Albert Libertad
Autour d’une mort
Un homme est mort.[1]
Toute la clique des courtisans, tous les valets de presse, tous les nécrophiles ont bavé sur lui, gentiment.
Henri Rochefort et Lucien Descaves, ceux de la petite République et ceux du Matin ont fait la panégyrique du mort. Pas de ses idées… toujours vivantes, mais du corps qui entre en désagrégation.
C’était l’anarchiste modèle, comme il fallait être, le bon, le pur. Et les gens à la Jules Simon qui avaient travaillé à son séquestre, les honnêtes de l’ordre moral qui n’avaient lâché leur proie que devant le cri d’indignation, d’ailleurs vertueusement intéressé, de la science universelle se lamente sur cette disparition, d’un commun accord. Crocodiles et valets, ça pleure à la ligne.
Moi, je ne connaissais pas cet homme, je ne l’ai jamais vu, il ne devait même pas savoir que j’existais ; j’ai eu le bonheur de lire son œuvre scientifique, de feuilleter son œuvre philosophique. J’ai une opinion à jeter sur lui. Cet homme puissant par lui-même, était médiocre par son entourage, sa fréquentation. Il subissait le sort commun aux forts ; le cercle des lâches, des imbéciles, de ceux qui ne vivent que du reflet des autres écrase, empêche la formation de chaînons qui devraient tenir le cerveau de ceux qui pensent en rapport constant avec le cerveau de ceux qui peuvent agir. Les courtisans, les laquais prennent la place des ouvriers.
Des fois, il venait à Paris ; je le savais. J’aurais éprouvé un grand plaisir à le voir. Il allait dans des milieux ridicules où les snobs seuls pouvaient se trouver, où quelques camarades étaient écrasés par l’ambiance banale. Ses quelques visites étaient pour des intellectuels avancés, des anarchistes de lettres. Là-bas, en Belgique, pouvaient le voir ceux qui ont des moyens pécuniaires à consacrer à des voyages de plaisir. Cet homme n’a jamais rien su des efforts véritables faits pour continuer le travail qu’il avait si puissamment amorcé.
Les jolis gestes de sa vie ont pris dans l’imagination religieuse des individus des formes patriarcales que l’on parle d’imiter, d’admirer sans comprendre. Si harmonieusement ait-il voulu faire sa vie, il n’a pu former la véritable famille anarchiste et je n’ai pas rencontré ses enfants, ni les enfants de ses enfants, dans la rue ou dans le groupement, côte à côte avec nous, nous portant l’appui de la science et de l’esprit qu’a pu leur donner leur situation spéciale.
On a su l’accaparement spécial de Louise Michel baladée jusqu’à la mort.[2] Des hommes comme Elisée Reclus, mort, comme Kropotkine, vivant, ne peuvent pas suivre le travail qu’ils ont pourtant si bien lancé. Malgré leur désir ces hommes si essentiellement individus ne peuvent rompre avec le cercle terrible que les mesquineries bourgeoises et ouvrières ont tracé autour d’eux.
Ils ne peuvent que jeter des pensées, assembler des idées sans avoir jamais la joie de sentir germer leurs raisons dans le terrain des cerveaux capable de les vivre. Les terrains où se pose le grain de leurs idées sont des terrains épuisés, des cerveaux de suiveurs.
Beaucoup ne sentiront pas tout le respect affectueux qu’il y a dans mes paroles. Ils prétendront vouloir lire en ces lignes des médisances ou des calomnies. Ils y verront de la basse envie. Ces gens liront avec des lunettes. Je m’en moque. Reclus est mort, rien de ce que je peux dire ne l’intéresse plus. Ce n’est que pour les vivants qu’il est bon de causer.
Si les semeurs d’idée, qu’écrase encore le troupeau des laquais et des courtisans, lisaient ces lignes, secouaient leur collier de servage, entraient en rapport direct avec les hommes qui peuvent agir, vivre des idées fortes, mes quelques mots, dans leur sécheresse, auraient été plus utiles que les viles louanges qui ressemblent aux verroteries banales chargeant les corbillards.
[1] Il s’agit du géographe et militant anarchiste Elisée Reclus, décédé le 4 juillet 1905
[2] Décédée à Marseille le 9 janvier 1905 après un meeting, Louise Michel fut enterrée à Paris, le 22 janvier 1905 ; ces funérailles donnèrent lieu à un immense rassemblent.