exploitation et à l'asservissement des masses populaires. Elle naît de cette exploitation, ou elle est créée dans les intérêts de cette dernière. L'Autorité sans violence et sans exploitation perd toute raison d'être.

L'État et l'Autorité enlèvent aux masses l'initiative, tuent l'esprit de création et d'activités libres, cultivent en elles la psychologie servile de soumission, d'attente, d'espoir de gravir les échelons sociaux, de confiance aveugle en des guides, l'illusion de partager l'autorité. Or, l'émancipation des travailleurs n'est possible que dans le processus de la lutte révolutionnaire directe des vastes masses laborieuses et de leurs organisations de classe contre le système capitaliste.

La conquête du pouvoir par les partis sociaux-démocrates, par les moyens parlementaires, dans les conditions de l'ordre actuel, ne fera pas avancer d'un seul pas l'œuvre d'émancipation du Travail, pour la simple raison que la puissance réelle et, par conséquent, l'autorité réelle, resteront chez la bourgeoisie qui tiendra dans ses mains toute l'économie et toute la politique du pays. Le rôle de l'autorité socialiste se réduira, dans ce cas, aux réformes, à l'amélioration de ce même régime bourgeois (Exemples : Mac-Donald, les partis sociaux-démocrates de l'Allemagne, de la Suède, de la Belgique, parvenus au pouvoir dans la société capitaliste).

La prise du pouvoir à l'aide d'un bouleversement social et de l'organisation d'un prétendu « État prolétarien » ne peut davantage servir la cause de l'authentique émancipation du Travail. L'État, construit tout d'abord soi-disant pour la défense de la révolution, finit infailliblement par être gonflé des besoins et des caractéristiques propres à lui seul, devenant lui-même le but, produit des castes spécifiques privilégiées sur lesquelles il s'appuie ; il soumet les masses par la force à ses besoins et à ceux des castes privilégiées et rétablit, par conséquent, le fondement de l'Autorité et de l'État capitalistes : l'asservissement et l'exploitation habituelles des masses par la violence. (Exemple : l'État « ouvrier et paysan » des bolcheviks.)

VI. LE RÔLE DES ANARCHISTES ET DES MASSES DANS LA LUTTE ET LA RÉVOLUTION SOCIALES

Les forces principales de la révolution sociale sont : la classe ouvrière des villes, les masses paysannes et une partie de l'intelligentsia laborieuse.

Remarque. — Tout en étant, de même que le prolétariat des villes et des campagnes, une classe opprimée et exploitée, l'intelligentsia laborieuse est relativement plus désunie que les ouvriers et les paysans, grâce aux privilèges économiques octroyés par la bourgeoisie à certains de ses éléments. C'est pourquoi, les premiers jours de la révolution sociale, les couches les moins aisées de l'intelligentsia seulement y prendront une part active.

La conception anarchiste du rôle des masses dans la révolution sociale et dans la construction du socialisme diffère, d'une façon typique, de celle des partis étatistes. Tandis que le bolchevisme et les courants qui lui sont apparentés estiment que la masse laborieuse ne possède que des instincts révolutionnaires destructifs, étant incapable d'une activité révolutionnaire créatrice et constructrice — raison principale pour laquelle cette dernière doit se concentrer entre les mains des hommes formant le gouvernement de l'État ou le Comité Central du Parti —, les anarchistes pensent, au contraire, que la masse laborieuse porte en elle d'énormes possibilités créatrices et constructrices, et ils aspirent à supprimer les obstacles empêchant leur manifestation.

Les anarchistes considèrent l'État précisément comme obstacle principal, usurpant tous les droits des masses et leur enlevant toutes les fonctions de la vie économique et sociale. L'État doit périr, non pas « un jour», dans la société future, mais tout de suite. Il doit être détruit par les travailleurs, le premier jour de leur victoire, et ne doit pas être rétabli sous quelque forme que cela soit. Il sera remplacé par un système fédéraliste des organisations de production et de consommation des travailleurs, unifiées fédérativement et s'auto-administrant. Ce système exclut aussi bien l'organisation de l'Autorité que la dictature d'un parti, quel qu'il soit.

La révolution russe de 1917 montre précisément cette orientation du processus d'émancipation sociale dans la création du système des soviets des ouvriers et paysans et des comités d'usines. Sa triste erreur fut de ne pas avoir liquidé, en temps opportun, l'organisation du Pouvoir d'État : du gouvernement provisoire d'abord, du pouvoir bolchevik ensuite. Les bolcheviks, mettant à profit la confiance des ouvriers et des paysans, réorganisèrent l'État bourgeois conformément aux circonstances du moment et tuèrent ensuite, à l'aide de cet État, l'activité créatrice des masses : en étouffant le régime libre des soviets et des comités d'usines qui représentaient les premiers pas vers l'édification d'une société non-étatique, socialiste.

L'action des anarchistes peut être divisée en deux périodes : celle d'avant la révolution, et celle pendant la révolution. Dans l'un et dans l'autre cas, les anarchistes ne pourront remplir leur rôle seulement en tant que force organisée ayant une conception nette des objectifs de leur lutte et des voies menant vers la réalisation de ces objectifs.

La tâche fondamentale de l'Union Anarchiste Générale, en période pré-révolutionnaire, doit être la préparation des ouvriers et des paysans à la révolution sociale.

En niant la démocratie formelle (bourgeoise), l'Autorité et l'État, en proclamant l'émancipation complète du travail, l'anarchisme accentue au maximum les principes rigoureux de la lutte des classes, il éveille et développe dans les masses la conscience de classe et l'intransigeance révolutionnaire de classe.

C'est précisément dans le sens de l'intransigeance de classe, de l'antidémocratisme, de l'anti-étatisme, des idéaux du communisme anarchiste, que l'éducation libertaire des masses doit se faire. Mais l'éducation seule ne suffit pas. Ce qui est nécessaire aussi, c'est une certaine organisation anarchiste des masses. Pour la réaliser, il faut œuvrer dans deux sens : d'une part, dans celui de la sélection et du groupement des forces révolutionnaires ouvrières et paysannes sur une base théorique communiste libertaire (organisations libertaires spécifiques) ; d'autre part, dans le sens du regroupement des ouvriers et paysans révolutionnaires sur une base économique de production et de consommation (organisations de production des ouvriers et paysans révolutionnaires, coopératives ouvrières et paysannes libres, etc.).

La classe ouvrière et paysanne, organisée sur une base de production et de consommation et pénétrée des positions de l'anarchisme révolutionnaire, sera le premier point d'appui de la révolution sociale. Plus ces milieux deviendront conscients et organisés d'une façon anarchiste, dès à présent, plus ils manifesteront une volonté d'intransigeance et de création libertaires au moment de la révolution.

Quant à la classe ouvrière en Russie, il est clair qu'après huit ans de dictature bolchevique, ayant enchaîné les besoins naturels des masses d'activité libre, etc., et démontré, mieux que quiconque, la véritable nature de toute autorité, elle recèle en elle des possibilités énormes pour la formation d'un mouvement anarchiste de masse. Les militants anarchistes organisés doivent aller immédiatement, avec toutes leurs forces disponibles, à la rencontre de ces besoins et possibilités, afin de ne pas leur permettre de dégénérer en réformisme (menchévisme). Avec la même urgence, les anarchistes doivent s'appliquer de toutes leurs forces à organiser la paysannerie pauvre, écrasée par le pouvoir étatique, recherchant une issue et recelant des possibilités révolutionnaires énormes en elle.

Le rôle des anarchistes, en période révolutionnaire, ne peut se borner à la seule propagande de mots d'ordre et des idées libertaires.

La vie apparaît comme l'arène, non seulement de la propagande de telle ou telle conception, mais aussi au même degré comme l'arène de la lutte, de la stratégie et des aspirations de ces conceptions à la direction de la vie sociale et économique.

Plus que toute autre conception, l'anarchisme doit devenir la conception directrice de la révolution sociale car ce ne sera que sur la base théorique de l'anarchisme que la révolution sociale pourra aboutir à l'émancipation complète du Travail.

La position directrice des idées anarchistes dans la révolution signifie une direction théorique anarchiste des événements. Il ne faut pas confondre, toutefois, cette force théorique motrice avec la direction politique des partis étatistes qui aboutit finalement au Pouvoir d'État.

L'anarchisme n'aspire ni à la conquête du pouvoir politique, ni à la dictature. Son aspiration principale est d'aider les masses à prendre la voie authentique de la révolution sociale et de la construction socialiste. Mais il ne suffit pas que les masses prennent la voie de la révolution sociale. Il est nécessaire aussi de maintenir cette orientation de la révolution et de ses objectifs : la suppression de la société capitaliste, au nom de celle des travailleurs libres. Comme l'expérience de la révolution russe de 1917 nous l'a montré, cette dernière tâche est loin d'être facile, à cause surtout des nombreux partis qui cherchent à orienter le mouvement dans une direction opposée à la révolution sociale.

Bien que les masses s'expriment profondément dans les mouvements sociaux par des tendances et des mots d'ordre anarchistes, ceux-ci restent cependant éparpillés, n'étant pas coordonnés et, par conséquent, n'amènent pas à organiser la puissance motrice des idées libertaires qui est nécessaire pour garder dans la révolution sociale l'orientation et les objectifs anarchistes. Cette force théorique motrice ne peut s'exprimer que par un collectif spécialement créé par les masses à cet effet. Les éléments anarchistes organisés et l'Union Anarchiste Générale constituent précisément ce collectif.

Les devoirs théoriques et pratiques de ce collectif, au moment de la révolution, sont considérables.

Il doit manifester de l'initiative et déployer une participation totale dans tous les domaines de la révolution sociale : celui de l'orientation et du caractère général de la révolution, celui de la guerre civile et de la défense de la révolution, celui des tâches positives de la révolution dans la nouvelle production, de la consommation, de la question agraire, etc.

Sur toutes ces questions, et sur nombre d'autres, la masse exige des anarchistes une réponse claire et précise. Et, du moment que les anarchistes prônent une conception de la révolution et de la structure de la société, ils sont obligés de donner à toutes ces questions une réponse nette, de relier la solution de ces problèmes à la conception générale du communisme libertaire et de consacrer toutes leurs forces à leur réalisation effective.

Dans ce cas seulement, l'Union Anarchiste Générale et le mouvement anarchiste assurent complètement leur fonction théorique directrice dans la révolution sociale.

VII. LA PÉRIODE TRANSITOIRE

Les partis politiques socialistes comprennent, sous l'expression « période de transition», une phase déterminée dans la vie d'un peuple, dont les traits caractéristiques sont : la rupture avec l'ancien ordre des choses et l'instauration d'un nouveau système économique et politique, système qui, toutefois, ne représente pas encore l'émancipation complète des travailleurs.

Dans ce sens, tous les programmes minimum des partis politiques socialistes, par exemple le programme démocratique des socialistes opportunistes ou le programme de « la dictature du prolétariat » des communistes, sont des programmes de la période transitoire.

Le trait essentiel de ces programmes minimum est que, tous, ils estiment impossible, pour le moment, la réalisation complète des idéaux des travailleurs : leur indépendance, leur liberté, leur égalité — et, par conséquent, conservent toute une série d'institutions du système capitaliste : le principe de la contrainte étatiste, la propriété privée des moyens et instruments de production, le salariat, et plusieurs autres, selon les buts auxquels tel ou tel autre programme des partis se réfère.

Les anarchistes ont toujours été les adversaires de principe de programmes semblables, estimant que la construction de systèmes transitoires qui maintiennent les principes d'exploitation et de contraintes des masses, mène inévitablement à une nouvelle croissance de l'esclavage.

Au lieu d'établir des programmes minimum politiques, les anarchistes ont toujours défendu l'idée de la révolution sociale immédiate, qui priverait la classe capitaliste des privilèges politiques et économiques, et remettrait les moyens et les instruments de production, ainsi que toutes les fonctions de la vie économique et sociale, entre les mains des travailleurs.

Cette position, les anarchistes la gardent jusqu'à présent.

L'idée de la période transitoire, selon laquelle la révolution sociale doit aboutir, non pas à la société communiste, mais à un système X, conservant des éléments et des survivances du vieux système capitaliste, est anti-sociale par essence. Elle menace de faire aboutir au renforcement et au développement de ces éléments jusqu'à leurs dimensions d'autrefois, et fait rétrograder les événements.

Un exemple éclatant en est le régime de « la dictature du prolétariat » établi par les bolcheviks en Russie.

Selon eux, ce régime ne devait être qu'une étape transitoire vers le communisme total. En réalité, cette étape a abouti, de fait, à la restauration de la société de classes, au fond de laquelle se trouvent, comme auparavant, les ouvriers et les paysans pauvres.

Le centre de gravité dans la construction de la société communiste ne consiste pas en la possibilité d'assurer à chaque individu, dès le premier jour de la révolution, la liberté illimitée de pouvoir satisfaire ses besoins, mais s'affirme dans le fait de conquérir la base sociale de cette société et d'établir les principes de rapports égalitaires entre les individus. Quant à la question d'une abondance de biens plus ou moins grande, elle ne se situe pas au niveau du principe mais se pose comme un problème technique.

Le principe fondamental sur lequel sera érigée la société nouvelle, principe sur lequel reposera, pour ainsi dire, cette société et qui ne devra être restreint en aucune mesure, est celui de l'égalité des rapports, de la liberté et de l'indépendance des travailleurs. Or, ce principe représente justement l'exigence première fondamentale des masses au nom de laquelle elles se soulèveront seulement pour la révolution sociale.

De deux choses l'une : ou bien la révolution sociale se terminera par la défaite des travailleurs et, dans ce cas, il faudra recommencer à se préparer à la lutte, à une nouvelle offensive contre le système capitaliste ; ou bien elle amènera la victoire des travailleurs et, dans ce cas, ces derniers, s'étant emparés des moyens leur permettant de s'auto-administrer — de la terre, de la production et des fonctions sociales —, ils entameront la construction de la société libre.

C'est ce qui caractérisera le début de l'édification de la société communiste qui, une fois commencée, suivra alors, sans interruption, le cours de son développement, en se fortifiant et en se perfectionnant sans cesse.

De cette façon, la prise en mains des fonctions productrices et sociales par les travailleurs tracera une ligne de démarcation nette entre l'époque étatiste et celle du non-étatisme.

S'il veut devenir le porte-parole des masses en lutte, le drapeau de toute une époque sociale-révolutionnaire, l'anarchisme ne doit pas assimiler son programme aux survivances du monde périmé, aux tendances opportunistes des systèmes et des périodes de transition, ni cacher ses principes fondamentaux, mais, au contraire, les développer et les appliquer au maximum.

VIII. ANARCHISME ET SYNDICALISME

Nous considérons comme artificielle, privée de tout fondement et de tout sens, la tendance d'opposer le communisme libertaire au syndicalisme et vice versa.

Les notions de l'anarchisme et du syndicalisme appartiennent à deux plans différents. Tandis que le communisme, c'est-à-dire la société libre des travailleurs égaux, est le but de la lutte anarchiste, le syndicalisme, c'est-à-dire le mouvement ouvrier révolutionnaire par profession, n'est que l'une des formes de la lutte révolutionnaire de classe. En unissant les ouvriers sur la base de la production, le syndicalisme révolutionnaire, comme du reste tout groupement professionnel, n'a pas de théorie déterminée ; il n'a pas une conception du monde répondant à toutes les questions sociales et politiques compliquées de la réalité contemporaine. Il reflète toujours l'idéologie de divers groupements politiques, de ceux notamment qui œuvrent le plus intensément dans ses rangs.

Notre attitude vis-à-vis du syndicalisme révolutionnaire découle de ce qui vient d'être dit. Sans nous préoccuper ici de résoudre à l'avance la question du rôle des syndicats révolutionnaires au lendemain de la révolution, c'est-à-dire de savoir s'ils seront les organisateurs de toute la production nouvelle, ou s'ils céderont ce rôle aux soviets ouvriers, ou encore aux comités d'usines, nous estimons que les anarchistes doivent participer au syndicalisme révolutionnaire comme l'une des formes du mouvement ouvrier révolutionnaire.

Cependant, la question, telle qu'elle se pose aujourd'hui, n'est pas de savoir si les anarchistes doivent ou non participer au syndicalisme révolutionnaire, mais plutôt, comment et dans quel but ils doivent y prendre part.

Nous considérons toute la période précédente, jusqu'à nos jours — lorsque les anarchistes entraient dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire, en qualité de militants et de propagandistes individuels —, comme une période de relations artisanales vis-à-vis du mouvement syndical.

L'anarcho-syndicalisme, cherchant à introduire avec force les idées libertaires dans l'aile gauche du syndicalisme révolutionnaire, au moyen de la création de syndicats de type anarchiste, représente, sous ce rapport, un pas en avant ; mais il ne dépasse pas encore tout à fait la méthode empirique. Car l'anarcho-syndicalisme ne lie pas obligatoirement l'œuvre « d'anarchisation » du mouvement syndicaliste avec celle de l'organisation des forces anarchistes en dehors de ce mouvement. Or, ce n'est qu'à la condition d'une telle liaison qu'il est possible « d'anarchiser » le syndicalisme révolutionnaire et de l'empêcher de dévier vers l'opportunisme et le réformisme.

Considérant le syndicalisme révolutionnaire uniquement comme un mouvement professionnel des travailleurs n'ayant pas une théorie sociale et politique déterminée et, par conséquent, étant impuissant à résoudre par lui-même la question sociale, nous estimons que la tâche des anarchistes dans les rangs de ce mouvement consiste à y développer les idées libertaires, à le diriger dans un sens libertaire, afin de le transformer en une armée active de la révolution sociale. Il importe de ne jamais oublier que, si le syndicalisme ne trouve pas d'appui en temps opportun de la théorie anarchiste, il s'appuie alors, bon gré mal gré, sur l'idéologie d'un parti politique étatiste quelconque.

Le syndicalisme français, qui a brillé jadis de mots d'ordre et de tactiques anarchistes, tombé ensuite sous l'influence des bolcheviks, et surtout, des socialistes opportunistes, en est un exemple frappant.

Mais la tâche des anarchistes dans les rangs du mouvement ouvrier révolutionnaire ne pourra être remplie qu'à condition que leur œuvre y soit étroitement liée et conciliée avec l'activité de l'organisation anarchiste se trouvant en dehors du syndicat. Autrement dit, nous devons entrer dans le mouvement professionnel révolutionnaire comme une force organisée, responsable du travail accompli dans les syndicats devant l'organisation anarchiste générale, et orienté par cette dernière.

Sans nous borner à la création des syndicats anarchistes, nous devons chercher à exercer notre influence théorique sur le syndicalisme révolutionnaire tout entier, et dans toutes ses formes (les I.W.W., les unions professionnelles russes, etc.). Ce but, nous ne pourrons l'atteindre autrement qu'en nous mettant à l'œuvre en tant que collectif anarchiste rigoureusement organisé, mais en aucun cas en petits groupes empiriques, n'ayant entre eux ni liaison organisationnelle, ni convergence théorique.

Des groupements anarchistes dans les entreprises et les usines, préoccupés par la création de syndicats anarchistes, menant la lutte dans les syndicats révolutionnaires pour la prépondérance des idées libertaires dans le syndicalisme ; groupements orientés dans leur action par une organisation anarchiste générale : tels sont le sens et les formes de l’attitude des anarchistes vis-à-vis du syndicalisme révolutionnaire et des mouvements professionnels révolutionnaires qui s'y rattachent.

Partie constructive

1. LE PROBLÈME DU PREMIER JOUR DE LA RÉVOLUTION SOCIALE

Le but fondamental du monde du Travail en lutte est la fondation, au moyen de la révolution, d'une société communiste libre, égalitaire, fondée sur le principe : « De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins. »

Cependant, cette société ne se réalisera pas d'elle-même, uniquement par la force du bouleversement social. Sa réalisation se présentera comme un processus social-révolutionnaire plus ou moins prolongé, orienté par les forces organisées du Travail victorieux sur une voie déterminée.

Notre tâche est d'indiquer d'ores et déjà cette voie, de formuler les problèmes positifs et concrets qui se poseront aux travailleurs dès le premier jour de la révolution sociale. Le sort même de cette dernière dépendra de leur juste solution.

Il va de soi que la construction de la nouvelle société ne sera possible qu'après la victoire des travailleurs sur le système actuel capitaliste et bourgeois et sur ses représentants. Il est impossible de commencer la construction d'une nouvelle économie et de nouveaux rapports sociaux tant que la puissance de l'État défendant le régime d'esclavage n'a pas été brisée, tant que les ouvriers et paysans n'auront pas pris entre leurs mains, dans le régime révolutionnaire, l'économie industrielle et agraire du pays.

Par conséquent, la toute première tâche de la révolution sociale est de détruire l'édifice étatiste de la société capitaliste, de priver la bourgeoisie et, en général, tous les éléments socialement privilégiés, des moyens du pouvoir, et d'établir partout la volonté du prolétariat révolté, exprimée dans les principes fondamentaux de la révolution sociale. Cet aspect destructif et combatif de la révolution ne fera que déblayer la route en vue des tâches positives formant le sens et l'essence de la révolution sociale.

Ces tâches sont les suivantes :

1. La solution, dans le sens communiste libertaire, du problème de la production industrielle du pays.

2. La solution, dans le même sens, du problème agraire.

3. La solution du problème de la consommation (l'approvisionnement).

2. La production

Tenant compte du fait que l'industrie du pays est le résultat des efforts de plusieurs générations de travailleurs, et que les diverses branches de l'industrie sont étroitement liées entre elles, nous considérons toute la production actuelle comme un seul atelier de producteurs, appartenant totalement à tous les travailleurs dans leur ensemble, et à personne en particulier.

Le mécanisme productif du pays est global et il appartient à toute la classe ouvrière. Cette thèse détermine le caractère et la forme de la production nouvelle. Elle sera aussi globale, commune dans le sens que les produits réalisés par les travailleurs appartiendront à tous. Ces produits, de quelque catégorie qu'ils soient, constitueront le fonds général d'approvisionnement des travailleurs, où tout participant à la production nouvelle recevra tout ce dont il aura besoin, sur une base égale pour tous.

Le nouveau système de production supprimera totalement le salariat et l'exploitation sous toutes leurs formes, et établira à leur place le principe de la collaboration fraternelle et solidaire des travailleurs.

La classe intermédiaire qui, dans la société capitaliste moderne, exerce des fonctions intermédiaires — le commerce et autres —, de même que la bourgeoisie, devront prendre part à la nouvelle production, dans les mêmes conditions que tous les autres travailleurs. Dans le cas contraire, ces classes se mettront elles-mêmes hors de la société laborieuse.

Il n'y aura pas de patrons, que ce soit l'entrepreneur, le propriétaire, ou l'État-propriétaire (comme c'est le cas aujourd'hui dans l'État des bolcheviks). Dans la nouvelle production, les fonctions organisatrices passeront à des organes administratifs créés spécialement à cet effet par les masses ouvrières : soviets ouvriers, comités d'usines ou administrations ouvrières des entreprises et des usines. Ces organes, reliés entre eux sur le plan d'une commune, d'un district, et ensuite de tout le pays, formeront des institutions de commune, de district, et enfin, générales et fédérales de gestion de la production. Désignés par la masse et se trouvant constamment sous son contrôle et son influence, tous ces organes seront constamment renouvelés et réaliseront ainsi l'idée de l'auto-administration authentique des masses.

La production unifiée, dont les moyens et les produits appartiennent à tous, ayant remplacé le salariat par le principe de la collaboration fraternelle et ayant établi l'égalité des droits pour tous les producteurs ; production menée par des organes de gestion ouvrière, élus par les masses : tel est le premier pas pratique sur la voie de la réalisation du communisme libertaire.

3. La consommation

Ce problème surgira dans la révolution sous un double aspect :

1. Le principe de la recherche des produits de consommation.

2. Le principe de leur répartition.

En ce qui concerne la répartition des produits de consommation, les solutions dépendront surtout de la quantité des produits disponibles, du principe de la conformité au but, etc.

La révolution sociale, se chargeant de la reconstruction de tout l'ordre social actuel, prend sur elle par là même l'obligation de s'occuper des besoins vitaux de tous. La seule exception est le groupe des non-travailleurs — ceux qui refusent de prendre part à la nouvelle production pour des motifs d'ordre contre-révolutionnaire. Mais, en général, et à l'exception de cette dernière catégorie de gens, la satisfaction des besoins de toute la population du territoire de la révolution sociale est assurée par la réserve de consommation générale. Dans le cas où la quantité de produits est insuffisante, elle est répartie selon le principe de la plus grande urgence, c'est-à-dire, en premier lieu, aux enfants, aux malades et aux familles ouvrières.

Un problème beaucoup plus difficile sera celui de l'organisation du fonds de consommation même.

Sans aucun doute, aux premiers jours de la révolution, les villes ne disposeront pas de tous les produits indispensables à la vie de la population. En même temps, les paysans auront en abondance les produits dont les villes manqueront.

Les communistes libertaires ne peuvent avoir aucun doute sur le caractère mutuel des relations entre la ville et la campagne laborieuses. Ils estiment que la révolution sociale ne peut être réalisée autrement que par les efforts communs des ouvriers et des paysans. Par conséquent, la solution du problème de la consommation dans la révolution ne sera possible qu'au moyen d'une collaboration révolutionnaire étroite de ces deux catégories de travailleurs.

Pour établir cette collaboration, la classe ouvrière des villes, ayant pris en mains la production, devra immédiatement songer aux besoins vitaux de la campagne et tâcher de fournir les produits de consommation de tous les jours, les moyens et les instruments pour la culture agricole collective. Les mesures de solidarité manifestées par les ouvriers à l'égard des besoins des paysans, provoqueront le même geste chez ceux-ci qui, en retour, fourniront collectivement aux villes les produits du travail rural, dont en premier lieu ceux d'alimentation.

Des coopératives ouvrières et paysannes seront les premiers organes assurant les besoins d'alimentation et d'approvisionnement économique des villes et de la campagne. Chargées plus tard de fonctions plus importantes et plus constantes, notamment de fournir tout ce qui est nécessaire pour assurer et développer la vie économique et sociale des ouvriers et paysans, ces coopératives seront par cela même transformées en organes permanents d'approvisionnement des villes et de la campagne.

Cette solution du problème d'approvisionnement permettra au prolétariat de créer un fonds d'approvisionnement permanent, ce qui se répercutera d'une façon favorable et décisive sur le sort de toute la nouvelle production.

4. La terre

Nous considérons comme principales forces révolutionnaires et créatrices dans la solution de la question agraire les paysans travailleurs — ceux qui n'exploitent pas le labeur d'autrui — et le prolétariat salarié de la campagne. Leur tâche sera d'accomplir le nouveau remaniement des terres, afin d'établir l'utilisation et l'exploitation de la terre sur des principes communistes.

De même que l'industrie, la terre, exploitée et cultivée par des générations successives de travailleurs, est le produit de leurs efforts communs. Elle appartient aussi à tout le peuple laborieux dans son ensemble, et à personne en particulier. En tant que propriété commune et inaliénable des travailleurs, la terre ne peut pas être, non plus, l'objet d'achat ou de vente, ni de fermage ; elle ne peut donc servir de moyen d'exploitation du labeur d'autrui.

La terre est aussi une sorte d'atelier populaire commun où le monde des travailleurs produit les moyens de vivre. Mais c'est un genre d'atelier où chaque travailleur (paysan) a pris l'habitude, grâce à certaines conditions historiques, d'accomplir son travail lui-même, de le réaliser indépendamment des autres producteurs. Tandis que, dans l'industrie, la méthode collective du travail est essentiellement nécessaire et la seule possible ; en agriculture, elle n'est pas la seule possible à notre époque. La plupart des paysans cultivent la terre par leurs propres moyens.

Par conséquent, lorsque les terres et les moyens de leur exploitation passeront aux paysans, sans possibilité de vente ni de fermage, la question des formes de leur usufruit et des moyens de leur exploitation (communalement ou en famille) n'aura pas tout de suite une solution complète et définitive, ainsi qu'il en sera dans le domaine de l'industrie. Les premiers temps on aura recours, très probablement, à l'un et à l'autre de ces moyens.

Ce seront les paysans révolutionnaires qui établiront eux-mêmes la forme définitive de l'exploitation et de l'usufruit de la terre. Aucune pression du dehors n'est possible dans cette question.

Toutefois, puisque nous estimons que seule la société communiste, au nom de laquelle sera, du reste, faite la révolution sociale, délivre les travailleurs de leur situation d'esclaves et d'exploités, et leur donne une liberté complète et l'égalité ; puisque les paysans constituent la majorité écrasante de la population (près de 85% en Russie)[199] et que, par conséquent, le régime agraire établi par les paysans sera le facteur décisif dans les destinées de la révolution ; puisque enfin, l'économie privée dans l'agriculture amène, de même que l'industrie privée, le commerce, l'accumulation, la propriété privée et la restauration du capital, notre devoir sera de faire, dès à présent, tout le nécessaire, afin de faciliter la solution de la question agraire dans un sens collectif.

Dans ce but, nous devons, dès maintenant, mener parmi les paysans une forte propagande en faveur de l'économie agraire collective.

La fondation d'une Union Paysanne spécifique de tendance libertaire facilitera considérablement cette tâche.

Dans ce sens, le progrès technique va avoir une importance énorme, facilitant l'évolution de l'agriculture, et aussi la réalisation du communisme dans les villes, surtout dans l'industrie. Si, dans leurs rapports avec les paysans, les ouvriers vont agir, non pas individuellement ou par groupes séparés, mais en tant qu'immense collectif communiste, embrassant des branches entières de l'industrie ; s'ils songent, au surplus, aux besoins vitaux de la campagne et s'ils fournissent à chaque village en même temps que des objets d'usage quotidien, des outils et machines pour l'exploitation collective de la terre, cela donnera certainement aux paysans une impulsion vers le communisme dans l'agriculture.

5. La défense de la révolution

La question de la défense de la révolution se rapporte aussi au problème du « premier jour». Au fond, le moyen le plus puissant de la défense de la révolution est la solution heureuse de ses problèmes positifs : celui de la production, de la consommation et de la terre. Une fois ces problèmes résolus d'une façon juste, aucune force contre-révolutionnaire ne pourra faire changer ou vaciller le régime libre des travailleurs. Néanmoins, les travailleurs auront à subir, malgré tout, une lutte sévère contre les ennemis de la révolution, afin de défendre et de maintenir son existence concrète.

La révolution sociale, qui menace les privilèges et l'existence même des classes non-travailleuses de la société actuelle, provoquera inéluctablement de leur part une résistance désespérée qui prendra l'allure d'une guerre civile acharnée.

Comme l'expérience russe l'a démontré, une telle guerre civile sera l'affaire, non pas de quelques mois, mais de plusieurs années.

Aussi heureux que soient les premiers pas des travailleurs au début de la révolution, les classes dominantes conserveront néanmoins, longtemps encore, une énorme capacité de résistance. Pendant plusieurs années, elles déclencheront des offensives contre la révolution, essayant de reconquérir le pouvoir et les privilèges dont elles furent privées.

Une armée nombreuse, la technique et la stratégie militaires, le capital — tout sera lancé contre les travailleurs victorieux.

Afin de conserver les conquêtes de la révolution, ces derniers devront créer des organes de défense de la révolution, afin d'opposer à l'offensive de la réaction une force combattante, correspondant à la hauteur de la tâche. Les premiers jours de la révolution, cette force combattante sera formée par tous les ouvriers et paysans armés. Mais cette force armée spontanée ne sera valable que les premiers jours, lorsque la guerre civile n'aura pas encore atteint son point culminant et que les deux parties en lutte n'auront pas encore créé des organisations militaires régulièrement constituées.

Dans la révolution sociale, le moment le plus critique est, non pas celui de la suppression de l'Autorité, mais celui qui suit, c'est-à-dire celui où les forces du régime abattu déclenchent une offensive générale contre les travailleurs et où il s'agit de sauvegarder les conquêtes obtenues.

Le caractère même de cette offensive, ainsi que la technique et le développement de la guerre civile, obligeront les travailleurs à créer des contingents révolutionnaires militaires déterminés. La nature et les principes fondamentaux de ces formations doivent être déterminés à l'avance. En niant les méthodes étatistes et autoritaires de gouvernement des masses, nous nions par cela même le moyen étatiste d'organiser la force militaire des travailleurs, autrement dit le principe d'une armée étatiste fondée sur le service militaire obligatoire. C'est le principe du volontariat, en accord avec les positions fondamentales du communisme libertaire, qui doit être mis à la base des formations militaires des travailleurs. Les détachements de partisans insurgés, ouvriers et paysans, qui menèrent l'action militaire dans la révolution russe, peuvent être cités comme exemples de telles formations.

Toutefois, il ne faut pas comprendre le volontariat et l'action de partisans dans le sens étroit de ces mots, c'est-à-dire comme une lutte des détachements ouvriers et paysans contre l'ennemi local, non coordonnés entre eux par un plan d'opération général et agissant chacun sous sa propre responsabilité, à ses propres risques et périls. L'action et la tactique des partisans devront être orientées, dans la période de leur développement complet, par une stratégie révolutionnaire commune.

Semblable à toute guerre, la guerre civile ne pourrait être menée avec succès par les travailleurs qu'en appliquant les deux principes fondamentaux de toute action militaire : l'unité du plan d'opérations et l'unité de commandement commun. Le moment le plus critique de la révolution sera celui où la bourgeoisie marchera contre la révolution en forces organisées. Ce moment critique obligera les travailleurs à recourir à ces principes de la stratégie militaire.

De cette façon, vu les nécessités de la stratégie militaire, et aussi de la stratégie de la contre-révolution, les forces armées de la révolution devront se fondre inévitablement en une armée révolutionnaire générale ayant un commandement commun et un plan commun d'opérations.

Les principes suivants seront mis à la base de cette armée :

a/ le caractère de classe de l'armée ;

b/ le volontariat (toute contrainte sera absolument exclue de l'œuvre de la défense révolutionnaire) ;

c/ la libre discipline (l'auto-discipline) révolutionnaire ; (le volontariat et l'auto-discipline révolutionnaires s'harmoniseront complètement ensemble, et rendront l'armée de la révolution moralement plus forte que n'importe quelle armée d'État) ;

d/ la subordination complète de l'armée révolutionnaire aux masses ouvrières et paysannes, en la personne des organismes ouvriers et paysans communs pour tout le pays, placés par les masses aux postes dirigeants de la vie économique et sociale.

Autrement dit : l'organe de la défense de la révolution chargé de combattre la contre-révolution, aussi bien sur les fronts militaires ouverts que sur ceux de la guerre civile interne (les complots de la bourgeoisie, les préparatifs des actions contre-révolutionnaires, etc.), sera entièrement du ressort des organisations productives ouvrières et paysannes, auxquelles il sera soumis, et par lesquelles il sera dirigé politiquement.

Remarque. — Tout en devant être structurée, conformément à des principes communistes libertaires déterminés, l'armée elle-même ne doit pas être considérée comme un élément de principe. Elle n'est que la conséquence de la stratégie militaire dans la révolution, une mesure stratégique à laquelle les travailleurs seront fatalement amenés par le processus même de la guerre civile. Mais cette mesure doit attirer l'attention dès à présent. Elle doit être soigneusement étudiée, afin d'éviter, dans l'œuvre de la protection et de la défense de la révolution, tout retard irréparable, car des retards pendant les jours de la guerre civile, pourront s'avérer néfastes pour l'issue de toute la révolution sociale.

Partie organisationnelle

Les principes de l'organisation anarchiste

Les positions générales constructives exposées plus haut constituent la plate-forme d'organisation des forces révolutionnaires de l'anarchisme.

Cette plate-forme, contenant une orientation théorique et tactique déterminée apparaît comme le minimum, auquel il est nécessaire de se rallier d'urgence à tous les militants du mouvement anarchiste organisé.

Sa tâche est de grouper autour d'elle tous les éléments sains du mouvement anarchiste en une seule organisation générale, active et agissante d'une façon permanente : l'Union Générale des Anarchistes. Les forces de tous les militants actifs de l'anarchisme devront être orientées vers la création de cette organisation.

Les principes fondamentaux d'organisation d'une Union Générale des Anarchistes devront être les suivants :

1. L'UNITÉ IDÉOLOGIQUE

L'idéologie représente la force qui dirige l'activité des personnes et des organisations par une voie définie et dans un but déterminé. Naturellement, elle doit être commune pour toutes les personnes et toutes les organisations adhérant à l'Union Générale. Toute l'activité de l'Union Anarchiste Générale, aussi bien dans son ensemble que dans les détails, doit être en concordance parfaite et constante avec les principes idéologiques professés par l'Union.

2. L'UNITÉ TACTIQUE OU MÉTHODE COLLECTIVE D'ACTION

Les méthodes tactiques employées par les membres séparés ou les groupes de l'Union doivent également être unitaires, c'est-à-dire se trouver en concordance rigoureuse aussi bien entre elles qu'avec l'idéologie et la tactique générales de l'Union.

Une ligne tactique commune dans le mouvement a une importance décisive pour l'existence de l'organisation et de tout le mouvement : elle le débarrasse de l'effet néfaste de plusieurs tactiques s'opposant les unes aux autres, elle concentre toutes les forces du mouvement, leur fait prendre une direction commune aboutissant à un objectif déterminé

3. LA RESPONSABILITÉ COLLECTIVE

La pratique d'agir sous sa responsabilité personnelle doit être condamnée et rejetée, d'une façon décisive, dans les rangs du mouvement anarchiste.

Les domaines de la vie révolutionnaire, sociale et politique sont avant tout profondément collectifs par leur nature. L'activité sociale révolutionnaire ne peut pas se fonder, dans ces domaines, sur la responsabilité personnelle des militants isolés.

L'organe exécutif du mouvement anarchiste général — L'Union Anarchiste —, se dressant de manière décisive contre la tactique de l'individualisme irresponsable, introduit dans ses rangs le principe de la responsabilité collective : l'Union tout entière sera responsable de l'activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque membre sera responsable de l'activité révolutionnaire et politique de toute l'Union.

4. LE FÉDÉRALISME

L'anarchisme a toujours nié l'organisation centralisée, aussi bien dans le domaine de la vie sociale des masses que dans celui de son action politique. Le système de centralisation tient sur l'amoindrissement de l'esprit de critique, de l'initiative et l'indépendance de chaque individu et sur la soumission aveugle de vastes masses au « centre». Les conséquences naturelles inévitables de ce système sont l'asservissement et la mécanisation de la vie sociale et de la vie des partis.

A l'encontre du centralisme, l'anarchisme a toujours professé et défendu le principe du fédéralisme, qui concilie l'indépendance et l'initiative de l'individu ou de l'organisation, avec le service de la cause commune.

En conciliant l'idée de l'indépendance et de la plénitude des droits de chaque individu avec le service des nécessités et des besoins sociaux, le fédéralisme ouvre, par cela même, les portes à toute manifestation saine des facultés de chaque individualité.

Mais, très souvent, le principe fédéraliste fut déformé dans les rangs anarchistes : on le comprenait trop souvent comme le droit de manifester surtout son « ego», sans l'obligation de tenir compte des devoirs vis-à-vis de l'organisation.

Cette fausse interprétation désorganisa notre mouvement dans le passé. Il est temps d'y mettre fin d'une manière ferme et irréversible.

Le fédéralisme signifie la libre entente des individus et d'organisations pour un travail collectif orienté vers un objectif commun.

Or, une telle entente et l'union fédérative basée sur celle-ci, ne deviennent des réalités, au lieu d'être des fictions et des illusions, qu'à la condition sine qua non que tous les participants à l'entente et à l'Union remplissent de la façon la plus complète les devoirs acceptés et se conforment aux décisions prises en commun.

Dans une œuvre sociale, aussi vaste que soit la base fédéraliste sur laquelle elle est bâtie, il ne peut y avoir de droits sans obligations, comme il ne peut y avoir de décisions sans leur exécution. C'est d'autant moins admissible dans une organisation anarchiste, qui prend exclusivement sur elle des obligations vis-à-vis des travailleurs et de leur révolution sociale.

Par conséquent, le type fédéraliste de l'organisation anarchiste, tout en reconnaissant à chaque membre de l'organisation le droit à l'indépendance, à l'opinion libre, à l'initiative et à la liberté individuelle, charge chaque membre de devoirs organisationnels déterminés, exigeant leur exécution rigoureuse, ainsi que l'exécution des décisions prises en commun.

A cette condition seulement, le principe fédéraliste sera vivant, l'organisation anarchiste fonctionnera correctement et se dirigera vers l'objectif défini.

L'idée de l'Union Générale Anarchiste pose le problème de la coordination et de l'accord des activités de toutes les forces du mouvement anarchiste.

Chaque organisation adhérente à l'Union représente une cellule vitale faisant partie de l'organisme commun. Chaque cellule aura son secrétariat, exécutant et orientant théoriquement le travail politique et technique de l'organisation.

En vue de la coordination de l'activité de toutes les organisations adhérentes à l'Union, un organe spécial sera créé : le Comité Exécutif de l'Union. Les fonctions suivantes seront à la charge de ce Comité : exécution des décisions prises par l'Union, dont celle-ci l'aura chargé ; l'orientation théorique et organisationnelle de l'activité des organisations isolées, conformément aux options théoriques et à la ligne tactique générale de l'Union ; mise en lumière de l'état général du mouvement ; maintien des liens de travail et organisationnels entre toutes les organisations de l'Union, ainsi qu'avec d'autres organisations.

Les droits, les responsabilités et les tâches pratiques du Comité exécutif sont fixés par le Congrès de l'Union Générale.

L'Union Générale des Anarchistes a un but déterminé et concret. Au nom du succès de la révolution sociale, elle doit, avant tout, choisir et absorber les éléments les plus révolutionnaires et les plus doués d’esprit critique parmi les ouvriers et les paysans.

Prônant la révolution sociale et étant, en outre, une organisation anti-autoritaire, qui aspire à l'abolition de la société de classe dès à présent, l'Union Générale des Anarchistes s'appuie de façon égale sur les deux classes fondamentales de la société actuelle : les ouvriers et les paysans. Elle servira de façon égale l'œuvre d'émancipation de ces deux classes.

En ce qui concerne les organisations professionnelles ouvrières et révolutionnaires des villes, l'Union Générale des Anarchistes devra accentuer tous ses efforts afin de devenir leur pionnier et leur guide théorique.

Elle se trace les mêmes tâches vis-à-vis de la masse paysanne exploitée. Comme point d'appui jouant le même rôle que les unions professionnelles révolutionnaires des ouvriers, l'Union s'efforcera de réaliser un réseau d'organisations économiques paysannes révolutionnaires, et de plus, une Union Paysanne spécifique, fondée sur des principes antiautoritaires.

Issue du cœur de la masse des travailleurs, l'Union Générale des Anarchistes doit prendre part à toutes les manifestations de leur vie, apportant partout et toujours l'esprit d'organisation, de persévérance, d'activité et d'offensive.

Dans ce cas seulement, elle peut remplir sa tâche, sa mission théorique et historique dans la révolution sociale des travailleurs, et devenir l'initiateur organisé de leur processus émancipateur.

3. Supplément à la plate-forme organisationnelle (Questions et Réponses) 2 novembre 1926

Comme il fallait s'y attendre, la plate-forme d'organisation de l'Union générale des anarchistes a provoqué un très vif intérêt auprès de plusieurs militants du mouvement libertaire russe. Tandis que les uns partagent entièrement l'idée générale et les thèses fondamentales de la « Plate-forme», d'autres formulent des critiques et expriment des doutes par rapport à certaines de ces thèses.

Nous saluons aussi bien l'attitude positive vis-à-vis de la plate-forme que celle de la véritable critique. Car, pour l'œuvre de création d'un programme anarchiste général et d'une organisation libertaire générale, également, une critique sincère, posée, substantielle est aussi importante que des initiatives créatrices positives.

Les questions que nous reproduisons ci-dessous relèvent précisément de ce genre de critique sérieuse et nécessaire, et c'est avec satisfaction que nous l'accueillons. En nous les envoyant, l'auteur (Marie Isidine —NdT), un militant de longue date, très estimé dans notre mouvement — les fit accompagner d’une lettre où il disait : « Évidemment, la plate-forme d'organisation est destinée à être discutée par tous les anarchistes. Avant de me faire une opinion définitive sur cette “plate-forme” et, peut-être, d'en parler dans la presse, je voudrais me faire expliquer certaines questions qui n’y sont pas suffisamment développées. Il se peut bien que d'autres lecteurs trouvent, dans la “plate-forme”, un bon nombre d'imprécisions, et que certaines objections ne soient basées que sur des malentendus. C'est pour cette raison que je désirerais vous poser, tout d'abord, une série de questions. Il serait très important que vous y répondiez de façon nette, car ce seront vos réponses qui permettront de saisir l’esprit général de la “plate-forme”. Peut-être trouverez-vous nécessaire d'y répondre dans votre revue. »

En terminant sa lettre, le camarade ajoute qu'il voudrait éviter la polémique dans les colonnes de la revue Diélo Trouda. C'est pourquoi il cherche, avant tout, à élucider certains points essentiels de la plate-forme.

Cette façon de voir est très juste. Il est extrêmement aisé d'avoir recours à la polémique pour se prononcer contre une opinion avec laquelle on est ou on croit être en désaccord. Il est encore plus facile de se borner exclusivement à une œuvre de polémique sans se préoccuper de formuler, à la place de l'opinion critiquée, une autre thèse positive. Ce qui est infiniment plus difficile, c'est de bien analyser la nouvelle opinion, de la comprendre, afin d'établir ensuite, à son égard, un point de vue bien motivé. C'est justement cette dernière voie, plus difficile, que choisit l'auteur des questions ci-dessous.

Ces questions, les voici :

1°/ Le point central de la Plate-forme est le ralliement de la majorité des militants du mouvement anarchiste, sur la base d'une ligne tactique et politique commune ; la formation d'une Union générale. Puisque vous êtes des fédéralistes, vous supposez, évidemment, une Union qui reliera des groupements autonomes. Or, vous supposez, également, l'existence d'un Comité Exécutif qui sera chargé de la « conduite idéologique et organisationnelle de l'activité des organisations isolées». Ce type d'organisation existe dans tous les partis, mais il n'est possible que si l'on admet le principe de la majorité. Dans votre organisation, chaque groupe aura-t-il la liberté d'arrêter sa propre tactique et d'établir son attitude vis-à-vis de chaque question donnée ? Si oui, alors votre unité n'aura qu'un caractère purement moral (comme ce fut et c'est encore toujours le cas dans le mouvement anarchiste). Si, au contraire, vous voulez une unité organisationnelle, cette unité sera forcément coercitive. Et alors, si vous admettez le principe majoritaire au sein de votre organisation, pour quelle raison le repousseriez-vous dans l'édification sociale ?

Il serait souhaitable que vous précisiez davantage la façon dont vous concevez la liaison fédéraliste, le rôle des Congrès et le principe majoritaire.

2°/ En parlant du « régime libre des soviets», quelles fonctions supposez-vous que ces soviets auront à exercer pour devenir « les premiers pas vers l'activité constructive non-étatiste» ? Quelle sera leur compétence ? Leurs décisions seront-elles obligatoires ?

3°/ « Les anarchistes devront conduire les événements au point de vue théorique», dit la plate-forme. Cette notion n'est pas suffisamment claire. Signifie-t-elle, simplement, que les anarchistes feront leur possible pour que les organisations (syndicales, locales, coopératives, etc.), qui auront à construire le nouvel ordre des choses, soient imbues d'idées libertaires ? Ou bien signifie-t-elle que les anarchistes se chargeront eux-mêmes de cette construction ? Dans ce dernier cas, en quoi cet état de choses se distinguerait-il de la « dictature d'un parti» ?

La mise au point de cette question a une très grande importance. Ceci d'autant plus que la même question se pose au sujet du rôle des anarchistes dans les unions syndicales. Que signifie l'expression : entrer dans les unions d'une façon organisée ? Signifie-t-elle, simplement, que les camarades œuvrant dans les unions devront se mettre d'accord pour établir une ligne de conduite ? Ou bien signifie-t-elle que le Comité exécutif anarchiste établira la tactique du mouvement ouvrier, statuera sur les grèves, manifestations, etc., et que les anarchistes qui militeront dans les unions, s'efforceront d'y parvenir à des postes de commandement et dicteront ces décisions, de par leur autorité, aux simples membres des syndicats ? L'indication de la « Plate-forme», que l'activité des groupements anarchistes, militant dans les milieux syndicaux, sera orientée par une organisation anarchiste générale, éveille à cet égard toutes sortes de doutes.

4°/ Dans le chapitre sur la défense de la révolution, il est dit que l'armée sera subordonnée aux organisations ouvrières et paysannes de tout le pays, qui seront placées par les masses aux postes dirigeants de la vie économique et sociale du pays. En langage habituel, cela s'appelle « autorité civile » des élus. Qu'est-ce donc chez vous ? Il est évident qu'une organisation qui dirige de fait toute la vie et dispose d'une armée, n'est autre chose qu'un pouvoir d'État. Ce point a une si grande importance que les auteurs de la « plate-forme » ont le devoir de s'y arrêter davantage. Si c'est une « forme transitoire», pourquoi la plate-forme rejette-t-elle l'idée de « la période transitoire» ? Et, si c'est une forme définitive, alors, pourquoi la « plate-forme » est-elle anarchiste ?

5°/ Il est des questions qui, tout en n'étant pas traitées dans la « Plate-forme», jouent néanmoins un rôle important dans les désaccords entre les camarades. Je cite une de ces questions :

Supposons qu'une région se trouve de fait sous l'influence des anarchistes. Quelle sera l'attitude de ceux-ci envers les autres partis ? Les auteurs de la Plate-forme admettent-ils la possibilité de la violence à l'égard d'un ennemi ne recourant pas aux armes ? Ou bien proclament-ils, en conformité avec l'idée anarchiste, la liberté entière de la parole, de la presse, des organisations, etc., pour tous ? (Il y a quelques années, une pareille question aurait paru déplacée. Mais, actuellement, certaines opinions qui me sont connues m'empêchent d'être sûr de la réponse.)

Et, généralement, est-il admis de faire appliquer ses décisions par la force ?

Les auteurs de la « plate-forme » admettent-ils l'exercice du pouvoir, ne serait-ce que pour un seul instant ?

Quelles que soient les réponses du groupe à toutes ces questions, je ne puis passer sous silence une idée de la « Plate-forme», qui se trouve en pleine contradiction avec le communisme anarchiste duquel elle se réclame.

Vous supposez qu'une fois le salariat et l'exploitation abolis, il restera, quand même, quelques sortes d'éléments non-travaillant, et vous les excluez de l'union commune solidaire des travailleurs ; ils n'auront pas droit à leur part du produit commun. Or, ce fut toujours le principe : « A chacun selon ses besoins», qui se trouvait à la base même de l'anarchisme ; et c'est dans ce principe que l'anarchisme voyait toujours la meilleure garantie de la solidarité sociale. Lorsqu'on leur posait la question : « Que ferez-vous des paresseux ?», ils répondaient : « Il est préférable de nourrir pour rien quelques paresseux, que d'introduire, parce qu'ils sont là, un principe faux et nuisible dans la vie de la société». Maintenant, vous créez, pour des raisons politiques, une sorte de catégorie de paresseux et, en guise de répression, vous voulez les faire mourir de faim. Mais, en dehors de l'aspect moral, avez-vous réfléchi où cela mènerait ? Il faudra établir, pour toute personne ne travaillant pas, les raisons pour lesquelles elle ne travaillera pas ; il faudra savoir lire dans les esprits, se renseigner sur les convictions. Si quelqu'un refuse de faire un travail donné, il faudra enquêter sur les raisons de ce refus. Il faudra voir s'il ne s'agit pas d'un sabotage, d'une contre-révolution. Comme résultat : espionnage, travail coercitif, « mobilisation du travail » et, pour comble d'absurdité, les produits indispensables pour la vie vont se trouver entre les mains des autorités qui pourront faire mourir de faim l'opposition ! La ration comme moyen de lutte politique ! Est-il possible que ce que vous avez observé en Russie, ne vous ait pas démontré toute l'abomination d'un tel système ? Et je ne parle pas du préjudice qu'il causerait aux destinées de la révolution : une pareille violation criante de la solidarité sociale ne pourrait pas ne pas lui susciter des ennemis dangereux.

C'est dans ce problème que se trouve la clef de toute la conception anarchiste de l'organisation sociale. Si l'on faisait des concessions sur ce point, on serait rapidement acculé à faire l'abandon de toutes les autres conceptions anarchistes, car votre façon de poser le problème rend absolument impossible toute organisation sociale non-étatiste.

Il se peut bien que j'aie à écrire dans la presse sur la « Plate-forme». Mais je préférerais le remettre jusqu'à ce que toutes ces imprécisions aient été élucidées.

Ainsi, la Plate-forme d'organisation provoque une série de questions substantielles concentrées dans la lettre citée, notamment : 1°. la question de la majorité et de la minorité dans le mouvement anarchiste ; 2°. celle de la structure et des traits essentiels du régime libre des soviets ; 3°. celle de la conduite idéologique des événements et des masses ; 4°. celle de la défense de la révolution ; 5°. celle de la liberté de la presse et de la parole ; et 6°. la façon de comprendre le principe anarchiste : à chacun selon ses besoins.

Procédons dans l'ordre :

1°/ La question de la majorité et minorité dans le mouvement anarchiste. L'auteur la pose en la reliant à notre idée d'un Comité Exécutif de l'Union. Si le Comité Exécutif de l'Union a, en dehors d'autres fonctions de caractère exécutif, aussi celle de « conduire, au point de vue théorique et organisationnel, l'activité des groupes isolés», cette conduite ne sera-t-elle pas coercitive ? Puis : les groupements adhérents à l'Union seront-ils libres d'établir leur tactique et de déterminer leur position vis-à-vis de chaque question donnée ? Ou bien seront-ils obligés de se soumettre à la tactique générale et aux positions générales établies par la majorité de l'Union ?

Notons, avant tout, qu'à notre avis, le Comité Exécutif de l'Union ne pourra être un organe chargé de pouvoirs d'un caractère coercitif quelconque, comme c'est le cas dans les partis politiques centralistes. Le Comité Exécutif de l'Union Anarchiste générale est un organe exerçant les fonctions d'un caractère général de l'Union. Au lieu de « Comité Exécutif », cet organe pourrait porter le titre de « Secrétariat principal de l'Union ». Cependant, le nom de « Comité Exécutif » est préférable, car il exprime mieux l'idée de la fonction exécutive et de celle d'initiative. Sans restreindre en quoi que ce soit les droits des groupes isolés, le Comité Exécutif pourra conduire leur activité au point de vue théorique et organisationnel. Car, il y aura toujours dans l'Union des groupes qui se sentiront embarrassés par des différentes questions de tactique, de sorte qu'une assistance d’idée ou d'organisation sera toujours nécessaire à certains groupements. Il va de soi que le Comité Exécutif sera tout indiqué pour prêter cette assistance, car c'est lui qui sera, grâce à sa situation et à ses fonctions, mieux renseigné sur la ligne de tactique ou d'organisation prise par l'Union dans les diverses questions.

Mais si, quand même, telles ou telles autres organisations manifestent le désir de suivre leur propre ligne tactique, le Comité Exécutif ou l'Union entière pourront-ils les en empêcher ? Autrement dit : Est-ce que la ligne tactique et politique de l'Union sera établie par la majorité, ou bien tout groupement-aura-t-il le droit d'agir à son gré et, partant, l'Union aura-t-elle plusieurs lignes ?

Comme règle, nous estimons que l'Union, dans son ensemble, doit avoir une seule ligne tactique et politique. En effet, l'Union est projetée précisément dans le but de mettre une fin à l'éparpillement et à la désorganisation du mouvement anarchiste, dans le but d'établir, à la place d'une multitude de lignes tactiques aboutissant à une lutte intestine, une ligne tactique générale qui permettra à tous les éléments libertaires d'agir dans une seule direction et d'atteindre le but avec d'autant plus de succès. Faute de quoi, l'Union aurait perdu l'un des principaux motifs de son existence.

Toutefois, il peut y avoir des moments où les opinions des membres de l'Union sur telle ou telle autre question se diviseraient, ce qui donnerait lieu à la formation d'une majorité et d'une minorité. De pareils cas ont souvent lieu dans la vie de toutes les organisations et de tous les partis. Habituellement, on finit par trouver une issue à une telle situation.

Nous estimons, d'abord, qu'au nom de l'Unité de l'Union, la minorité devrait faire, dans des cas pareils, des concessions au profit de la majorité. Cela serait facile à atteindre, lorsque les divergences de vues entre la minorité et la majorité ne sont pas importantes. Si, cependant, la minorité estimait impossible de sacrifier son point de vue, alors surgirait la perspective d'avoir, au sein de l'Union, deux opinions et deux tactiques différentes : celle de la majorité et celle de la minorité.

Dans ce cas, la situation devra être examinée par toute l'Union. Si, en fin de discussion, l'existence de deux points de vue différents vis-à-vis de la même question est jugée possible, cette existence de deux opinions sera acceptée comme un fait accompli.

Enfin, au cas où toute entente entre la majorité et la minorité, au sujet des questions politiques ou tactiques les divisant, serait impossible, une scission se produirait, la minorité se séparerait de la majorité et créerait une organisation à part.

Telles sont les trois issues possibles dans le cas d'un désaccord entre la minorité et la majorité. Dans tous ces cas, la question sera tranchée, non pas par le Comité Exécutif qui, répétons-le, ne sera qu'un organe exécutif de l'Union, mais par toute l'Union dans son ensemble : par une Conférence ou un Congrès de l'Union.

2°/ Le régime libre des soviets. Nous renions le système des soviets actuel (bolcheviste), car il ne représente qu'une certaine forme politique de l'État. Les soviets des députés ouvriers et paysans sont une organisation politique de l'État guidé par un parti politique. Nous leur opposons les soviets des organisations ouvrières et paysannes de production et de consommation. Tel est le sens du mot d'ordre : régime libre des soviets et des comités d'usines. Nous entendons sous ce régime un tel système économique et social où toutes les branches et fonctions de la vie économique et sociale seraient concentrées entre les mains des organisations travailleuses de production et de consommation, qui dirigeraient ces fonctions dans le but de satisfaire les besoins de toute la société travailleuse. La Fédération de ces organisations et leurs soviets liquideront l'État et le système capitaliste, ils seront le pivot principal du régime libre des soviets. Certes, ce régime ne représentera pas tout de suite l'idéal complet de la commune anarchiste, mais il sera la première manifestation, la première allure pratique de cette commune, et il ouvrira l'ère de la création libre, non-étatiste, des travailleurs.

Nous sommes d'avis que, quant à leurs décisions concernant les différents domaines de la vie économique et sociale, les soviets des organisations ouvrières et paysannes ou les Comités d'usines les feront réaliser, non par la violence ou des décrets, mais d'un commun accord avec les masses laborieuses qui participeront directement à l'élaboration de ces décisions. Toutefois, ces décisions devront être obligatoires pour tous ceux qui les voteront et les sanctionneront.

3°/ Les anarchistes conduiront les masses et les événements au point de vue théorique. Il ne faut, ni on ne peut, en aucun cas, concevoir l'action de conduire les événements révolutionnaires et le mouvement révolutionnaire des masses au point de vue idée, comme une aspiration des anarchistes à prendre entre leurs mains l'édification de la nouvelle société. Cette édification ne pourra être réalisée autrement que par toute la société laborieuse, cette tâche n'appartient qu'à elle seule, et toute tentative de lui prendre ce droit doit être considérée comme anti-anarchiste. La question de la conduite d'idée n'est pas une question de l'édification socialiste, mais celle d'une influence théorique et politique exercée sur la marche révolutionnaire des événements politiques. Nous ne serions pas révolutionnaires ni des combattants si nous ne nous intéressions pas au caractère et à la tendance de la lutte révolutionnaire des masses. Et, puisque le caractère et la tendance de cette lutte sont déterminés non seulement par des facteurs objectifs, mais aussi par des éléments subjectifs, c'est-à-dire par l'influence de divers groupements politiques, notre devoir est de faire tout le possible pour que l'influence idéologique de l'anarchisme sur la marche de la révolution soit poussée au maximum.

L'« époque des guerres et des révolutions » actuelle pose avec une acuité exceptionnelle le dilemme principal : les événements révolutionnaires évolueront ou bien sous l'influence des idées étatistes (soient-elles socialistes), ou bien sous l'influence des idées non-étatistes (anarchistes). Et, puisque nous sommes inébranlablement convaincus que la tendance étatiste amènera la révolution à l'échec et les masses à un nouvel esclavage, notre tâche en découle avec une logique implacable : c'est celle de faire tous nos efforts pour que la révolution soit guidée par la tendance anarchiste. Or, l'ancienne méthode de notre action, méthode primitive de petits groupements épars, non seulement ne réalisera pas cette tâche, mais, au contraire, la compromettra. Il faut donc procéder par une méthode nouvelle. Il faut organiser la force de l'influence théorique de l'anarchisme sur la marche des événements. Au lieu d'être une influence intermittente de petits faits désunis, il faut qu'elle devienne un facteur constant et puissant. Ceci, à notre avis, n'est guère possible autrement qu'à condition que les meilleurs militants de l'anarchisme, aussi bien sur le terrain théorique que pratique, s'organisent en un collectif capable d'agir vigoureusement, bien assis au point de vue théorique et tactique : Union générale des anarchistes. C'est dans le même sens qu'il faut comprendre l'action de conduire théoriquement le syndicalisme révolutionnaire. Entrer dans les syndicats d'une façon organisée, signifie y entrer en porteurs d'une théorie déterminée, d'un plan de travail arrêté, travail qui devra rigoureusement concorder chez tous les anarchistes œuvrant dans les syndicats. L'Union Anarchiste ne s'occupera guère à établir la tactique du mouvement ouvrier ou d'élaborer les plans des grèves ou des manifestations. Mais elle tendra à répandre dans les syndicats ses idées sur la tactique révolutionnaire de la classe ouvrière et sur divers événements ; cela représente un de ses droits inaliénables. Toutefois, dans l'œuvre de la propagation de leurs idées, les anarchistes devront être rigoureusement d'accord, aussi bien entre eux qu'avec l'œuvre de l'organisation anarchiste générale à laquelle ils adhéreront et au nom de laquelle ils mèneront le travail idéologique et organisationnel dans les syndicats. La façon organisée de mener l'œuvre libertaire dans les syndicats et la concordance de l'action anarchiste n’ont rien de commun avec une démarche autoritaire.

4°/ L'objection que l'auteur fait contre la thèse du programme concernant la défense de la révolution est fondée plus que toute autre sur un malentendu.

Ayant souligné la nécessité et le caractère inévitable pour les travailleurs de créer, en période de guerre civile, leur armée révolutionnaire, la plate-forme affirme, en même temps, que cette armée devra être subordonnée aux organisations productrices dirigeantes ouvrières et paysannes générales.

La subordination de l'armée à ces organisations ne signifie nullement l'idée d'une autorité civile des élus. Une armée, qu'elle soit même la plus révolutionnaire et populaire par son esprit et son nom, ne peut, néanmoins, exister et agir d'elle-même, sans qu'elle soit responsable devant quelqu'un. Aucunement. Étant un organe de la défense des droits et des positions révolutionnaires des travailleurs, l'armée doit, pour cela même, être entièrement subordonnée aux travailleurs et dirigée par eux au point de vue politique. (Nous disons : au point de vue politique, car quant à la direction militaire et stratégique, cette dernière ne pourrait être effectuée autrement que par des organes militaires se trouvant dans l'armée même et subordonnés aux organisations ouvrières et paysannes dirigeantes.)

Mais à qui l'armée pourrait-elle être politiquement subordonnée de façon directe ? Les travailleurs ne représentent pas un organisme unique. Ils seront représentés par de multiples organisations économiques. C'est donc précisément à ces organisations, en la personne de leurs organes d’unification fédérales que l'armée sera subordonnée. Le caractère et les fonctions sociales de ces organes sont précisés au début des présentes réponses.

L'idée de l'armée révolutionnaire des travailleurs doit ou bien être rejetée ou être reconnue. Mais, si l'armée est reconnue, alors le principe de la subordination de cette armée aux organisations ouvrières et paysannes doit être reconnu également. Nous ne voyons pas d'autre solution possible de la question.

5°/ De la liberté de la presse, de la parole, de l'organisation, etc.

Le prolétariat victorieux ne devrait ni gêner le droit de parole ni de presse, pas même celle des ennemis et des oppresseurs de la veille, vaincus par la révolution. Il est encore moins admissible de gêner la liberté de la presse et de la parole dans le cadre des groupements socialistes-révolutionnaires et anarchistes se trouvant dans les rangs du prolétariat victorieux.

La parole et la presse libres sont indispensables pour les travailleurs, non seulement afin d'éclaircir et de mieux comprendre les tâches de leur activité constructive économique et sociale, mais aussi dans le but de mieux distinguer les traits essentiels, les arguments, les plans et les intentions de leurs ennemis.

Il n'est pas vrai que la presse capitaliste et sociale opportuniste puisse dévoyer les travailleurs révolutionnaires. Ces derniers sauront toujours déchiffrer, dévoiler la presse mensongère et lui riposter dûment. La liberté de la presse et de la parole ne fait peur qu'à ceux qui, comme les capitalistes et les communistes, vivent de louches machinations qu'ils sont obligés de cacher aux yeux des vastes masses travailleuses. Quant aux travailleurs, la liberté de la parole leur fera un bien énorme. Elle leur permettra de tout entendre, de tout juger par eux-mêmes, rendra plus profonde leur conscience et plus efficaces leurs actes.

Le monopole de la presse et de la parole, leur limitation forcée par les cadres du dogme d'un seul parti, tuent toute confiance dans les monopolisateurs et en leur presse. Si la parole libre est étouffée, c'est qu'on veut cacher la vérité ; chose démontrée de manière éclatante par les bolcheviks dont la presse s'appuie sur des baïonnettes et se lit surtout par nécessité à défaut de toute autre.

Toutefois, il pourra y avoir certains moment spécifiques où la presse ou, pour mieux dire, les abus de la presse, pourront être gênés en raison d'utilité révolutionnaire. Comme exemple, citons un épisode de l'époque révolutionnaire en Russie.

Pendant tout le mois de novembre 1919, la ville d'Ekaterinoslav se trouva entre les mains de l'armée insurrectionnelle makhnoviste. Mais, en même temps, elle était entourée par les troupes de Dénikine qui s'étant retranchées sur la rive gauche du Dniéper, dans la région des villes Amour et Nijnedneprovsk, bombardaient continuellement Ekaterinoslav avec les canons de leurs trains blindés. Et, au même instant, un groupe dénikinien, avec le général Slastchev en tête, avançait du nord, du côté de Krémentchoug, vers Ekaterinoslav.

A cette époque, les quotidiens suivants paraissaient à Ekaterinoslav en vertu de la liberté de la parole : « Poutsk Svobodé » (la voie vers là liberté), organe des makhnovistes ; « Narodevlastié » (Le Pouvoir du Peuple), organe des socialistes révolutionnaires de la droite ; « Borotba » (La Lutte), organe des socialistes révolutionnaires ukrainiens de gauche ; « Zvezda » (L'Étoile), organe des bolcheviks. Seuls les cadets, qui étaient alors les chefs spirituels du mouvement dénikinien, n'avaient pas de périodique. Eh bien ! Au cas où les cadets eussent voulu publier à cet instant à Ekaterinoslav leur journal qui, sans aucun doute, aurait joué un rôle auxiliaire quant aux opérations de Dénikine, les ouvriers révolutionnaires et les insurgés auraient-ils dû accorder aux cadets le droit de publication de leur journal, même au moment où son rôle plutôt militaire dans les événements se serait précisé ? Nous estimons que non.

Dans la période de la guerre civile, de pareils cas pourront se produire plus d'une fois. Dans ces cas, les ouvriers et les paysans devront se guider non pas sur le principe général de la liberté de la presse et de la parole, mais sur le rôle dont se chargeront les organes ennemis par rapport à la lutte militaire en cours.

Mais, en général, et à l'exception des cas extraordinaires (la guerre civile), le travail victorieux devra accorder la liberté de la parole et de la presse, aussi bien aux opinions de gauche qu'aux idées de la droite. Cette liberté sera l'orgueil et la fierté de la société des travailleurs libres.

Les anarchistes admettent la violence révolutionnaire dans la lutte contre l'ennemi de classe. Ils y appellent les travailleurs. Mais ils ne consentiront jamais à exercer le pouvoir, ne fût-ce qu'un seul instant, ni à imposer leurs décisions aux masses par la force. Leurs moyens sous ce rapport sont : la propagande, la force de l'opinion, l'argumentation par la parole et l'écrit.

6°/ L'interprétation juste du principe anarchiste : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins».

Sans aucun doute, ce principe est la pierre angulaire du communisme anarchiste. (Voir la Plate-forme). Aucun autre principe économique, social et de droit ne répond à l'idéal du communisme anarchiste autant que celui-ci. La plate-forme dit aussi que « la révolution sociale, qui se chargera de la reconstruction de tout l'ordre social actuel, se chargera, par cela même, de s'occuper des besoins vitaux de tous».

Toutefois, c'est la déclaration de principe générale concernant le problème du régime anarchiste. Il faut la distinguer des nécessités pratiques des premiers jours de la révolution sociale. Comme les expériences de la Commune de Paris et de la révolution russe l'ont montré, les classes non-laborieuses sont vaincues, mais non définitivement. Une seule idée les préoccupe les premiers temps : rassembler leurs forces, renverser la révolution et rétablir les privilèges perdus.

Dans ces conditions, il serait extrêmement risqué et mortellement dangereux, pour la révolution, de répartir les produits dont disposerait le pays révolutionnaire, conformément au principe : « A chacun selon ses besoins». Ce serait doublement dangereux, car, à part l'appui que cela fournirait aux classes hostiles à la révolution, ce qui serait moralement et stratégiquement inadmissible, de nouvelles classes surgiront immédiatement qui, voyant que la révolution a satisfait les besoins de chaque individu, aimeront mieux ne rien faire que travailler. Il est clair qu'on ne peut pas ne pas tenir compte de ce double danger. Car il aura rapidement raison de la révolution, si l'on ne prend pas de mesures effectives contre lui. La meilleure mesure serait de faire appliquer les forces des classes non-laborieuses contre-révolutionnaires à un travail utile. Sur tel ou tel autre domaine, dans telle ou telle autre mesure, ces classes devront s'occuper d'un travail utile, nécessaire à la société ; et ce sera précisément le droit d'avoir leur part dans les produits de la société qui les y obligera, car il n'existe pas de droits sans obligations. C'est ce qu'affirme précisément notre beau principe anarchiste. Il propose notamment de donner à chacun selon ses besoins à condition que ce chacun serve la société selon ses forces et ses facultés, et non pas qu'il ne la serve pas du tout.

Une exception sera faite pour les enfants, les vieillards, les malades, les invalides. Avec justice, la société dispensera toutes ces catégories du devoir de travailler, sans les priver du droit à la satisfaction de tous leurs besoins.

Le sentiment moral des travailleurs se révolte profondément contre le principe : recevoir de la société selon les besoins, et lui donner selon le bon plaisir ou même ne rien lui donner du tout ; les travailleurs ont trop longtemps souffert de l'application de ce principe absurde, et c'est la raison pour laquelle ils prennent envers lui une attitude intransigeante. Notre sentiment de justice et la logique se révoltent aussi contre ce principe.

La situation changera complètement à l'heure où la société libre des travailleurs se sera fortifiée et où il ne s'agira plus des classes sabotant la production nouvelle pour des raisons d'ordre contre-révolutionnaire mais de quelques fainéants. Alors, la société devra réaliser entièrement le principe anarchiste : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins», car seul ce principe pris comme base assurera à la société la possibilité de respirer la pleine liberté et la véritable égalité.

Mais, même à cette époque, la règle générale sera que tous les gens valides, jouissant de droits sur les biens matériels et moraux de la société portent telles ou telles autres obligations dans leur production.

Déjà, Bakounine, analysant ce problème, écrivit en plein épanouissement de sa pensée et de son activité anarchistes (en 1871, d'après l'avis du camarade Nettlau) : « Chacun devra travailler pour manger. Tout homme qui ne voudra pas travailler sera libre de mourir de faim, à moins qu'il trouve une association ou commune quelconque qui consente à le nourrir par pitié. Mais, alors, il sera probablement jugé juste de ne lui reconnaître aucun droit politique, puisque étant capable de travailler, il préférera sa situation honteuse et vivra aux dépens du labeur d'autrui. Car il n'y aura pas d'autre base pour les droits sociaux et politiques, que le travail accompli par chacun. »

Le Groupe d’Anarchistes russes à l'étranger.

Le 2 novembre 1926.

4. GROUPE D'ANARCHISTES RUSSES A L'ÉTRANGER La réponse aux confusionnistes de l'anarchisme (Paris, août 1927)

AVANT-PROPOS

Le fond du problème

Les débats provoqués par la « Plate-forme d'Organisation » portaient jusqu'à maintenant surtout sur divers arguments de celle-ci ou bien sur le projet d'organisation proposé par elle. La plupart de ses critiques ainsi que plusieurs de ses partisans n'ont jamais envisagé d'une façon nette le problème des prémisses de la Plate-forme ; ils n'ont jamais cherché à découvrir quelles furent les forces qui nécessitèrent sa parution, quel fut le point de départ adopté par ses auteurs. Et pourtant ces questions sont de la plus grande importance pour ceux qui veulent comprendre l'esprit et le sens de la Plate-forme.

La Réponse à la Plate-forme de Voline et de quelques autres anarchistes, parue tout récemment et qui prétend réfuter entièrement la Plate-forme, malgré le soin apporté à cette besogne, malgré ses prétentions de lire « entre les lignes», ne s'est pas élevée au-dessus d'une banale polémique contre des arguments examinés isolément, elle se révéla impuissante à pénétrer le problème à fond.

Etant donné que la « Réponse » fait preuve d'une incompréhension complète des arguments de la Plate-forme, en les déformant et en les combattant à l'aide de sophismes ; le groupe des Anarchistes russes à l'Etranger ayant étudié cette tentative de réfutation, a précisé à nouveau toute une série de points contestés ; en même temps, le groupe a prouvé l'insuffisance politique et théorique de la Réponse.

L'exposé qui suit, intitulé « Réponse aux confusionnistes de l'anarchisme » est consacré à l'examen de la Réponse. Il ne se propose nullement ni de compléter ni d'étendre la « Plate-forme » :il se borne à préciser quelques-unes des thèses de celle-ci.

Nous profitons néanmoins de l'occasion pour signaler certains points à l'attention des camarades qui s'intéressent à la « Plate-forme » d'organisation de l'Anarchisme ; nous croyons qu'ainsi nous contribuerons à faire mieux comprendre le sens et l'esprit de celle-ci.

Nous avons pris l'habitude d'attribuer l'échec du mouvement anarchiste de 1917-19 en Russie à la répression étatiste du parti Bolchevik. C'est une grande erreur. La répression bolchevique entravait l'extension du mouvement anarchiste pendant la révolution, mais elle ne constituait pas l'unique obstacle. C'est plutôt l'impuissance intérieure du mouvement anarchiste lui-même qui fut une des causes principales de cet échec, impuissance provenant du vague et de l'indécision qui caractérisaient ses principales affirmations politiques d'organisation et de tactique. (Nous espérons démontrer et développer cette affirmation dans une étude spéciale, en la prouvant par des faits et des documents.)

L'anarchisme n'avait pas d'opinion ferme et concrète au sujet des principaux problèmes de la révolution sociale, opinion nécessaire pour satisfaire les masses qui créaient la révolution. Les anarchistes prônaient l'occupation des usines, mais ils n'avaient pas une conception précise et homogène de la nouvelle production et de sa structure. Les anarchistes défendaient le principe communiste : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins», mais ils ne se soucièrent jamais d'appliquer ce principe à la réalité. Ils permirent ainsi à des éléments suspects de transformer ce grand principe en une caricature de l'anarchisme (rappelons seulement combien d'escrocs profitèrent de ce principe pour s'accaparer des biens de la collectivité à leur profit personnel pendant la révolution). Les anarchistes parlaient beaucoup de l'activité révolutionnaire des travailleurs eux-mêmes, mais ils n'ont pas pu indiquer à ces masses, ne serait-ce qu'approximativement, les formes que devaient prendre cette activité ; ils n'ont pas su régler les relations réciproques entre la masse et son centre idéologique. Ils ont excité les masses à secouer le joug de l'autorité ; mais ils n'ont pas indiqué le moyen de consolider et de défendre les conquêtes de la révolution. Ils manquèrent d'opinion nette et de programmes d'action précis en face de bien d'autres problèmes. C'est ce qui les éloigna de l'activité des masses et les voua à l'impuissance sociale et historique. C'est là qu'il faut chercher la cause primordiale et leur échec dans la Révolution russe. Pour nous, anarchistes russes, qui avons vécu l'épreuve de la révolution en 1905 et 1917, il ne subsiste pas là-dessus le moindre doute.

L'évidence de l'impuissance intérieure de l'anarchisme nous a poussés à rechercher les moyens permettant de triompher de celle-ci.

Plus de vingt ans d'expérience, d'activité révolutionnaire, vingt ans de labeur dans les rangs anarchistes, et de labeur n'ayant connu que les échecs de l'anarchisme en tant que mouvement d'organisation ; tout cela a convaincu de la nécessité d'une nouvelle organisation anarchiste générale de parti, basée sur une théorie, une politique et une tactique homogènes.

Telles sont les prémices de la « Plate-forme d'organisation», si les militants anarchistes des autres pays qui n'ont pas vécu la révolution russe, mais qui la connaissent un tant soi peu veulent étudier attentivement l'état intérieur du mouvement anarchiste chez eux, ils ne manqueront pas de s'apercevoir que l'impuissance intérieure qui a causé l'échec de l'anarchisme dans la révolution russe règne également chez eux et présente un danger mortel pour le mouvement, surtout au moment de la révolution. Ils comprendront alors de quelle importance est le pas en avant que constitue pour l'anarchisme cette Plate-forme d'organisation, autant du point de vue des idées qu'au point de vue organisation et édification.

Ils comprendront alors qu'il n'y a que la voie frayée par la « Plateforme » qui saura assainir et fortifier dans les masses le mouvement anarchiste.

P. Archinov.

RIPOSTE A LA RÉPONSE DE QUELQUES ANARCHISTES RUSSES A LA PLATE-FORME

La Réponse de quelques anarchistes russes à la « Plate-forme » parue au début du mois d'avril 1927, est une tentative de critiquer et de réfuter complètement la « Plate-forme d'Organisation » publiée par le groupe des Anarchistes Russes à l'Étranger.

Les auteurs de la Réponse affirment se trouver en désaccord non pas avec certaines idées de la plate-forme mais bien avec l'ensemble de celle-ci. C'est justement « la Plate-forme comme telle... ses principes de base, son essence, son esprit même » qui, à notre avis, ne sont pas acceptables, disent-ils, ils estiment que ce n'est pas l'anarchisme mais le bolchevisme qui s'y trouve son expression (p. 30-37). L'essence idéologique est la même chez les bolcheviks et les « plate-formards » (p. 37). Indubitablement, disent-ils (p. 29), les auteurs de la « Plate-forme » estiment indispensables : la création d'un centre politique dirigeant, l'organisation d'une armée et d'une police se trouvant à la disposition de ce centre, ce qui signifie, au fond, l'inauguration d'une autorité politique transitoire de caractère étatiste. Et bien d'autres affirmations similaires et aussi renversantes sont éparpillées dans toute la « Réponse».

Nous croyons que de pareilles assertions obligent leurs auteurs à fournir des preuves suffisantes avant de les proclamer.

En effet, ce procédé d'affirmer sans prouver peut amener dans le mouvement anarchiste des agissements malpropres ; tout anarchiste, dans le vrai sens du mot, doit donc s'élever résolument contre une telle méthode.

Dans le cours de notre exposé, nous verrons dans quelle mesure les auteurs de la « Réponse » ont prouvé leurs affirmations et cela pourra nous édifier sur le sens et la valeur de la « Réponse».

Les auteurs commencent par déclarer qu'ils sont en « plein désaccord avec le groupe par rapport à plusieurs thèses fondamentales ou importantes de la « Plate-forme». Mais, en réalité, ce désaccord porte sur toutes les thèses d'organisation et de principe de la Plate-forme. Pour expliquer leur divergence de vue, ils se donnent beaucoup de mal, emploient bien des sophismes et tirent leurs arguments par les cheveux. Ils y sont forcés d'ailleurs, puisqu'ils sont à priori hostiles à toute la « Plate-forme » sans avoir une opinion explicite propre à eux dans aucun des problèmes qui y sont abordés. Nous nous en rendrons compte en examinant leurs objections principales. Mais il y a plus : nous verrons en même temps que les auteurs de la « Réponse», tout en réfutant certains arguments de la Plate-forme, bien souvent finissent par les reproduire, se les approprier et les opposer à la Plate-forme.

Faisons une réserve : c'est la « Plate-forme » elle-même qui répond le mieux à leurs objections, et le lecteur y trouvera une opinion précise et nette au sujet de tous les problèmes envisagés. Nous ne nous arrêterons que sur certains points de la « Plate-forme » que les auteurs de la « Réponse » ont cherché à réfuter pour préciser l'esprit et le courant qui les animent.

1. Les causes de la faiblesse du mouvement anarchiste

La « Plate-forme » voit la cause principale de la faiblesse du mouvement anarchiste dans l'absence d'éléments organisateurs et de rapports organisés au sein du mouvement, ce qui le conduit à un état de « désorganisation chronique». La « Plate-forme » ajoute en même temps que cette désorganisation se niche elle-même dans quelques défectuosités d'ordre idéologique. Nous voyons ces défectuosités dans toute une série de principes petit-bourgeois qui n'ont rien de commun avec l'anarchisme. La désorganisation qui règne dans nos rangs se nourrit de la confusion idéologique. Et, pour surmonter cette désorganisation pratique et idéologique, la « Plate-forme » proclame l'idée de créer une organisation générale basée sur un programme homogène. De cette façon-là, la « Plate-forme » pose le fondement d'une organisation générale des anarchistes et crée une homogénéité idéologique. L'organisation collectivement créée de cette façon sera assez forte pour libérer l'anarchisme de ses contradictions idéologiques et de ses défauts d'organisation et pour frayer la voie à un mouvement anarchiste puissant se groupant autour de principes homogènes. Nous ne voyons que cette voie pour développer et fortifier l'anarchisme dans les masses. La « Plate-forme » a signalé que la méthode de réunir les courants différents de l'anarchisme en une « famille tendrement unie » n'assainira pas le mouvement anarchiste, au contraire, elle ne fera que l'affaiblir et l'embrouiller.

Les critiques de la « Réponse » rejettent entièrement la conception des causes de la faiblesse du mouvement formulées par la « Plate-forme». Ils voient ces causes dans « le vague de plusieurs idées de base de notre conception, par exemple : la notion de la révolution sociale, celle de la violence, celle de la création collective, celle de la période transitoire, celles de l'organisation et autres». Ailleurs, les auteurs de la « Réponse » signalent une quantité d'autres questions sur lesquelles tous les anarchistes ne se sont pas mis d'accord. A les croire, on dirait que les anarchistes ne possèdent pas d'opinion commune sur aucun problème, et qu'il faut d'abord théoriser sur tout pour aborder ensuite le problème d'organisation. Nous avons souvent entendu déjà ces idées et ces promesses. Et, au lieu de nous menacer pour la cent et unième fois de produire un travail théorique approfondi, les auteurs de la « Réponse » ne feraient-ils pas mieux d'entamer cette besogne, la mettre au point et l'opposer à la Plate-forme ? Nous avons une toute autre conception des principes de l'anarchisme. Nous savons bien qu'il existe une entente entre les anarchistes sur les problèmes principaux tels que la notion de la révolution sociale, celle de la violence, de la création collective, de la dictature, de l'organisation, etc. Ceux qui restent jusque maintenant des adversaires de la révolution sociale, de la violence révolutionnaire et de l'organisation, ceux-là le resteront toujours, et il serait vraiment trop naïf de recommencer pour eux l'histoire de l'anarchisme. Tantôt l'un viendrait nous déclarer qu'il n'accepte pas l'idée de la Révolution sociale, tantôt l'autre nous annoncerait qu'il est adversaire de la violence révolutionnaire, un troisième se déclarerait mécontent de l'idée même de l'anarchisme communiste et un quatrième se proclamerait adversaire de la lutte des classes. Crier dans tous ces cas que « les principes de l'anarchisme » ne sont pas assez précis, c'est en réalité ne pas savoir établir une théorie d'ensembles. N'avons-nous pas eu Bakounine, Kropotkine et Malatesta qui ont suffisamment précisé les principes de l'anarchisme ? Il y a eu dans divers pays des mouvements anarchistes qui se sont basés sur ces principes. Comment peut-on dire qu'ils ne sont pas assez nets ?

Il est vrai qu'il y a beaucoup de points obscurs dans l'anarchisme. Mais ils sont d'un tout autre ordre. C'est que le mouvement contient à côté d'éléments incontestablement anarchistes, une quantité de tendances libérales et des déviations individualistes qui l'empêchent d'avoir une base stable. Pour assainir le mouvement il faut se libérer de ces tendances et déviations ; mais cet assainissement est dans une mesure très importante, empêché justement par les individualistes francs ou déguisés qui font partie du mouvement (les auteurs de la « Réponse » appartiennent indubitablement à ces derniers).

2. La lutte des classes dans le système anarchiste

La « Plate-forme » déclare tout à fait nettement que « la lutte des classes entre le travail et le capital fut toujours dans l'histoire des sociétés humaines le principal facteur déterminant la forme et la structure de ces sociétés», que l'anarchisme est apparu et s'est développé sur le terrain de cette lutte, au sein de l'humanité travailleuse et opprimée ; qu'il est un mouvement social des masses opprimées ; tenter de le considérer comme un problème d'ensemble de l'humanité constitue un mensonge social et historique. Dans la lutte entre le capital et le travail, l'anarchisme combat totalement et indivisiblement aux côtés de ce dernier.

Les auteurs de la « Réponse » objectent à ces termes clairs et précis que « l'anarchisme est une synthèse des éléments : de classe humanitaire et individuel». C'est l'opinion commune des libéraux qui craignent de s'appuyer sur les vérités du travail, ne finissent jamais leur hésitation idéologique entre la bourgeoisie et le prolétariat et cherchent des valeurs communes à l'humanité pour en faire des liens entre les classes en lutte. Mais nous savons bien, nous autres, que l'humanité une et indivisible n'existe pas, que les revendications du communisme anarchiste ne se réaliseront que par la volonté de la classe ouvrière et que l'activité de l'humanité entière, la bourgeoisie y comprise, n'y sera pour rien ; ainsi donc ce point de vue prêché par les libéraux qui ne savent pas prendre position dans la tragédie sociale mondiale ne peut avoir rien de commun avec la lutte des classes et, par conséquent, avec l'anarchisme.

3. Sur le problème de la direction des masses et des événements au point de vue idée

La « Réponse » polémise plutôt avec l'idée d'une direction autoritaire inventée par elle-même qu'avec l'idée exposée dans la « Plate-forme». Et, en général, dans toute la « Réponse», ses auteurs s'efforcent de trouver dans la « Plate-forme » énigmatique un sens dissimulé, et à peindre ensuite un tableau qui pourrait terroriser non seulement les anarchistes, mais même certains étatistes trop sentimentaux. Ainsi, l'influence au point de vue idée exercée par les anarchistes sur les syndicats révolutionnaires est transformée par eux en subordination de ces syndicats à l'organisation anarchiste ; la méthode d'une stratégie militaire révolutionnaire commune appliquée pour la défense de la révolution devient dans leur interprétation l'idée d'une armée d'État centralisé ; l'idée d'un comité exécutif, de l'organisation anarchiste devient dans leur présentation celle du Comité Central dictateur exigeant une obéissance sans murmures. On pourrait penser que les auteurs de la Réponse sont trop ignorants pour pouvoir se retrouver dans l'essence de tous ces problèmes ; mais non ! toutes les déformations et altérations de ceux-ci sont faites dans le même sens ; nous montrerons par la suite dans quel but nos adversaires feignent d'être épouvantés par l'expression « direction des masses et les événements au point de vue idée». Mais ne ressemblent-ils pas alors à ces drôles qui, terrifiés par l'idée de l'influence, craignent de s'influencer eux-mêmes ? La direction des masses au point de vue « idée » signifie simplement l'existence d'une idée directrice dans leur mouvement. Dans le monde de la lutte et des revendications socialistes, ces idées ne sont pas nombreuses. Mais il est naturel que nous autres, anarchistes, souhaitions que l'idée directrice des travailleurs soit l'idée anarchiste et non pas celle des social-démocrates par exemple, de ceux qui ont tout récemment trahi le mouvement révolutionnaire des travailleurs viennois. Mais, pour que l'idée anarchiste devienne directrice des masses, il nous faut développer une activité idéologique bien organisée, ce qui, à son tour, nécessite une organisation anarchiste, dont les membres propagent des idées bien claires et cohérentes parmi les masses. Tout cela est tellement élémentaire et évident qu'il est honteux de le répéter en notre temps aux gens qui prétendent connaître l'anarchisme. Les auteurs de la « Réponse » s'en rendent d'ailleurs bien compte, puisqu'après avoir déformé notre point de vue et accumulé un tas d'absurdités à propos de l'Union Générale des Anarchistes, ils finissent par dire que le rôle des anarchistes dans les organisations économiques est d'influencer les masses moralement et au point de vue idée tandis que celui des organisations spécifiquement anarchistes serait de les aider même au point de vue « idée». Mais dire ceci n'équivaut-il pas à emprunter les positions de la « Plate-forme » après l'avoir calomniée ? Qu'est-ce que cela signifie « influencer et aider les masses au point de vue idée» ? Les anarchistes vont-ils aider idéologiquement une foule en train de faire un pogrome ou d'appliquer la loi du lynch ? Toute assistance au point de vue idée apportée aux masses doit se trouver en accord avec l'idéologie de l'anarchisme ; autrement, elle ne serait pas une aide anarchiste. « Assister idéologiquement » veut simplement dire : influencer au point de vue idée, diriger au point de vue idée. Bakounine, Kropotkine, Reclus, Malatesta — voilà des hommes qui étaient indubitablement les dirigeants idéologiques des masses. Mais nous aspirons à ce que cette direction, s'exerçant occasionnellement, devienne un facteur permanent ; cela ne sera possible que lorsqu'existera une organisation possédant une idéologie commune dont les membres développeront une activité idéologiquement coordonnée, sans s'égarer et s'éparpiller comme cela s'est produit jusqu'à maintenant C'est ainsi que la question se pose. Et c'est en vain que les auteurs de la « Réponse » inventeront des sophismes pour démontrer que la direction dans le domaine des idées signifie direction autoritaire.

Ce sont les masses populaires qui feront la révolution elles-mêmes, disent nos adversaires. C'est entendu. Mais ils devraient savoir que la masse révolutionnaire forme toujours dans son sein une minorité d'initiateurs, celle qui précipite et dirige les événements. Et nous avons le droit d'affirmer qu'il n'y a que les partisans de l'anarchisme ouvrier qui constitueront cette minorité dans une vraie révolution sociale.

4. L'idée de la période transitoire

La « Plate-forme » constate que les partis politiques sociaux comprennent sous le vocable « Période transitoire » une phase déterminée dans la vie d’un peuple, dont les traits caractéristiques sont : la rupture avec l'ancien ordre des choses et l'instauration d'un nouveau système économique et politique, système qui, toutefois, ne représente pas encore l'émancipation complète des travailleurs». L'anarchisme communiste, cependant, repousse les systèmes transitoires de ce genre. Il est partisan d'une révolution sociale des travailleurs qui posera le fondement de leur société libre et égalitaire.

Il nous semble que le problème est posé on ne peut plus clairement. Mais les auteurs de la « Réponse » trouvent le moyen de découvrir dans la Plate-forme précisément le contraire. A leur avis, la « Plate-forme » n'est en son entier qu'une tentative de motiver cette idée (de Période transitoire) et de la greffer sur l'anarchisme». En voici les preuves. La « Plate-forme » prévoit qu'à certains moments (il y en a quelques-uns signalés dans l'appendice à la « Plate-forme») quand la presse (ou plutôt les abus de celle-ci) de la classe hostile aux travailleurs seront réprimés par le travail en lutte. Et les auteurs de la « Réponse » de triompher : cela n'est-il pas « vraiment une période transitoire» ? Ensuite la « Plateforme » déclare que le principe anarchiste communiste « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » n'impose nullement au travail révolté le devoir de nourrir tout le monde, y compris ses ennemis avérés qui, pour des raisons contre-révolutionnaires, refuseraient de prendre part à la production et ne rêveraient qu'à décapiter la révolution. Ce principe signifie simplement l'égalité dans la répartition dans les limites de la société égalitaire ; il ne s'étend nullement à ceux qui se sont mis en dehors de cette société pour des raisons contre-révolutionnaires. En plus, ce principe veut dire que chaque membre de la société travailleuse qui bénéficie de ses services doit la servir conformément à ses forces et ses capacités, et nullement selon ses caprices ou bien pas du tout. Les auteurs de la « Réponse » s'écrient de nouveau : et ceci, n'est-ce pas une période transitoire ? Ils proclament « l'application du principe de jouissance égale de tous les produits disponibles et nouvellement fabriqués, indépendamment de leur quantité, par tous les membres de la collectivité, sans exception, restriction ou privilège d'aucune sorte». Il est vrai qu'il ne ressort pas assez clairement de cette formule si les travailleurs révoltés doivent nourrir la bourgeoisie qui ne participe pas à la production et s'acharne à les combattre. Mais, puisque cette formule est opposée au principe travailleur de la « Plate-forme » il faut en conclure que les travailleurs ont pour devoir d'entretenir la bourgeoisie, même sans en avoir la moindre envie.

Nous ne discuterons pas ce point de vue. La classe ouvrière elle-même résoudra cette question pratiquement le jour de ia révolution sociale. Nous croyons cependant qu'elle ne prodiguera pas des louanges aux auteurs de la « Réponse » pour les tendres soins dont ils entourent la bourgeoisie se refusant à tout travail. Ne vaudrait-il pas mieux que les auteurs de la « Réponse » trouvent le moyen de transformer les bourgeois en honnêtes membres de la société travailleuse au lieu de veiller sur eux avec sollicitude ?

Mais le truc acrobatique le plus émouvant des auteurs de la « Réponse » ne vient que par la suite. Après les avoir vu réfuter toutes les positions de la « Plate-forme», après les avoir vu traiter ses auteurs de bolcheviks honteux, et leur système constructif de système d'État politique et économique transitoire — l'on s'attendrait à les voir présenter un tableau audacieux de la société anarchiste du lendemain de la révolution, de la société où tout le monde trouverait la satisfaction entière de ses besoins et qui n'aurait rien de commun avec celle ébauchée dans la « Plate-forme». Mais pas du tout. On n'y trouve qu'un aveu que l'œuvre créatrice de la révolution sociale « sera un commencement naturel de la formation d'une société anarchiste». Or, cette déclaration est empruntée littéralement à la « Plate-forme » qui déclare : « la victoire des travailleurs... sera le commencement de la construction de la société anarchiste qui, une fois ébauchée, suivra alors, sans interruption, le cours de son développement, se fortifiant et se perfectionnant». En vérité, chez nos adversaires, la moitié droite de leur cervelle ne sait pas ce que pense et fait la moitié gauche.

5. Le problème de la production

Les auteurs de la « Réponse » ne manquent pas de nous faire des objections catégoriques également dans le problème de la production. Il est très difficile de se faire une idée de ce qui provoque leurs objections ainsi que de ce qu'ils préconisent dans leur exposé. L'idée d'une production unifiée et coordonnée proclamée par la « Plate-forme » ne les contente pas, ainsi que l'idée des organes directeurs de la production élus par les ouvriers. Ils entrevoient dans l'idée de la production coordonnée le fantôme de la centralisation et de l'étatisme et ils lui opposent l'idée de la production décentralisée.

L'idée de la production unifiée est claire : la « Plate-forme » considère toute l'industrie moderne comme un seul atelier gigantesque des producteurs, créé par les efforts de plusieurs générations des travailleurs et appartenant à tous dans leur ensemble et à personne séparément. Des branches particulières de cette production sont inséparablement liées les unes aux autres et ne peuvent ni produire ni même exister séparément. L'unité de cet atelier est établie par les facteurs techniques. Mais il n'y a qu'une production unifiée et coordonnée qui puisse exister dans cette usine gigantesque ; une production exécutée selon un plan d'ensemble établi par les organisations de production des ouvriers et des paysans, un plan établi en tenant compte des besoins de la société toute entière, les produits de cette usine appartiennent à toute la société travailleuse. Une telle production est vraiment socialiste.

Il est bien regrettable que les auteurs de la « Réponse » aient négligé d'expliquer comment ils conçoivent la production décentralisée. Mais on peut supposer qu'ils parlent de plusieurs productions indépendantes, d'industries isolées, de trust et peut-être même d'usines séparées qui produisent et disposent des produits fabriqués à leur gré. Les auteurs de la « Réponse » déclarent que la production décentralisée reposera sur des principes fédéralistes. Mais, puisque les unités fédérées ne seront autre chose que de petits entrepreneurs particuliers (à savoir des unions des ouvriers d'une usine, d'un trust ou d'une industrie), la production ne sera nullement socialiste ; elle sera toujours capitaliste, puisque basée sur le morcellement de la propriété, ce qui ne tardera pas à provoquer de la concurrence et des antagonismes.

La production unique n'est pas une production centralisée, dirigée par un « centre » autoritaire. La production unifiée n'est qu'une production authentiquement communiste.

6. La défense la Révolution

En étudiant le problème de la défense de la révolution, la « Plateforme » indique tout d'abord que le moyen le plus efficace de défendre la Révolution serait de résoudre radicalement des problèmes de la production, du ravitaillement et de la terre. Mais la « Plate-forme » a aussi prévu que la solution de ces problèmes ne manquera pas de provoquer une guerre civile acharnée dans laquelle la classe des exploiteurs s'efforcera de maintenir ou de reconquérir ses privilèges. C'est tout à fait inévitable. La « Plate-forme » indique en outre que la classe actuellement au pouvoir appliquera dans cette guerre « les méthodes de toute action militaire : l'unité du plan opérationnel et l'unité du commandement général». Elle ajoute que les travailleurs devront également avoir recours à ces méthodes de lutte, et toutes les unités armées qui surgiront volontairement devront constituer une armée unique. Cette nécessité ne rend pas impossible la lutte indépendante des détachements locaux contre la contre-révolution. Elle exige toutefois qu'une armée révolutionnaire ouvrière et paysanne soit opposée au front général de l'offensive contre-révolutionnaire.

Pour combattre la contre-révolution, les ouvriers devront posséder leur plan d'opération commun et leur commandement général. Sinon l'ennemi les attaquera dans les endroits les plus faibles et les plus inattendus.

Les faits historiques en sont les meilleures preuves :

a/ Toutes les révolutions populaires réussissaient surtout quand l'armée cessait de servir aveuglément les classes gouvernantes pour se joindre aux révoltés.

b/ Pendant la révolution russe, ce sont les mouvements populaires qui ont su unir leurs forces armées, des unités importantes, auxquelles des opérations militaires, concernant toute une région, furent confiées qui eurent un succès appréciable. Tel fut le mouvement insurrectionnel animé par Makhno. Les groupes insurgés qui n'avaient pas compris cette nécessité périrent face à l'ennemi bien organisé. Il y en eut ainsi des centaines dans la révolution russe.

c/ La contre-révolution russe dirigée par Koltchak, Denikine, Ioudenitch et autres doit sa défaite militaire principalement au fait qu'elle n'a pas su établir l'unité du plan d'opération et du commandement des armées contre-révolutionnaires : ainsi, pendant que Koltchak se trouvait (en 1918) près de Kazan et se dirigeait vers Moscou, Denikine restait dans le Caucase mais ce n'est seulement que lorsque Koltchak fut « liquidé » (en 1919) que Denikine s'est rué vers Moscou. (Remarque : Nous ne parlons pas ici de la guerre de partisans menée par les paysans contre Koltchak et Denikine et qui valut à ces derniers une défaite militaire et sociale.)

Le travail révolutionnaire insurgé pendant la guerre civile doit savoir employer la méthode de l'unité du plan d'opération et du commandement général des forces révolutionnaires armées. Sans cela, les ouvriers et les paysans seront vaincus par les forces contre-révolutionnaires bien familiarisées avec l'art militaire. La « Plate-forme » a signalé combien il était nécessaire pour les ouvriers d'appliquer cette méthode ainsi que de créer une armée unique comprenant toutes les forces armées dont la révolution disposera. Il va de soi que la « Plate-forme » n'exige cette organisation que pour le temps de la guerre civile pour combattre la contre-révolution. Cette guerre achevée, l'armée révolutionnaire n'a plus de raison d'être et elle disparaîtra. A vrai dire, tout le chapitre de la « Plate-forme » qui traite de la défense de la révolution n'insistait que sur la nécessité dans laquelle se trouveront les travailleurs de savoir appliquer la méthode d'un plan d'opération et du commandement uniques. La « Plate-forme » insiste également sur le point que ces méthodes ainsi que l'idée de l'armée révolutionnaire ne doivent être considérées que comme une mesure stratégique nécessitée par la guerre civile, mais nullement comme des principes anarchistes. Il nous semble qu'aucune mentalité saine et honnête ne trouverait ici des raisons d'accuser la « Plate-forme», de développer l'idée d'une armée permanente et centralisée. Mais les « sages » de la « Réponse » y arrivent tout de même. Ils nous accusent ni plus ni moins que d'aspirer à la création d'une armée centralisée mise à la disposition des organisations productives supérieures dirigées, à leur tour, par l'Union-Parti. Nous croyons que les milieux anarchistes sont suffisamment clairvoyants pour comprendre par eux-mêmes combien cet avis est absurde et incohérent. La « Réponse » ne propose aucune solution concrète du problème de la défense de la révolution. Après avoir proféré suivant son habitude un tas d'insultes des plus variées contre la « Plate-forme», ses auteurs se mettent à balbutier quelque chose sur l'union des forces armées de la révolution, en copiant par ce fait même l'idée de la « Plate-forme » et en la déformant comme toujours.

Mais c'est en examinant la nécessité proclamée par la « Plate-forme » de subordonner l'armée révolutionnaire aux organisations productrices supérieures des travailleurs que les auteurs de la « Réponse » révèlent un esprit vraiment profond, un vrai chef-d'œuvre de clairvoyance. Et vous osez affirmer, s'exclament-ils, que ce n'est pas là une période transitoire ? Pour quelle raison la subordination de l'armée révolutionnaire aux organisations productrices des ouvriers et paysans devient-elle une période transitoire — voilà une énigme impénétrable. Les forces militaires des travailleurs ne deviendront nullement un but en elles-mêmes, elles n'auront qu'un moyen de réaliser les formalités de la révolution ouvrière et paysanne. Par conséquent, c'est aux ouvriers et aux paysans que l'armée doit être subordonnée et ce n'est que par eux qu'elle doit être politiquement dirigée. Selon les auteurs de la « Réponse», l'armée révolutionnaire, ou bien les groupements armés, ne devront pas obéir à ces organisations ; ils mèneront une existence indépendante et combattront à leur gré. Voilà comment les gens qui ont l'audace de parler de choses qu'ils n'ont jamais méditées arrivent à se punir eux-mêmes !

7. L'Organisation anarchiste

Dans ce problème aussi, les auteurs de la « Réponse » s'occupent surtout à déformer le sens de la « Plate-forme». Ils transforment d'abord l'idée du Comité exécutif en celle d'un Comité Central du Parti, un comité qui ordonne, légifère et commande. Tout homme quelque peu familiarisé avec les choses de la politique sait bien qu'un Comité exécutif et un Comité Central sont deux notions tout à fait différentes ; le Comité exécutif peut très bien être un organe anarchiste ; en effet, cet organe existe dans maintes organisations anarchistes et anarchistes-syndicalistes.

Tout en rejetant l'idée d'une organisation générale anarchiste basée sur une idéologie homogène, les auteurs de la « Réponse » prêchent l'idée d'une organisation synthétique où tous les courants de l'anarchisme sont réunis en « une seule famille». Pour préparer la constitution de cette organisation, ils proposent de créer dans chaque pays un périodique qui discuterait et étudierait, à tous les points de vue, toutes les questions qui provoquent des controverses et amènerait une entente des anarchistes.

Nous avons déjà défini notre position vis-à-vis de cette idée de la synthèse et nous ne répéterons pas ici nos raisons. Nous nous bornerons seulement à ajouter que l'existence des divergences entre les opinions des anarchistes est due plutôt aux différences essentielles qui existent entre les anarchistes qu'au manque d'un périodique pour discussion (il y en a eu d'ailleurs). Un organe de discussion n'arrivera jamais à rapprocher les courants divergents, mais il ne manquera pas d'embrouiller les esprits dans la masse ouvrière. En outre, toute une catégorie d'individus se disant anarchistes n'a rien de commun avec l'anarchisme. Réunir ces gens (et sur quelle base ?) en « une famille » et dénommer ce rassemblement « l'organisation anarchiste » serait non seulement insensé, mais absolument nuisible. Si cela arrivait par un malheur quelconque, toute possibilité du développement de l'anarchisme en un mouvement social et révolutionnaire des travailleurs serait abolie.

Ce n'est pas le mélange universel, mais, bien au contraire, une sélection de forces saines anarchistes et leur organisation en un parti anarchiste-communiste qui est indispensable au mouvement ; non pas la synthèse chaotique, mais la différenciation et l'approfondissement de l'idée anarchiste pour les amener à un programme homogène du mouvement. Il n'y a que cette voie pour remonter et fortifier le mouvement dans les masses ouvrières.

Pour en finir, quelques mots sur les caractères éthiques de la « Réponse». En réalité, ce n'est pas à la « Plate-forme » que cette « Réponse » est adressée, mais à toute une série de ses positions dûment déformées au préalable par les auteurs de la « Réponse». Il n'y a pas un seul paragraphe auquel ils répondent sans préambules. Ils commencent toujours par rechercher le sens jésuitique caché de la position et, après l'avoir inventé, ils lui adressent leurs objections. La « Plate-forme » s'est transformée dans leurs mains en un complot infernal contre le mouvement anarchiste et contre la classe ouvrière. C'est ainsi qu'ils représentent la conception de la « Plate-forme » : « Tout en haut le parti dirigeant (l'Union Générale des Anarchistes) ; en dessous les organisations ouvrières et paysannes supérieures dirigées par l'Union ; encore plus bas, les organisations inférieures, les organes de lutte contre la contre révolution, l'armée, etc.». Autre part, ils parlent des institutions « de recherche et de violence politique». Tout un tableau y est peint, le tableau d'un État policier, dirigé par l'Union générale des anarchistes.

L'on peut bien se demander : à quoi bon avoir recours à tous ces mensonges ? Les auteurs de la « Réponse » ont lu la « Plate-forme». Donc ils doivent savoir que l'idée de la « Plate-forme » se résume en l'organisation des forces anarchistes pour la période de lutte contre la société capitaliste de classe ; son but n'est que la propagande de l’anarchisme dans les masses et la direction idéologique de leur lutte. Dès l'instant où les travailleurs vaincront la société capitaliste, s'ouvrira une ère nouvelle dans leur histoire, l'ère où toutes les fonctions sociales et économiques passent aux mains des ouvriers et des paysans qui commenceront la création de la vie nouvelle. Les organisations anarchistes et, avec elles, l'Union générale, perdront à ce moment toute leur importance et elles devront, à notre avis, se dissoudre graduellement dans les organisations productrices des ouvriers et des paysans. La « Plate-forme » contient toute une partie constructive traitant le rôle des ouvriers et des paysans au lendemain de la Révolution. Par contre, elle ne dit rien du rôle spécifique à ce moment-là de l'Union universelle des Anarchistes. Ce n'est pas par hasard, c'est à dessein que l'on a omis d'en parler. C'est que toute l'activité politique et économique sera alors concentrée, selon nous, dans les organes de l'auto-administration des travailleurs : dans les syndicats, les comités d'usines, des conseils, etc.

Mais, à en croire les auteurs de la « Réponse», c'est alors seulement que le rôle du Parti Anarchiste communiste commence : placé quelque part en haut, il dirigera les organisations ouvrières « supérieures » et « inférieures», l'armée, etc. Voilà leur manière de traiter le document dont ils se proposent de faire la critique, et le lecteur auquel ils ont promis la vérité. L'irresponsabilité de ces méthodes ne manquera pas de surprendre tout lecteur capable de réfléchir dans le domaine politique.

En étudiant les autres causes de la faiblesse du mouvement anarchiste, les auteurs de la « Réponse » signalent celle-ci : « L'état actuel mental des masses qui n'ont ni les moyens ni le désir de rechercher, d'analyser, de comparer, et qui, par conséquent, s'engagent, encore et toujours, sur le chemin le plus facile, celui de la moindre résistance suivant les recettes “toutes faites” préconisées par les démagogues de toutes nuances. »

Nous finirons l'examen de la « Réponse » par ces mots remarquables énoncés par ses auteurs. Mots remarquables puisqu'ils démontrent la vanité et l'hypocrisie de leurs discours sur la puissance créatrice « des masses, sur leur activité autonome, sur le danger funeste que présente pour cette puissance la direction idéologique, etc. Si l'on en croit la « Réponse», l'on a l'impression que les masses sont non seulement incapables de chercher les voies de leur libération, mais aussi qu'elles n'en ont pas la moindre envie, et qu'elles préfèrent suivre la ligne de la moindre résistance.

Si l'on en est là réellement, tout va mal dans l'anarchisme, puisque c'est par la force qu'il faut attirer vers lui les masses. C'est à des déclarations pareilles que furent amenés les auteurs de la « Réponse», en se fixant comme but de réfuter la « Plate-forme » à tout prix, même s'il fallait réfuter la logique, les faits et la vie même, pour y arriver.

Nous espérons avoir prouvé, dans l'exposé qui précède, que le programme des auteurs de la « Réponse » était tout à fait sans fondement et qu'ils sont les spécimens typiques de l'incohérence politique dans notre mouvement. Quant à l'aspect éthique de la « Réponse», celle-ci ne peut être désignée autrement que comme le document de la calomnie.

Le Groupe des Anarchistes Russes à l'Étranger.

Le 18 août 1927.

5. Piotr Archinov L'ANCIEN ET LE NOUVEAU DANS L'ANARCHISME (Réponse au camarade Malatesta)

Dans l'organe anarchiste genevois Le Réveil d'abord, sous forme de brochure ensuite, le camarade Errico Malatesta a publié un article critique du projet de La Plate-forme organisationnelle, édité par le Groupe d'Anarchistes Russes à l'étranger.

Cet article a provoqué en nous de la perplexité et du regret. Nous nous attendions bien, et nous nous attendons encore, à ce que l'idée de l'anarchisme organisé rencontre une résistance obstinée chez les partisans du chaos, si nombreux dans le milieu anarchiste, car cette idée oblige tout anarchiste qui participe au mouvement à prendre ses responsabilités et à se poser les notions du devoir et de constance. Alors que le principe favori dans lequel se sont éduqués la plupart des anarchistes jusque-là peut s'exprimer par l'axiome suivant : « Je fais ce que je veux, je ne tiens compte de rien. » Il est tout naturel que des anarchistes de cette espèce, imprégnés de tels principes, soient violemment hostiles à toute idée d'anarchisme organisé et de responsabilité collective.

Le camarade Malatesta est étranger à ce principe, et c'est pour cette raison que son texte provoque en nous cette réaction. Perplexité, parce que c'est un vétéran de l'anarchisme international et qu'il n'a pas saisi l'esprit de la Plate-forme, son caractère vital et son actualité, qui découlent des exigences de notre époque révolutionnaire. Regret, parce que, pour être fidèle au dogme inhérent au culte de l'individualité, il s'est mis en travers (espérons que ce n'est que provisoire) de l'œuvre qui apparaît comme une étape indispensable de l'extension et du développement ultérieurs du mouvement anarchiste.

Tout au début de son article, Malatesta dit partager nombre de thèses de la Plate-forme ou les fortifie même par les idées qu'il exprime. Il serait d'accord pour constater que les anarchistes n'ont pas eu et n'ont pas d'influence sur les événements sociaux et politiques, faute d'une organisation sérieuse et active.

Les principes repris par le camarade Malatesta correspondent aux principales positions de la Plate-forme. On aurait pu s'attendre à ce qu'il ait également examiné, compris et accepté nombre d'autres principes émis dans notre projet, car il y a un lien de cohérence et de logique entre toutes les thèses de la Plate-forme. Toutefois, Malatesta exprime, par la suite, d'une manière tranchante, sa divergence de vue d'avec la Plate-forme. Il pose la question de savoir si l'Union Générale Anarchiste projetée par la Plate-forme pourrait résoudre le problème de l'éducation des masses ouvrières. Il y répond par la négative. Il donne comme raison le prétendu caractère autoritaire de l'Union qui, selon lui, développerait l'idée de soumission aux dirigeants et aux meneurs.

Sur quelle base une accusation aussi sérieuse peut-elle reposer ? C'est en l'idée de la responsabilité collective, préconisée par la Plate-forme qu'il voit la principale raison de formuler une telle accusation. Il ne peut admettre le principe que l'Union tout entière soit responsable de chacun de ses membres, et qu'inversement chaque membre soit responsable de la ligne politique de toute l'Union. Ce qui signifie que Malatesta n'accepte pas précisément le principe d'organisation qui nous paraît être le plus essentiel, afin que le mouvement anarchiste organisé puisse continuer à se développer.

Nulle part encore jusqu'ici, le mouvement anarchiste n'a atteint le stade d'un mouvement populaire organisé en tant que tel. La cause n'en réside nullement dans les conditions objectives, par exemple celle que les masses ouvrières ne comprendraient pas l'anarchisme ou ne s'intéresseraient pas à lui lors des périodes révolutionnaires ; non, la cause de la faiblesse et de l'instabilité du mouvement anarchiste réside essentiellement dans les anarchistes eux-mêmes. Pas une fois encore, ils n'ont essayé de mener de manière organisée ni la propagande de leurs idées, ni leur activité pratique parmi les masses ouvrières.

Si étrange que cela puisse paraître au camarade Malatesta, nous affirmons fermement que l'activité des anarchistes les plus actifs — dont lui-même — revêtait, par nécessité, un caractère individualiste ; même si cette activité se distinguait par une haute responsabilité personnelle, elle ne concernait qu'un individu et non une organisation. Dans le passé, lorsque notre mouvement ne faisait que naître en tant que mouvement national ou international, il ne pouvait en être autrement : il fallait poser les premières pierres du mouvement anarchiste de masse, il fallait lancer un appel aux masses ouvrières pour les inviter à s'engager dans la voie anarchiste de la lutte. Cela était nécessaire, même si ce n'était que le fait d'individus isolés aux moyens limités. Ces militants de l'anarchisme remplirent leur mission ; ils attirèrent les ouvriers les plus actifs vers les idées anarchistes. Cependant, ce ne fut que la moitié de la besogne. Au moment où le nombre d'éléments anarchistes, venant des masses ouvrières, s'accrût considérablement, il devint impossible de se borner à mener une propagande et une pratique isolées, individuellement ou en groupes épars. Continuer ainsi aurait signifié piétiner sur place. Il fallait poursuivre au-delà pour ne pas rester en arrière. La décadence générale du mouvement anarchiste s'explique justement ainsi : nous avions accompli le premier pas, sans aller plus loin.

Ce second pas consistait et consiste toujours en la réunion d'éléments anarchistes, venus des masses ouvrières, en un collectif actif et capable de mener la lutte organisée des travailleurs dans le but de réaliser les idées anarchistes.

Devant les anarchistes de tous pays, la question qui se pose est la suivante : notre mouvement peut-il se contenter de subsister sur la base des anciennes formes d'organisation, de groupes locaux n'ayant pas de lien organique entre eux, et agissant chacun de son côté, selon sa propre idéologie et sa tactique particulière ? Ou bien alors, notre mouvement doit-il avoir recours à des formes nouvelles d'organisation qui l'aideraient à se développer et à s'enraciner dans des larges masses de travailleurs ?

L'expérience des vingt dernières années, et plus particulièrement celle des deux Révolutions russes — 1905 et 1917-1919 — nous suggère, mieux que toutes les « considérations théoriques», la réponse à cette question.

Durant la révolution russe, les masses laborieuses furent acquises aux idées anarchistes ; néanmoins l'anarchisme, en tant que mouvement organisé, y subit un échec complet. Alors qu'au début de la révolution, nous fûmes aux postes de combat les plus avancés, dès que commença la phase constructive, nous nous retrouvâmes irrémédiablement à l'écart de cette dernière et, partant, en dehors des masses. Ce ne fut pas là l'effet du hasard : une telle attitude découlait inévitablement de notre propre impuissance, tant au point de vue organisationnel que de notre confusionnisme idéologique.

Cet échec eut pour cause le fait que, tout le long de la révolution, les anarchistes ne surent pas faire l'exposé de leur programme social et politique, et n'approchèrent les masses ouvrières qu'avec une propagande morcelée et contradictoire ; nous n'eûmes aucune organisation stable. Notre mouvement fut représenté par des organisations de rencontre, surgissant tantôt par-ci, tantôt par-là, ne sachant pas elles mêmes d'une façon ferme ce qu'elles voulaient, et qui le plus souvent s'évanouirent au bout de quelque temps sans laisser de trace. Il faut être désespérément naïf et sot pour croire que les travailleurs pourraient suivre et participer à de telles « organisations», lors de la lutte sociale et de l'édification communiste.

Nous avons pris l'habitude d'attribuer l'échec du mouvement anarchiste de 1917-19, en Russie, à la répression étatiste du Parti Bolchevik ; c'est une grande erreur. La répression bolchévique a entravé l'extension du mouvement anarchiste durant la révolution, mais elle ne constitua pas l'unique obstacle. C'est plutôt l'impuissance interne du mouvement lui-même qui fut l'une des causes principales de cet échec, impuissance provenant du vague et de l'indécision qui caractérisèrent les différentes affirmations politiques concernant l'organisation et la tactique.

L'anarchisme n'eut pas d'opinion ferme et concrète sur les problèmes essentiels de la révolution sociale ; opinion indispensable pour satisfaire la recherche des masses qui créaient la révolution. Les anarchistes prônèrent le principe communiste : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins», mais ils ne se soucièrent jamais d'appliquer ce principe à la réalité, ou bien encore ils permirent à certains éléments suspects de transformer ce grand principe en une caricature de l'anarchisme (rappelons seulement combien d'escrocs en profitèrent pour accaparer à leur profit personnel les biens de la collectivité). Les anarchistes parlèrent beaucoup de l'activité révolutionnaire des travailleurs, mais ils ne purent les aider, ne serait-ce qu'en indiquant approximativement les formes que devait prendre cette activité ; ils n'ont pas su régler les relations réciproques entre les masses et leur centre d'inspiration idéologique. Ils ont poussé les travailleurs à secouer le joug de l'Autorité, mais ils n'ont pas indiqué le moyen de consolider et de défendre les conquêtes de la Révolution. Ils manquèrent de conceptions nettes et précises, d'un programme d'action sur bien d'autres problèmes. C'est cela qui les éloigna de l'activité des masses et les voua à l'impuissance sociale et historique. C'est en cela qu'il faut chercher la cause primordiale de leur échec dans la Révolution russe.

Et nous ne doutons pas que, si la révolution éclatait dans plusieurs pays d'Europe, les anarchistes y subiront le même échec, car ils y sont non moins — sinon encore davantage — divisés sur le plan des idées et de l’organisation.

L'époque actuelle, quand, par millions, les travailleurs s'engagent sur le champ de bataille de la lutte sociale, exige des anarchistes des réponses directes et précises à toute une série de questions concernant cette lutte et la reconstruction communiste qui doit lui succéder ; elle exige de même la responsabilité collective des anarchistes à propos de ces réponses et de la propagande anarchiste en général. S'ils n'assument pas cette responsabilité, les anarchistes, comme quiconque dans ce cas, n'ont pas le droit de propager de manière inconséquente parmi les masses laborieuses lesquelles luttent en consentant de lourds sacrifices et en y perdant des victimes sans nombre.

A ce niveau, il ne s'agit ni d'un jeu ni d'un objet d'expérimentation. C'est ainsi que, tant que nous n'aurons pas une Union Anarchiste Générale, nous ne pourrons fournir de réponses communes sur toutes ces questions vitales.

Au début de son article, le camarade Malatesta paraît saluer l'idée de la création d'une vaste organisation anarchiste ; cependant, en répudiant catégoriquement la responsabilité collective, il rend impossible la réalisation d'une telle organisation. Car elle ne serait possible que s'il existait un accord théorique et organisationnel, constituant une plate-forme commune à partir de laquelle pourraient se rencontrer de nombreux militants. Dans la mesure où ils accepteraient cette plate-forme, celle-ci deviendrait obligatoire pour tous. Celui qui ne reconnaîtra pas comme obligatoires ces principes de base, ne deviendra pas, ni ne voudra d'ailleurs de lui-même, devenir membre de l'organisation.

De cette façon, cette organisation serait l'union de ceux qui auraient une conception commune de la ligne de conduite théorique, tactique et politique à réaliser.

Par conséquent, l'activité pratique d'un membre de l'organisation se trouve naturellement en pleine harmonie avec l'activité générale, et inversement l'activité de toute l'organisation ne saurait être en contradiction avec la conscience et l'activité d'aucun de ses membres, s'il a accepté le programme qui fonde l'organisation. C'est cela qui caractérise le principe de la responsabilité collective : l'Union entière est responsable de l'activité de chaque membre, sachant qu'il ne saurait accomplir son travail politique et révolutionnaire que dans l'esprit politique de l'Union. De même, chaque membre est pleinement responsable de l'Union tout entière, puisque son activité ne saurait être contraire à ce qui a été élaboré par tous ses membres. Cela ne signifie nullement faire de l'autoritarisme, ainsi que l'affirme, de manière erronée, le camarade Malatesta, ce n'est que l'expression d'une compréhension consciente et responsable du travail militant.

Il va de soi qu'en appelant les anarchistes à s'organiser sur la base d'un programme défini, nous n'enlevons pas pour autant aux anarchistes d'autres nuances le droit de s'organiser comme bon leur semble. Cependant, nous sommes persuadés que, dès que les anarchistes auront créé une organisation importante, le creux et la vanité des organisations traditionnelles se révéleront de manière flagrante.

[...] Le principe de responsabilité est compris par le camarade Malatesta dans le sens d'une responsabilité morale des individus et des groupes. C'est pourquoi il n'octroie aux congrès et à leurs résolutions que le rôle d'une sorte d'entretiens entre amis, n'émettant en somme que des vœux platoniques.

Cette manière traditionnelle de se représenter le rôle des congrès ne supporte pas la moindre épreuve dans la vie. En effet, quelle serait la valeur d'un congrès qui ne ferait qu'émettre des « opinions » et qui ne se chargerait pas de les réaliser dans la vie ? Aucune. Dans un vaste mouvement, une responsabilité uniquement morale et non organisationnelle perd toute sa valeur.

Vient la question concernant la majorité et la minorité. Nous pensons que toute discussion à ce sujet est superflue. Dans la pratique, elle a été résolue depuis longtemps. Toujours et partout, chez nous, les problèmes pratiques ont été résolus par un vote à la majorité des voix. C'est tout à fait compréhensible, car il n'y a pas d'autre moyen de résoudre ces problèmes au sein d'une organisation voulant agir.

Dans toutes les objections soulevées contre la Plateforme, il manque jusqu'à présent la compréhension de la thèse la plus importante qu'elle contient : la compréhension de notre approche du problème organisationnel et de la méthode de sa résolution. En effet, leur compréhension est extrêmement importante et possède une signification décisive en vue d'une juste appréciation de la Plateforme et de toute l'activité organisationnelle du groupe Diélo trouda.

[...] La seule voie pour écarter le chaos et raviver le mouvement anarchiste est une clarification théorique et organisationnelle de notre milieu, menant à une différenciation et à la sélection d'un noyau actif de militants, sur la base d'un programme théorique et pratique homogène. C'est en cela que réside l'un des principaux objectifs de notre texte.

Que représente cette clarification et comment doit-elle se mener ? L'absence d'un programme général homogène a toujours été un défaut très sensible chez le mouvement anarchiste, et a contribué à le rendre bien souvent très vulnérable, sa propagande n'ayant jamais été bien cohérente et conséquente par rapport aux idées professées et aux principes pratiques défendus. Bien au contraire, il s'est souvent produit que ce qui était propagé par un groupe soit dénigré ailleurs par un autre groupe. Et cela non seulement dans les applications tactiques, mais aussi dans les thèses fondamentales.

Certains défendent un tel ordre de choses en disant qu'ainsi s'exprime la variété des idées anarchistes. Bien, admettons-le, mais quel intérêt peut représenter cette variété pour les travailleurs ?

Ils luttent et souffrent aujourd'hui et maintenant et ont besoin immédiatement d'une conception juste de la révolution, qui puisse les mener à leur émancipation tout de suite ; ils n'ont pas besoin d'une conception abstraite, mais d'une conception vivante, réelle, élaborée et répondant à leurs demandes. Tandis que les anarchistes proposent souvent, dans la pratique, de nombreuses idées, des systèmes et programmes contradictoires, où le plus important voisine avec l'insignifiant, ou bien encore se contredisent les uns les autres. Dans de telles conditions, il est facilement compréhensible que l'anarchisme n'a pu et ne pourra jamais, à l'avenir, s'imprégner dans la masse et faire corps avec elle, de manière à inspirer son mouvement émancipateur. Car la masse sent la futilité des conceptions contradictoires et s'en écarte instinctivement ; cela en dépit de ce qu'en période révolutionnaire, elle agit et vit d'une façon libertaire.

Pour conclure, le camarade Malatesta pense que les succès des bolcheviks dans leur pays empêchent de dormir tranquillement les anarchistes russes ayant édité la Plate-forme. L'erreur de Malatesta tient en ce qu'il n'a pas tenu compte de la circonstance extrêmement importante que la Plate-forme organisationnelle est le produit, non seulement de la révolution russe, mais également du mouvement anarchiste dans cette révolution. Or, il est impossible de ne pas tenir compte de cette circonstance si l'on veut résoudre le problème de l'organisation anarchiste, de sa forme et de ses bases théoriques. Il est indispensable de s'interroger sur la place qu'occupa l'anarchisme dans le grand bouleversement social en 1917, quelle fut l'attitude des masses insurgées à l'égard de l'anarchisme et les anarchistes ? Qu'apprécièrent-elles en eux ? Pourquoi, malgré cela, l'anarchisme a-t-il subi un échec dans cette révolution ? Quelles leçons en a-t-il retiré ? Toutes ces questions, et bien d'autres encore, doivent inévitablement surgir devant celui qui aborde les questions soulevées par la Plateforme. C'est ce que le camarade Malatesta n'a pas fait. Il a abordé le problème actuel d'organisation en dogmatique distrait. C'est assez incompréhensible pour nous qui avons été habitués à voir en lui, non un idéologue, mais un praticien de l'anarchisme réel et actif. Il se contente d'examiner dans quelle mesure telle ou autre thèse de la Plateforme est en accord ou non avec les points de vue traditionnels de l'anarchisme, puis il les réfute, en les trouvant opposées à ces vieilles conceptions. Il ne lui vient même pas à l'esprit que cela pourrait être l'inverse, que ce sont précisément celles-ci qui pourraient être erronées, et que c'est ce qui a nécessité la parution de la Plateforme. C'est ainsi que peuvent s'expliquer toute la série d'erreurs et de contradictions relevées plus haut dans son texte.

Notons encore chez lui un grave oubli : il ne s'arrête pas du tout sur les bases théoriques, ni sur la partie constructive de la Plate-forme, mais uniquement sur le projet d'organisation. Notre texte n'a pas seulement réfuté l'idée de la synthèse, ainsi que celle de l'anarcho-syndicalisme, comme inapplicables et ayant fait faillite, il a aussi avancé le projet d'un rassemblement des militants actifs de l'anarchisme sur la base d'un programme plus ou moins homogène. Il aurait fallu que le camarade Malatesta s'arrêtât avec précision sur cette méthode ; il l'a passée, cependant, sous silence, ainsi que toute la partie constructive, bien que ses conclusions s'appliquassent apparemment à l'ensemble de la Plate-forme. Cela donne à son article un caractère contradictoire et instable.

Le communisme libertaire n'a pas à s'attarder dans l'impasse de son passé, il doit se dépasser, en combattant et en surmontant ses défauts. L'aspect original de la Plate-forme et du groupe Diélo trouda consiste justement en ce qu'ils sont étrangers aux dogmes périmés, aux idées toutes faites, et que, bien au contraire, ils s'efforcent de mener leur activité en partant des faits réels et actuels. Cette démarche constitue le premier essai de fusion de l'anarchisme avec la vie réelle, et de la création d'une activité anarchiste sur cette base. Ce n'est qu'ainsi que le communisme libertaire s'arrachera des tenailles d'un dogme suranné et impulsera le mouvement vivifiant des masses.

Diélo trouda, n° 36, mai 1928, pp. 4-11

6. L'Organisation « Nabat » en Ukraine 1919-1920

Note de la rédaction de Diélo Trouda : L'article publié ci-dessous est extrait d'une longue lettre d'un anarchiste russe, l'un des initiateurs et des plus actifs participants à la Confédération anarchiste « Nabat » en Ukraine, dont nous tairons le nom, car il a été sans cesse emprisonné depuis 1920 dans les prisons bolchéviques : aux Boutirkis, aux Solovkis... et se trouve maintenant déporté en Sibérie.

La structure organisationnelle et politique du « Nabat » a été présentée jusqu’ici uniquement par les articles de Voline et, d'après lui, apparaît comme une organisation assez lâche, fondée sur des rapports amicaux et harmonieux, étrangère à la discipline et à la responsabilité organisationnelles, et ne reconnaissant aucune instance dirigeante du point de vue idées dans le milieu anarchiste. Désormais, nous disposons du témoignage d'un camarade qui éclaire différemment l'aspect organisationnel et politique du « Nabat». Celui-ci, non seulement appliquait des principes organisationnels stricts et la responsabilité collective, mais encore luttait pour les imposer, et tendait à devenir le prototype d'une organisation structurée pour laquelle lutte maintenant le Groupe des Anarchistes Russes de Diélo Trouda. C'est dans ce sens que témoigne l'un des fondateurs et actifs participants du « Nabat».

Il est évident qu'il y existait des contradictions théoriques, du fait de l'aspiration de certains de ses membres à donner à la Confédération la fameuse idéologie de la synthèse de l'Anarchisme. Mais cela n'atténuait en rien la force de la structure du « Nabat».

Il faut remarquer que l'auteur de l'article ne s'est pas assez exprimé sur la déviation centraliste des anarchistes français, car il considère cette déviation comme une réaction tout à fait naturelle et utile au chaos et à la désagrégation chroniques qui ont dominé le milieu anarchiste, et serait solidaire par conséquent de cette déviation. Quant à nous, cependant, nous y voyons un emballement passager qui fera place à un fédéralisme libertaire s'accordant strictement avec une responsabilité idéologique et organisationnelle.

La Rédaction de Diélo Trouda


Je vais revenir au problème du « Nabat», à propos duquel notre échange d'opinions a été provisoirement interrompu dans notre correspondance, car je n'ai pas encore répondu sur ce sujet à l'une de tes dernières lettres, du fait que, par des circonstances qui ne dépendent pas de nous, cette lettre a été détruite et que j'ai ainsi perdu le fil de notre discussion.

De ce fait, je vais te répondre en deux mots sur le fond de cette question, car apparemment tu n'as pas encore saisi la nature réelle du « Nabat», dans quelles conditions il a été créé et comment il résolvait les problèmes qui se présentèrent à lui. Ce que tu appelles, si la mémoire ne me trahit pas, l'idéalisme réaliste du « Nabat » a constitué son aspect véritable et vivant, son essence réelle. Tout d'abord, le « Nabat » n'avait pas de programme homogène défini qui aurait pu résoudre toutes les questions théoriques et pratiques du mouvement. Il n'avait pas pu encore l'élaborer. Il n'avait que commencé à le faire, à partir de quelques principes méthodologiques. Il avait même pu en réaliser une partie, surtout dans la structuration et l'organisation. C'était en fait une Union organisationnelle sur la base de quelques principes généraux, dans le but d'accomplir un travail organisationnel commun des représentants les meilleurs et les plus sains des différentes tendances anarchistes, de ceux qui en ressentaient la nécessité. Les Nabatoviens n'avaient pas encore de programme fixé, mais ils avaient une orientation commune pour résoudre une série de questions de ce programme ; orientation qui se forgeait dans le processus de la lutte, à partir de l'expérience vitale de la révolution, exigeant des réponses et des solutions immédiates.

Les questions tactiques tenaient une grande part de nos préoccupations : les soviets, les Unions de travailleurs, l'armée, le mouvement insurrectionnel, la paysannerie, etc., étaient à l'ordre du jour. Sur le même plan, étaient soulevées les grandes questions théoriques du programme du mouvement. Certaines étaient résolues, d'autres étaient en voie de l'être. Une question aussi importante que le problème de la période transitoire était débattue sans arrêt parmi nous, et ce n'est qu'à la conférence du « Nabat», en septembre 1919, qu'elle a été résolue dans la formulation de la première phase de l'édification communiste de la société, à laquelle nous nous sommes efforcés avec beaucoup de difficultés de donner un contenu de plus en plus concret.

En ce qui concerne la structuration organisationnelle, une conception déterminée s'élabora et se réalisa avec succès à deux niveaux : d'abord pour une ligne politique de dépassement des différentes tendances de l'anarchisme ; ensuite pour la pratique organisationnelle, à partir du rassemblement des militants les plus déterminés et les plus dynamiques dans la perspective de la création d'un mouvement sain et bien structuré, avec un programme homogène en perspective.

Cette construction organisationnelle reposait sur le principe du « centralisme fédéraliste» ; c'était en quelque sorte un parti, édifié sur ce principe, avec un réseau organisationnel unique, fédérativement structuré. Les organisations et groupes, qui y participaient, étaient bien disciplinés et mutuellement responsables de l'application des positions adoptées. En particulier, ils considéraient comme obligatoires les résolutions et les décisions prises lors des assemblées générales, même à la simple majorité.

Bref, c'était un mouvement bien structuré et discipliné avec un centre dirigeant désigné et contrôlé par la base. Et il n'y a pas lieu de s'illusionner sur le rôle de ce centre ; il n'était pas seulement « techniquement exécutif», comme il est convenu habituellement de le considérer. C'était aussi un « centre dirigeant idéologique » du mouvement s'occupant du travail d'éditions, de l'agitation de propagande, se servant de la caisse centrale et surtout contrôlant et répartissant les forces et les militants du mouvement, malheureusement pas assez nombreux. De cette façon, le « Nabat » était un parti bien structuré avec une plate-forme cohérente et unique. Je parle d'une plate-forme, parce que nous n'avions pas encore de programme homogène définitif ; nous l'élaborions au fur et à mesure de l'expérience révolutionnaire que nous vivions. Mais la base minimale d'accord, qui nous servait pour notre œuvre commune, était unique et obligatoire pour tous les membres de la Confédération. Au point que le Secrétariat avait le droit de prendre des mesures pour exclure du mouvement toute organisation qui divergeait sérieusement d'avec la ligne générale du mouvement, jusqu'au congrès suivant de la Confédération où une décision définitive était prise. Sans craindre de trop s'avancer, je pense que tout ce qui se crée chez vous, en France, et en général tout ce qui se fera de sain dans le mouvement anarchiste, sur le plan organisationnel, ne pourra aller plus loin que l'expérience du « Nabat». Peut-être, seuls certains détails de fonctionnement pourront être améliorés. Il va sans dire qu'actuellement nous pouvons concevoir différemment les problèmes du futur parti, son rôle et sa place dans la préparation et la direction des luttes sociales des travailleurs, ainsi que ses liens avec les mouvements organisés ou spontanés des travailleurs. C'est tout à fait évident, mais ce n'est pas parce que le « Nabat » s'est trompé ou a résolu différemment ces questions, car à l'époque il n'existait qu'historiquement, c'est-à-dire qu'il avait été pris dans la tourmente révolutionnaire et n'avait pas encore atteint sa maturité, manquant d'expérience et de temps pour résoudre ces questions aussi parfaitement qu'à l'heure actuelle.

[...] C'est sur la base de ces principes que notre mouvement a agi et s'est développé, au risque d'être considéré comme « hérétique » et vilipendé par les « orthodoxes», bavards de toutes sortes refusant de s'engager dans la vie. Les orthodoxes criaient à la trahison, dénonçaient le parti centraliste, etc. Mais alors, tout comme maintenant, c'était la voix du passé et de la confusion, sur lesquels il nous faut mettre une grande croix afin de s'installer solidement dans le présent et de combattre pour l'avenir.

Un Nabatovien.

Diélo Trouda n° 32 janvier 1928, pp. 12-16.

7. Maria Isidine ORGANISATION ET PARTI

Le problème de l'organisation des forces anarchistes est à l'ordre du jour. Beaucoup de camarades attribuent au manque d'une solide organisation le fait que, dans la révolution russe, les anarchistes, bien que toujours au premier rang des combats révolutionnaires, n'ont exercé qu'une faible influence sur la marche des événements. Aussi c'est la création d'une telle organisation, d'un parti anarchiste, qu'ils posent comme première condition d'un travail plus fructueux dans l'avenir. Ce mot de « parti » provoque par lui-même des discussions : peut-il exister un « parti » anarchiste ? Tout dépend du sens qu'on donne à ce mot.

On peut appeler « parti » simplement l'ensemble de personnes pensant de même, d'accord entre elles sur les buts à atteindre et sur les moyens à employer, même si aucun lien formel ne les unit, même si elles s'ignorent. Plus leur pensée est une, plus elles donnent une solution semblable aux questions particulières qui se présentent, mieux le terme de « parti » peut leur être appliqué. C'est dans ce sens que l'Internationale parle du « grand parti des travailleurs». C'est dans ce sens également que parlent du « parti anarchiste » Kropotkine, Malatesta et d'autres militants de notre mouvement, surtout de la vieille génération de ses fondateurs. Dans ce sens, le « parti anarchiste » a toujours existé ; plus encore : on a toujours vu dans le mouvement anarchiste des organisations même mieux définies, telles que des fédérations permanentes de groupes, unissant tous les groupements d'une ville, d'une région ou d'un pays. Ces fédérations ont toujours été la forme habituelle de l'organisation anarchiste dans tous les pays.

A cet égard, pas plus le projet exposé dans la « Plate-forme » des camarades russes que le mode d'organisation adopté par l'Union anarchiste dans son dernier congrès n'apportent aucune innovation. Mais, ce qui en est une, c'est ceci. La « Plate-forme » tend à modifier le caractère fondamental de ce lien qui, jusqu'à présent, unissait les groupements anarchistes à changer cette « constitution » tacite, qui a toujours existé dans nos milieux et qui, sans discussion, comme quelque chose qui va de soi, se trouvait à la base de toute organisation anarchiste. Dans leur désir de resserrer les liens entre les militants, les auteurs de la « Plate-forme » proposent de fonder le « parti » anarchiste selon un modèle nouveau, celui qui est adopté par les autres partis, avec les décisions obligatoires d'une majorité, un comité directeur central, etc. Un tel parti doit, dans leur conception, guérir le mouvement anarchiste de la plupart des maux dont il souffre.

On est surpris de voir que l'expérience de la révolution russe, qui a montré avec une si éclatante évidence l'inaptitude de la dictature d'un parti à diriger la vie sociale, non seulement n'a pas amené ces camarades à se demander : quelles autres organisations doivent occuper la première place dans le travail révolutionnaire ? mais, au contraire, a fait naître en eux l'aspiration vers un parti fort et centralisé. Et il en est de même chez les camarades français. On sait que l'Union anarchiste a adopté à son congrès d'Orléans une déclaration de principes par laquelle elle se séparait nettement des anarchistes du type individualiste et proclamait une série de propositions fondamentales relatives aussi bien à l'idéal social de l'anarchisme qu'à ses moyens de lutte. Cette déclaration a été, au dernier congrès, adoptée à nouveau, comme la charte fondamentale de l'Union. Cela n'a pas suffi au congrès, et il a cru utile d'élaborer des statuts ; et c'est là que s'est manifestée la tendance centralisatrice, contraire non seulement aux principes anarchistes en général, mais au texte de la « charte » même qu'on venait d'adopter.

La déclaration d'Orléans proclame, dès le début, que le principe d'autorité est la racine de tout le mal social, que le centralisme a manifestement fait faillite, politiquement et économiquement, qu'à la base de la société future doivent se trouver une commune libre et une fédération libre de communes ; la commune, de son côté, ne doit être que l'ensemble d'associations diverses existant sur un même territoire. Tout centralisme est, par principe, exclu de l'organisation sociale, qui doit être suffisamment souple pour que chaque individu dans l'association et chaque association dans la fédération jouissent d'une complète liberté. Tout cela est unanimement admis par tous les anarchistes et, si les auteurs de la déclaration d'Orléans ont cru utile d'énoncer encore une fois ces vérités, c'était dans un but de propagande. Et nous étions en droit de nous attendre à des « statuts » en accord avec ces principes. Mais il n'en a pas été ainsi : croyant créer quelque chose de nouveau, nos camarades ont marché dans les sentiers battus des autres partis.

D'abord, les décisions, dans l'Union, sont prises à la majorité. Cette question de la majorité est quelquefois considérée comme un simple détail, comme un moyen commode de résoudre les questions. Or, elle a une importance capitale, car elle est indissolublement liée à la notion même d'une société sans pouvoir. Dans leur critique de toutes les formes de l'État, même les plus démocratiques, les anarchistes partent de ce principe que les décisions prises par un groupe de personnes ne peuvent pas être obligatoires pour d'autres, qui ne les ont pas adoptées et qui ne sont pas d'accord avec elles — qu'il s'agisse d'une majorité ou d'une minorité, peu importe. Il est inutile, bien entendu, de répéter ici tous les arguments contre le principe de la majorité qui abondent dans notre littérature : tous les camarades les connaissent d'autant mieux qu'ils s'en servent journellement pour montrer le caractère fictif de la représentation populaire sous le régime parlementaire. Pourquoi alors ce principe, dont l'absurdité et l'injustice apparaissent si nettement lorsqu'il s'agit de la société future, devient-il bienfaisant et juste lorsqu'il doit s'appliquer à notre propre milieu ? Ou bien la majorité a toujours le droit de dominer, ou bien on doit renoncer à ce critérium arithmétique de la vérité et en chercher un autre.

Dans leur engouement pour l'organisation, nos camarades perdent de vue qu'au lieu de resserrer l'union, l'assujettissement de la minorité ne fera naître que de nouvelles luttes intestines ; au lieu d'un travail productif, les forces seront gaspillées pour la conquête de la majorité dans les congrès, les comités, etc. Et cela se comprend : la vie au sein du parti n'est facile, dans ces conditions, qu'aux membres de la majorité dominante ; les autres sont paralysés dans leur action. La résolution du congrès de l'Union le dit d'ailleurs très nettement, en proclamant que, tout en ayant le droit de critiquer les résolutions proposées, la minorité ne doit pas, une fois qu'elles sont prises, en gêner l'application. Cela signifie que cette minorité doit se taire ou quitter le parti, et alors, au lieu d'un parti unique, on en a deux, habituellement plus irrités l'un contre l'autre que contre l'ennemi commun. Une autre résolution du congrès dit qu'aucune critique ne doit s'exercer en dehors de l'organisation et que personne n'a le droit de se servir des colonnes du Libertaire pour critiquer les décisions prises. Or, le Libertaire est l'organe officiel de l'Union et, comme tel, doit refléter toutes les opinions existant au sein de celle-ci. Sa situation est tout autre que celle d'un organe fondé par un groupe de camarades bien unis en vue de propager leurs idées : ces camarades ont parfaitement le droit de ne pas faire place, dans leur organe, aux opinions opposées, car ils ne prétendent représenter personne, sauf eux-mêmes. Il en était ainsi de l'ancien Libertaire, des Temps Nouveaux et de presque tous les organes de la presse anarchiste. Mais lorsqu'un journal se proclame l'organe de l'Union des fédérations anarchistes de toute la France, tous les membres de cette Union y ont droit. Or, la résolution adaptée montre clairement que ce droit n'est reconnu qu'à la majorité.

Quelques reproches qu'on puisse faire à notre mouvement anarchiste, il faut lui rendre cette justice : il a toujours été étranger aux intrigues de congrès, aux manœuvres électorales, à la préparation artificielle des majorités, etc. Et cela uniquement grâce au principe qui y dominait jusqu'à présent, à savoir que les décisions ne sont obligatoires que pour ceux qui les ont prises et ne peuvent être imposées à ceux qui ne les acceptent pas. La force de ces décisions et la responsabilité engagée n'en sont, d'ailleurs, que plus grandes, car à chacun une décision prise par lui-même tient plus à cœur qu'une décision adoptée en dehors de lui et souvent contrairement à sa volonté.

On nous dira peut-être : « Si les camarades se groupent sur un programme sérieusement pensé et bien élaboré, accepté par tous, les divergences ne porteront que sur des détails et le sacrifice consenti par la minorité sera minime. » Il est loin d'en être toujours ainsi. La vie pose tous les jours des questions nouvelles, quelquefois très importantes, mais qu'il était impossible de prévoir au moment où l'entente a été établie ; à ces questions, des réponses différentes seront peut-être données. C'est ainsi que les anarchistes en France se sont trouvés divisés autrefois devant le mouvement syndical, plus récemment devant la guerre, les anarchistes en Russie — devant le mouvement makhnoviste, devant l'attitude à prendre vis-à-vis du bolchevisme, etc. ; si, dans ces moments, les anarchistes avaient été groupés en un vrai « parti», la décision d'un congrès sur des questions de cette gravité aurait-elle été acceptée par tous ? Ces questions relèvent de la conscience de chacun et de sa façon de concevoir la révolution ; une décision mécanique prise à la majorité peut-elle s'imposer dans ces cas ?


Une autre tendance encore se fait jour, en rapport avec l'introduction du principe de la majorité et la limitation de l'autonomie des groupements : on voudrait voir toutes les initiatives anarchistes contrôlées par une organisation unique, du type hiérarchique, ayant à sa tête un Comité Exécutif unique. Les statuts adaptés par le dernier congrès de l'Union contiennent une série de propositions qui sonnent étrangement à nos oreilles. Voici, par exemple, des groupes appartenant à la minorité, c'est-à-dire n'acceptant pas une résolution quelconque prise par le congrès ; on reconnaît bien à cette minorité le droit de critique (jusqu'à présent, du moins), mais ses critiques, elle devra les adresser uniquement à la Fédération à laquelle elle appartient (et doit obligatoirement appartenir si elle veut faire partie de l'Union) ou à la commission administrative centrale, « qui seules sont compétentes pour les entendre et leur donner satisfaction». Autrement dit, la minorité n'a pas le droit de répandre simplement et ouvertement ses opinions parmi les camarades (sans parler du public), elle doit s'adresser à l'instance indiquée, par voie hiérarchique. De même, on tend à substituer partout à la libre initiative des groupes le principe d'élection et de délégation : personne ne doit entreprendre quoi que ce soit s'il n'y est autorisé par l'organisation compétente. Un journal, une revue, par exemple, ne peuvent pas naître de l'initiative d'un groupe ou d'une personne : ils ne peuvent être édités que par des délégués de la Fédération anarchiste et ne doivent refléter que les idées adaptées dans ses congrès. De même pour l'édition des livres ou de brochures, pour les conférences, les clubs, même les caisses de secours aux camarades emprisonnés. A première vue, cette « organisation » paraît être à certains esprits une chose très pratique. Mais, en réalité, de telles règles (si les milieux anarchistes se montraient capables de s'y soumettre) finiraient par tuer complètement le mouvement. Voici un groupe de camarades qui se propose de fonder un journal de propagande et qui en a la possibilité ; il n'a pas le droit de le faire ; il doit, au préalable, se mettre d'accord avec l'ensemble de l'organisation existante et proposer à cette dernière de prendre la publication en mains. Supposons que celle-ci consente et désigne des délégués à cet effet ; heureux si les conceptions des initiateurs s'accordent avec celles de la majorité de l'organisation ; ils devront alors seulement se dessaisir de la publication projetée et la remettre en d'autres mains (ce qui non plus n'est pas toujours bon). Mais si ces délégués, porte-parole de la majorité, viennent avec une idée opposée à celle du groupe initiateur ? Ce dernier n'a alors qu'une chose à faire : renoncer à la publication. Et le journal ne se fonde pas. Au contraire, lorsqu'un groupement entreprend une publication à ses risques et périls, ceux dont elle satisfait les aspirations se groupent autour d'elle, la répandent, en augmentent la force d'expansion. D'autres, d'une tendance différente, fondent d'autres organes, et cette variété de la presse anarchiste, loin de nuire à la propagande, ne fait, au contraire, que la servir.

Voici un groupe de camarades qui veut éditer des livres ou organiser des conférences. « Qui vous a permis ? leur dit-on. Il faut savoir d'abord si les groupes existants consentent à vous en charger et s'ils approuvent votre programme. » Le travail s'arrête. On se met à discuter dans les groupes, à élaborer des quantités de programmes. A la fin, comme il est impossible de satisfaire tout le monde, l'entreprise échoue et ses initiateurs perdent pour longtemps l'envie de commencer quoi que ce soit.

Seule l'ignorance complète de l'histoire et de la vie du mouvement anarchiste permet l'éclosion de tels projets d'« organisation». Tout ce qui a été créé dans notre mouvement de précieux et de stable a été l'œuvre de groupes et de personnalités assez riches d'initiative pour aller de l'avant sans attendre d'y être autorisés par qui que ce soit. C'est ainsi qu'ont été créés les meilleurs organes de la presse anarchiste ; c'est ainsi qu'a débuté la propagande dans les syndicats, qui a abouti à la création du syndicalisme révolutionnaire ; c'est ainsi que l'idée anarchiste s'est conservée, dans sa pureté et dans sa logique, au sein de certains groupements convaincus et fermes, en dépit de tous les écarts, de toutes les trahisons. Il n'est au pouvoir d'aucune organisation mécanique de se substituer à cette initiative. Le rôle d'une organisation est de faciliter le travail des individus et non de l'entraver ; il en est à plus forte raison ainsi dans le mouvement anarchiste, qui n'est pas assez fort numériquement pour se permettre de gêner l'action de ses adhérents et de gaspiller des forces précieuses. Et c'est à cela qu'aboutira nécessairement la tendance qui s'est fait jour au dernier congrès de l'Union anarchiste.

Ce dont le mouvement anarchiste a besoin maintenant, ce n'est pas autant de nouvelles formes d'organisation que d'un programme concret et bien défini du travail à faire au moment où, après une révolution victorieuse, toutes les initiatives seront permises dans l'œuvre créatrice de la nouvelle société. Seule la connaissance de ce qu'ils auront à proposer dans ces moments décisifs assurera aux anarchistes l'influence à laquelle leur idée leur donne droit. Pour cela, il faut non pas tuer les initiatives et éteindre les pensées, mais, au contraire, provoquer un échange libre et vivant de toutes les opinions. Sinon, les forces seront gaspillées dans les petitesses de la lutte intestine et le vrai travail ne fera pas un pas.

Critiquer est toujours chose facile, diront peut-être quelques camarades ; il est beaucoup plus difficile — et plus utile — de mettre en avant un mode pratique d'organisation qui aiderait à éliminer de notre mouvement ce qui l'affaiblit. Certains camarades envisagent pour cela la création d'un parti plus ou moins centralisé, basé sur le principe de la majorité ; d'autres — y compris l'auteur de ces lignes — croient qu'un tel parti serait plus nuisible qu'utile.[200] Ils ne nient, bien entendu, ni la nécessité de l'organisation pour les anarchistes en général, ni la nécessité de débarrasser le mouvement des défauts qui l'empêchent d'acquérir l'influence sociale à laquelle ses idées lui donnent droit. Mais quelle forme d'organisation peuvent-ils opposer à celle qui est suggérée par la « Plate-forme», et quels principes vont-ils mettre à la base de cette organisation, qu'ils voudraient plus libre, pour atteindre les mêmes résultats : accord dans les principes, une ligne de conduite déterminée pour l'action pratique, la conscience, pour chacun, de sa responsabilité devant le mouvement ?

L'erreur fondamentale de nos camarades partisans de la « Plate-forme » réside peut-être en ce que c'est à une union de groupes, même à un centre directeur, qu'ils demandent d'assainir notre mouvement, au lieu de le demander aux groupes eux-mêmes. Ce n'est pas de la fédération, c'est des groupes qui la constituent, que nous pouvons exiger telle ou telle ligne de conduite ; le centre de gravité du mouvement est là : la fédération sera ce que seront les groupes qui la composent. Et, lorsque les questions seront posées et discutées, non pas à l'échelle fédérative, mais à l'échelle des groupes, leur solution sera grandement facilitée : un groupe peut aisément faire ce qu'une vaste organisation ne peut pas. L'élaboration d'une ligne de conduite unique pour la fédération tout entière offre des difficultés insurmontables, car elle suppose des décisions prises à la majorité et entraîne ainsi d'inévitables conflits intérieurs. Le choix des adhérents et l'élimination d'éléments indésirables, dont la présence compromet le mouvement, est une tâche que l'organe directeur de la fédération est incapable de mener à bien. Aussi peu est-il capable de veiller à ce que l'action de tous les membres soit conforme aux principes anarchistes. Mais tout cela peut être facilement et naturellement réalisé par chaque groupe dans son sein. Aussi, la première question à résoudre est celle-ci : quels sont les principes fondamentaux qu'un groupement anarchiste peut mettre à la base de sa vie ?

Il est impossible de donner une réponse générale, applicable à tous les groupes, car elle pourrait être très différente selon les buts que le groupe poursuit et les conditions parmi lesquelles il agit, selon que le groupe est fondé en vue d'une tâche pratique particulière ou de la propagande générale, qu'il agit dans une période de calme ou une période révolutionnaire, que l'action du groupe est ouverte ou clandestine, etc., etc. Mais on peut néanmoins formuler quelques considérations. générales.

Voici une première question : est-il désirable que le groupe soit composé de camarades ayant la même conception de l'idée anarchiste, ou, bien des anarchistes de tendances différentes (communistes, individualistes, etc.) peuvent-ils y collaborer ? La question s'est posée au dernier congrès anarchiste. Certains camarades pensent que, puisque chacune des tendances anarchistes existantes contient des idées justes, il vaut mieux ne pas s'arrêter aux désaccords et « synthétiser», au contraire, tout ce qui paraît précieux, pour en faire la base du travail commun. Cette façon de voir paraît à première vue très logique et parfaitement réalisable, mais, lorsqu'on y réfléchit, on voit qu'une union ainsi comprise serait purement formelle. Bien entendu, des circonstances peuvent se présenter où des anarchistes de différentes nuances agiront de concert, mais il en est de même pour tous les révolutionnaires en général : les anarchistes ont bien collaboré avec les bolcheviks dans la lutte contre les armées blanches. Ces cas seront toujours fréquents dans les moments révolutionnaires ; ces ententes, le plus souvent tacites, sont alors tout à fait naturelles et nécessaires. Mais, dans les conditions d'une action durable et en période calme, l'accord sur les principes fondamentaux ne suffit pas. Supposons qu'un anarchiste-individualiste, un anarchiste-communiste et un anarchiste-syndicaliste se mettent d'accord pour proclamer leur opposition à l'État et leur approbation de la forme communiste de la propriété (en admettant que l'individualiste l'accepte) : quelle importance pratique cela aura-t-il puisque, aussitôt après, leurs voies divergeront ? L'individualiste se préoccupe d'émanciper l'individu dès aujourd'hui, dans le régime social existant (colonies, vie dans la nature, « amour libre», etc.) ; dédaignant les masses et leurs mouvements, il ne se sentira pas solidaire d'elles. Quelle action commune aura-t-il donc avec son camarade communiste ? D'autre part, un camarade syndicaliste pur n'attachera de l'importance qu'aux tâches du mouvement ouvrier et ne collaborera qu'avec certains parmi les camarades communistes ; il pourra même se trouver en désaccord avec eux, par exemple dans la question des rapports entre les syndicats et les groupements anarchistes. Et ainsi en tout. Dans l'action quotidienne, les moyens propres à telle ou telle tendance jouent un rôle si important que l'accord sur les principes généraux admis par tous est loin de suffire. Lorsque les désaccords au sein d'un groupe sont réels et ne tiennent pas seulement à l'habitude de certaines étiquettes, ils gênent l'action du groupe, car ses membres, n'étant solidaires entre eux ni dans leur propagande ni dans les méthodes choisies, dépensent une bonne partie de leur énergie à des discussions intérieures. Au contraire, un groupe bien uni, se composant de camarades qui n'ont plus à discuter entre eux sur les points les plus essentiels, qui, en toutes circonstances, peuvent répondre les uns des autres au point de vue de la propagande et de l'action, un tel groupe peut devenir très influent, même s'il est peu nombreux. A côté, d'autres groupes, différents d'esprit, se fonderont ; il n'y a là aucun mal, car il n'y a aucune utilité à vouloir englober le plus grand nombre de camarades possible dans une même organisation.

Le recrutement des membres au hasard est peut-être la cause principale des défauts de la plupart des groupements. Très souvent, on devient anarchiste trop facilement et trop vite, sans avoir pris connaissance des autres écoles socialistes, ni même de l'anarchisme dans ce que ses théories ont de fondamental ; on prépare ainsi, dans l'avenir, pour soi-même et pour les camarades, de pénibles désillusions, car, à mesure que les connaissances s'étendront et que l'horizon s'élargira, on trouvera peut-être qu'on a fait fausse route et qu'on ne s'est proclamé anarchiste que par ignorance de tout le reste. Un jour, on demandait devant moi à un socialiste révolutionnaire russe à quel moment de sa vie il avait cessé d'être marxiste : « Quand j'ai commencé à lire autre chose que du Marx», répondit-il.

Les choses peuvent être beaucoup plus graves, s'il ne s'agit pas seulement d'une théorie qu'on admet ou non, mais d'une cause à laquelle on a consacré une partie de son existence et qu'on se sent à un moment donné incapable de défendre parce qu'on n'avait jamais réfléchi d'avance aux critiques des adversaires. D'autre part, la vie des groupes est souvent rendue difficile par un excès d'esprit pratique : on accepte tel ou tel camarade en raison des services qu'il peut rendre (comme orateur, comme théoricien, comme administrateur, etc.), sans prendre garde que l'ensemble de sa physionomie morale ou intellectuelle ne satisfait pas aux exigences du groupe.

Il est clair que cette sévérité dans le choix des membres n'est possible que pour le groupe et non pour la fédération, et qu'aucun statut fédéral ne pourra jamais l'assurer. Mais, si elle est mise en pratique dans les groupements constituant la fédération, cette dernière verra de nombreuses questions difficiles résolues d'elles-mêmes.

Dans notre conception, le lien entre les différents groupements est absolument libre et découle de leurs seuls besoins ; aucun centre, aucun secrétariat n'a le droit de dicter aux groupes avec qui, sous quelles formes et sur quelles bases, ils doivent s'unir. Des liens peuvent s'établir pour des raisons très variées : affinités intellectuelles, action commune, rapprochement territorial, etc. Il arrive, en général, que des groupements d'une même région sont en relation entre eux, mais il peut arriver (et nous en avons vu des exemples) qu'un groupe parisien ait des liens de solidarité plus intimes avec un groupe de Londres ou de Genève qu'avec celui d'un quartier voisin. En général, les cadres fixes, où chaque groupe doit obligatoirement faire partie de telle fédération, et chaque fédération entretenir des liens avec la voisine par l'intermédiaire obligatoire de tel comité peuvent (si vraiment on observe toutes ces règles) paralyser tout travail. Un secrétariat peut être un organe très utile pour faciliter les communications, mais ce n'est qu'un outil auquel on n’a recours que quand on le croit nécessaire.

Le mouvement anarchiste a toujours eu des congrès ; ils peuvent avoir une importance très grande s'ils résultent de l'activité des groupes préexistants, qui éprouvent le besoin de faire part les uns aux autres de leur travail et de leurs idées ; mais non pour créer une action qui n'existe pas. Certains caractères particuliers de nos congrès tiennent aux principes mêmes de l'anarchisme. Ainsi, jusqu'à présent, les camarades se réunissant pour un congrès ne devaient pas être obligatoirement délégués par les groupes : ils pouvaient y participer individuellement.[201] Contrairement à ce qui se fait dans les autres partis, où les délégués rapportent du congrès des résolutions auxquelles leurs mandants n'ont plus qu'à se soumettre, les délégués anarchistes apportent au Congrès les résolutions, les opinions, les tendances de leurs groupements respectifs. Le congrès peut exprimer à leur sujet sa façon de voir — et c'est tout. Le dénombrement des voix (si on juge utile de le faire) ne peut avoir qu'un caractère statistique ; il peut être intéressant de savoir combien de camarades et appartenant à quel groupement se prononcent dans tel ou tel sens —. L'importance des congrès n'en est pas moindre, et leur travail n'en devient que plus sérieux : au lieu de servir d'arène pour des manœuvres en vue de conquérir la majorité, ils peuvent s'occuper de faire connaître l'état du mouvement dans différentes localités, ses succès et ses échecs, ses différentes tendances, etc. Les résolutions ne peuvent être que des vœux, des expressions d'opinions, dont les délégués doivent faire part à leurs groupes, lesquels peuvent les adopter ou les rejeter.

Ce schéma, en somme, ne rappelle que des choses bien connues et qui paraîtraient même trop évidentes pour qu'il soit utile d'en parler ; mais la confusion actuelle dans les esprits est telle qu'on se sent quelquefois obligé de rappeler de vieilles vérités. Le lien formel entre organisations est ici extrêmement lâche : c'est parce que toute l'importance est attribuée au lien interne, intellectuel et moral. Et plus, dans ce schéma, l'individu ou le groupe est formellement libre, moins il est subordonné à quoi que ce soit, plus est vaste et sérieuse sa responsabilité morale. Ici, chaque membre du groupe est responsable de l'action de ce groupe en entier — d'autant plus responsable que les résolutions sont prises d'un commun accord et non pas, de la façon mécanique, à la majorité. D'autre part, tout le groupe est responsable des actes de chacun de ses membres, d'autant plus responsable également qu'il n'a recruté ses membres qu'avec discernement, n'acceptant que ceux qui lui convenaient. Ensuite, la fédération dans son entier répond de l'activité de chacun des groupes qui la constituent — précisément parce que rien ne rend obligatoire la liaison consentie et que les groupes savent d'avance avec qui et en vue de quoi ils s'unissent. Et chaque groupe répond pour toute la fédération — précisément parce que cette dernière ne peut rien faire en dehors de son consentement.

Plus encore. Chaque anarchiste, qu'il le veuille ou non, porte la responsabilité morale pour les actes de ses camarades, même si aucun lien formel ne le lie à eux ; chaque action contraire à l'idée anarchiste, chaque attitude contradictoire, a une répercussion sur l'ensemble du mouvement, et cela étend la responsabilité au-delà de l'individu, au-delà même de son groupe immédiat. Et c'est cette conscience de sa responsabilité qui doit être le grand mobile capable de maintenir la solidarité dans les milieux anarchistes. Peut-être n'est-elle pas toujours suffisamment comprise et peut-être là est la source de beaucoup de défauts de notre mouvement, défauts auxquels on voudrait remédier par des nouvelles formes d'organisation. Nous ne croyons pas à l'efficacité de ces mesures ; notre confiance va plutôt à d'autres moyens, d'un caractère tout différent, et dont nous n'avons envisagé ici que quelques-uns.

« Plus loin», n° 36, mars 1928, et n° 37, avril 1928.

8. Piotr Archinov ÉLÉMENTS NEUFS ET ANCIENS DANS L'ANARCHISME (Réponse à Maria Isidine)

La camarade Isidine oppose à notre conception d'une organisation anarchiste révolutionnaire l'ancienne conception correspondant à une époque où les anarchistes n'avaient pas d'organisation réelle, mais s'accordaient, par une compréhension commune, des fins et des moyens pour les réaliser.

En fait, ce parti ancien se limitait à une analogie d'idées et était privé d'une forme organisationnelle véritable ; cela correspondait surtout à la naissance du mouvement anarchiste, alors que ses pionniers avançaient à tâtons, n'ayant pas été trempés par la dure expérience de la vie.

Le socialisme avait connu également, en son temps, une gestation difficile. Pourtant, au fur et à mesure que la lutte sociale des masses se développa et devint aiguë, toutes les tendances, qui s'efforçaient d'influencer son issue, prirent des formes politiques et organisationnelles plus précises. Celles des tendances qui ne suivirent pas cette évolution accusèrent un grand retard sur la vie. Nous, les anarchistes russes, nous l'avons particulièrement ressenti lors des deux révolutions de 1905 et 1917. Alors qu'à leur début, nous étions aux postes de combat les plus avancés, dès que commença la phase constructive, nous nous retrouvâmes irrémédiablement à l'écart et, partant, en dehors des masses.

Cela ne fut pas l'effet du hasard : une telle attitude découlait inévitablement de notre impuissance, tant du point de vue organisationnel que de notre confusionnisme idéologique. L'époque actuelle, si décisive exige de nous quelque chose de plus qu'un « parti » dépourvu de formes organisationnelles et seulement édifié sur la notion d'un bel idéal. L'époque exige que le mouvement libertaire, dans son ensemble, fournisse des réponses à toute une série de questions de la plus haute importance, que ce soit pour la lutte sociale ou pour l'édification communiste. Elle exige que nous nous sentions responsables de nos objectifs. Pourtant, aussi longtemps que nous n'aurons pas une organisation réelle et importante, il nous sera impossible de fournir ces réponses, ni d'accepter ces responsabilités. En effet, le caractère distinctif constant de notre mouvement est de ne pas avoir d'unité de vues sur ces questions fondamentales. Il y a autant d'opinions que de personnes ou de groupements.

Certains anarchistes considèrent cette situation comme représentative de la variété de la pensée anarchiste ; le travail en lutte ne sait que faire de cette variété, qui lui paraît absurde. Aussi, pour sortir du marais de l'absurdité dans lequel le mouvement anarchiste s'est enlisé, en restant à la phase primaire de l'organisation malgré son augmentation numérique, il lui est indispensable d'accomplir un effort énergique et décisif ; il lui faut adopter des formes organisationnelles pour lesquelles il est mûr depuis longtemps, sinon il ne pourra plus occuper sa place naturelle dans le combat pour un monde nouveau. La nécessité vitale de ce nouveau pas est reconnue par de nombreux camarades, ceux pour qui le sort du communisme libertaire se lie à celui du travail en lutte. La camarade Isidine, si nous la comprenons bien, n'est pas de ces anarchistes dont nous parlions plus haut, mais elle ne participe pas non plus à notre mouvement ; elle ne participe qu'à la discussion, d'une manière critique et, bien sûr, par cela même, elle aide à sa progression.

Abordons maintenant les divers points critiques que remarque la camarade Isidine. Tout le monde sait que tout principe sain peut, étant dénaturé, servir une cause contraire à celle qui lui était primitivement assignée.

Il en fut ainsi dans nos rangs pour le fédéralisme : en s'abritant derrière ce dernier, beaucoup de groupes et certaines individualités commettaient des actes dont l'opprobre rejaillissaient sur le mouvement tout entier. Toute intervention dans de pareils cas n'avait aucun résultat, car les auteurs de ces actes infamants se réfugiaient derrière leur autonomie, se référant au fédéralisme qui leur permettait d'agir comme bon leur semblait. Évidemment, il n'y avait là qu'une grossière déformation du fédéralisme. Il peut en être ainsi pour d'autres principes et, en particulier, pour celui de l'organisation d'une Union Générale des Anarchistes, s'il tombe entre les mains de gens stupides ou sans scrupules.

[...] La camarade Isidine est profondément en désaccord avec le principe de la majorité. Nous estimons pourtant que, sur ce point, la discussion n'est guère nécessaire. Dans la pratique, cette question est résolue depuis longtemps. Presque toujours et presque partout, les questions pratiques de notre mouvement sont tranchées à la majorité des voix. En même temps, la minorité conserve sa propre opinion, mais ne se dresse pas contre la décision ; généralement et volontairement, elle fait des concessions. C'est parfaitement compréhensible : il ne peut y avoir d'autre façon de résoudre les problèmes pour des organisations qui ont une activité pratique ; il n'existe pas d'autre méthode au surplus, si l'on veut vraiment agir.

Au cas où les divergences de vues entre majorité et minorité sont dues à des raisons si importantes qu'aucune des deux parties ne peut céder, il se produit une scission, quels que soient les principes et les positions adaptés par l'organisation auparavant.

Nous ne sommes pas d'accord non plus, avec la camarade Isidine, lorsqu'elle dit que l'organe d'expression d'un groupe isolé peut élaborer sa propre ligne politique, et qu'ainsi, selon elle, l’organe de l'Union Générale des Anarchistes doit refléter toutes les opinions et tendances qui existent au sein de cette union. En effet, l'organe d'expression d'un groupe particulier concerne non seulement sa rédaction, mais aussi tous ceux qui le soutiennent matériellement et idéologiquement. Puisque, malgré cela, une ligne de conduite bien déterminée est nécessaire à cet organe, par exemple local, elle est à plus forte raison encore plus indispensable à l'organe de l'union, laquelle remplit bien plus de responsabilités envers le mouvement anarchiste tout entier que cet organe particulier.

Certes, l'organe de l'Union doit laisser à la minorité de la place pour s'exprimer, sinon cette dernière serait privée du droit de libre expression ; cependant, tout en lui permettant d'exposer son point de vue, l'organe de l'Union doit avoir simultanément sa ligne de conduite bien définie et non pas refléter simplement les opinions et états d'esprit divers qui se créent dans l'Union.

Pour illustrer l'exemple d'une décision, adaptée par l'ensemble de l'Union, qui ne ferait pas l'unanimité, la camarade Isidine cite le mouvement makhnoviste à l'égard duquel les anarchistes eurent des attitudes diverses. Cet exemple se retourne plutôt en faveur de la nécessité constante d'une organisation communiste libertaire. Les différences de position qui s'exprimèrent alors peuvent s'expliquer tout d'abord par le fait que de nombreux libertaires ignorèrent complètement ce mouvement pendant son développement ; beaucoup d'entre eux furent ensuite impuissants à l'analyser et à s'orienter politiquement en face d'un mouvement aussi vaste et original que celui des makhnovistes. Ils avaient besoin d'un collectif solide ; s'ils l'avaient eu à l'époque, il aurait considéré comme obligatoire d'étudier méticuleusement ce mouvement, puis, en se fondant sur cette étude, il aurait établi l'attitude à adopter à son égard. Ce qui aurait été plus utile pour le communisme libertaire et pour le mouvement makhnoviste que la position chaotique, inorganisée, dont firent preuve les anarchistes envers ce dernier durant les années où il se développa. Il en fut de même avec le problème de la guerre.

Il arrive qu'il surgisse, dans les organisations, des divergences à propos de questions de ce genre, et fréquemment, en de tels cas, il se produit des scissions. Pourtant, il y a lieu de considérer comme règle que pour de telles questions, il faille prendre comme point de départ, non pas la conscience et la tactique personnelles de chaque anarchiste pris séparément, mais la signification fondamentale de la théorie, de la politique et de la tactique de l'Union tout entière Ce n'est qu'ainsi que le mouvement pourra maintenir sa ligne de conduite et conserver la liaison avec les masses.

L'organisation et le principe de la délégation n'empêchent nullement l'initiative de se manifester, ainsi que le pense la camarade Isidine. Bien au contraire, toute initiative saine sera toujours appuyée par l'organisation ; les principes énoncés ne tendent pas à abolir l'initiative, mais à substituer à l'activité menée occasionnellement, par des individualités intervenant de temps en temps au hasard, le travail constant et organisé d'un collectif. Sans aucun doute, bien des choses ont été créées dans l'anarchisme à partir de l'initiative de groupes et d'individualités, mais cela fut toujours soutenu, dans une certaine mesure, par les collectifs existants. Il ne pouvait en autrement. Un mouvement qui ne vivrait que par les initiatives et créations des différents groupes et individualités et qui n'aurait pas une activité d'ensemble spécifique, perdrait son souffle et dégénérerait.

C'est pour cela qu'une des tâches principales de notre mouvement consiste à établir des conditions permettant à tout militant, non seulement de faire preuve d'initiative, mais de la reprendre et de la développer, en en faisant l'acquis du mouvement tout entier.

Jusqu'ici, notre mouvement n'a pas disposé de telles conditions, faute d'une organisation générale, grâce à laquelle tout militant véritable aurait pu trouver à appliquer ses forces. Il est bien connu que certains militants du mouvement ont renoncé à la lutte en rejoignant les bolcheviks, uniquement parce qu'ils n'avaient pu appliquer leurs efforts parmi les rangs anarchistes. Par ailleurs, il est hors de doute que beaucoup d'ouvriers révolutionnaires, qui se trouvent au sein du P.C. de l'U.R.S.S., ont perdu leurs illusions envers l'idéologie bolchéviste et pourraient adhérer à l'anarchisme, mais ils ne le font pas par manque d'une organisation générale ayant une orientation précise.

La camarade Isidine souligne l'un des mérites de la Plate-forme en ce qu'elle a posé le principe de la responsabilité collective dans le mouvement.

Pourtant, elle ne conçoit ce principe que sous l'aspect de la responsabilité morale. Alors que, dans un mouvement vaste et organisé, la responsabilité ne peut s'exprimer que sous la forme de la responsabilité collective de l'organisation.

La responsabilité morale qui n'admet pas la responsabilité organisationnelle perd toute sa valeur dans l'œuvre collective, elle se transforme en une simple expression formelle dépourvue de contenu.

Ce qu'il nous faut, dit la camarade Isidine, c'est moins une organisation qu'une ligne de conduite pratique définie et un programme concret immédiat. Mais comment peut-on concevoir l'un et l'autre sans posséder une organisation préalable. Ne serait-ce que pour poser les questions du programme et de la ligne d'application, il faudrait déjà qu'il existe une organisation prenant l'engagement de lutter pour leur résolution.

Actuellement, le groupe des anarchistes russes à l'étranger « Diélo trouda » a pris un pareil engagement, appuyé en cela par plusieurs organisations ouvrières anarchistes d'Amérique du Nord et par des camarades restés en Russie.

Dans ce travail préparatoire exécuté par ces organisations, il y aura peut-être certaines erreurs et lacunes. Il importe de les signaler et d'aider à les corriger, mais il ne doit subsister aucun doute quant au fond et au nom de quoi militent et combattent ces organisations : l'élaboration d'un programme défini, d'une ligne politique et tactique bien déterminée du communisme libertaire, la création d'une organisation s'en réclamant et qui prendrait la tête de tout le mouvement anarchiste ; cela lui est d'une nécessité vitale.

Diélo trouda, n° 30-31, novembre-décembre 1928, pp. 13-17.

9. Georges Fontenis Sur l'OPB

Lorsque naît l'OPB, en janvier 50, elle n'est que l'aspiration, l'expression de la tendance « plateformiste » dans la F.A. qui est un regroupement assez hétéroclite de multiples manières de concevoir l'anarchisme.[202]

Les valeurs militantes qui fondent la nécessité de l'OPB au sein du « magma » libertaire, ce sont la nécessité d'une organisation très structurée, l'unité idéologique, l'unité tactique, la nature de classe de l'anarchisme.

Le caractère de fraction secrète au sein de la FA donne à l'OPB une grande efficacité dans la lutte sur le plan théorique (retour aux sources du bakouninisme, du courant du socialisme anti-autoritaire de la 1re Internationale, utilisation d'un certain nombre d'apports de Marx et de la méthode matérialiste dialectique) et sur le plan des responsabilités à tous les niveaux.

Ainsi, en trois ans, est mis fin à la domination dans la FA des courants individualisants et “synthésistes” qui faisaient prévaloir un immobilisme et un confusionnisme qui exaspéraient les jeunes militants, les membres des groupes d'usines, les groupes traditionnellement plateformistes (Paris 18[e], un groupe de Lyon, Narbonne, pour n'en citer que quelques-uns). Car il faut rétablir la vérité : l'OPB est une réaction à l'esprit de « déliquescence » (selon l'expression des camarades de Narbonne) des autres tendances qui, à leur manière, se sont organisés, fixent dans des « rencontres » leur stratégie pour empêcher les Congrès d'aboutir à quoi que ce soit de positif, et pour privilégier une vision « humaniste», en réalité interclassiste, non prolétarienne, de l'anarchisme.

Si l'OPB triomphe, à Bordeaux en 52, à Paris en 53, c'est tout simplement parce qu'elle représente la majorité des groupes et militants, parce qu'au sein de la guerre froide et devant l'hégémonie du parti communiste français dans la classe ouvrière, elle a fait triompher des options essentielles :

— le combat prolétarien (les adversaires de l'OPB étant surtout un rassemblement de petits commerçants et artisans, voire de petits patrons et d'intellectuels de style franc-maçon) en tentant de vaincre l'hégémonie du PCF.

— le 3[eme] Front contre à la fois Staline et Truman (alors que le mouvement dans son ensemble a choisi le camp américain).

l'anticolonialisme qui, contre la guerre d'Indochine, puis la guerre d'Algérie coûtera fort cher à la FCL (la majorité plateformiste de la FA, après le départ des « nullistes » ou « vaseux » au Congrès de Paris en 1953, prend le nom de Fédération Communiste Libertaire).

Quant au caractère contraignant des règles de l'OPB, il est certain que, par réaction contre le refus d'une organisation solide, il y eut des exagérations qui mécontentèrent un certain nombre de ses membres. A cela, il faut ajouter les rivalités de personnes, les persécutions policières et judiciaires, la fatigue due à un combat ininterrompu de 50 à 56, et aussi un certain esprit de « fuite en avant » chez quelques-uns à partir de 54.[203]

Mais nous sommes loin des exagérations et des demi-vérités qui émaillent le « Memorandum » du groupe Kronstadt (malicieusement réédité en 68 par A. Lapeyre, ennemi juré de la Plate-forme).

Je ne puis en dire plus dans ce court communiqué mais je veux conclure en affirmant que, face à ceux qui condamnaient le mouvement anarchiste en France à une lente dégénérescence, à l'étiolement, la FCL, grâce à l'OPB, a sauvé l'honneur et a permis, à travers maintes vicissitudes historiques, que se constitue un courant communiste-libertaire dont la permanence est évidente aujourd'hui.[204]

10. Groupe Kronstadt Paris Projet de Principes organisationnels communistes libertaires

1 — L'Organisation Communiste libertaire se caractérise par la démarche collective de la pratique militante de ses membres, laquelle se fonde sur la ligne politique de l'organisation, soumise au principe de la confrontation permanente des analyses et expériences de l'ensemble de ses militants.

2 — La ligne politique de l'OCL se définit par les principes suivants :

a. Cohérence théorique. C'est-à-dire homogénéité rigoureuse de l'ensemble des positions prises par l'organisation, amendée en fonction de l'analyse permanente de l'évolution de la réalité politique, ce qui annihile le danger d'un monolithisme de positions figées et accentue l'efficacité des actions entreprises.

b. Cohésion pratique. L'OCL tend à l'unité tactique par l'application militante de la ligne politique générale adoptée par les groupes et les régions aux Congrès.

c. Responsabilité collective et permanente. Sur le plan de l'expression extérieure, chaque membre est responsable de la ligne de l'organisation.

De même l'organisation est responsable et revendique les positions et actions engagées par chacun de ses membres, en accord cependant avec la ligne générale de l'OCL.

d. Fédéralisme. L'organisation n'est que l'émanation de ses groupes constituants — le groupe est le noyau impulsateur de toute l'organisation. Toutefois, le militant ou le groupe ne peuvent prendre des positions contraires à la ligne de l'organisation.

e. Éthique fraternelle. L'organisation réalise en son sein la conception éthique du communisme libertaire. Des rapports fraternels — basés sur la confiance, l'estime et le respect mutuels — lient l'ensemble de ses militants.

3 — Plan de travail militant.

Le Congrès est souverain pour la définition de la ligne de l'organisation. Il établit le plan de l'activité militante, délègue et désigne les commissions et les responsabilités, met à jour la Déclaration de principes politiques et organisationnels de l'OCL.

Certaines responsabilités sont désignées lors du congrès : Commission Presse et propagande : elle est chargée de l'édition et de la diffusion de toutes les formes d'expression publique de l'OCL : journal, revue, brochures, affiches, tracts, sur le plan fédéral. Elle agit en étroite relation avec le trésorier.

Le Secrétariat a pour tâche d'assurer les liaisons internes, extérieures et internationales de l'organisation. Il édite le Bulletin Intérieur. Il comprend un trésorier.

Son rôle est donc simplement technique et administratif.

Le BI contient les compte rendus des réunions des diverses responsabilités, commissions et du Conseil de liaison ; y figurent aussi les rapports d'activité des groupes et des régions, des motions ou des textes d'orientation de l'organisation, des informations intérieures ou militantes, et une tribune de discussion. Réservé uniquement aux membres de l'OCL, son contenu est confidentiel.

Trésorerie. Elle est alimentée par les cotisations obligatoires (fixées par le congrès) des militants, les souscriptions et le produit des ventes des publications.

Le travail des commissions est contrôlé par le congrès. Les membres des commissions sont proposés par leur groupe au congrès et élus par celui-ci.

Les commissions peuvent exclure ou s'adjoindre des membres, sous contrôle du Conseil de Liaison. Le Congrès se réunit au minimum une fois par an. Des congrès extraordinaires peuvent se réunir sur référendum des groupes.

Entre deux congrès, l'OCL est représentée par le Conseil de Liaison, chargé d'appliquer la ligne politique définie par le congrès, et de contrôler le travail des commissions et responsabilités. Il se prononce sur les propositions des groupes engageant toute l'organisation.

Le Conseil de Liaison est composé de délégués de groupes ou de régions — mais il n'est pas nécessaire pour un groupe d'y avoir 1 délégué, si son fonctionnement, son activité ou sa situation géographique ne le lui permettent pas.

Le C de L se réunit régulièrement — chaque mois — ou exceptionnellement sur référendum des groupes. Seuls les délégués de groupes ou de régions peuvent prendre part aux réunions ; les membres des commissions sont aussi tenus d'y assister.

4— Organigramme

Le groupe. C'est l'unité de base, le nerf moteur de l'organisation. Il compte au minimum 5 membres et au maximum 15. Il réunit des militants sur une base locale, professionnelle, scolaire ou pratique. L'organisation du groupe est libre, elle doit cependant comporter un secrétaire-coordinateur et un trésorier. Les responsabilités doivent circuler par rotation parmi les militants. Le groupe participe à la vie interne de l'organisation, à la discussion et à la confrontation permanentes, aboutissant à l'élaboration du plan de travail militant de l'OCL. Le groupe est tenu de mener son action dans le cadre de ce plan.

Toute action du groupe en dehors des objectifs du plan est libre, et peut se faire au nom de l'OCL, pour autant qu'elle n'est pas contraire à sa ligne, et que le groupe s'engage à faire part de son expérience et de ses résultats au reste de l'organisation.

Le groupe organise autour de son activité extérieure ses sympathisants, entretient des relations avec des membres isolés de l'organisation, les plus proches géographiquement. Il coordonne leur activité au sein de l'OCL et en est responsable.

Des commissions intergroupes peuvent être mises sur pied sur un travail précis.

Cercle. Le groupe peut susciter la formation de cercles, regroupant des sympathisants actifs, qui se consacrent à des activités spécifiques : travail de propagande, expression extérieure, animation d'un cercle d'études et de discussions.

Plusieurs groupes constituent un secteur, ou sur une échelle plus large une région. Mais le secteur et la région ne sont qu'un lien interne de travail militant — ils ne sont pas souverains au sein de l'organisation, uniquement fondée sur le groupe.

L'organisation des secteurs et régions est libre.

L'ensemble des groupes, secteurs et régions constituent la Fédération. L'OCL est donc, dans son fonctionnement, un organisme coordinateur et planificateur de la pratique des groupes constituants.

L'OCL n'a pas de limitation internationale, les fédérations peuvent s'organiser en une Fédération Internationale Communiste Libertaire.

5— Modalités de fonctionnement

Pour toutes les questions et décisions, sur lesquelles il n'y aurait pas unanimité, à tous les niveaux de l'organisation : groupe, région, secteur, et fédération (congrès) et au Conseil de Liaison, après discussion, il y a recours au vote. Le point de vue majoritaire l'emporte pour les questions tactiques et pratiques ; pour les questions théoriques et stratégiques, et autres décisions importantes (exclusion, adhésion,...) la majorité doit être des 3/4.

Lorsqu'il y a désaccord profond entre 2 positions sur un point fondamental, la seule solution est la scission.

Les décisions prises sont applicables par tous les adhérents.

Le vote a lieu par mandats, au Conseil de liaison et au congrès, chaque groupe dispose de 3 mandats, ce qui permet de représenter les diverses positions : 1 pour, 1 contre, 1 nul. Au niveau du groupe, du secteur, de la région, le vote est individuel.

6 — Contrôle.

L'OCL fonctionne d'après les principes de délégation et révocabilité permanentes.

Les diverses responsabilités assumées sont contrôlées continuellement par les groupes. Toute responsabilité peut être retirée, en dehors du congrès, sur référendum des groupes, concluant à une majorité hostile.

Les compte rendus des responsabilités doivent se faire constamment dans le BI, afin que l'information circule le plus rapidement et régulièrement possible.

7 — Règlement interne.

La participation à l'OCL passe nécessairement par un groupe.

Le sympathisant : il est intéressé par les positions de l'OCL, et participe aux actions pratiques de l'organisation, par l'intermédiaire du groupe auquel il se rattache. Il est informé régulièrement des expériences militantes et de la ligne de l'organisation par tous les documents extérieurs de l'OCL. Mais il n'assume aucune responsabilité et ne participe pas aux activités internes du groupe et de l'OCL.

En principe, après une certaine période, une décision mutuelle du sympathisant et du groupe doit intervenir au sujet de son adhésion, car il n'est pas possible pour une organisation d'avoir d'éternels sympathisants.

Le membre correspondant. Il souscrit entièrement aux positions et à la ligne de l'OCL, mais ne peut participer régulièrement à l'activité d'un groupe, soit parce qu'il est géographiquement isolé, soit pour des raisons personnelles. Il cotise et participe selon ses possibilités au groupe le plus proche de son domicile.

Toutefois, les militants isolés doivent tendre à susciter un groupe local.

Le militant. Il est affilié à un groupe. Son adhésion n'est pas un acte de foi, mais un engagement important, qui entraîne pour lui l'obligation de participer aux activités de son groupe et de toute l'organisation, c'est-à-dire d'y assurer des responsabilités et d'en rendre compte, puis de contrôler l'activité et les responsabilités de son groupe et de l'OCL.

Adhésion. L'admission d'un sympathisant ou d'un militant est placée exclusivement sous la responsabilité du groupe. Elle a lieu par cooptation.

Un groupe qui demande son adhésion à l'OCL, prend contact avec le Secrétariat et le groupe le plus proche, prend connaissance de la Déclaration de Principes politiques et organisationnels ainsi que de la ligne du moment, puis adresse obligatoirement un commentaire sur l'ensemble, et un compte rendu de sa pratique passée et présente au secrétariat, qui le diffuse dans les groupes. Ceux-ci donnent leur avis et leur conclusion : pour ou contre.

Après acceptation à l'unanimité, le groupe postulant devient adhérent de plein droit ; en cas d'hostilité d'un ou de plusieurs groupes de l'OCL, le cas est débattu lors du congrès suivant.

Exclusion. En cas de manquement grave aux principes politiques et organisationnels de l'OCL, un militant ou un groupe sont exclus de l'organisation.

Pour un militant, il est suspendu par son groupe, qui communique les motifs au Conseil de Liaison, ceci, s'il y a contestation, jusqu'au congrès suivant qui entérine ou non la décision par un vote, le groupe concerné ne prenant pas part au vote.

Pour un groupe, c'est le même processus, sauf que la suspension est décidée par le Conseil de Liaison.

11. Organisation Révolutionnaire Anarchiste Contrat organisationnel

Le Contrat organisationnel se définit spécifiquement dans ce qui constitue la base essentielle de l'anarchisme, c'est-à-dire dans une double affirmation :

— primauté de l'individu,

— nécessité de la vie en société.

Dans ce cadre, l'anarchisme récuse tout totalitarisme : celui de l'individualisme pur qui récuse la société, comme celui du communisme pur qui veut ignorer l'individu. L'anarchisme n'est pas une synthèse de principes antagonistes, mais une juxtaposition de réalités concrètes et vivantes dont la convergence doit être recherchée dans un équilibre mouvant comme la vie elle-même.

L'anarchisme ne peut donc s'identifier à une philosophie aux vérités immuables, ni à une doctrine aux principes intangibles, mais peut se définir comme une méthode de vivre dont la base est la liberté créatrice et le moyen l'expérience permanente.

Notre organisation ne prétend pas à une unité idéologique rigide, génératrice de dogmatisme. Mais à l'opposé, elle se refuse également à n'être qu'un rassemblement hétéroclite de tendances divergentes dont les oppositions provoqueraient inéluctablement l'immobilisme.

— Union sur des définitions idéologiques communes, mais non lourdement unitaires dans leur interprétation (unité idéologique),

—Tolérance dans la pensée et cohérence dans l'action (unité tactique), — Responsabilité effective et solidaire de tous les militants (responsabilité collective),

— Organisation non-hiérarchique et non-centraliste (fédéralisme libertaire) :

Tels sont les points essentiels qui sont des a priori nécessaires pour la participation à la vie de l'Organisation.

L'organisation est une fédération de groupes territoriaux ou professionnels, et non un rassemblement d'individus. Elle a un caractère spécifique et est considérée comme formant un tout en soi.

Celui ou celle qui adhère à l'organisation le fait en toute connaissance de cause et son adhésion constitue un engagement moral envers toute l'organisation, de même que celle-ci s'engage collectivement envers tout nouveau militant.

LE GROUPE

1) Le Groupe est la cellule de base de l'Organisation, où se concentre l'activité militante de toutes les décisions qui se concrétisent dans les Congrès.

2) Le Groupe est autonome en ce sens qu'il peut prendre sur le plan local toutes les décisions qu'il juge utiles. Cette autonomie est toutefois limitée par le fait même que l'adhésion du Groupe à l'Organisation implique le respect d'un Contrat librement souscrit, ainsi que le respect des décisions prises en Congrès.

3) Le nombre de militants du Groupe est limité à un maximum de 12 (douze).

LA FÉDÉRATION LOCALE

1) Obligation est faite aux Groupes d'une même localité de se former en Fédération Locale.

2) L'Assemblée Générale des militants d'une même localité est le lieu de confrontation d'idées et de projets d'action. Elle doit avoir lieu assez fréquemment (au moins une fois par mois) et elle a seule pouvoir de décision collective à l'échelon local.

3) Tout militant est tenu d'assister régulièrement aux Assemblées Plénières de sa Fédération Locale. Trois absences consécutives sans excuse peuvent entraîner son exclusion de l'organisation.

4) En cas de non-unanimité sur un projet d'action, il faut que ce dernier réunisse les 3/4 (trois-quarts) des militants présents à l'AG pour se réaliser au nom de l'organisation. Ceux qui ne sont pas d'accord s'abstiennent de toute propagande extérieure contraire, mais peuvent réaliser une action basée sur d'autres critères, non en contradiction avec l'action de l'organisation, et approuvée par cette dernière.

5) Les deux responsables de base de la Fédération Locale sont : le Secrétaire à l'organisation et le Secrétaire à la Coordination de la Propagande. Nommés d'une AG à l'autre, ils peuvent voir leur mandat reconduit pendant un maximum d'un an. Après une pause de 6 (six) mois, ils peuvent à nouveau être nommés à l'une de ces responsabilités.

6) D'autres responsables peuvent être nommés momentanément si le besoin s'en fait sentir.

LA FÉDÉRATION RÉGIONALE

1) Obligation est faite aux Groupes d'une même région de se former en Fédération Régionale.

2) Une région ne peut être formée qu'avec les Groupes d'au moins 3 (trois) localités différentes.

3) L'Assemblée Régionale des délégués de chaque Groupe doit avoir lieu assez régulièrement (au moins une fois par trimestre) et a les mêmes fonctions à l'échelon régional que l'Assemblée Générale de militants à l'échelon local.

4) La Commission de Relations Régionale, chargée des Relations Intérieures, de la Trésorerie Régionale et de la coordination de la Propagande, est confiée à un Groupe de la Région. Nommé d'une Assemblée Régionale à la suivante, ce Groupe peut voir son mandat reconduit pendant un maximum d'un an. Après une pause de 6 (six) mois, il peut se voir à nouveau confier cette responsabilité.

5) En cas de besoin, d'autres Commissions Régionales peuvent être créées momentanément.

LE PLENUM

1) Le Plenum est l'assemblée générale des délégués de chaque Commission de Relations Régionale.

2) Le Plenum se réunit sur convocation du Collectif National ou sur proposition de la moitié des Commissions de Relations Régionales. Il n'est pas tenu de se réunir régulièrement.

3) Son but est de contrôler l'activité du Collectif National, de l'aider à prendre des décisions pour l'organisation si certains événements imprévus exigent des prises de position rapides qui ne laissent pas le temps de réunir un Congrès Extraordinaire.

4) Les décisions du Plenum se prennent aux 3/4 (trois-quarts), chaque Commission de Relations Régionale représentant le nombre de voix qu'il y a de Groupes dans sa Fédération Régionale. Le Collectif National ne peut pas prendre part au vote.

5) Le Plenum peut suspendre le Collectif National de ses fonctions et convoquer un Congrès Extraordinaire, mais il ne peut admettre et exclure personne.

6) Tout militant de l'organisation peut assister à un Plenum en tant qu'observateur délégué par son Groupe.

LE CONGRÈS

1) Toutes les décisions devant nécessairement être prises à la base, le Congrès constitue l'Assemblée Générale de tous les Groupes de l'Organisation : il est donc habilité à prendre toutes les décisions que commandera la vie de l'Organisation.

2) Préparé dans les Groupes, dans le Bulletin Interne et dans les Assemblées Régionales, le Congrès est une séance de travail et se déroule à huis-clos.

3) L'ordre du Jour du Congrès, déterminé sur propositions des Groupes et du Collectif National, doit être communiqué aux Groupes au moins 2 (deux) mois avant la date de réunion de celui-ci. La procédure de vote ne peut intervenir que sur des points précis figurant à l'ordre du Jour. Ainsi aucune décision engageant la ligne idéologique de l'organisation ne pourra être prise sans avoir été préalablement discutée dans les Groupes. Sur chaque point de l'ordre du Jour, la première intervention des délégués est limitée à un maximum de 30 (trente) minutes, la seconde à 5 (cinq).

4) Seuls les délégués dûment mandatés par leurs Groupes participent au Congrès de l'Organisation. Des mandats d'observateurs peuvent être distribués aux militants des Groupes qui désirent assister aux débats.

5) Un Groupe n'a voix délibérative au Congrès qu'à partir de 5 (cinq) militants. Un seul délégué par Groupe est habilité à prendre part au vote. il représente la totalité des militants de son Groupe : le vote ne peut être fractionné. Toutefois, la technicité des questions traitées pouvant nécessiter un regroupement des compétences, plusieurs délégués d'un même Groupe pourront participer au Congrès.

6) Si les militants d'un même Groupe n'ont pu surmonter leurs contradictions, ni dégager une majorité claire sur un point donné, le Groupe peut s'abstenir lors du vote.

7) Le Président de Séance et ses assesseurs, désignés par les congressistes en début de séance, procèdent à la consultation et à la détermination des résultats en additionnant le nombre de voix exprimées. Les décisions sont prises aux 3/4 (trois-quarts) et il en est dressé un procès-verbal qui est ratifié par le Congrès. Le Président de Séance et ses assesseurs ne peuvent intervenir dans les débats : appartenant nécessairement à un Groupe, c'est aux délégués de leurs Groupes de les représenter.

8) Certaines applications des décisions prises en Congrès nécessitant une présence continue de l'expression collective de l'organisation, le Congrès nomme un Collectif National chargé de coordonner et d'exécuter les décisions qu'il a prises.

9) Ce Collectif National comprend 5 (cinq) responsables que viennent doubler autant de suppléants pour le cas où ils ne pourraient plus valablement assumer leurs responsabilités :

— un Secrétaire à l'Organisation (Relations Intérieures),

—un Secrétaire aux Relations Extérieures,

—un Secrétaire aux Relations Internationales,

—un Secrétaire à la Coordination de la Propagande,

—un Trésorier.

10) Les différents secrétaires doivent tous se trouver dans la même région, mais ils ne peuvent assumer aucune responsabilité dans leurs Fédérations Locale et Régionale.

Il) Nommés d'un Congrès au suivant, les responsables ne peuvent faire partie du Collectif National plus de 2 (deux) années consécutives. Après une pause d'un an, ils peuvent à nouveau assumer une responsabilité dans le Collectif National.

12) Excepté en face de certains événements imprévus et qui exigent des prises de position très rapides, le Collectif National ne peut prendre d'initiatives et de décisions que conformément à la ligne idéologique de l'organisation définie en Congrès. Il est responsable de son activité devant un Plenum ou devant le Congrès suivant.

13) Les Congrès ont lieu tous les ans et chaque fois, autant que possible, dans un secteur géographique différent. En cas de besoin, un Congrès Extraordinaire peut se réunir sur convocation du Collectif National, d'un Plenum ou sur proposition de la moitié des Groupes de l'organisation.

RESPONSABILITÉS NATIONALES

1) Le Conseil National de Propagande, chargé de faire paraître le Journal et les diverses Revues de l'organisation, d'éditer livres, brochures et affiches destinées à une diffusion nationale, se compose d'un Comité de Rédaction et d'un Comité de Gestion.

2) Le Comité de Rédaction est nommé par le Congrès, le Comité de Gestion par le Collectif National. Le Secrétaire à la Coordination de la Propagande est le représentant du Collectif National dans le Conseil National de Propagande.

3) Le Collectif National est responsable de l'orientation et de la gestion du Conseil National de Propagande.

4) Il est souhaitable que les membres du NEP fassent partie de la même région que les membres du Collectif National.

5) Les membres du NEP ne peuvent assumer aucune responsabilité dans leurs Fédérations Locale et Régionale.

LA TRÉSORERIE

1) Le montant de la cotisation du Groupe comme de la Fédération Régionale est laissé à leur appréciation.

2) Les actions régionales ou nationales sont financées par la Fédération Régionale ou l'ensemble de l'organisation, au prorata du nombre de militants par Groupe. C'est alors le travail de la Commission de Relations Régionale ou du Collectif National de collecter les fonds et de coordonner l'action.

3) Pour financer les activités du Collectif National, il existe une cotisation nationale, versée 12 (douze) mois par an, dont le montant minimal est fixé par le Congrès en fonction des besoins déterminés préalablement du Collectif National.

4) Il existe une caisse de solidarité, où vont les fonds qui ne proviennent pas des cotisations (manifestations spéciales, dons, etc.). Cette caisse sert à payer le déficit de l'organisation ainsi qu'à acheter du matériel de propagande pour les Groupes qui n'auraient pas les moyens de l'acquérir par eux-mêmes.

S) En cas de non-régularisation de ses cotisations avant le Congrès, un Groupe peut se voir refuser l'entrée de celui-ci. En cas de récidive, il encourt l'exclusion.

LE BULLETIN INTERNE

1) Le Bulletin Interne est placé sous la responsabilité du Secrétaire à l'organisation. Il est mensuel et comporte au moins le rapport d'activités de chaque Groupe et des membres du CN et du CNP.

2) Le jour de parution, le format et le tirage du BI sont déterminés par le Congrès. Il est tiré 2 (deux) BI par Groupe plus 5 (cinq) pour les archives nationales. Les BI sont propriété des Groupes et non des militants.

3) Pour répartir le plus gros du travail et des frais sur tous les Groupes, pour permettre le contrôle constant par toute l'organisation du sérieux de chaque Groupe, pour bannir toute censure, ce sont les Groupes eux-mêmes qui ronéotent ce qu'ils présentent dans le BI. Le travail du Secrétaire à l'organisation ne consiste donc qu'à agrafer les feuilles reçues et à réexpédier aux différents Groupes les BI ainsi constitués.

4) C'est essentiellement à travers le BI que peut s'exprimer la minorité dans l'organisation.

5) Un Groupe qui ne participe pas régulièrement au BI peut être considéré comme se désintéressant de l'organisation et, comme tel, encourir l'exclusion.

SÉCURITÉ

1) Pour des raisons de sécurité, un militant en déplacement sera toujours porteur d'une lettre d'introduction signée par le Secrétaire à l'organisation de sa Fédération Locale.

2) Également pour des raisons de sécurité, le Secrétaire à l'organisation de chaque Fédération Locale garde par devers lui la liste des noms et adresses des militants de sa localité. Il peut ainsi confirmer à tout moment aux responsables des divers échelons l'appartenance ou non à l'organisation d'un individu quelconque.

ADMISSIONS

1) Il n'y a pas d'adhésion individuelle à l'organisation. Tout nouvel adhérent doit s'intégrer à un Groupe ou, s'il n'y en a pas dans sa localité être en liaison avec le Groupe le plus proche, en vue de former un Groupe dans sa localité.

2) Tout nouvel adhérent à un Groupe ne pourra représenter celui-ci pendant une période d'un an, ni assumer une quelconque responsabilité à quelque échelon que ce soit. Il pourra toutefois assister au Congrès, avec l'accord de son Groupe, en tant que délégué-observateur.

3) Avant d'être intégré, un Groupe qui aura fait acte de candidature devra attendre que l'organisation ait pu vérifier qu'il correspondait à l'éthique du mouvement. Pour cela, il enverra mensuellement son rapport d'activités et copies de ses tracts et brochures, participera aux mêmes conditions que les Groupes de l'organisation à la diffusion du Journal (paiement à la réception), étudiera les Contrats Idéologique et Organisationnel pour se rendre compte s'ils lui conviennent.

4) Au cas où des militants formés dans l'organisation sont à l'origine d'un nouveau Groupe, il est fait exception à la règle précédente. Ce sont les Congrès de l'organisation qui entérinent ou repoussent l'adhésion d'un nouveau Groupe (unanimité moins 10%).

EXCLUSIONS

1) Tout individu ou Groupe qui sera en rupture de contrat avec la collectivité s'exclura de lui-même de l'organisation.

2) Pour l'individu, c'est le Groupe auquel il appartient qui décide lui-même de l'exclusion (vote individuel, majorité des 3/4). Le militant exclu peut faire appel devant l'Assemblée Régionale qui décide en dernier ressort (vote par Groupe, majorité des 3/4). Le militant dont l'exclusion sera refusée par la Fédération Régionale pourra s'intégrer à un autre Groupe ou en former un nouveau autour de lui.

3) Pour le Groupe, c'est l'Assemblée Régionale qui décide de l'exclusion (majorité des 3/4). Le Groupe exclu peut faire appel devant le Congrès qui décide en dernier ressort (majorité des 3/4).

4) Pendant la période d'appel, le militant ou le Groupe, en attendant la décision de l'organisation, suspend ses activités en rapport avec cette dernière.

MODIFICATION DU CONTRAT ORGANISATIONNEL

1) Le présent Contrat organisationnel tient compte des réalités actuelles de l'organisation et devra être modifié au fur et à mesure de son évolution.

2) Toute modification du Contrat organisationnel ne pourra se faire qu'en Congrès (unanimité moins 10%).

ADDITIF : Contribution du Groupe Jules Vallès — Paris — à l'élaboration du Contrat organisationnel

Nous nous sommes fixés comme moyen à la révolution, et donc au communisme libertaire, la création d'une Organisation Révolutionnaire Anarchiste devant être le moteur des mouvements de masses face aux systèmes autoritaires, cette Organisation étant le rassemblement d'individus unis par des définitions théoriques préalables :

—unité idéologique,

—unité tactique,

—responsabilité collective.

Le problème qui se pose alors est celui de l'adhésion des individus à l'organisation, le problème de la façon selon laquelle les sympathisants ORA au départ seront peu à peu définitivement intégrés à l'organisation.

NÉCESSITÉ D'UNE STRUCTURE D'ACCUEIL

Généralement, les individus désirant militer chez nous manquent de formation théorique, mais aussi pratique, minimum nécessaire pour effectuer un travail efficace.

D'autre part, l'engagement que nous demandons de la part des militants nécessite que ceux-ci soient le mieux informés possible des définitions générales de l'ORA ; aussi est-il indispensable de faire faire un « apprentissage » militant dans ce que nous appelons un « Cercle Front Libertaire».

CERCLES FRONT LIBERTAIRE

Le rôle de ces Cercles Front Libertaire est donc, en premier lieu, de donner aux sympathisants-futurs-militants-ORA une formation, mais aussi de développer une propagande et une ligne d'action communiste libertaire.

Les Cercles Front Libertaire sont donc au départ lancés par un ou plusieurs militants ORA, ou un Groupe ORA le plus proche, et sont constitués de sympathisants ORA.

Ces Cercles, en dehors de la formation théorique par le biais du Journal et surtout des brochures éditées ou des conférences locales, ont également une activité pratique (édition de tracts, affiches, bulletins, vente du journal, etc.) et doivent permettre chez le sympathisant de développer son sens de l'auto-organisation et de l'autogestion.

Les Cercles Front Libertaire sont donc autonomes de l'ORA en ce sens qu'ils n'engagent pas l'ORA sur les actions qu'ils mèneraient éventuellement, ils ont un budget propre fourni par les sympathisants et une gestion autonome.

Les Cercles ne sont que le prolongement de l'ORA à travers les militants ORA qui s'y trouvent, ou le Groupe ORA, ou pour la province la régionale de la fédération locale en cas d'isolement géographique.

L'ORA en dernier lieu ne constitue dans ces cercles que l'élément moteur, l'apport théorique principal au travers du Journal et du Manifeste (texte de base de l'ORA, Ndla).

IMPLANTATION DES CERCLES

Ces Cercles, qui sont la nécessité pratique de la politique de Front Libertaire que nous comptons développer, doivent être implantés partout où une propagande révolutionnaire est nécessaire.

Ce peut être des Cercles d'entreprises, de facultés, de lycées, et même autour d'organismes revendicatifs tels qu'association de locataires, de consommateurs, mouvement pour la paix, et, dans un stade ultérieur, cercles clandestins dans l'armée ; en bref, aucun secteur de lutte ne doit être négligé.

INTÉGRATION DÉFINITIVE

En dernier ressort, ce seront les militants ORA et la régionale locale qui décideront de l'adhésion définitive d'un adhérent du Cercle, ou du Cercle entier à l'ORA le cas échéant, cette adhésion définitive se faisant à partir de critères de valeurs qui seraient à développer :

— sens de la responsabilité collective,

—engagement personnel.

Le militant doit être aussi un théoricien, un agitateur, un propagandiste (sans, bien sûr, tomber dans l'intellectualisme ou le défoulement).

A l'intérieur de l'ORA, la responsabilité de l'adhérent est entière, et la différence entre militant et adhérent devra peu à peu disparaître.

Scan et corrections : L'Idée Noire, 9/10/07, 11:33

[1] Max Stirner, Œuvres complètes, [L'Unique et]]</em> [sa propriété]]</em>. Lausanne, Ed. l’Âge d'Homme, 1972, p.347 et sq.

[2] P.J. Proudhon, De la justice dans la révolution et l'Église. Paris, 1858, t. I., p. 117.

[3] Ibid. tome III, p.228.

[4] Ibid., tome I, p.225.

[5] P.-J. Proudhon, Du principe fédératif, Paris, 1957, Rivière, p. 361.

[6] P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire le la révolution de février, Paris, 1852, p.35 et 37.

[7] [L'Anarchie, Journal de l’ordre]]</em>, par A. Bellegarrigue, Paris, n° 1, avril 1850, p.6.

[8] J. Déjacque, [A bas les chefs !]]</em> Paris, Champ Libre, 1971 (La question révolutionnaire), p.47.

[9] Cité par Jean Longuet (le petit-fils de Marx), in la Politique internationale du marxisme, Paris, 1918, p.130.

[10] H. E. Kaminsky, Bakounine, la Vie d’un révolutionnaire. Paris, Aubier-Montaigne, 1938, p.213.

[11] Programme repris par Daniel Guérin dans son anthologie Ni Dieu, ni Maître, Paris, Maspéro, 1970, tome I, p.167-223.

[12] Michel Bakounine, De la guerre à la Commune. Paris, Anthropos, 1972. Lettre à A. Richard du 4 décembre 1868, p.435-436.

[13] Ni Dieu, ni maître, op. cit., p.219.

[14] De la Commune à la guerre, op. cit., p.471-472.

[15] Archives Bakounine, publiées par Arthur Lehning, Leiden, 1961-1982, 7 tomes publiés en 8 volumes. Cette édition a été reprise par les Éditions Champ Libre sous le titre d'Œuvres complètes de Bakounine, 8 volumes parus. Étant la plus courante, c'est celle-ci que nous citerons ici. Dans le cas présent : volume 7, p. XXXI.

[16] James Guillaume, L’Internationale, Documents et Souvenirs, tome 1, Paris, 1905, p. 130.

[17] Michaël Confino, Violence dans la violence. Le Débat Bakounine-Netchaiev, Paris, Maspéro, 1973, p. 106-149.

[18] Idem.

[19] Œuvres complètes, volume 6, p. 184-197 et 368-370.

[20] De la guerre à la Commune, op. cit., p.465.

[21] H. Arvon, Bakounine, 1966, pp. 9-14. Parmi ses autres publications, signalons l'exécrable « Que sais-je ? » sur l'anarchisme. Dernièrement, cet auteur a produit deux ouvrages sur les Anarcho-capitalistes (libertariens) américains. Ce « filon » doit lui sembler plus prometteur que la bakouninophobie !

[22] V. G. Grafsky, Bakounine, Moscou, 1985, p.5-7 et 104-105 (en russe).

[23] Le Congrès de La Haye de la Première Internationale, procès-verbaux, Moscou, 1972, p.119.

[24] Œuvres complètes, II, p.462.

[25] Ibid., p. 127

[26] I. Tchernov, le parti républicain au coup d'Etat et sous le Second Empire, Paris, 1906, p.482.

[27] Bakounine, la liberté, textes présentés par F. Munoz, Paris, 1965, Pauvert, p. 195-196 (Lettre à Morago, du 21 mai 1872, in Archives Nettlau).

[28] Idem.

[29] Karl Marx, [Manifeste communiste]]</em>, Œuvres I, La Pléiade, p. 174 et 171.

[30] Marx, Notes sur l'Étatisme et l'Anarchie de Bakounine, in Marx-Engels-Lénine, Sur l'anarchisme et l’anarcho-syndicalisme, Moscou, 1973, p. 169.

[31] Cité par Hem Day, L'Internationale de 1864, Libres propos, Paris-Bruxelles, 1965, p.30.

[32] Karl Marx, Jenny Marx, F. Engels, Lettres à Kugelmann, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 146-163 pour toutes les citations de Marx.

[33] Bulletin de la Fédération Jurassienne, Lettre de J. Hales aux Internationaux belges, N°20-21, 10 novembre 1872.

[34] Marx-Engels-Lénine. Sur l’anarchisme, op. cit., p. 166.

[35] Bakounine, Œuvres publiées par James Guillaume, Éditions Stock, tome VI, 1913, p. 19.

[36] Michel Bakounine, [la Politique de L’Internationale]]</em>, Paris, sd, éditions de la Vie ouvrière, p.3.

[37] Bakounine, L'organisation de l’Internationale, Genève, 1914, p. 14-15.

[38] Otto Ruhle, Karl Marx, Paris, Grasset, 1937, p.320-321.

[39] La Première Internationale, Recueil de documents publiés sous la direction de Jacques Freymond, tome III, Genève, Droz, 1971, p.7 et séquentes pour les citations qui suivent.

[40] J. Freymond, La Première Internationale. op. cit., tome III, p.104.

[41] Ibid.. tome IV, p.53

[42] Alexandre Zévaès, De l’introduction du marxisme en France. Paris 1947, Rivière, p.59-63 pour toutes citations qui suivent.

[43] J. Freymond, La Première Internationale. op. cit., tome I, p.41 et 68

[44] Ibid, p.80

[45] Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., volume 2, p.391.

[46] Bakounine, Œuvres complètes, volume 6, p.233-235.

[47] Arthur Lehning, M. Bakounine et les autres, Paris, 1970, 10/18, p.372.

[48] J. Freymond, la Première Internationale, op. cit., tome IV, p.514.

[49] Cité par Jean Maitron, [Histoire du mouvement anarchiste en France 1880-1914]]</em>), Paris. 1951, p.73-74.

[50] Louis Andrieux, Souvenirs d’un préfet de police, Paris, 1885, tome I, l’Anarchie subventionnée, p.337 et sq. Mentionnons que Louis Andrieux a été le père adultérin du poète stalinien Louis Aragon, auteur du célèbre « Il nous faut un Guépéou (police politique stalinienne) » et de dithyrambes bouffons sur Staline « père et soleil des peuples». Quant à son père, il n'avait pas que des vertus républicaines et policières : porté sur la gaudriole et les coups tordus, il se fit des ennemis tenaces et arriva le jour où, venant voir son ministre et lui déclarant : « Je vous apporte une bonne nouvelle !», il se vit répondre : « Je vous remercie de donner votre démission ! » (Le Crapouillot, juillet 1937). Détail amusant qu'en en « humoriste», il préféra passer sous silence dans ses mémoires.

[51] Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p.401-405.

[52] Idem.

[53] Jean Galtier-Boissière, Les mystères de la police secrète, Le Crapouillot, juillet 1936, p.114-117.

[54] Compte rendu du congrès publié par Le Révolté, n°13,20 août 1881. Cité également par J. Garin, L'Anarchie et les anarchistes, Paris, 1885, pp.46-50.

[55] Idem.

[56] Les Mémoires de M. Goron, ancien chef de la sûreté, tome I, De l’invasion à l’anarchie. Préface par Émile Gautier, Paris, Flammarion, sd, p. XIV.

[57] Cité par J. Maitron. op. cit., p.106.

[58] La Révolte, n°3, 1890.

[59] Gaetano Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France (1880-1914), thèse ronéotée pour le doctorat de troisième cycle, présentée à l’Institut d'études politiques de Paris, 1984, 559 p. Notre citation est à la p.54.

[60] Le procès des anarchistes devant la police correctionnelle et la cour d'appel de Lyon, Lyon, 1883, p. 10 et 152.

[61] Cité par Félix Dubois, Le péril anarchiste, Paris 1894, p. 165-174.

[62] Jean Longuet et Georges Silber, Les dessous de la police russe, Terroristes et policiers. Préface de V. Bourtsev, Paris, Librairie Félix Juven, 1909 p.223. Toutes ces années d'officines et de basse police ont été finement analysées par le remarquable ouvrage d'Henri Rollin, l'Apocalypse de notre temps, Paris Gallimard, 1939 (rarissime, car détruit dès l'entrée des Allemands à Paris).

[63] [Ravachol et les Anarchistes]]</em>, présentés par Jean Maitron, Paris, 1964, p.40.

[64] Les Mémoires de M. Goron, op. cit., tome I, p. 194.

[65] Ibid, p.204.

[66] Ernest Raynaud, Souvenirs de police. La Vie intime des commissariats, Payot, Paris, 1926, p.33-46.

[67] Jacques Prolo, les Anarchistes, Rivière, 1912, p.62.

[68] Henri Varennes, De Ravachol à Caserio, Garnier, sd, p. 101.

[69] Goron, Mémoires, op. cit., tome IV, pp. 210-220.

[70] Charles Malato, Philosophie de l’anarchie, Paris, Stock, 1897, p.236.

[71] Cordonnier en argot de métier.

[72] Jean Grave, [L'anarchie, son but, ses moyens]]</em>, Paris, Stock, 1899, p.220-222.

[73] Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes de Paris, Rapport sur la nécessité d'établir une entente durable entre les groupes anarchistes et communistes révolutionnaires, Paris, 1900.

[74] En effet, ces années sont profondément marquées par cette affaire ; elle donne lieu à une mêlée confuse, où une chatte révolutionnaire aurait eu beaucoup de mal à reconnaître ses petits ! La cause en fut la condamnation injuste d'un capitaine, millionnaire et fils de millionnaire (en francs de l'époque), parce que de religion juive. De nombreux anarchistes se laissèrent embarquer dans cette histoire douteuse ; on vit même Sébastien Faure fonder un quotidien avec l'aide de capitaux juifs et de bons compagnons y employer leur plume. On se doute bien que cet incident fut utilisé par les libertaires pour mieux attaquer et discréditer l'armée, celle dont les chefs s'étaient lavé les mains dans le sang des Communards. Ce fut donc une sorte de revanche posthume, mais par une voie bien détournée. Bon, passons.

[75] Jean Grave, Organisation, Initiative, Cohésion, Paris, 1900, p.3-15.

[76] J. Grave, L'Anarchie, son but, ses moyens, [op. cit]]</em>., p.34-45.

[77] Fernand Pelloutier, [Le congrès général du Parti Socialiste Français — 2-8 décembre 1899, précédé d'une lettre aux anarchistes]]</em>, Paris, Ed. Stock, 1900, III-IX.

[78] C'est ainsi que Pelloutier surnomme respectivement Jules Guesde et Édouard Vaillant.

[79] F. Pelloutier. [L'organisation corporative et l’anarchie]]</em>, dans l’Art social, 1896, cité par Victor Dave dans F. Pelloutier, [Histoire des bourses du travail]]</em>. préface par Georges Sorel, notice biographique par Victor Dave. Paris, Costes 1921, p.18-19.

[80] A roublard, roublard et demi, Le Père Peinard, octobre 1894.

[81] Encyclopédie du mouvement socialiste, fascicule I (janvier 1912), article de V. Griffuelhes sur l'Action directe, p. 12-17.

[82] E. Pouget décrit excellemment ce processus révolutionnaire idéal dans son roman social, écrit en collaboration avec Pataud, [Comment nous ferons la révolution]]</em>, Paris, 1911.

[83] E. Pouget, [La Confédération Générale du Travail]]</em>, Paris, Ed. Rivière, s.d. (1908?), p. 44-46.

[84] J. Prolo, les Anarchistes, op. cit., p.72.

[85] E. Pouget, La CGT, [op. cit.]]</em>, p.36-37.

[86] L'Anarchie, n° 26, 5 octobre 1905, « Réflexions » par Redan cité par J. Maitron, [op. cit]]</em>. p. 395.

[87] Paraf-Javal. L'Absurdité des soi-disant libres-penseurs, les faux-libres-penseurs et les Vrais, Paris, Édition du Groupe d'études scientifiques, 1908, p.4.

[88] Ibid. Théorème des anarchistes libres-penseurs, p. 8, et Une variété de faux libres-penseurs, les faux anarchistes. p. 9. Consulter également René Bianco, Paraf-Javal, une figure originale de l'anarchisme français, Marseille, 1980, p. 13.

[89] L'Anarchisme comme vie et comme activité individuelles. Rapports présentés au Congrès libertaire d'Amsterdam par E. Armand & Mauricius Paris, 1907, p. 8.

[90] Cité par J. Maitron, op. cit., p. 255.

[91] E. Armand, Sa vie, sa pensée, son œuvre, La Ruche ouvrière, Paris, 1964. E. Armand, tel que je l'ai connu par Mauricius, p. 104-124.

[92] Idem.

[93] La Révolution russe et l’anarchisme (rapports et conclusions de 1906), édité par la Fédération des groupes anarchistes communistes (russes) des États-Unis et du Canada, (en russe), 1922, 60 pages.

[94] Novomirsky. Du programme de l'anarcho-syndicalisme, Odessa, (en russe), 1907, p. 172-173.

[95] Ibid., p. 184.

[96] Robert Brécy. La Grève générale en France, EDI, Paris, 1969, Un apôtre nommé Judas, p. 76-70 et Maurice Dommanget, La Chevalerie du Travail française 1893-1911, Éditions Rencontre, Lausanne, 1967, p. 98-101.

[97] Roger Hagnauer. L'Actualité de la charte d'Amiens, préface de Pierre Monatte, Paris, 1956, p. 5.

[98] [Congrès anarchiste tenu à Amsterdam]]</em>, août 1907. compte-rendu analytique des séances et résumé des rapports sur l'état du mouvement dans le monde entier. Paris, 1908, 116 pages.

[99] Ibid. p. 57. Pages libres.

[100] Ibid., p. 61.

[101] Ibid., p. 62 et sq.

[102] E. Pouget. [Le Parti du Travail]]</em>, Paris, Bibliothèque syndicaliste, sd., p. 28.

[103] E. Pouget. Le Syndicat. Nancy, Bibliothèque de documentation syndicale, sd., p. 22-23.

[104] E. Pouget. [La CGT, op. cit.]]</em>, p. 51-54.

[105] Édouard Dolléans. Histoire du mouvement ouvrier, Paris, Armand Colin, 1948, [tome II]]</em>, p. 145.

[106] Alexandre Zévaès. La CGT, Paris, Éditions du journal « La Concorde», 1939, p. 72.

[107] G. Dumoulin. Les syndicalistes français et la guerre, in Alfred Rosmer. Le Mouvement ouvrier pendant la guerre, De l'union sacrée à Zimmerwald, Paris, Librairie du Travail, 1936, p. 523-542.

[108] Jean Grave. Réformes, Révolution, Paris, Stock, 1910, p. 36.

[109] Jean Grave. L'Entente pour l’action, Temps nouveaux, 1911, p. 5-13.

[110] P. Kropotkine.[L'Entr'aide]]</em>, Paris, Alfred Costes, 1938, p. 326.

[111] P. Kropotkine. La Science moderne et l’Anarchie, Paris, Stock, 1913, p. 132.

[112] P. Kropotkine. [Communisme et Anarchie]]</em>. Paris, sd., La Librairie sociale, p. 10.

[113] Jean Maitron. Histoire du mouvement anarchiste, op. cit., p. 416-421.

[114] André Lorulot. L'Individualisme-Anarchiste et le Communisme, Romainville, 1911, p. 10.

[115] André Lorulot. Les Théories anarchistes, Paris, Giard et Brière, 1913, p. 238.

[116] L'Anarchie, n° 42, 25 janvier 1906, cité par J. Maitron, [op. cit.]]</em> p. 395.

[117] Victor Méric. [Les Bandits tragiques]]</em>, Paris, Simon Kra, 1926, p.142-143.

[118] L'Anarchie, n° 419, 24 avril 1913, cité par J. Maitron, De Kibaltchiche à Victor Serge, Le Mouvement social, n° 47, 1964, p. 68.

[119] Les Bandits, par Le Rétif, L'Anarchie, n° 352, 4 janvier 1912.

[120] Mauricius. L'Apologie du crime, sans lieu, ni date, p. 16.

[121] Victor Méric. Les Bandits tragiques, [op. cit]]</em>., p. 153.

[122] Mauricius. Mon anarchisme, rapport présenté au Congrès de Paris (15 août 1913), Paris, Éditions de l’Anarchie, p. 4-5.

[123] Alexandre Zévaès. La Faillite de l’Internationale, Paris, 1917, La Renaissance du livre, p. 143-144.

[124] Annie Kriegel et Jean-Jacques Becker. 1914, La Guerre et le Mouvement ouvrier français, Paris, 1964, Armand Colin, p. 135-143.

[125] G. Dumoulin, Les Syndicalistes français et la Guerre, cité par A. Rosmer, op. cit., p. 530.

[126] G. Dumoulin. Carnets de route (Quarante années de vie militante), Lille, 1938, Editions de l'Avenir, p. 76-77.

[127] Édouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, op. cit., [tome II]]</em>, p. 221.

[128] Ibid., p. 222.

[129] Cité par Et. Martin-Saint-Léon. Les Deux CGT, Syndicalisme et Communisme, Paris, 1923, Plon, p. 20.

[130] James Guillaume. Karl Marx pangermaniste, Paris, 1915, Armand Colin, p. 85.

[131] Une infamie. L’affaire Sébastien Faure, les Dessous d'une odieuse machination, Paris, sans date, 32 pages.

[132] Les Anarchistes et le cas de conscience. Paul Savigny, Louis Lecoin, Émile Cottin, Alphonse Barbé, Eugène Bévent, Paris, La Librairie sociale,1921, 32 p.

[133] Les Temps nouveaux, n°19-21, mars 1921, numéro spécial consacré à Pierre Kropotkine, p. 14-17.

[134] Reproduite dans A. Skirda, [Les Anarchistes dans la révolution russe]]</em>, Paris, La Tête de Feuilles, 1973, p. 129-161.

[135] Cités par J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Paris,1975 Maspero,[tome II]]</em>, p.41-55.

[136] Max Hoschiller, Le Mirage du soviétisme, préface de A. Merrheim, Paris, 1921, Payot, p.21-22.

[137] Cité par J. Maitron, [op. cit.]]</em>, p.81.

[138] Pour plus de détails consulter A. Skirda, Les Anarchistes dans la révolution russe, op. cit.

[139] Noir & Rouge, Kropotkine par Camillo Berneri, janvier 1964, p. 13-14 et P.-A. Kropotkine et son enseignement, Chicago, 1931, p.204 (en russe).

[140] La Première conférence des organisations anarchistes d'Ukraine, les 12-16 novembre 1918, à Koursk, publiée en russe en 1922, en Argentine.

[141] Archinov fera paraître en 1927, une brochure, Deux évasions (en russe), où il racontera ces actions ; cela le fera reconnaître par l'un des anciens chefs de l'Okhrana, émigré également à Paris, comme l'un des terroristes les plus dangereux qu'il ait eu à rechercher.

[142] Diélo trouda, n°3, août 1925.

[143] Ibid., n°4, septembre 1925.

[144] Ibid. n°5, octobre 192S et n°7-8, décembre 1925-janvier 1926. Cf. l'article de Makhno dans son anthologie, [La Lutte contre l'État et autres écrits]]</em>, J.-P. Ducret, 1984, p.75-76

[145] Le Libertaire, n° 103 (25 mars 1927), 106, 107 et 112 (27 mai 1927).

[146] Cf. notre ouvrage Nestor Makhno, le cosaque de l'anarchie, p.323-326 et Nestor Makhno, La Lutte contre l'État, op. cit., p. 136-143.

[147] Le Libertaire, n°133, 21 octobre 1927.

[148] Goloss trouda (La Voix du Travail), 1er novembre 1928.

[149] D'après le compte rendu d'Ugo Fedelli paru dans Volonta, n°6-7, du 15 janvier 1949.

[150] S. Faure. Les Anarchistes, qui nous sommes, ce que nous voulons, notre révolution, Paris (192S?), p.15.

[151] Cf. La Synthèse anarchiste dans Le Trait-d'union libertaire, bulletin de l'AFA, n°3, 15 mars 1928. Pour une étude de la presse synthésiste de l'époque et de la discussion de la Plate-forme dans Le Libertaire, consulter le mémoire de maîtrise d'Élisabeth Burello, Le Problème de l'organisation dans le mouvement anarchiste de l'entre-deux-guerres (1926- 1930) : Le Débat sur la Plate-forme, Paris, centre d'histoire du syndicalisme, 1972, (dactylographié), 155 pages.

[152] Errico Malatesta, Anarchie et organisation, Paris, 1927, plusieurs fois réédité depuis, voir en particulier : E. Malatesta, Articles politiques, Paris, 10/18, 1979, contenant aussi la correspondance avec Makhno, sauf la 2e lettre de celui-ci parue dans Le Libertaire, n°269, 16 août 1930.

[153] Le Libertaire, n°252, 19 avril 1930.

[154] P. Besnard, [La Responsabilité]]</em>, la brochure mensuelle, septembre 1933, et in [L'Encyclopédie anarchiste]]</em> éditée par Sébastien Faure.

[155] Diélo trouda, n°48-49, 1929.

[156] P. Archinov, L'Anarchisme et la dictature du prolétariat (en russe), octobre 1931, 16 p. et l'Anarchisme et notre époque, janvier 1933 (en russe),30 p. Voir le témoignage de Nikola Tchorbadjieff dans le film vidéo que nous avons réalisé avec Marie Chevrier : Nestor Makhno raconté par son ami Nikola, Paris, 1987, 36 mn.

[157] Max Nettlau. De la "Plate-forme" au "contact étroit" avec l'État prolétarien d'URSS, (en russe), dans Esquisses sur l'histoire des idées anarchistes, Détroit, USA, 1951, p.370-379.

[158] Reproduit par J. Maitron dans le Mouvement social, n°83, 1973, p.62-64. Quant à la revue Diélo trouda, elle paraîtra pendant près de trente ans encore aux États-Unis.

[159] Anarcho-syndicalisme et anarchisme, rapport de Pierre Besnard, secrétaire de l'AIT au Congrès anarchiste international, sans date, 16 pages.

[160] Dans son supplément littéraire de janvier 1927, puis 4 autres numéros suivants.

[161] Texte de Frank Mintz, adressé à l'auteur le 10 février 1987 : L'influence de la Plate-forme d'Archinov sur le mouvement libertaire de langue castillane, 3 pages dactylographiées.

[162] Idem.

[163] César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868- 1969, Paris, Le Seuil,1969, p.60-61. Cet ouvrage a été plusieurs fois présenté comme la justification par l'auteur de l'attitude de son père, Horacio M. Prieto, ardent révisionniste et partisan de la collaboration politique de la CNT. Nous y voyons, quant à nous, par la précision et l'abondance des informations et surtout par l'objectivité de l'auteur, un réquisitoire implacable contre cette même « collaboration».

[164] Idem.

[165] Ibid., p.64.

[166] Ibid., p.94.

[167] Ibid., p. 121-125. Se reporter à ce même ouvrage pour toutes les citations et références qui suivent dans notre exposé.

[168] Ibid., p.140-141.

[169] Ibid., p.292-293.

[170] Ibid., p.294.

[171] Ibid., p.294-300

[172] Ibid., p.188. Une colonne était composée de centuries, elles-mêmes divisées en 10 dizaines de miliciens, lesquels désignaient leurs délégués dont l'ensemble formait le Comité de guerre de la colonne.

[173] Abel Paz, Durruti, le peuple en armes, Paris, 1972, La Tête de Feuilles, p.384-388.

[174] Gaston Leval, L'Anarchisme et la révolution espagnole, dans Anarchici e anarchia nel mondo contemporaneo, Fondazione Luigi Einaudi, Torino, 1971, p. 118-123.

[175] Victor Alba, Histoire du POUM (Parti Ouvrier d'Unification Marxiste), Paris, 1975. Champ libre, p.266-267. Précisons que la méfiance de la CNT-FAI envers le POUM pouvait se justifier par les intentions et jugements sévères portés par son leader Joaquin Maurin sur l'anarchisme : « L'élimination définitive de l’anarchisme est une tâche difficile en un pays dont le mouvement ouvrier porte en lui un demi-siècle de propagande anarchiste. Mais, on les aura... » in J. Maurin. L'Anarcho-syndicalisme en Espagne, Paris,1924, Librairie du Travail, p.47, et « Un anarchiste qui parvient à voir clair, à s'élever, à apprendre, cesse automatiquement d'être anarchiste», in J. Maurin, Révolution et contre-révolution en Espagne, Paris, 1937, Éditions Rieder, p. 124.

[176] Consulter M. Joyeux, Mémoires d'un anarchiste, volume I (jusqu'en 1945), Éditions du Monde Libertaire, 1986, 442 p.

[177] Mémorandum du Groupe Kronstadt, brochure ronéotée de 67 pages, Paris, 1954, p. 9-10.

[178] Ibid., p.20.

[179] Ibid., p.47-48

[180] Ibid., p.52

[181] Cité par J. Maitron, op. cit., tome II, p.62.

[182] G. Fontenis, Manifeste du communisme libertaire, Éditions Le Libertaire, (1953), 32 p., réédité par les Éditions L, 1985.

[183] J. Maitron, [op. cit.]]</em>, p.92.

[184] Cité par Roland Biard, Histoire du mouvement anarchiste, 1945-1975, Éditions Galilée, Paris, 1976, p.112-113.

[185] Cité par [Noir et Rouge, anthologie]]</em>, Spartacus et Acratie, Paris, 1982, p.28-29.

[186] Lettre au mouvement anarchiste international, édité par l'UGAC, Montreux (Suisse), 1966, p.26-27. L'UGAC s'est transformée ensuite en TAC (Tendance Anarchiste Communiste).

[187] Ibid., p.69

[188] Continuons le débat, bulletin anarchiste-communiste, n°1, novembre 1970, ronéoté, p.3.

[189] D. Guérin. [Pour un marxisme libertaire]]</em>, Paris, Robert Laffont, 1969, p. 17.

[190] M. Fayolle, [Réflexions sur l'anarchisme]]</em>, Paris, Publico, 1965, p.26 et 42.

[191] La première affiche, en exemplaire unique, représentant un poulet à tête de Pompidou, mégot aux lèvres, fut envoyé anonymement en province, ce, malgré les demandes réitérées de quelques collectionneurs-nécrophages de la révolution.

[192] M. Fayolle, Contribution à l'élaboration d'un manifeste anarchiste révolutionnaire, in L'Organisation libertaire, n°6, juin 1970, p.32-33.

[194] Reproduite en exergue au début du présent ouvrage.

[195] Mentionnons le cas d'un certain Marco, espagnol réfugié en France pour insoumission, dénoncé lors d'une assemblée parisienne de l'ORA pour trois non-lieux suspects dans des affaires de droit commun, et que la majorité des présents “à âme de chrétiens” comme aurait dit Jean Grave, refusa d'exclure. Elle eut à s'en repentir, car cet individu “découvrit” soudainement le marxisme et le Lénine de l'État et la Révolution, et réussit à entraîner une douzaine de suiveurs à l'organisation trotskyste JCR (devenue la Ligue communiste actuelle). Peu après, il fut à l'origine de l'interdiction de cette organisation par le pouvoir, en apportant un fusil dans son local, le matin même de la perquisition qui provoqua les foudres de la justice ! Cette fois-ci, il fut dénoncé internationalement ! L'ORA manqua aussi de vigilance dans plusieurs autres affaires “louches”, ce qui lui valut une cascade de défections.

[196] Que Christian Lagant, un autre disparu tragiquement, expliquait par “notre propre inorganisation (problèmes théoriques : défaut d'analyses communes, incapacité d'assimiler mai 1968 et d'en tirer les conclusions politiques s'imposant ; problèmes pratiques : incapacité également pour nous de surmonter notre division manuels-intellectuels, celle-ci existant malgré notre qualité de “penseurs”, et donc d'assurer une rotation correcte des tâches matérielles) allait nous conduire à l'échec. » in Notes sur la composition sociale, l'évolution du mouvement libertaire de 1950 à nos jours, ronéoté, sans date, p.8.

[197] Le Libertaire, n° 106, 15 avril 1927.

[198] Il s'agit de Voline. NdT.

[199] En 1926. NdT.

[200] Les faits l'ont montré plus tôt même qu'on ne l'aurait cru : quelques semaines à peine s'étaient écoulées depuis le dernier congrès de l'« Union», que l'organisation s'est scindée en deux, et le Libertaire n'arrive plus à paraître qu'avec beaucoup de difficultés.

[201] Cet état de choses a été modifié au dernier congrès de l'« Union anarchiste » en rapport avec l'introduction du principe de la majorité.

[202] Et ce, dès le premier Congrès tenu à Paris les 6-7 octobre et 2 décembre 1945. Au Congrès de Dijon, en novembre 46, la rupture est évitée de justesse par ma nomination au poste de Secrétaire général. Je reviendrai sur ce point dans l'ouvrage détaillé que je prépare.

[203] Il est évident que dans l'ouvrage que j'annonce, je reviendrai sur tout cela avec précision et dans un esprit d'auto-critique.

[204] Lettre à l'auteur, le 25 mars 1987.