Albert Lévy
Stirner et Nietzsche
CHAPITRE PREMIER : NIETZSCHE A-T-IL CONNU STIRNER ?
d) Histoire de la civilisation
a) L’individu et l’aristocratie
b) L’anarchie et la discipline
INTRODUCTION
Il s’est produit dans la deuxième moitié du XIXe siècle une réaction contre l’individualisme. Les théories morales les plus répandues, par exemple celle d’Auguste Comte en France, celle de John Stuart Mill en Angleterre, celle de Schopenhauer en Allemagne, avaient ce caractère commun de prêcher l’altruisme. Les philosophes tenaient-ils à garder la morale chrétienne au moment où ils renonçaient à la foi, ou se croyaient-ils obligés, comme l’a soutenu Nietzsche, de se montrer plus désintéressés que les chrétiens eux-mêmes ? Toujours est-il qu’ils condamnaient l’égoïsme et l’isolement de l’individu. De même, en politique, on insistait sur les liens nationaux ou sociaux qui unissent les individus, et on prêchait la solidarité.
Or, vers 1890, on commença à parler en Allemagne de deux philosophies qui n’admettaient ni l’altruisme moral ni la solidarité sociale. Stirner, qui n’avait joui de son vivant que d’une gloire éphémère, venait d’être ressuscité par un disciple fanatique, J.-H. Mackay, qui voyait dans l’auteur de l'Unique et sa propriété le théoricien de l’anarchisme contemporain. D’autre part, Nietzsche, si longtemps « inactuel », s’imposait à l’opinion publique au moment même où la maladie triomphait définitivement de sa raison, et devenait peu à peu un des favoris de cette mode européenne qu’il avait si durement jugée.
Il était naturel qu’on rapprochât les noms de ces deux philosophes, dont les idées s’opposaient si nettement aux idées courantes ; on s’habitua à voir en Stirner un précurseur de Nietzsche. Mais il y a lieu de se demander si cette habitude est justifiée. Est-il vrai d’abord que Stirner ait eu une influence sur Nietzsche ? Est-il juste ensuite de considérer leurs philosophies comme deux systèmes analogues et animés du même esprit ? Est-ce à bon droit qu’on rattache Nietzsche à Stirner, et qu’on parle d’un courant individualiste, anarchiste ou immoraliste ?
CHAPITRE PREMIER : NIETZSCHE A-T-IL CONNU STIRNER ?
On ne rencontre le nom de Stirner ni dans les œuvres, ni dans la correspondance de Nietzsche. Mme E. Förster-Nietzsche, dans la biographie si minutieuse qu’elle a consacrée à son frère, ne parle pas de l’auteur de l’Unique et sa propriété. L’œuvre de Stirner était d’ailleurs à peu près oubliée jusqu’au moment où J.-H. Mackay entreprit de la célébrer. J.-H. Mackay nous dit lui-même qu’il ne lut pour la première fois le nom de Stirner et le titre de son œuvre qu’en 1888 : c’est l’année même où l’esprit de Nietzsche sombrait dans la folie. En 1888, Mackay trouva le nom de Stirner dans l’Histoire du Matérialisme, de Lange, qu’il lut au British Museum, à Londres ; puis il se passa un an avant qu’il rencontrât de nouveau ce nom qu’il avait soigneusement noté. Jusqu’à cette date, Stirner était donc bien mort : il doit à Mackay une sorte de résurrection.
Il est certain que Nietzsche a recommandé à l’un de ses élèves, à Bâle, la lecture de Stirner. En consultant les registres de la Bibliothèque de Bâle, on ne trouve pas, il est vrai, le livre de Stirner dans la liste des ouvrages empruntés au nom de Nietzsche[1] ; mais on constate que ce livre a été emprunté trois fois entre 1870 et 1880 : en 1872, par le privat-dozent Schwarzkopf (Syrus Archimedes) ; en 1874, par l’étudiant Baumgartner, et, en 1879, par le professeur Hans Heussler. Or Baumgartner, fils de Mme Baumgartner-Köchlin, qui traduisit en français les Intempestives, était l’élève favori de Nietzsche ; le philosophe l’appelle dans sa correspondance son « Erzschüler ». M. Baumgartner, qui est aujourd’hui professeur à l’Université de Bâle, déclare que c’est sur le conseil de Nietzsche lui-même qu’il a lu Stirner ; mais il est certain de n’avoir pas prêté le volume à son maître.
La question se pose donc de savoir où Nietzsche a rencontré le nom de Stirner. Il se peut qu’on ait prononcé ce nom devant lui chez Richard Wagner ; Wagner avait peut-être entendu parler de Stirner au temps de la Révolution de 1848, par son ami Bakounine, par exemple. Il n’est pas tout à fait impossible non plus que Nietzsche ait lu le nom de Stirner dans quelque chapitre d’Eduard von Hartmann. Celui-ci affirme, en effet, que Nietzsche a dû être frappé par l’analyse des idées de Stirner qui se trouve dans le 2e volume de la Philosophie de l’Inconscient. Nietzsche critique assez longuement le chapitre de ce livre où Hartmann a parlé de Stirner : particulièrement dans le 9e paragraphe de la 2e Intempestive. Nietzsche attaque avec vivacité les théories évolutionnistes de Hartmann, en empruntant surtout ses citations aux pages où l’auteur de la Philosophie de l’Inconscient traite de la troisième période de l’humanité ; or c’est au seuil de cette troisième période que Hartmann a marqué la place de Stirner. Mais il semble que ce que Hartmann a dit de Stirner n’a pas dû engager Nietzsche à étudier avec sympathie l'Unique et sa propriété : car Nietzsche combat précisément les théories de la Philosophie de l’Inconscient parce qu’elles lui paraissent propres à fortifier cet égoïsme qui, selon Stirner, caractérise l’âge mûr de l’humanité comme l’âge mûr de l’individu. À cette maturité égoïste, Nietzsche oppose l’enthousiasme de la jeunesse. Il serait bien surprenant que Nietzsche, qui ne prend pas au sérieux la « parodie » de Hartmann, se soit décidé à cette date à étudier l’œuvre de Stirner où il eût trouvé des théories plus paradoxales encore à ses yeux que celles de la Philosophie de l’Inconscient. En tout cas, l’argument de Hartmann ne prouve pas qu’il y ait eu influence directe de Stirner sur Nietzsche.
L’hypothèse la plus vraisemblable est évidemment celle qui a été émise par M. le professeur Joël[2]. Il est probable que Nietzsche a remarqué, comme Mackay, le nom de Stirner dans l’Histoire du Matérialisme de Lange. Nietzsche lisait ce livre avec beaucoup de soin, comme en fait foi sa correspondance avec le baron de Gersdorff et avec Erwin Rohde. Le 16 février 1868, Nietzsche écrit, en effet, au baron de Gersdorff :
« Ici, je suis obligé de te vanter encore une fois le mérite d’un homme dont je t’ai parlé déjà dans une lettre antérieure. Si tu as envie de bien connaître le mouvement matérialiste contemporain, les sciences naturelles avec leurs théories darwinistes, leurs systèmes cosmiques, leur chambre obscure si pleine de vie, etc..., je ne vois toujours rien de plus remarquable à te recommander que l’Histoire du Matérialisme, de Friedrich-Albert Lange (Iserlohn, 1866), un livre qui donne infiniment plus que le titre ne promet, et qu’on peut regarder et parcourir toujours de nouveau comme un vrai trésor. Étant donnée la direction de tes études, je ne vois rien de meilleur à te nommer. Je me suis fermement proposé de faire la connaissance de cet homme, et je veux lui envoyer mon travail sur Démocrite, en témoignage de ma reconnaissance[3]. »
Lange ne consacre à Stirner qu’une dizaine de lignes ; mais il faut croire que ces lignes frappent le lecteur, puisqu’elles ont déterminé la conversion de J.-H. Mackay, qui est devenu depuis le disciple fanatique de Stirner. Il y a d’ailleurs dans cette courte analyse un mot qui a dû fixer l’attention de Nietzsche : Lange déclare, en, effet, que Stirner peut nous rappeler Schopenhauer.
« L’homme qui, dans la littérature allemande, a prêché l’égoïsme de la façon la plus absolue et la plus logique, Max Stirner, se trouve en opposition avec Feuerbach. Dans son fameux ouvrage l'Individu et sa propriété (1845), Max Stirner alla jusqu’à rejeter toute idée morale. Tout ce qui, d’une manière quelconque, soit comme simple idée, soit comme puissance extérieure, se place au-dessus de l’individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limitation du moi par lui-même. Il est dommage que ce livre, le plus exagéré que nous connaissions, n’ait pas été complété par une deuxième partie, une partie positive. Ce travail eût été plus facile que de trouver un complément positif à la philosophie de Schelling ; car, pour sortir du Moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme, comme l’expression de ma volonté et de mon idée. En effet, Stirner donne à la volonté une valeur telle qu’elle nous apparaît comme la force fondamentale de l’être humain. Il peut nous rappeler Schopenhauer. C’est ainsi que toute médaille a son revers. Stirner n’a d’ailleurs pas exercé une influence assez considérable pour que nous nous en occupions davantage[4]. »
Rapprochons ce texte des passages où Nietzsche nous parle de l’Histoire du Matérialisme. En septembre 1866, le philosophe écrit au baron de Gersdorff :
« Ce que Schopenhauer est pour nous, c’est ce que vient encore de me prouver avec précision un autre ouvrage excellent en son genre et très instructif, l’Histoire du matérialisme et critique de sa valeur pour l’époque contemporaine, par F.-A. Lange, 1866. Nous avons affaire ici à un kantien et à un naturaliste extrêmement éclairé. Les trois propositions suivantes résument sa conclusion :
» 1° Le monde sensible est le produit de notre organisation ;
» 2° Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme les autres parties du monde phénoménal, que les images d’un objet inconnu ;
» 3° Notre organisation réelle demeure pour cette raison tout aussi inconnue de nous que les objets extérieurs réels. Nous n’avons constamment devant nous que le produit des deux.
» Ainsi, non seulement nous ne connaissons pas la vraie essence des choses, la chose en soi, mais encore l’idée même de cette chose en soi n’est rien de plus et rien de moins que la dernière conséquence d’une antithèse relative à notre organisation, et dont nous ne savons pas si elle a un sens quelconque en dehors de notre expérience. En conséquence, Lange estime qu’on doit laisser aux philosophes toute liberté, à condition qu’en retour ils nous édifient. L’art est libre, même dans le domaine des conceptions. Qui veut réfuter une phrase de Beethoven ou reprocher une erreur à la Madone de Raphaël ? — Tu vois que, même en se plaçant à ce point de vue, même en admettant la critique la plus stricte, notre Schopenhauer nous reste ; bien plus, on peut presque dire qu’il nous est encore davantage. Si la philosophie est un art, Haym[5] lui-même n’a plus qu’à se cacher devant Schopenhauer ; si la philosophie doit édifier, je ne connais, pour ma part, aucun philosophe qui édifie plus que notre Schopenhauer[6]. »
On voit que Nietzsche a surtout retenu du livre de Lange cette idée que la philosophie est libre comme l’art ; chacun a dès lors le droit d’admettre la métaphysique qui répond le mieux à ses sentiments ; on peut être schopenhauérien comme on est wagnérien. Si donc il a été frappé par les quelques lignes que Lange consacre à Stirner, c’est sans doute parce que Lange a interprété les théories de Stirner dans un sens favorable à sa thèse. Lange croit, en effet, que Stirner veut effacer les limites qui bornaient jusqu’ici l’individualité, pour laisser à chacun le droit de choisir selon sa volonté un idéal ; c’est là une erreur : tout idéal, qu’il soit choisi par la volonté, proposé par l’intelligence ou imposé par une puissance extérieure, n’est, aux yeux de Stirner, qu’une idée fixe. Il est remarquable que Lange parle moins de la partie négative du système de Stirner que de la partie positive qu’il eût pu y ajouter ; or, Stirner n’admet pas de partie positive au sens où l’entend l’historien du matérialisme. Lange demande en effet une partie positive « pour sortir du Moi », et Stirner ne veut pas qu’on en sorte. Lange cherche, en soutenant une théorie de la connaissance, à plaider la cause de la spéculation métaphysique ; Stirner voit dans toute métaphysique une sorte de folie. Lange essaie de sauver l’essence de la religion en insistant sur la vertu éducative de la foi ; Stirner considère l’éducation désintéressée comme une duperie. Comme l’a dit Nolen dans son introduction à la traduction française de l'Histoire du Matérialisme : « Nul n’a mieux compris que Lange qu’affaiblir le sens de l’idéal, c’est accroître celui de l’égoïsme » ; or, c’est précisément ce que Stirner avait compris, lui aussi ; mais, tandis que Lange veut fortifier le sens de l’idéal pour affaiblir celui de l’égoïsme, Stirner veut, au contraire, pour accroître le sens de l’égoïsme, affaiblir le sens de l’idéal.
Nietzsche a donc vu sans doute, à travers l’analyse de Lange, un Stirner bien différent de ce qu’a été en réalité l’auteur de l'Unique et sa propriété ; il a considéré cette œuvre comme une sorte d’introduction à la philosophie de Schopenhauer ; et c’est ce qui explique ce fait, paradoxal en apparence, que Nietzsche a parlé de Stirner dans sa première période, quand il était le disciple fervent de Schopenhauer ; tandis qu’il n’en a plus parlé dans sa deuxième période, la période critique, où il était en un sens plus voisin des idées de l’Unique.
Il y a dans les lettres d’Erwin Rohde à Nietzsche un passage qui nous paraît confirmer cette interprétation. Le 4 novembre 1868, Rohde écrit à Nietzsche :
« Tu dois sans doute nager cet hiver dans la musique ; je veux essayer autant que possible d’en faire autant dans notre Abdère ; car j’ai beau n’y rien comprendre, cela sert toujours à purifier l’âme de la poussière des jours de travail et tout particulièrement à calmer la volonté rétive. Sans doute on ne nous permettra pas à Hambourg de nous enivrer du philtre wagnérien. Comme je ne suis qu’un profane, je ne me risque à approuver cette musique que dans mon for intérieur ; mais elle me fait, à moi aussi, une telle impression, que je crois me promener au clair de lune dans un jardin aux parfums magiques ; aucun son de la réalité vulgaire n’y pénètre. Aussi est-ce avec une indifférence absolue que je vois les très sages MM Schaul, etc., démontrer que cette musique est malsaine, lascive et bien autre chose encore ; moi, elle me ravit, selon ton expression qui est très juste, et cela me suffit. D’ailleurs, je comprends de plus en plus la sagesse du vieux sophiste qui, malgré toutes les objections des personnes saines de son temps, affirmait que l’homme était la mesure des choses. Le livre de Lange — que je te retournerai très prochainement — n’a pas peu contribué à me confirmer dans cette idée ; il m’a, au cours de mon voyage, constamment maintenu dans la sphère des idées élevées. Sans aucun doute, Lange a raison de prendre si gravement au sérieux la découverte que nous devons à Kant du caractère subjectif des formes de la perception ; et s’il a raison, n’est-il pas parfaitement raisonnable que chacun se choisisse une conception du monde qui lui suffise, c’est-à-dire qui donne satisfaction au besoin moral qui est à proprement parler son essence ?
» Or, une philosophie qui insiste sur le caractère profondément, âprement sérieux de l’objet qui nous demeure absolument inconnu, répond à mes tendances intimes, et c’est ainsi que j’ai eu beau me convaincre chaque jour davantage que toute spéculation n’était que fantaisie vaine ; la doctrine de Schopenhauer a gardé pour moi tout son prix, ce qui d’autre part confirme le fait que la volonté, le ἦθος, est plus fort, plus primaire que l’intelligence qui pèse froidement le pour et le contre[7]. »
Comme Rohde ajoute que son ami est cordialement d’accord avec lui sur ces points importants, nous avons le droit de dire que Nietzsche a vu dans les théories exposées par Lange une justification de sa sympathie instinctive pour la doctrine de Schopenhauer ; toute la philosophie allemande de Kant à Stirner lui a paru donner une nouvelle force à deux propositions qu’il avait toujours admises :
-
L’homme est la mesure de toutes choses, ce qu’en leur qualité d’hellénistes, Rohde et Nietzsche savaient déjà par les sophistes grecs.
-
La volonté est antérieure et supérieure à l’intelligence, ce qui est évident pour un disciple de Schopenhauer.
Bref, il ne semble pas que Stirner ait eu sur Nietzsche une influence décisive ; il a peut-être contribué à retenir quelque temps Nietzsche dans le domaine de la métaphysique de Schopenhauer ; il a été sans doute peu à peu oublié dans la suite.
CHAPITRE II : COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA PREMIÈRE PÉRIODE
a) L’Unique
Stirner et Nietzsche insistent tous deux sur le caractère « unique » de l’individu. Le titre même de l’ouvrage de Stirner montre que tout son système est fondé sur la singularité du Moi. Toute sa polémique contre l’humanisme de Bruno Bauer et de Feuerbach porte sur ce point. Bruno Bauer avait, dans sa brochure sur la Question juive, critiqué l’attitude des juifs et des chrétiens qui tenaient, les uns comme les autres, à leur religion particulière, à leurs privilèges spéciaux. Bruno Bauer souhaitait que les citoyens renonçassent à ces vaines distinctions et se contentassent de la dignité d’homme qui leur est commune à tous et leur assure les mêmes droits. Or c’est là, selon Stirner, une idée absolument fausse : il ne s’agit pas, pour diminuer les occasions de conflit entre les hommes, de les ramener à un type unique ; il s’agit, au contraire, d’accentuer les différences : un juif et un chrétien se ressemblent trop ; ils ne se battent que parce qu’ils ne sont pas d’accord sur la religion. Or, chaque homme devrait se considérer comme absolument distinct de son voisin, comme unique de la tête aux pieds[8]. Tu n’as, en ta qualité d’être unique, rien de commun avec un autre, et tu n’as pas pour cette raison à te préoccuper si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges ou si on te refuse des droits à cause des différences entre les autres et toi. Il n’y a rien de commun entre les hommes que leur absolue inégalité ; et encore faut-il, pour reconnaître ce caractère commun de la disparité, admettre une comparaison.
Feuerbach avait, dans sa critique de la métaphysique de Hegel, opposé la sensation à la pensée, la réalité concrète à l’idée abstraite. Selon Stirner, ma sensation comme ma pensée est singulière. « Si je n’étais pas tel ou tel, Hegel par exemple, je ne regarderais pas le monde comme je le regarde ; je n’en tirerais pas le système hégélien[9]. » La relation de tout sujet à l’objet est particulière au sujet : la Bible, par exemple, est un jouet pour l’enfant, le livre sacré pour le croyant, un texte pour l’exégète, un coquillage sans valeur pour l’Inca qui la met à l’oreille et la jette parce qu’il n’entend rien. Chacun trouve dans les objets ce qu’il y cherche : le philosophe y trouve des idées. Il est donc vain de tenter une définition objective des choses. À plus forte raison est-il vain de vouloir définir l’« Unique ». L’Unique est indéfinissable parce que les prédicats ne sauraient épuiser le contenu du sujet : les noms communs n’ont pas la puissance d’étreindre l’originalité. Le terme même d’unique est déjà une expression imparfaite : on ne prétend pas plus te désigner par ce mot qu’on n’entend te qualifier en te donnant un nom propre, Louis ou Max[10].
De son côté, Nietzsche déclare, dans son « Intempestive » sur Schopenhauer considéré comme éducateur, que chaque individu n’est qu’une fois au monde : jamais le hasard ne ramènera cette combinaison singulière d’éléments bariolés qui constituent ton Moi. Il a fallu un temps infini pour te faire naître ; il y a dans le monde un chemin unique que personne ne peut suivre, si ce n’est toi : chaque homme est un miracle qui ne se produit qu’une fois[11].
Il y a cependant des différences profondes d’une part entre les sentiments qui ont amené les deux philosophes à insister sur cette idée, et d’autre part entre les conclusions qu’ils en tirent. Stirner tient avant tout à l’indépendance : toute définition lui paraît une limite et un lien. Il a craint qu’on ne prît prétexte des ressemblances entre les individus pour les grouper dans la même servitude et qu’on n’érigeât les prédicats en devoirs impérieux. Isolé sur une pointe inaccessible, le sujet unique est à l’abri de toute contrainte sociale, morale ou religieuse. Stirner est arrivé à cette conséquence extrême en partant des idées de Feuerbach. Feuerbach avait entrepris, pour réagir contre la tendance qui pousse l’homme à se sacrifier à Dieu, de réintégrer dans l’humanité l’essence qu’elle avait projetée au ciel : les prédicats humains, l’amour et la raison, étaient toujours sacrés à ses yeux ; mais il les vénérait pour eux-mêmes, sans les attribuer à un sujet transcendant. Or c’est là, selon Stirner, s’arrêter à mi-chemin dans la voie de l’immanence : l’humanité est toujours extérieure et supérieure à moi : mes prédicats continuent à me dominer. Le fantôme divin a disparu du ciel ; mais le spectre de l’humanité m’obsède encore et me possède. Faisons donc un pas de plus : de même qu’il n’y a pas de Dieu en dehors de l’humanité, de même il n’y a pas d’Humanité en dehors de moi. Ne disons pas, comme l’auteur de l'Essence du Christianisme : Homo homini Deus ; ayons le courage de dire : Ego mihi Deus. C’est le seul moyen de mettre un terme à l’aliénation qui l’a trop longtemps appauvri et asservi. Le sujet qui pose l’objet en face de lui devient la victime et l’esclave de cet objet, qui n’est pourtant que son ombre : s’il veut être libre, il faut qu’il cesse de consentir à ce dédoublement de soi-même, qu’il reprenne en lui sa créature et se pose en maître unique, en créateur souverain. L’Unique de Stirner montre à quelle conséquence extrême aboutit le panthéisme de la philosophie hégélienne : on s’était efforcé d’abord de rattacher l’idée et le réel ; on a été conduit au nominalisme. L’originalité de Stirner a consisté à tirer argument de ce nominalisme pour affranchir l’individu de tout lien.
Nietzsche, au contraire, tient d’abord à l’originalité artistique et à la sincérité morale. C’est aux bourgeois allemands, aux philistins et aux pharisiens qu’il s’adresse, quand il déclare que tout individu est un miracle unique. Chacun le sait bien, dit-il, mais le cache ; pourquoi ? Par peur du voisin qui exige des autres la convention sous laquelle il se dissimule lui-même[12]. Mais qu’est-ce qui oblige à craindre le voisin, à penser et à agir comme le troupeau, au lieu de se réjouir de soi ? Pudeur peut-être chez quelques-uns, rares d’ailleurs ; paresse chez la plupart. Les artistes seuls détestent ces manières empruntées ; ils osent nous montrer comment l’homme est lui-même dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, comment cette originalité, qui se manifeste jusque dans les détails, lui conserve cette beauté neuve propre à toute œuvre de la nature. C’est la paresse qui donne aux hommes ordinaires ce caractère de banalité qu’ont toutes les marchandises fabriquées.
Le philosophe, d’autre part, rappelle aux hommes qu’ils sont personnellement responsables de leur existence singulière : seul dans sa barque sur la mer de la vie, chaque individu doit la diriger à ses risques et périls. Les deux éducateurs qui ont aidé Nietzsche à mieux sentir la beauté et la gravité que donnent à l’individu sa nature singulière et son rôle unique sont Wagner et Schopenhauer. Nietzsche n’entend pas du tout affranchir l’individu de toute loi ; il veut seulement que l’artiste ou le philosophe obéisse à son génie et suive sa voie propre, pour entrer dans l’ordre de ceux qui créent et maintiennent sur terre la civilisation. Les initiés seuls, les héros sont, aux yeux de Nietzsche, vraiment uniques. Il oppose singularité, non à humanité, comme l’avait fait Stirner, mais à vulgarité ; il voit dans le caractère unique, non un palladium intangible qui assure la liberté, mais un privilège de noblesse.
Stirner et Nietzsche font donc entrer la même idée dans deux systèmes qui n’ont rien de commun : ils en tirent des conclusions différentes dans leurs théories sur l’éducation, sur l’art, sur l’histoire de la civilisation et sur l’État.
b) L’éducation
Stirner et Nietzsche ont tous deux commencé par s’occuper du problème de l’éducation. Cette coïncidence n’est pas due sans doute au hasard, et il ne suffit pas, pour l’expliquer, de constater que les deux philosophes avaient tous deux suivi les cours des Universités allemandes pour devenir professeurs[13]. Il est vrai que les questions pédagogiques étaient presque constamment à l’ordre du jour, au XIXe siècle, particulièrement en Allemagne ; mais Stirner et Nietzsche étaient tous deux assez « inactuels » pour ne pas se laisser guider par les soucis de leurs contemporains. S’ils ont tous deux traité d’abord le problème de l’éducation, c’est qu’à leurs yeux ce problème était primordial ; et, en comparant d’une part les raisons qui leur ont fait attacher tant d’importance à ce problème et, d’autre part, les solutions qu’ils en ont proposées, nous aurons une première donnée sur la différence de leurs systèmes.
Stirner part de cette idée que nous sommes des créateurs et non des créatures. Nos œuvres valent ce que nous valons ; la société a le même degré de perfection que les individus qui la composent. C’est pourquoi il se préoccupe avant tout de savoir ce qu’on fait des individus au moment de leur formation : la question scolaire est la plus importante des questions sociales[14]. L’opinion de Stirner est, en un sens, diamétralement opposée à celle de son collaborateur de la Gazette rhénane, Karl Marx : tandis que l’auteur du Manifeste communiste croit que c’est le milieu social qui détermine la valeur des individus, l’auteur de l’Unique estime que la qualité de la société varie selon la qualité des associés ; mais en un autre sens Stirner et Karl Marx sont d’accord : les questions pratiques ou sociales sont à leurs yeux les plus importantes de toutes. Pour Nietzche, au contraire, les questions pratiques ou sociales sont secondaires : il y a un idéal de civilisation désintéressée que l’humanité doit s’efforcer d’atteindre ; l’essentiel est de diriger l’éducation des individus de manière à rapprocher l’humanité de cet idéal ; l’organisation de l’État et de la société ne doit être qu’un moyen pour défendre la civilisation contre la barbarie et permettre l’éducation de l’humanité.
Stirner montre comment le progrès de la pédagogie est lié au progrès social. La période qui va de la Réforme à la Révolution française est à ses yeux une période de sujétion : il y avait en présence des maîtres et des serviteurs, des puissants et des « mineurs » : aussi l’éducation était-elle réservée à la classe des « majeurs » ; elle était un moyen de domination et un privilège de l’autorité. La Révolution française brisa cette organisation de servitude et permit à chacun d’être son propre maître : par une conséquence nécessaire, l’éducation dut devenir universelle. Le parti qui soutient l’ancienne éducation, l’éducation exclusive, est le parti des humanistes ; le parti qui soutient l’éducation nouvelle, l’éducation universelle, est le parti des réalistes. L’humanisme continue de chercher ses modèles dans l’antiquité classique, comme le christianisme continue à chercher la vérité dans la Bible ; l’humanisme maintient une classe de savants, comme le christianisme maintient une classe de clercs : ainsi se perpétue le romanisme. Une éducation fondée sur le grec et le latin ne peut être d’ailleurs qu’une éducation purement formelle : d’une part, en effet, elle ne peut ressusciter l’antiquité morte et depuis longtemps enterrée ; elle ne peut conserver que les formes, les schèmes de la littérature et de l’art ; d’autre part, la forme suffit à donner la supériorité : l’éducation des humanistes fut donc une éducation élégante, une éducation du goût, du sens de la forme. Le XVIIIe siècle se souleva contre ce formalisme : on ne pouvait reconnaître à tous les hommes des droits inaliénables sans accorder à tous une éducation humaine. Il fallait préparer dès l’école chaque citoyen à exercer sa part de souveraineté. Mais l’éducation ne doit pas seulement être universelle en ce sens qu’elle est accessible à tous ; elle doit encore cesser de s’en tenir exclusivement à l’antiquité gréco-romaine.
Selon Stirner, le réalisme est supérieur à l’humanisme, parce qu’il applique dans le domaine de la pédagogie les principes de liberté et d’égalité proclamés par la Révolution française[15], et parce qu’au lieu d’étreindre l’ombre du passé, il s’efforce d’embrasser le présent. La victoire est assurée au réalisme, s’il sait emprunter à son adversaire l’humanisme, le sens de la beauté et de l’adresse, qui soumet toute matière à la forme. Mais, tout en reconnaissant la supériorité du réalisme, Stirner ne se rallie pas sans réserve à cette doctrine pédagogique. Il n’admet pas le dédain que les réalistes affectent pour la philosophie. Les philosophes, en effet, ont le mieux réalisé l’idéal de leur temps, la liberté de pensée et de conscience ; ils sont les « Raphaëls de la période de la pensée », et ils ont préparé l’ère nouvelle, celle où sera assurée la liberté véritable, la liberté de la volonté. Bientôt ce ne sera plus la science qui sera le but, mais la volonté née du savoir. L’éducation doit former des hommes réellement libres, qui sauront découvrir leur personnalité, la libérer de tout joug étranger et de toute autorité pour en révéler la naïveté retrouvée. Il faut s’élever au-dessus du conflit de l’humanisme et du réalisme, du culte de la forme et du culte de la matière, du dandisme et de l’industrialisme ; il faut renoncer au double dressage qui fait sortir des savants de la ménagerie des humanistes et des citoyens utiles de la ménagerie des réalistes[16]. Il ne s’agit plus d’exiger la soumission, mais de fortifier l’esprit d’opposition ; le plus haut devoir de l’homme est de s’affirmer soi-même. Au lieu de former des hommes qui agissent et pensent d’après des maximes, il faut former des hommes qui trouvent leur principe en eux-mêmes : la légalité n’est pas la liberté. Il faut que l’action et la pensée des hommes soient entraînés dans un perpétuel mouvement et rajeunissent à chaque instant : la fidélité aux convictions produit sans doute des caractères inébranlables ; mais la fixité des idoles ne vaut pas l’ondoyante éternité de la création continue de soi. Pour désigner cette pédagogie nouvelle, Stirner se servirait volontiers du mot « moralisme », s’il ne craignait une équivoque : on pourrait croire, en effet, qu’il veut inculquer une doctrine morale, tandis qu’il est opposé à tout dogmatisme. Il se résigne donc au terme de « personnalisme ».
Tandis que Stirner met le réalisme au-dessus de l’humanisme, Nietzsche prend nettement parti pour l’éducation classique. Il n’est pas seulement philologue de profession ; il considère que les adversaires de l’hellénisme sont des barbares. Dans sa conférence d’ouverture à l’Université de Bâle[17], il déclare que « l’épée de la barbarie est suspendue sur la tête de tous ceux qui perdent de vue la simplicité ineffable et la noble dignité de l’hellénisme » ; aucun progrès, si brillant soit-il, des arts et de l’industrie, aucun programme scolaire, si moderne (zeitgemäss) soit-il, aucune éducation politique de la masse, si répandue soit-elle, ne saurait nous préserver de la malédiction : si nous commettons des erreurs de goût ridicules et barbares (skythisch), nous serons anéantis par la tête de Gorgone de la terrible beauté classique[18]. Selon Nietzsche, la philologie doit devenir une philosophie : philosophia facta est quæ philologia fuit ; l’hellénisme a pour lui la valeur que les saints ont pour les catholiques[19] ; ce qu’il espère du nouvel Empire allemand et de Richard Wagner, c’est la résurrection de la Grèce et du drame grec : Bayreuth doit être la nouvelle Athènes.
Dans les conférences sur l’Avenir de nos établissements d’éducation, qu’il fit à Bâle au début de 1872[20], Nietzsche se montre partisan de la culture exclusive, que le réalisme avait, selon Stirner, justement condamnée. Il admet que le nombre des hommes cultivés est forcément très faible[21] ; il y a à peine un homme sur mille qui soit autorisé à écrire ; tous les autres méritent pour chaque ligne un rire homérique. L’éducation formelle devrait donner des habitudes sérieuses et inexorables ; laisser faire la libre personnalité, c’est donner carrière à la barbarie et à l’anarchie ; l’éducation est avant tout une discipline rigoureuse[22]. Pour habituer les élèves à respecter la langue, on ne saurait trop leur proposer l’exemple des écrivains classiques ; pour préparer le triomphe de l’esprit allemand sur la fausse civilisation contemporaine, il faut refaire le pélerinage qu’ont fait Schiller et Gœthe et retourner à la patrie grecque, terre sainte de toute vraie civilisation ; mais il ne faut pas se dissimuler que le salut est réservé à un petit nombre d’élus. Nietzsche admet comme Stirner que l’humanisme est une doctrine aristocratique ; mais tandis que Stirner reprochait à ce système d’éducation de maintenir les citoyens dans la sujétion, Nietzsche estime qu’il est nécessaire de respecter l’ordre sacré qui soumet la masse des serviteurs obéissants à la royauté du génie[23]. Parler d’éducation démocratique, c’est vouloir plus ou moins consciemment préparer les saturnales de la barbarie. Pour apprécier le degré d’éducation d’un peuple, la juste postérité ne tiendra compte que des grands hommes : la masse constitue en dormant la réserve de santé et de force nécessaire à l’enfantement du génie. Ainsi, dès le début, nous voyons s’accuser la différence fondamentale qui sépare le système de Nietzsche de celui de Stirner. Stirner est partisan de la libre manifestation de toutes les personnalités ; Nietzsche tient à une discipline aristocratique. Stirner considère que le réalisme marque un progrès sur l’humanisme et veut fonder un réalisme supérieur ; Nietzsche, tout en blâmant l’éducation pseudo-classique des gymnases allemands, cherche à restaurer le véritable humanisme : il estime que dans l’antiquité gréco-romaine est réalisé l’impératif catégorique de toute civilisation[24].
c) La philosophie et l’art
Les théories pédagogiques des deux philosophes sont liées à leurs idées sur les rapports de la philosophie et de l’art.
Stirner, disciple de Hegel, considère l’art et la religion comme des formes imparfaites de la philosophie. L’art réalise dans un corps extérieur l’idéal de l’homme, il projette au dehors les aspirations et les désirs, et crée ainsi, en dédoublant l’homme, l’objet qu’adore la religion[25]. Hegel a donc eu raison de considérer l’art comme antérieur à la religion : il ne suffit pas de dire que ce sont les poètes comme Homère et Hésiode qui ont fait aux Grecs leurs dieux ; pour fonder une religion quelconque, il faut un artiste. Mais l’art qui permet la naissance de la religion en hâte aussi la mort. L’art, en effet, après avoir créé l’objet que nous adorons à genoux, ne tarde pas à revendiquer son bien, à le ramener de l’au-delà où la religion voudrait le maintenir, à le détruire même pour faire place à des créations nouvelles. Ainsi la religion vit en nous enchaînant à un objet ; l’art crée et détruit les objets que nous adorons successivement ; la philosophie se distingue de l’art comme de la religion en ce qu’elle ruine tout objet. La liberté est son élément. Pour le philosophe, Dieu est aussi indifférent qu’une pierre[26].
Tandis que Stirner, disciple de Hegel, met l’art qui crée l’objet au-dessous de la philosophie qui est le triomphe du sujet, Nietzsche, disciple de Schopenhauer et ami de Richard Wagner, considère que l’art est l’activité proprement métaphysique de l’homme. Il estime que la seule théodicée possible est la doctrine qui justifie le monde en le considérant comme un phénomène esthétique. Dans la critique qu’il fit en 1886 de sa première œuvre, il déclare que la Naissance de la Tragédie n’admet qu’une interprétation des choses, l’interprétation esthétique : elle suppose un Dieu artiste qui cherche dans la construction comme dans la destruction, dans le bien comme dans le mal, une consolation et une rédemption. Nietzsche se garde bien de reprocher à l’art, comme l’a fait Stirner, son souci de l’objet : il estime au contraire que c’est le caractère objectif qui donne à l’art sa supériorité. L’esthétique moderne a eu tort de croire que l’antiquité ait voulu, en opposant Archiloque et Homère, mettre sur le même pied l’artiste subjectif et l’artiste objectif. Un artiste subjectif n’est en effet qu’un méchant artiste ; l’art est avant tout une victoire sur l’élément subjectif, une rédemption du moi qui impose silence à toute volonté et à tout désir individuel. Nietzsche est persuadé que la contemplation désintéressée est la condition même de l’art : aussi considère-t-il comme un problème l’existence de cet art lyrique qui permet au poète de parler sans cesse de son moi et de chanter ses passions ou ses appétits. Il n’admet pas l’explication que donne de cette difficulté son maître, Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation, précisément parce que Schopenhauer fait des concessions au sujet égoïste, qui ne doit être considéré, selon l’auteur de la Naissance de la Tragédie, que comme l’adversaire de l’art. Nietzsche essaie de rectifier sur ce point la théorie de son maître, en s’inspirant de sa métaphysique de la musique : il suppose donc que le génie lyrique s’oublie lui-même dans une ivresse dionysiaque, où il communie avec l’essence une des choses[27]. Ainsi, tandis que Stirner tend à assurer le triomphe du sujet sur l’objet, Nietzsche voudrait absorber dans l’objet le sujet borné. Stirner est un esprit critique ; Nietzsche est un artiste.
d) Histoire de la civilisation
Humaniste et artiste, grand admirateur de la Grèce, Nietzsche ne saurait avoir la même philosophie de l’histoire que Stirner, esprit critique, partisan de la Révolution française et des idées modernes.
Stirner, comme toute la gauche hégélienne, voit dans l’histoire un progrès continu. Les âges de l’humanité correspondent aux âges de l’individu. De même que chacun de nous, l’humanité a eu son enfance ; elle est encore dans sa jeunesse, mais touche à l’âge mûr. Ceux que nous appelons les anciens devraient s’appeler les enfants ; de même en effet que les enfants tiennent aux objets qui les entourent, à leurs jouets ou à leurs parents, de même les anciens respectaient la nature et la famille. « Pour les anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité. » On saisira mieux la portée de cette proposition, si l’on songe que les chrétiens ne voyaient que vanité dans ce monde éphémère. Les anciens étaient patriotes, tandis que le chrétien doit se considérer comme un étranger sur terre ; Antigone mettait au-dessus de toutes les autres obligations le devoir sacré d’enterrer les morts ; le chrétien dit : « Laisse les morts enterrer les morts » et ne se sent pas enchaîné par les liens de la famille. Il y a donc opposition entre l’antiquité et le christianisme ; mais le christianisme a été préparé au sein même de l’antiquité par les sophistes qui ont fondé la dialectique, par Socrate qui a fondé l’éthique et par les sceptiques. Le travail gigantesque des anciens a eu pour résultat de dégager l’homme de tous les liens naturels, ce qui lui a permis de prendre conscience de l’esprit qui est en lui. Or, avoir conscience de l’esprit, c’est être chrétien. La sagesse antique a expiré en donnant naissance au Dieu chrétien, qui triomphe du monde. Mais aussitôt s’est engagée une nouvelle lutte : après avoir réussi à s’élever au-dessus de la nature, on chercha à s’élever au-dessus de l’esprit ; et les insurrections théologiques commencèrent, qui durent encore aujourd’hui. La dernière de ces insurrections est la tentative qu’a faite Feuerbach pour réintégrer en nous Dieu, l’esprit, notre essence ; mais que l’esprit soit hors de nous ou en nous, il continue à nous dominer. La troisième période de l’humanité, l’âge mûr, commencera quand nous aurons l’audace de nous élever au-dessus de l’esprit, comme les chrétiens se sont élevés au-dessus du monde. L’enfant est l’esclave des objets ; le jeune homme se sacrifie à l’idée ; l’homme mûr est égoïste. L’antiquité respectait la nature ; le christianisme vénérait l’esprit ; l’âge mûr de l’humanité ne connaîtra plus ni idole ni Dieu[28].
Nietzsche expose avec la même assurance une philosophie de l’histoire tout aussi simple, mais bien différente. Au lieu d’admettre un progrès continu, il trouve qu’il y a des périodes où la civilisation gagne du terrain et des périodes où la barbarie envahit tout. Dans l’antiquité grecque elle-même, la décadence a commencé avec Socrate et Euripide. L’histoire du christianisme tout entière n’est que l’histoire d’une longue décadence. Le dernier grand événement est la tentative d’Alexandre ; pour conquérir le monde, Alexandre a orientalisé l’hellénisme. Les deux facteurs dont le jeu détermine le rythme de l’histoire universelle sont l’hellénisme et l’orientalisme. Le christianisme est un « fragment d’antiquité orientale ». Depuis que l’influence de cette religion barbare diminue, la civilisation grecque renaît. Il y a par exemple entre Kant et les Éléates, Schopenhauer et Empédocle, Richard Wagner et Eschyle, si peu de distance et de si grandes affinités que nous ne pouvons les comparer sans être frappés du caractère relatif qu’ont toutes les notions de temps ; la science contemporaine aussi nous fait songer à la période alexandrine. La terre, qui n’a que trop subi jusqu’ici l’influence orientale, paraît désirer de nouveau les bienfaits de la civilisation hellénique. Nous sommes donc dans la période de réaction contre le mouvement d’Alexandre : Wagner est un des anti-Alexandre qui entreprennent de renouer le nœud gordien[29].
Ainsi tandis que Stirner admire dans l’histoire l’effort continu qui entraîne l’humanité vers la liberté, Nietzsche se contente d’espérer que parfois, à des intervalles très éloignés, la civilisation grecque pourra triompher de la barbarie orientale.
e) L’État
Aussi, tandis que Stirner oppose à l’état chrétien et patriarcal qu’on essayait de maintenir en Prusse les principes de la Révolution française, Nietzsche souhaite la restauration d’un état analogue à l’état dorien et cherche à réaliser l’organisation aristocratique rêvée par Platon.
Entre 1840 et 1848, les libéraux allemands sommaient le gouvernement prussien de tenir les promesses faites au temps des guerres contre la Révolution et l’Empire, et d’accorder au peuple la liberté et l’égalité, dont le baron de Stein avait parlé dans son message. Stirner prit prétexte de ce débat pour comparer le sens que donnaient à ces termes les ministres prussiens et la définition qu’en avaient donnée les révolutionnaires français[30]. Stein a voulu supprimer les différents ordres et fortifier le pouvoir central en ruinant les dominations féodales : il n’y aura plus de police privée ni de juridiction patrimoniale ; le roi seul aura sous ses ordres les agents de la sûreté publique et les juges. Tous seront donc égaux en ce sens que personne ne dépendra plus de son voisin ; les privilèges de naissance seront abolis, et ceux qui exerceront le pouvoir ne l’exerceront plus que comme une délégation du monarque qui les a nommés aux postes qu’ils occupent. Or il est impossible, dit Stirner, de confondre cette égalité dans la servitude sous l’autorité de la monarchie prussienne avec l’égalité qu’a proclamée la Révolution française : il y a loin de l’égalité des sujets à l’égalité des citoyens libres. Tandis qu’en Prusse la représentation nationale exprime respectueusement les vœux des sujets, en France les citoyens libres dictent par la voix de leurs représentants leurs volontés. — Stein a promis d’autre part à chacun le droit de « développer librement ses forces en leur donnant une direction morale. » Il est évident que par ce mot « direction morale » Stein a entendu interdire la spontanéité, l’autonomie et la souveraineté de la volonté individuelle ; il a voulu dire : « Vous êtes libres, si vous faites votre devoir, c’est-à-dire si vous aimez Dieu, le roi et la patrie. » La Révolution française au contraire a déclaré que la liberté des citoyens était une liberté souveraine.
Nietzsche se garde bien de réclamer, comme le fait Stirner, la liberté et l’égalité des citoyens. Dès 1871, il essaie de montrer la nécessité de l’esclavage[31]. S’il est vrai que le génie est la fin suprême de la nature, nous sommes forcés d’admettre que c’est l’organisation de la société grecque qui a permis d’atteindre ce but. La merveilleuse fleur de l’art grec n’eût pu s’épanouir si elle n’avait été protégée. Reconnaissons donc, malgré l’horreur que nous inspire toute vérité profonde, que les bienfaits de la civilisation sont réservés à une minorité de mortels élus, tandis que l’énorme masse est faite pour l’esclavage. Nous parlons aujourd’hui de la dignité du travail, comme si le travail qui perpétue une existence misérable n’était pas misérable aussi ! Admirons-nous l’effort désespéré que font les plantes rabougries pour prendre racine dans le sol dénudé et pierreux ? Aujourd’hui chaque individu prétend être un centaure, à la fois ouvrier et artiste ; chez les Grecs, où les fonctions étaient séparées, on avouait franchement que le travail est une honte. Malheureux temps que le nôtre, où l’esclave fait la loi ! Malheureux séducteurs qui avez détruit l’innocence de l’esclave en lui faisant goûter le fruit de l’arbre de la connaissance ! Aujourd’hui, pour rendre la vie supportable, on est forcé d’avoir recours à des mensonges : on parle de droits naturels, comme si tout droit ne supposait pas déjà une certaine hauteur et une inégalité de niveau entre les hommes. Ayons le courage d’être cruels : il n’y a pas de civilisation possible sans esclavage. Le voilà, le vautour qui ronge le foie de Prométhée ! Il faut accroître encore la misère des malheureux pour permettre à un petit nombre d’Olympiens d’être des artistes. On ne comprend que trop la haine que les communistes, les socialistes, et la pâle race des libéraux ont vouée à l’art et à l’antiquité classique. Parfois, comme aux origines du christianisme, l’instinct des iconoclastes l’emporte ; un cri de pitié fait tomber les murailles de la citadelle ; le sentiment de justice exalte les misérables et exige le partage des souffrances humaines : l’arc-en-ciel de l’amour et de la paix apparaît aux mortels. Mais bientôt la loi inexorable de toute vie impose de nouveau la cruauté nécessaire. La civilisation ressemble à un vainqueur dégouttant de sang, qui traîne derrière son char les vaincus et les captifs.
L’État n’a pas d’autre mission que celle d’assurer la sanglante victoire de la civilisation aristocratique. Il ne doit sa naissance qu’à la violence brutale des conquérants, et n’a pas en lui-même sa raison d’être ; l’enthousiasme qu’il inspire à ses naïfs adorateurs n’a que l’avantage de faire oublier un instant à la masse les misères de sa basse condition. L’État est un abri qui permet l’éclosion du génie. L’État grec favorisait la naissance de l’artiste, donnait aux spectateurs l’éducation nécessaire, organisait les fêtes. Pour que l’artiste puisse naître, il faut qu’il y ait une classe dispensée du travail servile ; pour que l’œuvre d’art puisse naître, il faut qu’elle soit protégée par la vertu magique de l’État. L’histoire politique de la Grèce n’est qu’une suite continue de scènes barbares ; mais ce qui justifie cette longue et terrible Iliade, c’est la beauté d’Hélène.
Nietzsche s’emporte contre les libéraux et les optimistes modernes qui veulent mettre un terme aux luttes héroïques : il condamne les idées du XVIIIe siècle et de la Révolution française, qui sont selon lui absolument contraires à l’esprit germanique et témoignent de l’absence de tout esprit métaphysique chez les adeptes de cette théorie romane. Il ne voit dans les efforts des partisans de la paix que la manifestation de la peur et l’influence du capital ; il entonne un péan en l’honneur de la guerre : l’arc d’argent a un son terrible ; mais Apollon n’en est pas moins un Dieu purificateur. La guerre est pour l’État une nécessité ; l’armée est le type de l’État ; car la masse chaotique y est organisée en pyramide sous la domination des castes par une constitution analogue à celle que Lycurgue donna à Sparte ; le guerrier n’est qu’un outil au service du génie militaire. Il suffit de généraliser le problème pour comprendre que l’homme n’a de valeur, de dignité ou de droit qu’en sa qualité d’instrument conscient ou inconscient du génie. L’État parfait de Platon mérite à cet égard de rester notre idéal.
Tandis que Stirner avait jugé l’État, comme il avait apprécié l’éducation, en s’inspirant des principes de la Révolution française, Nietzsche, humaniste convaincu, ne s’est pas contenté d’admirer l’art de la Grèce : il a souhaité la Renaissance de la cité antique, comme si l’on pouvait effacer de l’histoire le Christianisme, la Réforme et la Révolution.
CHAPITRE IV : COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA DEUXIÈME PÉRIODE
Dans sa deuxième période, celle où il s’affranchit de ses éducateurs, Schopenhauer et Richard Wagner, pour se rapprocher du positivisme, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner. Les deux philosophes affirment en effet l’égoïsme et la liberté : ils nient tous deux la morale, le droit et l’État. Mais il importe de définir exactement ce que les deux philosophes entendent par ces affirmations et ces négations.
a) L’égoïsme
Stirner donne de l’égoïsme deux définitions. Quand il dit que tout acte est égoïste, il entend d’abord par là qu’il y a toujours un lien entre le sujet qui agit et son acte. Même ceux qui se sacrifient pour une idée se sacrifient pour leur idée ; chacun n’agit donc à vrai dire que pour l’amour de soi. Toutefois cet égoïsme est le plus souvent inconscient : l’homme ne cherche jamais que son bien, mais il croit devoir servir des êtres supérieurs ; il s’imagine qu’il se sacrifie absolument, sans s’apercevoir que le sacrifice même n’est qu’une satisfaction de l’égoïsme : Stirner appelle pour cette raison l’homme un égoïste involontaire. En insistant sur cette première définition de l’égoïsme, Stirner a surtout l’intention d’affranchir l’homme des illusions religieuses. Pourquoi, demande-t-il, vous souciez-vous des commandements de Dieu ? Ce n’est pas uniquement, je suppose, pour faire plaisir à Dieu ; non, c’est pour l’amour de vous-même ; c’est pour le salut de votre âme. Ayez donc le courage d’être franchement égoïstes. Sur ce point, les théories de Stirner sont très voisines de celles que Feuerbach a longuement développées dans ses Conférences sur l’essence de la religion.
Cette première définition que donne Stirner de l’égoïsme se retrouve aussi chez Nietzsche. Nietzsche dit par exemple :
« Un bon auteur qui a réellement son sujet à cœur, souhaite qu’il vienne quelqu’un pour l’anéantir en développant plus distinctement le même sujet et en répondant intégralement à la question posée. La jeune fille qui aime désire trouver dans l’infidélité de celui qu’elle aime l’occasion de prouver sa fidélité dévouée ; le soldat désire tomber sur le champ de bataille pour sa patrie ; car dans la victoire de sa patrie triomphe aussi son désir suprême. La mère donne à l’enfant ce qu’elle se refuse à elle-même, le sommeil, la meilleure nourriture ; dans certains cas, elle sacrifie sa santé et sa fortune. Mais y a-t-il dans tout cela désintéressement ?... N’est-il pas clair que dans chacun de ces quatre cas l’homme préfère tel fragment de lui-même, pensée, désir ou œuvre, à tel autre, qu’il se divise par conséquent lui-même et sacrifie une partie à l’autre ? N’est-ce pas au fond une conduite analogue à celle que tient l’entêté qui dit : « Je préfère être fusillé plutôt que de m’écarter d’un pas devant cet individu » ? L’inclination (désir, instinct, aspiration), existe dans tous les cas cités ; céder à cette inclination, en acceptant toutes les conséquences, n’est pas en tout cas faire preuve de désintéressement[32].
Nietzche dit encore à propos du désir de rédemption chez les chrétiens :
« Un être capable d’actions absolument désintéressées est un être plus fabuleux que le phénix ; il ne saurait même être distinctement conçu, quand ce ne serait que pour cette raison que l’idée « d’action désintéressée » ne résiste pas à une analyse rigoureuse. Jamais un homme n’a agi exclusivement pour autrui et sans motif personnel ; comment pourrait-il même faire quelque chose qui n’aurait aucun rapport à lui, sans obéir par conséquent à une impulsion intérieure (qui supposerait un besoin personnel) ; comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? »[33]
L’argumentation ressemble bien à celle de Stirner ; mais l’intention est différente. Stirner veut prêcher l’égoïsme conscient ; il s’efforce donc de montrer que tout acte est inconsciemment égoïste. Nietzsche, dans sa deuxième période, cherche surtout à réfuter la morale et la théologie métaphysique ; il veut prouver contre Schopenhauer que les actes désintéressés ne sont pas des miracles, des actes à la fois impossibles et réels ; il veut montrer qu’il faut renoncer à la théologie apologétique qui, depuis Schleiermacher, se préoccupe plus de conserver la religion chrétienne que d’expliquer les phénomènes religieux ; il essaie donc d’analyser ce qui se passe dans l’âme des chrétiens, pour trouver une interprétation dégagée de toute représentation mythologique. C’est en psychologue que Nietzsche étudie dans cette deuxième période l’égoïsme, et c’est dans les œuvres des psychologues qu’il faut chercher l’origine de ses théories.
Nietzsche lui-même cite Lichtenberg et La Rochefoucauld. « Il nous est impossible, dit Lichtenberg, de sentir pour autrui comme on a coutume de dire ; nous ne sentons que pour nous. La phrase paraît dure ; elle ne l’est pourtant pas, pourvu qu’on l’entende bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous causent. » La Rochefoucauld dit de son côté : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » Mais l’influence qui a agi sur Nietzsche d’une manière décisive est évidemment celle de son ami Rée. L’auteur de l’Origine des sentiments moraux a fait connaître au philosophe allemand les théories anglaises sur la généalogie du bien et du mal. Nietzsche a sans doute déclaré qu’il n’y avait pas une phrase de Rée qu’il eût signée sans réserve, et il est vrai qu’il n’est presque jamais d’accord avec les Anglais ; mais on retrouve là précisément un des traits du caractère de Nietzche : ses adversaires ont beaucoup plus d’influence sur lui que les philosophes qui soutiennent des théories analogues aux siennes. Il écrit toujours contre quelqu’un. Il ne parle guère de la Grèce sans attaquer Socrate ; de même, il n’étudie guère la généalogie du bien et du mal sans réfuter les Anglais ; mais c’est malgré tout à leur école qu’il se rattache dans sa deuxième période ; il se propose comme eux de faire la « chimie des idées et des sentiments[34] » Il oppose à la métaphysique la philosophie historique, la plus jeune de toutes les méthodes philosophiques, qu’on ne peut plus séparer aujourd’hui des sciences naturelles.
Pour Stirner, l’égoïsme est une règle d’action ; pour Nietzsche, il est avant tout un objet de science. Quand, par exception, Nietzsche conseille de se préoccuper d’abord de l’intérêt personnel, les raisons qu’il en donne n’ont absolument rien de commun avec les arguments de Stirner. Tandis que Stirner, en effet, estime que tout souci de l’intérêt général est une duperie, Nietzsche considère comme prouvé — et il est bien difficile de ne pas voir ici l’influence de l’école anglaise — qu’il y a harmonie préétablie entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, de sorte que c’est précisément la conduite rigoureusement personnelle qui répond le mieux à notre conception actuelle de la moralité fondée sur l’intérêt général[35].
Il y a d’ailleurs dans l’Unique et sa propriété une deuxième définition de l’égoïsme qui est plus originale que la première. Ma conduite ne doit pas seulement être égoïste en ce sens que tous mes actes doivent se rapporter consciemment à mes fins personnelles ; elle doit encore être vraiment mon œuvre, en ce sens qu’elle doit manifester l’autononomie du moi créateur. Stirner considère que c’est l’autonomie (Selbstbestimmung) qui fait la dignité de l’homme ; il ne doit subir l’influence ni d’un objet, ni d’une personne, il doit être le créateur de lui-même[36]. L’homme égoïste au sens vulgaire du mot (der Selbstsüchtige) veut posséder l’objet de son désir ; il ne cherche pas à se donner à lui-même une certaine forme, à se modifier lui-même ; il reste tel qu’il est. L’homme qui aime est souvent transformé par son amour, car il efface en lui tout ce qui ne convient pas à l’objet aimé ; il est donc en un sens son propre créateur, mais il dépend encore d’autrui ; il s’adapte à autrui, il est encore passif. L’homme libre, au contraire, ne réalise que sa propre volonté. L’homme égoïste n’est qu’une créature, un objet naturel ; l’homme qui aime est déjà une œuvre, mais seul l’homme libre est une œuvre originale. Ainsi l’amour est plus noble que l’égoïsme vulgaire, mais il est inférieur à la liberté, à l’autonomie, à l’égoïsme supérieur qui est essentiellement actif et exclut tout sacrifice de soi.
Or Nietzsche distingue bien comme Stirner trois phases dans l’histoire de la moralité. « On reconnaît que l’animal est devenu homme à ce que son activité n’aspire plus au bien-être momentané, mais au bien-être durable ; l’homme acquiert ainsi le sens de l’utile, de l’opportun : c’est la première manifestation de la libre domination de la raison. Un degré supérieur est atteint quand l’homme agit selon le principe de l’honneur ; en vertu de ce principe, il entre dans une organisation, il se soumet à des sentiments communs et cela l’élève bien haut au-dessus de la phase où seul l’intérêt personnel le guidait ; il respecte et veut être respecté, c’est-à-dire, il considère que l’intérêt dépend de ce qu’il pense d’autrui, de ce qu’autrui pense de lui. Enfin, parvenu au plus haut degré de la moralité atteint jusqu’ici, il agit selon son appréciation personnelle des choses et des hommes ; il détermine pour lui et pour autrui ce qui est honorable ou utile ; il est devenu le législateur des opinions, selon sa conception toujours plus haute de l’utile et de l’honorable. La connaissance lui permet de préférer l’intérêt supérieur, c’est-à-dire l’intérêt général et durable, à l’intérêt personnel, le tribut d’honneur qui a une valeur générale et durable au tribut momentané ; il vit et agit en qualité d’individu collectif[37].
Il semble à première vue que Stirner et Nietzsche conçoivent tous deux le progrès moral de la même façon. Le sujet passe par trois phases : dans la première, il agit par intérêt personnel ; dans la deuxième, il tient compte d’autrui ; dans la troisième, grâce à une sorte de synthèse des deux conceptions primitives, il est son propre législateur. Mais, à y regarder de près, ce parallélisme apparent permet de mieux mesurer toute la distance qui sépare la doctrine de Stirner et celle de Nietzsche, car à vrai dire les deux philosophes cherchent le progrès moral dans une direction opposée. Selon Stirner, l’homme vraiment libre se reconnaît à deux signes : d’une part il ne dépend plus d’autrui, et d’autre part il se modifie sans cesse. Ces deux conditions s’impliquent, d’ailleurs, car, si l’égoïste involontaire se sacrifie à autrui, c’est parce qu’il croit se transformer et se dépasser en se fuyant lui-même. Si tu es lié à ton passé, si tu es forcé de répéter aujourd’hui ce que tu as dit hier, si tu ne peux pas te rajeunir à chaque instant, tu te sens enchaîné comme un esclave et figé comme la mort. C’est pourquoi tu cherches sans cesse à atteindre la fraîche minute de l’avenir qui te délivre du présent. Le créateur qui est en toi ne veut pas se laisser immobiliser par la créature éphémère. Cette tendance qui pousse le créateur à dépasser à chaque instant ses créatures s’appelle chez Stirner tantôt l’instict de dissolution (Trieb nach Selbstauflösung)[38], tantôt l’instinct de jouissance (Sebstgenuss, Lebensgenuss)[39]. Au nom de cette tendance, Stirner exclut tout souci de l’objet et tout but fixe. L’homme n’a ni devoir, ni vocation ; il n’a qu’à se dépenser, à se consommer ; la vie comme la lumière brûle en se consumant.
Aux yeux de Nietzsche, au contraire, l’homme supérieur se reconnaît précisément à ce que d’une part il envisage l’intérêt général et durable et à ce que d’autre part il a une mission. Le progrès de l’humanité aura pour conséquence de proposer aux hommes des fins œcuméniques. Lui-même, Nietzsche s’impose un devoir. Il lui importe peu de savoir comment on vit, l’essentiel est de savoir pourquoi. Une ligne qui va droit à son but est à ses yeux le symbole d’une belle conduite. Il a personnellement un problème à résoudre ; c’est une tâche à laquelle il ne peut se soustraire ; elle pèse sur lui comme une fatalité. Sa vocation agit en elle-même, à son insu, et absorbe ses forces, comme l’enfant qui grandit aux dépens de sa mère[40]. Ainsi, tandis que Stirner cherche à rendre le sujet indépendant de tout objet extérieur et veut que le créateur se montre à chaque instant supérieur aux fins provisoires qu’il s’est imposées, en détruisant ces créatures éphémères, Nietzsche propose d’une part au sujet de confondre sa cause et celle de l’humanité, et d’autre part l’engage à rester fidèle au devoir qui est né et qui a mûri en lui, dût-il mourir pour faire vivre le fruit de ses entrailles.
b) La tradition et la liberté
Stirner oppose la liberté à la moralité qui n’est à l’origine que tradition et habitude. Agir d’après la coutume de son pays, c’est être moral : en Chine, par exemple, on s’en tient à la tradition, et on déteste comme un crime digne de mort toute nouveauté[41]. Mais, dans l’Europe chrétienne même, on ne fait que réformer ou améliorer les traditions, ce qui est une manière de les fortifier et de les conserver. On remplace sans cesse les anciens statuts par de nouveaux, les anciennes règles générales par de nouvelles : bref, les maîtres changent, la domination reste. Or, selon Stirner, la liberté exclut toute stabilité, toute substance, tout objet immuable. Il faudrait détruire, anéantir toutes les coutumes, tous les articles de foi, toutes les maximes et tous les principes qu’on prétend nous imposer comme ayant une valeur durable et sacrée. Le sujet n’est pas libre tant qu’il doit respecter une croyance. Le christianisme a donné sans doute au sujet sa première liberté en montrant que la nature était vaine, finie et éphémère : il faut maintenant que le Moi absolu mette fin à la domination de l’esprit.
Nietzsche comme Stirner considère que la moralité n’est au début que le respect de la tradition. Il importe peu qu’on s’y soumette de bon gré ; on n’est blâmable que si on ne se considère pas comme lié par la coutume. La morale de la pitié est ainsi la plus ancienne des morales[42]. Nietzsche estime aussi que le progrès est dû aux individus qui ne se laissent pas lier, aux esprits libres, qui résistent à l’éducation qu’on leur impose. Mais Nietzsche se garde bien d’exalter la liberté aux dépens de la tradition comme le fait Stirner : il considère que la tradition est aussi nécessaire que l’aptitude au progrès. Pour qu’un organisme individuel ou collectif ait des chances de durée, il faut qu’il ait un caractère constant : or, Nietzsche admet avec Machiavel que la durée a bien plus de valeur que la liberté[43]. Il reconnaît donc qu’il faut, tout en prenant des précautions contre l’autorité qui pourrait s’opposer à tout changement, augmenter la stabilité.
Par là même, Nietzsche est obligé de réserver la liberté à une minorité : il reconnaît comme Stirner que les représentations morales religieuses ou métaphysiques sont des chaînes, mais il ne veut pas qu’on brise ces chaînes inconsidérément. La plus grande prudence est nécessaire : on ne doit accorder la liberté qu’à l’homme parvenu à la noblesse morale : le temps n’est pas encore venu d’affranchir tous les hommes[44].
Nietzsche est aristocrate dans sa deuxième période comme dans sa première ; il a simplement substitué l’oligarchie des esprits libres à l’ordre des génies créateurs en art ou en religion ; aussi quand, dans La gaie science, il veut opposer la liberté à la moralité traditionnelle, c’est l’exemple de Richard Wagner qui lui revient à l’esprit[45]. Stirner, dupe malgré tout de la métaphysique supranaturaliste qu’il combat, oppose toujours le sujet à la substance et veut que la liberté absolue du Moi triomphe de tous les objets qui lui font obstacle ; de son côté, Nietzsche demeure fidèle au fond aux idées de sa première période en dépit de sa conversion superficielle : les hommes supérieurs sont toujours à ses yeux la raison d’être de l’humanité. Ainsi les différences fondamentales subsistent sous les ressemblances apparentes.
c) L’Immoralisme
En partant de sa conception du Moi unique et libre, Stirner devait aboutir par deux voies à l’ immoralisme. Si d’une part tout individu est un être absolument différent des autres, rebelle à toute définition et à toute classification, il est évidemment impossible de le juger en le comparant à un type préétabli et de l’apprécier en le ramenant à une unité fixe. Mesurer les individus en leur appliquant la même toise morale, c’est leur infliger un supplice analogue à celui que subissaient les malheureux sur le lit de Procuste. Il est aussi naïf en tout cas d’imposer à une fille comme la Marie des Mystères de Paris[46] les vertus morales, que de juger le lion à sa générosité ; au lieu de tenir compte de sa ressemblance avec l’homme, on ferait mieux de se rappeler que par sa nature le lion est un animal particulier. Il n’y a pas de vertus communes à toutes les espèces animales ; or, chaque individu est à vrai dire seul de son espèce. Aucune bête ne s’efforce de réaliser le type de son espèce ; aucune brebis ne se donne du mal pour être une vraie brebis ; aucun chien ne cherche à être un vrai chien. De même, nous n’avons pas besoin de nous demander si nous sommes vraiment des hommes. Stirner n’entend pas nous conseiller de ressembler aux animaux : d’abord parce qu’on pourrait trouver chez les animaux des modèles moraux et nous imposer ainsi de nouveaux devoirs en nous ordonnant par exemple d’égaler le zèle de l’abeille ; puis parce que l’homme n’a pas plus à se soucier des autres animaux que ceux-ci n’ont à se préoccuper de lui. Ce que Stirner veut dire, c’est que tout dressage est contre nature ; ce n’est pas une raison parce qu’un chien dressé est d’un commerce plus agréable pour croire qu’il a plus de valeur qu’un autre ou que son intérêt est d’être dressé[47].
Nietzsche a, comme Stirner, objecté aux définitions de la morale normative que le Moi est un être singulier. Il proteste par exemple[48] contre la formule d’Ariston de Chios : « la vertu est la santé de l’âme ». Pour que cette formule fût pratique, il faudrait au moins la rectifier et dire : « Ta vertu est la santé de ton âme ». Car il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives faites pour définir cette abstraction ont misérablement échoué. Même la santé de ton corps dépend de ta nature psychologique, de tes instincts et de tes erreurs, de ton idéal et de tes rêves ; il y a donc autant de santés physiques que de corps différents ; plus on permettra à l’individu incomparable de relever la tête, plus on cessera de croire au dogme de l’égalité des hommes, et plus nos médecins devront renoncer à l’idée d’une santé normale, d’une diète normale, d’un cours normal des maladies. Nietzsche savait par expérience combien ces idées normatives sur les maladies étaient dangereuses pour les malades, et il ne voulait pas s’exposer à de graves erreurs en parlant de maladie et de santé morale : il admet donc qu’il y a une vertu propre à chaque individu, et que les vertus personnelles pourront ne pas se ressembler et parfois même avoir l’air de s’opposer ; mais, tout en prévoyant ces contrastes, Nietzsche se garde bien de nier l’antithèse fondamentale entre la santé et la maladie ; or, cette antithèse suffit à justifier l’art moral, comme elle justifie l’art médical. Nietzsche réserve simplement deux questions : il se demande d’abord s’il n’y a pas des crises morales nécessaires au développement de la vertu, comme il y a des crises de croissance nécessaires à la santé du corps ; il croit d’autre part que pour faciliter le progrès de notre science, il est nécessaire d’étudier aussi les âmes malades ; il craint que le désir exclusif de santé ne soit un préjugé ou une lâcheté ; mais il est facile de voir que ces problèmes se posent en médecine comme en morale et dans les mêmes termes.
Tandis que Stirner proteste contre toute morale, Nietzsche demande que l’art moral tienne compte des cas individuels. Tous deux estiment que l’humanité a beaucoup souffert des morales autoritaires et indiscrètes ; mais tandis que Stirner, pour réagir contre la tyrannie, va jusqu’à la liberté absolue, Nietzsche souhaite plus de tolérance, de tact et de bonté. Stirner déclare :
« Si ce que je pense et ce que je fais est chrétien, que m’importe ? Je ne demande pas si c’est humain ou inhumain, libéral ou non. Pourvu que ma pensée et mon acte visent ce que je veux, pourvu que ces moyens me servent à me satisfaire, vous pouvez les qualifier comme vous voudrez : cela m’est égal[49]. »
L’intention et le ton de Nietzsche sont bien différents. Ce n’est pas le Moi qu’il veut mettre au-dessus de toute appréciation, il veut augmenter la somme de bonheur et de joie en justifiant toutes les diversités : il considère l’effet que produit sur tel ou tel individu une justification philosophique de sa manière de vivre et de penser, — il trouve que l’influence de ces justifications singulières ne peut être que bonne et féconde, et il souhaite qu’on découvre le plus grand nombre possible de ces rayons de lumière et de chaleur. Le méchant, le malheureux, l’être d’exception aussi doit avoir sa philosophie, son bon droit, son soleil[50]. Nietzsche, comme Stirner, trouve que la religion chrétienne a habitué les hommes à être trop sévères pour les autres et pour eux-mêmes : tous deux reprochent à l’idée du péché d’avoir tout assombri la vie humaine. Or, il n’y a pas de péché. C’est le chrétien qui, sous prétexte d’aimer l’humanité, méprise tous les hommes. Il n’y a qu’à cesser d’appeler les hommes des pécheurs : ils cesseront de l’être, car tu n’as jamais vu un pécheur, tu l’as rêvé seulement[51]. Nietzsche voit aussi dans cette idée du péché une folie ou un mauvais rêve. De même que Stirner compare ceux qui s’imaginent être des pécheurs aux pauvres insensés qui se croient Dieu le père ou l’homme de la lune, de même Nietzche met sur le même rang le chrétien qui se rabaisse trop pour avoir mis son idéal trop haut et le Don Quichotte égaré par les romans de chevalerie ; l’humanité lui paraît un enfant qui a fait un mauvais rêve et qui n’a qu’à ouvrir les yeux pour retrouver son innocence première. Mais tandis que Stirner croit trouver la vérité en opposant à la doctrine chrétienne une doctrine diamétralement opposée et affirme que nous sommes tous parfaits, Nietzsche se borne à dire que nous sommes irresponsables et innocents. Or il n’y a pas là qu’une simple différence d’expression, car la perfection exclut toute idée de progrès moral, tandis que l’irresponsabilité et l’innocence permettent au contraire toutes les espérances. Pour Stirner, chaque individu est parfait comme Dieu : « on dit de Dieu qu’il est parfait et n’a pas le devoir d’aspirer à la perfection. Cela aussi n’est vrai que de Moi[52] ». Pour Nietzsche, comme pour Socrate et Platon, le progrès de la morale est lié au progrès de la raison[53].
Stirner fonde d’autre part son immoralisme sur son idée de liberté. Le bien n’a pas plus de valeur que le mal, car la soumission à la vertu est un esclavage comme la soumission au vice. Tous les personnages des Mystères de Paris que l’auteur répartit en deux camps : le camp de la vertu et le camp du vice, doivent être mis sur la même ligne : car ils sont tous bornés. Les uns obéissent aveuglément à leur instinct comme Rigolette, ou le méchant petit paralytique : ils ont la même vie morale que les petits canaris que Rigolette garde dans sa cage. Les autres se soumettent à une idée fixe ; mais qu’ils soient, comme le grand-duc, un champion de la vertu ou comme la mère Martial, une héroïne du vice, ce sont tous des valets. Stirner transpose ainsi dans le domaine de la morale la lutte contre le dogmatisme, que la critique de Bruno Bauer avait engagée dans le domaine des idées. Bruno Bauer avait opposé la Pensée toujours en progrès aux pensées particulières qui tendent à devenir stables. Stirner reconnaît que la critique de Bruno Bauer est victorieuse : c’est, dit-il, un plaisir de voir avec quelle facilité il triomphe en se jouant : le seul tort de Bruno Bauer est de considérer la Pensée comme supérieure au Moi[54]. Stirner suit donc l’exemple de Bruno Bauer en s’opposant à toute règle stable en morale. Il voit dans la morale la dernière citadelle du dogmatisme et du fanatisme. Il trouve que le protestantisme est sur ce point plus intolérant que le catholicisme : non seulement le catholicisme admettait le trafic des indulgences, mais encore il ne considérait pas tels ou tels actes comme moraux en soi : la fin justifiait les moyens et la bénédiction du prêtre conférait le caractère sacré aux choses temporelles. Pour le protestant, au contraire, les institutions et les actes sont par leur nature même sacrés ou profanes, permis ou coupables. Feuerbach n’a fait que définir la conception du protestantisme éclairé quand il dit « Est sacrée et te soit sacrée l’amitié, sacrée la propriété, sacré le mariage, sacré le bien de tout homme, mais sacré en soi et pour soi[55]. » C’est ce caractère sacré et intangible de la morale que Stirner considère comme incompatible avec le progrès, avec le libre développement de l’individu : comme Bruno Bauer et la gauche hégélienne, il voit la liberté se manifester dans le mouvement.
Nietzsche considère, comme Stirner, que les idées morales ne sont pas stables. Une action n’est morale ou immorale que par son rapport à l’ordre des biens ; or l’ordre des biens n’est pas constant. L’échelle qui nous sert à mesurer est variable, et la postérité considérera sans doute nos actions et nos jugements comme bornés, de même que nous considérons aujourd’hui comme bornés les actions et les jugements des peuplades sauvages[56]. C’est bien ainsi que raisonnait Stirner quand il déclarait qu’à ses yeux la loi morale était dès maintenant abrogée : de même que le Christ n’avait pas à soutenir les pharisiens qui observaient consciencieusement l’Ancienne loi contre les publicains ; de même l’égoïste refuse de s’associer aux récriminations des honnêtes gens contre ceux qui ne se conforment pas à la loi morale. Comme Stirner, Nietzsche considère que la morale est liée au dogme : si les fondements sont ébranlés, l’édifice tombe. Il est impossible d’obéir à des ordres catégoriques, si on ne croit pas à l’autorité de celui qui les donne. Les morales anciennes naissent et meurent avec les dieux : la morale chrétienne suivra dans la tombe le Dieu des chrétiens. Nietzsche estime donc qu’il y a aujourd’hui un interrègne moral. Mais tandis que Stirner profite de cet interrègne pour affirmer la liberté absolue du Moi, Nietzsche cherche avec passion une nouvelle règle de l’activité humaine. Dès le début de sa deuxième période, il se console en songeant à l’avenir. Il n’a pas renoncé sans amertume à la responsabilité et au devoir qui lui paraissaient le titre de noblesse de l’humanité ; il n’a pas brisé sans tristesse sa table des valeurs ; tout lui a paru d’abord s’en aller à la dérive, mais il espère que le courant qui a entraîné ce qu’il croyait éternel a un but[57]. Dans la doctrine de Stirner, au contraire, le mouvement ne peut pas avoir de but, puisque le Moi créateur est à chaque instant supérieur à sa créature. Les difficultés particulières au système de Hegel se retrouvent dans le système de Stirner, et elles sont aggravées parce que l’auteur de l’Unique a substitué à l’Esprit en progrès le Moi individuel qui s’use par son mouvement même. La logique de son système a obligé Stirner à enfermer l’histoire universelle dans le cadre d’une vie individuelle : « l’individu, dit-il, est pour lui-même une histoire universelle : le chrétien se préocupe de l’histoire universelle, parce qu’elle est à ses yeux l’histoire du Christ et de l’homme ; pour l’égoïste, son histoire seule a une valeur, parce qu’il ne tient qu’à son évolution à lui : il ne s’inquiète pas de l’idée d’humanité, du plan de Dieu, des intentions de la Providence, de la liberté ou autres choses analogues. Il n’est pas l’instrument d’une idée, il ne contribue pas au progrès de l’humanité, il se dépense en vivant (er lebt sich aus) sans se demander si l’humanité s’en porte bien ou mal. S’il ne craignait que, par un malentendu, on ne lui reproche de vanter l’état de nature, Stirner rappellerait les « trois tsiganes » de Lenau[58], qui passent à jouer, à fumer et à dormir la vie qu’ils méprisent trois fois. Nietzsche est bien loin de tomber dans ce pessimisme romantique : il ne cesse pas de se préoccuper dans sa deuxième période, des évolutions de l’humanité : il est immoraliste en ce sens qu’il critique les morales courantes et les tables de valeurs en usage : quand il croit avoir trouvé une fin nouvelle, il s’empresse de la proposer à l’humanité par la voix du prophète qui opposa jadis le bien au mal, et avec la parole de Zarathustra commence la tragédie de la troisième période.
d) Le Droit
Stirner ne respecte pas plus le droit que la morale. Il ne voit en effet dans le droit que l’expression de l’autorité que les autres s’arrogent sur le Moi. Le droit est extérieur et supérieur au Moi, c’est un droit étranger, le droit du roi, du sultan, du pape, du peuple ou de la société, ce n’est pas mon droit. Pourquoi serais-je tenu de respecter ce droit sacré qui n’est pas le mien ? Les révolutionnaires eux-mêmes sont victimes d’une idée fixe, car ils parlent des droits sacrés de la société ou de l’humanité : ainsi le droit que me donnera la société rêvée par Weitling ne sera pas plus mon droit que le droit que me laisse le despote aujourd’hui. Mon droit, c’est le droit que je me donne moi-même, c’est le droit que je prends, c’est une expression impropre pour désigner ma puissance. On ne prouve son droit que par la force.
L’idée ancienne du droit est une idée religieuse, c’est-à-dire, selon Stirner, fausse[59]. L’égalité des droits telle que la Révolution française l’a proclamée, n’est qu'une forme de l'égalité chrétienne, de l'égalité des frères, des enfants de Dieu : c'est un synonyme de fraternité. Quand la Révolution française déclara que les droits naturels de l'homme étaient sacrés et imprescriptibles, c'est-à-dire éternels, elle s'aventura dans le domaine religieux, dans la région du sacré, de l'idéal. Aux droits éternels, on opposa les droits historiques. Ceux-ci, en effet, sont aussi bien que les autres des droits naturels, car on les acquiert en naissant. Quelle différence y a-t-il entre le prince héritier qui dit : je suis le roi par droit de naissance, et le citoyen qui dit : Je suis homme par droit de naissance ? La force seule décide, à vrai dire, dans ces conflits de droits : si les citoyens laissent monter le prince héritier sur le trône, ils ont le droit qu'ils méritent, celui d'être des sujets. Il en est du droit de propriété comme des droits politiques : les communistes affirment que la terre appartient à ceux qui la cultivent, les produits à ceux qui les créent ; non, les biens appartiennent à ceux qui les prennent et savent les garder. Pour moi, le tigre qui m'attaque a le droit de m'attaquer ; si je le tue, j'en ai le droit aussi. Mais vous, vous reculez devant vos adversaires parce que vous croyez voir le spectre du droit combattre avec eux, comme les déesses combattaient avec les héros d'Homère ; au lieu de lancer le javelot, vous tâchez de séduire le spectre et de l'attirer de votre côté[60].
Je ne reconnais pas de droit absolu, de droit en soi, de droit éternel ; je n'admets pas que l'état ou la nature ou l'humanité me donnent des droits ; je suis la seule source de mon droit. Le droit qui est ma créature, a voulu me dominer ; je le reprends en moi[61], ou, pour parler plus franchement, je nie tout droit ; j'affirme ma puissance. Le droit n'est qu'une illusion, un titre imaginaire que je dois à la grâce d'un spectre (ein Sparren erteilt von einem Spuk) : ma puissance est réelle : car c'est moi-même.
Stirner, pour ruiner la conception religieuse ou mystique d'un droit sacré ou éternel, va jusqu'à nier l'idée même du droit, et ne laisse debout que la puissance du Moi qui lui paraît seule réelle.
Nietzsche n'admet pas plus que Stirner l'existence d'un droit intangible, devant qui la force victorieuse serait obligée de s'incliner. Il ne connaît pas de droits naturels : le droit n'est que la reconnaissance des forces réelles ; il varie quand les forces augmentent ou diminuent et se dépense avec elles ; il n'est donc pas antérieur ou supérieur à la puissance, mais au contraire s'y ajoute comme une consécration et une garantie. Mais tandis que Stirner conclut de cette conception que le droit n'est qu'une aliénation du Moi, c'est-à-dire une concession analogue au sacrifice religieux, et veut que le Moi reprenne en lui sa créature devenue dangereuse depuis qu'on lui a accordé une existence objective, Nietzsche étudie les origines historiques du droit et arrive à cette conclusion que le droit n'est pas l'ombre que le Moi redoute comme un spectre, mais le fruit d'un contrat. La justice doit son origine à un équilibre de forces : c'est ce que Thucydide a bien compris dans le terrible dialogue des envoyés d'Athènes et de Mélos. Quand les forces sont sensiblement égales, et qu'il est impossible de prévoir avec certitude l'issue d'une lutte ruineuse pour les deux adversaires, l'idée d'un accord vient à l'esprit : l'échange est le premier caractère de la justice : on le retrouve dans la vengeance, la revanche ou la reconnaissance[62]. La justice est, au début, l'expression d'une égalité entre deux égoïsmes ; mais on a oublié peu à peu cette humble orgine, on a habitué les enfants à admirer la justice comme le titre de noblesse de l'espèce humaine : et on a fini par voir dans les actes justes une manifestation de désintéressement absolu. À vrai dire, les droits doivent leur naissance à un contrat que nous respectons par tradition : la paresse et l'oubli contribuent à les fortifier[63]. Pourtant s'il se produit des modifications importantes dans la situation des puissances liées par contrat, il est impossible que le droit demeure intact : c'est ce que montre clairement l'histoire du droit des gens. L'homme juste a donc constamment besoin d'une balance pour peser les forces : être juste est difficile et exige beaucoup d'expérience, de bonne volonté et surtout d'intelligence[64].
Nietzsche conçoit le droit comme une tradition légale, que les esprits libres ne sont pas plus obligés de respecter qu'ils ne respectent la tradition morale : mais le souci constant qu'il a dans sa deuxième période de ménager la transition entre le passé et l'avenir, dicte au philosophe des sentences d'une indulgence prudente : il juge qu'une certaine stabilité est nécessaire, tandis que Stirner voit dans toute stabilité la mort de l'esprit et l'esclavage du Moi ; aussi, Nietzsche souhaite-t-il que la diplomatie ait assez de tact et de finesse pour adapter à chaque moment le droit à la situation nouvelle qui résulte des modifications qu'ont subies les forces en présence. Nietzsche se place au même point de vue pour juger les questions de politique intérieure : tandis que Stirner conseille aux prolétaires de faire valoir leur force sans se préoccuper d'un droit quelconque, de ne pas plus reculer devant la contrebande ou le vol organisé que devant la grève générale, Nietzsche voit dans le socialisme une force naturelle qu'il s'agit d'endiguer et d'exploiter au profit du progrès humain. Il estime, comme Stirner, que la question sociale est aujourd'hui une question de puissance, et non une question de droit[65] ; mais tandis que Stirner ne souhaite pas que les deux partis en présence concluent un traité qui serait à ses yeux une chaîne, Nietzsche prévoit que la crainte de la guerre imminente amènera un arrangement et il y aura dès lors des droits et des devoirs réciproques. Les idées de Nietzsche, sur ce point, ressemblent moins aux idées de Stirner qu’aux idées de Ferdinand Lassalle, par exemple, sur les constitutions. Du moment que Nietzsche invoque l’intérêt général ou supérieur (der höchste Nutzen), il se sépare nettement de Stirner, qui ne voit dans le général qu’une abstraction, et dans le supérieur qu’une ombre tyrannique. Ce que Nietzsche dit de l’humanité : « il faut que l’humanité voit dans toute force, même la plus dangereuse, un outil qu’elle fait servir à ses fins », Stirner le dit du Moi ; il remplace le sujet « humanité » par le sujet « Moi », qui lui paraît seul réel. Tandis que Stirner considère que la révolte ouverte et latente est la seule attitude qui convienne à l’individu conscient de sa force, Nietzsche parle en homme de gouvernement : il se demande quelle est la force exacte du socialisme, comment on peut faire jouer ce ressort et agir ce levier ; il va, malgré la répugnance instinctive qu’il éprouve en présence des forces démocratiques, jusqu’à envisager le cas où il y aurait lieu de fortifier autant que possible le socialisme. Stirner est avec les opprimés qui se soulèvent et se redressent ; son mot favori exprime un mouvement de bas en haut (Empörung). Nietzsche, qui a l’esprit militaire, admire toute organisation qui mène à la victoire ; il juge les moyens d’après la fin[66].
e) L’Anarchisme
Stirner est l’ennemi de l’État, parce que l’État est d’une part une autorité, d’autre part une organisation stable (il insiste souvent sur l’étymologie status) ; l’autorité de l’État humilie le moi ; la stabilité de l’État empêche le moi d’évoluer librement.
L’État est d’abord une autorité : il organise la soumission des citoyens. La forme de gouvernement ne modifie en rien le caractère de l’État : Supposons que le roi, qui confère une part de son autorité à tous ses mandataires, des ministres jusqu’au bourreau inclusivement, vienne à disparaître : la majorité des citoyens maintiendrait néanmoins dans la dépendance tous les adversaires de l’ordre établi. L’expérience a d’ailleurs été faite par la France, après la Révolution de 1789 ; on a supprimé les différences entre les ordres, proclamé la liberté et l’égalité de tous les citoyens : a-t-on par là donné à chacun l’indépendance ? Non, on a simplement substitué à l’autorité du prince, l’autorité de la nation. La nation a maintenant les droits régaliens, elle prélève les dîmes, impose les corvées, juge et condamne, accorde ou refuse le permis de chasse, nomme les colonels des régiments, etc.
La nuit du 4 Août a supprimé la monarchie d’ancien régime pour lui substituer une monarchie moins limitée, la monarchie absolue de la nation[67]. La Révolution française n’a pas plus donné à chaque citoyen l’indépendance que la Réforme de Luther n’a affranchi les croyants de la religion : le citoyen est un protestant politique qui a le droit de communiquer, sans hiérarchie intermédiaire, avec son Dieu, l’État, et de le servir directement. Dorénavant, plus de noblesse, plus de corporation : un seul souverain, l’État tout-puissant, règne sur ses dévots serviteurs.
Le despotisme de l’État n’a pas seulement le tort de réduire chaque citoyen en esclavage ; il a encore l’inconvénient de faire peser sur nous tout le poids du passé. Le décret qui a été promulgué tel ou tel jour par le caprice du souverain nous lie à jamais. Ici encore, la forme de gouvernement est indifférente : la loi votée par la majorité n’en est pas moins une règle inébranlable. Même en supposant qu’un texte réunisse à telle ou telle date l’unanimité des législateurs et le consentement unanime des citoyens, je n’en serais pas moins esclave ; j’aurais simplement contribué à forger mes chaînes. Ma créature M’aurait emmené en captivité, ma volition aurait dominé ma volonté. Mon progrès serait entravé par la permanence de mon acte, comme le cours du fleuve s’arrête, quand l’eau s’est figée en glace immobile et froide.
Nietzsche estime, comme Stirner, que les fondements de l’État sont aujourd’hui la croyance à l’autorité absolue et à la vérité définitive[68] ; la ruine de ces croyances fondamentales entraînera la chute de l’État qu’elles soutiennent, car même dans les états militaires, la contrainte ne saurait suffire à produire les effets que produisait le respect religieux. La conception démocratique de l’État ne peut qu’en accélérer la ruine. Quand Bismark considère la forme constitutionnelle comme un compromis entre deux pouvoirs, le pouvoir du prince et le pouvoir du peuple, il émet une théorie qui n’est peut-être pas très logique, mais qui répond du moins à des réalités historiques, et qui peut contribuer, précisément parce qu’elle n’est qu’à demi rationnelle, à prolonger la vie de l’État. Quand les démocrates, au contraire, nient qu’il y ait dans l’État deux sources du pouvoir, une en haut et l’autre en bas, quand ils ne voient dans le gouvernement que l’organe du peuple, ils mettent en question l’existence même de l’État : car ils modifient la nature des rapports qui s’étaient établis jusqu’ici entre le prince et ses sujets, comme entre l’instituteur et l’élève, le père et les enfants, le maître de maison et les domestiques, l’officier et le soldat, le patron et l’apprenti. De même, quand Napoléon fit le Concordat, il consolidait les pouvoirs légitimes, car il n’y a pas eu jusqu’ici de légitimité qui se soit passée du secours de la religion et de l’appui des prêtres. Quand au contraire les démocrates engagent l’État dans la lutte contre l’Église, il semble sans doute, au début, que l’État puise dans cette lutte de nouvelles forces ; l’ardeur du combat développe, en effet, l’enthousiasme fanatique, et cet enthousiasme s’accroît de toute la force des anciens sentiments religieux qui n’ont plus d’objet ; mais quand la lutte sera terminée, on ne tardera pas à s’apercevoir qu’en attaquant l’adoration religieuse, les mystères, toutes les institutions vénérables, on a, du même coup, ruiné le respect craintif et le sentiment de piété qu’inspirait autrefois l’État. Nietzsche est donc d’accord avec Stirner sur deux points essentiels : il admet avec l’auteur de l’Unique, d’abord que l’État est une institution religieuse, fondée sur le respect de l’autorité et la croyance à la stabilité ; puis que la démocratie, en exaltant l’État, ne fera que nous amener plus vite à le mépriser ; Nietzsche dit en propres termes que la démocratie n’est que la forme historique de la décadence de l’État[69].
Mais, bien que les deux philosophes soient d’accord sur ces deux points, leur attitude est bien différente, quand il s’agit, non plus d’interpréter les faits, mais d'agir. Ils constatent tous deux la même évolution historique ; mais tandis que Stirner en est heureux, Nietzsche regretterait presque l'ancien régime. Il se résigne sans doute à la situation nouvelle créée par la Révolution française, mais comme on se résigne à une nouvelle géographie au lendemain d'un tremblement de terre ; au demeurant, il pense, comme Voltaire, que tout est perdu quand la populace se mêle de raisonner. Tandis que Stirner refuse d'obéir à un décret, soit à une loi, soit à une personne, soit à une autorité impersonnelle, Nietzsche regrette de voir se perdre la noble habitude de commander et d'obéir. Tandis que Stirner exige que le Moi cesse de se soumettre et fasse, même en signant un contrat, toutes réserves en faveur de l'égoïsme imprescriptible, Nietzsche se demande avec tristesse ce qui adviendra quand toute subordination ne sera plus qu'un souvenir : on ne pourra plus obtenir les mêmes effets qu'autrefois, et le monde sera plus pauvre. Nietzsche sait que le dénouement est inévitable ; mais il ne souhaite pas, comme Stirner, la catastrophe : il faut, selon le philosophes des Choses humaines, par trop humaines, être bien sûr de soi pour la souhaiter : il faut avoir trop bonne opinion de soi-même et ne pas bien comprendre l'histoire, pour mettre la main à la charrue, quand on ne sait encore ce qu'on pourra semer dans les sillons[70]. Ici encore Nietzsche demande beaucoup de prudence tandis que Stirner exige de la décision. Selon Stirner, l’affranchissement de l’esprit n’a de valeur que s’il assure immédiatement l’indépendance réelle au Moi ; selon Nietzsche, la liberté de l’esprit a pour conséquence la modération dans l’action, car le travail de l’intelligence diminue les désirs, absorbe l’énergie vitale et montre l’inutilité ou le danger des modifications subites. Une révolution dans le domaine des opinions n’a pas de répercussion immédiate dans le domaine des institutions : les opinions nouvelles continuent longtemps à demeurer dans les maisons anciennes ; elles ne s’y sentent plus à leur aise, mais n’ont pas d’autre abri[71]. Tandis que Stirner nous rappelle par plus d’un trait Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche ne peut assez s’emporter contre le rêve dangereux, la superstition, les folies passionnées et les demi-mensonges du Contrat social, qu’il rend responsable de l’esprit optimiste de la Révolution française ; c’est contre cet esprit qu’il crie : « Écrasez l’infâme. » Il se réclame de Voltaire dont il admire la nature éprise d’ordre, de mesure, de raison ; il craint qu’une révolution ne réveille les énergies sauvages et terribles qui dorment depuis longtemps, et il préfère aux sauts brusques une évolution progressive.
CHAPITRE III : COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA TROISIÈME PÉRIODE
Le dernier système de Nietzsche est une synthèse des idées parfois opposées qu’il a exprimées dans ses deux premières périodes ; il faut cependant remarquer que ce système rappelle plus, par ses conclusions, les théories du jeune philologue épris de la Grèce que les sentences dédiées aux esprits libres par le moraliste des Choses humaines, par trop humaines ; la partie critique de ce système n’est en effet que l’introduction à la partie positive. Nietzsche revient en somme par un détour aux préférences instinctives qu’il avait manifestées dès le début ; au lieu d’en chercher la justification dans la philologie ou dans la métaphysique de Schopenhauer, il croit la trouver dans l’histoire naturelle des morales humaines ou même dans la physiologie proprement dite ; mais les tendances primitives apparaissent de nouveau très nettement ; nous ne serons donc pas étonnés de retrouver à propos de cette troisième période, le désaccord fondamental que nous avons déjà constaté entre Nietzsche et Stirner, en étudiant la première période.
a) L’individu et l’aristocratie
Nietzsche insiste de nouveau dans cette troisième période sur la singularité du Moi ; il déclare que chaque individu doit suivre son chemin propre ; il n’y a pas de chemin en soi (denWeg giebt es nicht). Chaque individu est nécessaire : il n’existe qu’une fois, et il est impossible de le suppléer. Chaque voix a son timbre ; chaque nature a sa qualité propre. Stirner concluait de ce caractère singulier, inimitable et indéfinissable de l’individu qu’il fallait affranchir tous les individus ; Nietzsche en conclut que l’aristocratie ne doit pas se conformer à la loi du vulgaire. Il s’emporte contre John Stuart Mill qui admet comme tout le monde que ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre et qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il vous fît. Cette théorie suppose, selon Nietzsche, qu’il y a une certaine équivalence ente les actions des hommes ; elle annule le caractère personnel des actes, la valeur qui ne peut être appréciée en monnaie courante, la grâce ou la disgrâce qui ne peut être payée de retour. C’est donc une théorie bonne pour le vulgaire ; toute aristocratie est fondée sur la théorie opposée ; le noble dit : ce que je fais ne peut pas et ne doit pas être fait par les autres. Nietzsche admet comme toute aristocratie l’équivalence dans une sphère restreinte : inter pares ; le caractère unique des individus n’est pour lui qu’un argument contre l’égalité. Stirner, au contraire, ne reconnaissait pas de pairs ; la disparité était pour lui un argument contre l’autorité.
De même Nietzsche continue dans sa troisième période à réhabiliter l’égoïsme trop rabaissé par le christianisme et la morale de la pitié ; mais il ne s’agit pas de l’égoïsme imprescriptible, antérieur et supérieur à toute autre considération, dont parle Stirner ; les meilleurs seuls ont le droit d’être égoïstes. Nietzsche déclare expressément que la valeur de l’égoïsme varie avec la valeur physiologique de l’individu égoïste ; il est excellent ou méprisable, selon qu’il favorise l’ascension ou la décadence de la vie. Zarathustra avait déjà pesé dans sa balance l’égoïsme en même temps que la volupté et le désir de domination ; il avait maudit le lâche égoïsme des faibles et béni l’égoïsme sain des forts.
La liberté aussi, qui, selon Stirner était propriété intangible du Moi, doit être selon Nietzsche un privilège. Avant de conférer ce privilège, Zarathustra demande à ses disciples de prouver qu’ils ont des titres à la liberté, qu’ils ont le droit et la force de conquérir. Il serait bien inutile de donner la liberté à ceux dont l’existence même serait superflue s’ils ne servaient d’instruments dans les mains d’autrui.
Tandis que Stirner veut, en isolant l’individu, supprimer la domination des castes, Nietzsche affime de nouveau la nécessité d’une classe de maîtres et d’une classe d’esclaves. Chacune de ces classes a sa morale propre qui ne convient pas à l’autre. Nietzsche veut élargir le fossé qui sépare ces deux classes ; bien loin de justifier, comme les démocrates, le gouvernement par l’intérêt et la souveraineté du peuple, il affirme que la classe inférieure ne doit être qu’un piédestal pour la classe supérieure. L’aristocratie est la raison d’être de la masse, comme la statue est la raison d’être du socle qui la supporte. La seule organisation qu’admet Stirner, le Verein, ne ressemble en rien à cette société aristocratique rêvée par Nietzsche : il détruit toute hiérarchie et toute autorité ; il n’est qu’un moyen au service du Moi égoïste. Le Vereinse distingue précisément des sociétés anciennes (Gesellschaft) en ce qu’il est un libre contrat entre des individualités qui ne sacrifient aucune parcelle de leur propriété ni de leur puissance ; les égoïstes fondateurs du Verein ne se laissent enchaîner ni par les liens du sang, ni par aucun sentiment de piété ou de fidélité.
b) L’anarchie et la discipline
Selon Stirner, le Moi est un souverain absolu qui ne connaît pas plus l’obéissance que Dieu lui-même ; selon Nietzsche, la nature ordonne aux individus, aux castes, aux races, aux peuples, à l’humanité même d’obéir, d’obéir à une règle quelle qu’elle soit, de se soumettre à une discipline sévère, de marcher toujours dans la même direction ; et cet ordre aussi est un impératif catégorique, puisqu’il a pour sanction la vie ou la mort. Nietzsche s’emporte donc contre la bêtise des utilitaires qui ne voient dans le respect des règles littéraires ou morales qu’un préjugé, et contre l’entêtement des anarchistes qui n’admettent pas la soumission à une loi sous prétexte qu’elle est arbitraire.
Aussi, tandis que Stirner demande que l’éducation respecte la libre volonté des élèves, Nietzsche fonde tout son système sur une discipline sévère ; sans doute il ne veut pas apprivoisier, dompter (zähmen) les hommes comme l’a fait le christianisme, mais il entend élever (züchten) par une méthode rigoureuse. Le mot Zucht est de nouveau son expression favorite ; le jeune philologue l’employait au début pour désigner la discipline sévère que le maître doit imposer aux élèves pour les habituer à respecter la langue, à l’exemple des classiques ; le disciple de Schopenhauer s’en servait pour recommander une discipline morale rigoureuse ; maintenant l’apôtre de la volonté de puissance y a recours pour imposer à l’humanité le rude traitement qui en fera une belle race. Mais le sens propre du mot n’a pas changé ; il s’agit toujours d’une éducation qui rappelle la discipline militaire, et qui n’exclut ni la contrainte ni les sanctions pénales ; au contraire l’éducation doit, selon Stirner, se passer de santion et de contrainte, puisqu’elle n’a d’autre but que de fortifier l’esprit d’opposition.
c) La jouissance et le but
Selon Stirner, le Moi n’a ni devoir, ni vocation, ni mission : il n’a qu’à jouir de soi. De même que Dieu ne saurait avoir de but, puisque toutes les fins sont dès le principe réalisées en lui, de même le Moi est parfait dès l’origine. Il est à vrai dire aussi difficile de donner un sens au mouvement du Moi dans le système de Stirner que d’expliquer la chute ou la création ; quoi qu’il en soit, l’Unique sur terre ne peut pas se proposer un idéal puisqu’il est comme l’Unique au ciel l’idéal réalisé.
Nietzsche, au contraire, substitue au Dieu mort le Surhomme, dont il veut préparer la naissance ; il a besoin de voir un but devant lui ; l’âme héroïque ne veut pas renoncer à sa plus haute espérance ; la liberté lui est indifférente si elle ne permet pas une grande œuvre. L’âme noble ne veut pas vivre en vain (umsonst) : que la populace accepte la vie sans chercher à se montrer reconnaissante de ce présent, l’homme supérieur se croit diminué tant qu’il n’a pas rendu plus qu’il n’a reçu (76). Sans doute, en se proposant une fin, on s’impose une tyrannie, mais c’est un honneur d’être esclave d’une grande tâche. Tandis que Stirner craignait toute domination extérieure ou extérieure, Nietzsche aime le destin qui le mène :
« Ô vocation de mon âme que j’appelle Destin ! Ô En-Moi ! Au-dessus de Moi ! (In-mir ! Ueber-mir !) Conserve et réserve Moi pour Une grande destinée[72]. »
De même que chaque individu doit obéir à sa vocation, de même l’humanité doit se proposer une fin : le Surhomme est la fin que Zarathustra propose à l’humanité. Stirner, sans doute, avait dit aussi que le Moi était supérieur à l’humanité ; mais il n’entendait pas par là poser un idéal ou fixer un but ; il affirmait simplement que le sujet (Moi) est supérieur à son prédicat (l’humanité) ; de même que Schiller n’est pas seulement un Souabe, je ne suis pas seulement un homme ; il ne suffit pas de dire que ma main est une main humaine ; on la distinguerait sans doute en la qualifiant ainsi de la patte des autres animaux ; mais on ne tiendrait pas compte de ma personnalité ; on me confondrait avec ceux qu’on appelle improprement mes semblables. Stirner veut, en déclarant que le Moi est surhumain, l’affranchir de tout idéal humain ; tandis que Nietzsche, en prêchant le Surhomme, veut précisément révéler à l’humanité l’idéal qui lui fait défaut, depuis la mort de Dieu surtout :
« Il y eut jusqu’ici mille fins, car il y avait mille peuples. Seul le joug des mille nuques manque encore, il manque la fin Une. L’humanité n’a pas encore de fin.
« Mais dites-moi donc, mes frères, si la fin manque encore à l’humanité, ne faut-il pas dire que l’humanité elle-même manque encore [73] ? »
Ainsi, selon Stirner, le Moi s’affirmer en affirmant son indépendance absolue ; selon Nietzsche, on s’affirme soi-même en affirmant une fin, en s’imposant le joug d’un idéal.
d) Le Moi et la Volonté de puissance
Toutes ces oppositions entre les idées de Stirner et celles de Nietzsche se ramènent à l’opposition fondamentale entre le Moi et la Volonté de puissance.
Stirner a cherché à définir la nature de l’être. Mais il s’est aperçu que tout prédicat était un danger pour le sujet. Si tu admets que tu es par exemple un homme, un esprit, un chrétien, etc., on ne respectera en toi que l’homme, l’esprit, le chrétien ; on t’obligera à te conformer au caractère que tu t’es laissé donner. Aussi Stirner conclut-il que l’être est unique, c’est-à-dire impossible à définir ; sans prédicat, mais aussi sans vocation et sans loi[74].
Nietzsche, au contraire, a cherché à dégager la loi même de l’activité. « Or, écoutez ma parole, ô sages d’entre les sages ! Vérifiez-la sérieusement pour voir si j’ai pénétré jusqu’au cœur même de la vie, et jusque dans les recoins de son cœur !
« Où j’ai trouvé de la vie, là j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et jusque dans la volonté du serf, j’ai trouvé la volonté d’être seigneur[75]. »
Selon Stirner, le Moi est unique et par là même souverain ; il n’y a qu’à dépenser ses forces. Selon Nietzsche, toute vie est soumise à une loi qui l’oblige à aspirer sans cesse à la puissance et par là même à se dépasser sans cesse elle-même.
e) Le christianisme
Ainsi s’expliquent les jugements que les deux philosophes portent sur le christianisme. Stirner admire d’une part, dans le christianisme, l’esprit de rebellion : le christianisme est en effet une rebellion contre la nature et une rebellion contre la société ; Jésus est un grand révolté (Empörer)[76] ; Stirner attaque d’autre part la hiérarchie morale et sociale que le christianisme a imposé au Moi.
Nietzsche trouve que l’idéal ascétique a eu cet avantage de donner, en attendant mieux, un sens à la terre ; il est préférable de vouloir le Néant que de ne pas vouloir ; mais le christianisme a été une religion de décadence, parce qu’elle a justifié l’impuissance, flatté les rancunes des petites gens et favorisé le soulèvement des esclaves qui a été préparé par les Juifs et qui a abouti à la Révolution française et à la démocratie moderne.
CONCLUSION
1°
Nous n’avons pas de document qui permette d’affirmer que Stirner ait une une influence sur Nietzsche. Nietzsche ne cite jamais le nom de Stirner dans ses œuvres ; on ne trouve pas non plus ce nom dans la correspondance de Nietzsche. Il résulte simplement du témoignage d’une ou deux personnes qui ont connu Nietzsche à Bâle, que le philosophe a parlé de Stirner vers 1874. Nietzsche avait sans doute été frappé, comme J.-H. Mackay, par la courte analyse que Lange donne dans son Histoire du Matérialisme, de l’Unique et sa propriété : Lange y présente en effet le système de Stirner comme une sorte d’introduction à la métaphysique de Schopenhauer : or, Nietzsche était, dans sa première période, un fervent admirateur de cette métaphysique.
2°
Si l’on compare d’autre part les idées de Stirner aux idées successives de Nietzsche, on constate que les ressemblances des deux systèmes sont bien superficielles :
Dans sa première période, en effet, Nietzsche insiste comme Stirner sur le caractère singulier du moi ; mais Stirner est arrivé à cette idée de l’unique en partant du panthéisme de Hegel et de Feuerbach ; Nietzsche y a été conduit en méditant la métaphysique de Schopenhauer et en suivant l’exemple de Richard Wagner. Stirner veut affranchir le moi de tout lien et de toute loi ; Nietzsche prêche le devoir d’originalité et de sincérité. Stirner demande que l’éducation se borne à fortifier l’esprit d’opposition ; Nietzsche exige une discipline rigoureuse. Stirner considère le réalisme comme un progrès ; Nietzsche est un humaniste qui ne voit que barbarie en dehors de l’antiquité grecque. Stirner veut que le sujet triomphe de tout objet ; Nietzsche cherche à absorber dans l’objet — un tout sujet individuel. Stirner est un esprit critique ; Nietzsche est un artiste. Stirner croit au progrès continu ; l’avènement du christianisme et de la Révolution française marquent à ses yeux des étapes importantes ; Nietzsche admire la Grèce, considère le christianisme comme une décadence et souhaite une Renaissance. Stirner est démocrate : il réclame la liberté et l’égalité pour tous ; Nietzsche est aristocrate : son idéal est l’état platonicien.
Dans sa deuxième période, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner ; il affirme comme lui l’égoïsme et la liberté, il nie la morale, le droit et l’État, mais,
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Tandis que Stirner veut opposer à l’égoïsme inconscient de la religion l’égoïsme conscient, Nietzsche se propose simplement d’étudier le caractère égoïste des actes et des sentiments en savant et en psychologue. Tandis que Stirner veut opposer l’intérêt personnel à tout autre intérêt, Nietzsche admet qu’il y a harmonie entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, et ne cesse pas un instant de se préoccuper du progrès de l’humanité. Tandis que Stirner demande au Moi créateur de ne pas se rendre esclave de ses créatures, Nietzsche est fidèle à son œuvre, comme la mère est fidèle à so enfant.
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Tandis que Stirner nie toute tradition au nom de la liberté, Nietzsche s’efforce de concilier la stabilité nécessaire à tout organisme et l’aptitude au progrès ; tandis que Stirner invite chaque individu à rejeter les chaînes du passé, Nietzsche croit devoir réserver la liberté à une élite d’esprits supérieurs.
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Tandis que Stirner proteste contre toute règle morale par désir d’indépendance, Nietzsche attaque simplement l’intolérance ; tandis que Stirner affirme la perfection du Moi souverain, Nietzsche se plaît à constater l’irresponsabilité et l’innocence des créatures ; tandis que Stirner, heureux de voir la morale s’écrouler avec le dogme, déclare que la vie individuelle n’a d’autre fin que de se dépenser en se déployant, Nietzsche souffre de vivre dans l’interrègne moral et cherche avec passion une nouvelle table des valeurs.
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Tandis que Stirner ne voit dans le droit qu’une superstition et ne reconnaît de réalité qu’à la puissance, Nietzsche constate que les forces s’équilibrent parfois et établissent des contrats. Stirner parle en révolté qui souffre des privations que le droit d’autrui lui impose ; Nietzsche parle comme un homme de gouvernement qui pèse les forces et dirige leur jeu.
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Nietzsche estime comme Stirner que l’État est une institution religieuse et que la démocratie est la forme historique de la décadence de l’État ; mais tandis que Stirner est heureux d’hériter de la puissance de l’État mourant, Nietzsche hésite à porter un jugement sur l’évolution qu’il constate et préfère le progrès lent à la révolution. Stirner rappelle Jean-Jacques Rousseau ; Nietzche invoque le nom de Voltaire.
Dans sa troisième période, Nietzsche bâtit un système qui est la synthèse des théories qu’il avait exprimées dans ses deux premières périodes ; il semble pourtant que la partie critique de ce système soit moins importante que la partie positive. Il ne faut donc pas s’étonner si le désaccord entre les idées de Nietzsche et celles de Stirner apparaît nettement dans cette dernière période.
Stirner veut affranchir le Moi de toute hiérarchie ; Nietzsche réserve à une aristocratie le privilège de l’originalité, de l’égoïsme et de la liberté. Tandis que Stirner conçoit un Verein qui ne serait fondé que sur le contrat des égoïsmes et qui n’enchaînerait pas le Moi, Nietzsche rêve d’une organisation où la noblesse de la classe supérieure justifierait l’existence d’une masse d’esclaves. Tandis que Stirner veut fortifier l’esprit d’opposition, Nietzsche veut imposer une discipline rude pour créer une belle race. Tandis que Stirner n’admet aucune vocation individuelle et ne se soucie pas de l’humanité, Nietzsche estime que chaque individu doit s’imposer une tâche et que l’humanité doit se proposer un idéal. Tandis que Stirner proclame que le Moi est d’ores et déjà un être surhumain, Zarathustra annonce la venue du surhomme. Tandis que Stirner assure que le Moi parfait et indéfinissable n’a qu’à se dépenser, Nietzsche constate que la volonté de puissance oblige toute vie à se dépasser sans cesse elle-même.
Stirner admire dans le christianisme la révolte de l’esprit contre la nature et la société ; mais il condamne l’esclavage où l’Église chrétienne a maintenu les individus. Nietzsche au contraire condamne l’esprit de révolte égalitaire que le christianisme juif a communiqué aux masses ; mais il admire l’effort qu’ont fait les ascètes pour imposer un idéal aux hommes et un sens à la terre.
[1] Cf. l’appendice de ce travail.
[2] Cf. Joël, Philosophenwege.
[3] Friedrich Nietzsche, Gesammelte Briefe, I, 68, Berlin et Leipzig, Schuster et Löffler.
[4] Lange, Histoire du Matérialisme, trad. Pommerol, tome II, 98.
[5] Il y a dans le texte Heyne ; mais, d’après l’index, c’est une faute d’impression. Il s’agit de Rudolf Haym, ancien professeur à Halle.
[6] Nietzsche, Gesammelte Briefe, I, 33.
[7] Nietzsche, Briefe, II, 79.
[8] Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, pp. 241-243.
[9] Ibid, p. 398.
[10] Stirner, Kleine Schriften, pp. 114-115.
[11] Nietzsche, Werke, I, 386-388.
[12] Nietzsche, Werke, I, 387.
[13] Stirner n’a enseigné que peu de temps dans une institution de jeunes filles à Berlin. — Nietzsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle, était chargé (en dehors de son cours) d’enseigner le grec dans un établissement secondaire de la ville.
[14] Stirner, Kleine Schriften. Das unwahre Princip unserer Erziehung oder der Humanismus und der Realismus.
[15] Stirner, Kleine Schriften, pp. 13-14.
[16] Stirner, Kleine Schriften, pp. 23.
[17] Nietzsche, Nachgelassene Werke, IX. Antrittsrede, 28 mai 1869, Homère et la philologie classique.
[18] Ibid., IX, 3.
[19] Ibid., IX, 34.
[20] Ibid., IX, 217-349.
[21] Ibid., IX, 240.
[22] Ibid., IX, 263.
[23] Ibid., IX, 277.
[24] Ibid., IX, 327.
[25] Stirner, Kleine Schriften, Kunst und Religion, pp. 36-37.
[26] Stirner, Kleine Schriften, p. 45.
[27] Nietzsche, Werke, I, 39-45.
[28] Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, les chapitres Ein Menschenleben et die Alten, p. ex. p. 25.
[29] Nietzsche, Werke, I, 515-516.
[30] Stirner, Kleine Schriften, Etwas Vorläufige vom Liebestaat, pp. 67-81.
[31] Nietzsche, Nachgelassene Werke, IX, 93-101.
[32] Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 78-79.
[33] Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 137.
[34] Nietzsche, Menschliches Allzumenschliches, II, 17.
[35] Ibid, II, 96.
[36] Stirner, Kleine Schriften, p. 76.
[37] Nietzsche, Werke, II, 95.
[38] Der Einzige, p. 48 et p. 389.
[39] Ibid., p. 373, 376.
[40] Werke, II, p. 12.
[41] Stirner, Der Einsige und sein Eigentum, p. 83.
[42] Nietzsche, Werke, II, 97-98.
[43] Nietzsche, Werke, II, 213.
[44] Nietzsche, Werke, III, 371-372.
[45] Nietzsche, Werke, V, 134.
[46] Stirner, Kleine Schriften, p. 95. Les Mystères de Paris jouent un grand rôle dans la littérature allemande vers 1845 ; il en est constamment question dans les polémiques de Bauer et de Marx.
[47] Stirner, Der Einsige, p. 388.
[48] Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, V, 158.
[49] Stirner, Der Einsige, p. 418.
[50] Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, V, 218.
[51] Stirner, Der Einsige, p. 422.
[52] Stirner, Der Einzige, p. 429.
[53] Nietzsche, Werke, II, 104.
[54] Stirner, Der Einzige, p. 175.
[55] Stirner, Der Einzige, p. 109 et Feuerbach, Wesen des Christentums, p. 408.
[56] Nietzsche, Werke, II, 110.
[57] Nietzsche, Werke, II, 111.
[58] Stirner, Der Einsige, p. 428.
[59] Stirner, Der Einsige, p. 230.
[60] Stirner, Der Einsige, Meine Macht.
[61] Stirner, Der Einsige, p. 240.
[62] Nietzsche, Werke, II, 93.
[63] Nietzsche, Werke, III, 224.
[64] Nietzsche, Werke, III, 109.
[65] Nietzsche, Werke, II, 330.
[66] Ce n’est pas un hasard si Nietzsche, même pendant sa seconde période, où il se rapproche le plus des idées modernes, prend la défense des jésuites : il se demande si leurs adversaires sauraient faire preuve du même dévouement, de la même discipline.
[67] Stirner, Der Einsige, p. 121.
[68] Nietzsche, Werke, II, 328.
[69] Nietzsche, Werke, II, 349.
[70] Nietzsche, Werke, II, 350.
[71] Nietzsche, Werke, II, 342.
[72] Nietzsche, Werke, VI, 312.
[73] Nietzsche, Also sprach Zarathustra, VI, 87.
[74] Stirner, Kleine Schriften, 116.
[75] Nietzsche, Also sprach Zarathustra, VI, 167.
[76] Stirner, Der Einzige, p. 371.