Albert Delacour
L’anarchisme chrétien
Luc (I) ; Matthieu (V et VI) ; Luc (XII, VI, XVI, XIII, XX, XVIII) ; Révillout, (Essai sur le Droit égyptien) ; Salvien (de Gubernatione Dei) ; Labitte (la Démocratie au temps de la Ligue et Introduction).
L’Évangile de Jésus « Fils du Dieu vivant » contient un dogme, une morale, une doctrine sociale : ce dogme est celui de l’affranchissement ; cette morale est individualiste ; cette doctrine sociale est un anarchisme. L’anarchisme est sorti de la Bonne Nouvelle pour rayonner sur le monde.
L’anarchisme chrétien est en germe dans les prophéties bibliques, et dans Job. Tous déplorent la subversion de l’ancien communisme établi par le Deutéronome, alors que les terres passaient de mains en mains par des allottissements périodiques ; tous enregistrent les plaintes des pauvres opprimés par les rois et la noblesse de Jérusalem ; tous appellent avec de furieux et exaltés désirs le règne de l’éternelle justice, alors qu’il n’y aura plus ni guerriers ni riches.
Et le Messie est venu pour apaiser ceux qui ont faim et soif de la justice. Quel hymne de révolte que celui qui salue son avènement ! Est-ce bien la douce Marie de Nazareth qui pousse ces cris de sauvage enthousiasme : « Il a dispersé les superbes par une pensée de son cœur. Il a jeté bas de leur trône les puissants, et il a élevé les humbles ! Il a rempli de biens les affamés, et il a renvoyé vides les riches ! » Et quand donc se réalisera cette promesse pourtant temporelle du sermon de la Montagne : « Heureux les doux, car ils posséderont la terre ! »
Mais j’ai hâte de passer à des déclarations plus précises, plus formelles ! Sur la propriété, la justice humaine, les pouvoirs sociaux, que décide le Messie ?
Théoriquement, en déclarant que, pour la satisfaction de nos besoins corporels, la Providence en a usé envers nous comme envers les passereaux, les corbeaux ou les lis, le Messie spécifie que tout est à tous. Est-ce qu’il y a propriété chez les oiseaux du ciel ? « Ils n’amassent pas dans les greniers ! », dit-il très clairement ; et si certains n’avaient pas toujours à l’esprit cette préoccupation : « Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? », tous pourraient en paix attendre l’accomplissement certain de cette parole du Christ : « Ne soyez point inquiets du lendemain ! Votre Père sait que vous avez besoin de manger, de boire et de vous vêtir ! » Et comme il finissait cet admirable discours sur lequel on n’a pas assez réfléchi, un imbécile s’approcha du Messie et lui demanda d’obliger son frère à partager leur bien indivis ; et Jésus, surpris d’être si mal compris, repoussa l’homme en disant tristement : « Mon ami, crois-tu que je sois venu ici pour faire vos partages ». Au reste, il prêchait d’exemple : ce « saint de Dieu » par excellence se vantait de « n’avoir pas une pierre où reposer sa tête », il partageait la bourse de ceux qui se disaient ses disciples, s’invitait parfois à souper, comme il fit chez Zachée, le péager, et, mieux encore, quand ces ressources lui manquaient, il cueillait des épis sur sa route, les broyait lui-même et mangeait ainsi, comme un chemineau.
Je passe les apostrophes terribles contre les riches, et même la parabole des ouvriers de la onzième heure, admirable commentaire de la formule libertaire : « À chacun selon ses besoins », parce que tout cela est trop connu, mais je veux m’arrêter un peu plus sur la plus mal comprise des paraboles, la parabole presque suspecte qu’on n’ose pas expliquer (bien que l’Église en ait imposé la lecture à la messe), parce qu’il faut se placer à un point de vue qui nous paraît inadmissible ; je veux parler de la parabole de « l’Économe infidèle », qui, ne pouvant plus vivre du bien de son maître, dont on lui retire la gestion, se hâte d’en faire part aux pauvres débiteurs de ce maître. Il y a là toute une théorie de la propriété : celui qui possède est toujours cet économe larron, puisqu’il usurpe à son profit une partie de ce qui, en principe, appartient à tous ; et qui ne saisira l’analogie de cette parabole avec la fameuse formule de Proud’hon ? Mais comment ce larron pourra-t-il échapper à l’effrayante malédiction qui frappe le mauvais riche, malédiction si inévitable que le Messie supplie Joseph d’Arimathie, qu’il aime, d’abandonner tous ses biens pour avoir la certitude de s’y soustraire. Le « Fils de l’Homme » indique en ces termes le remède : « Faites-vous des amis avec les biens d’iniquité ! » (ils le sont tous) [1]. À cette condition seulement d’être partagée avec les pauvres, la propriété est supportable. Voilà qui nous mène bien loin des définitions modernes empruntées aux jurisconsultes de Rome.
Je ne sais si le mépris du Messie pour la justice humaine n’est pas encore plus extraordinaire. Il y a, dans Luc, une épisode bien caractéristique. On vient raconter à Jésus que des Galiléens ont été mis à mort pour avoir commis un assassinat, et l’« Oint du Seigneur » s’écrie :
« Pensez-vous que ces Galiléens fussent plus pécheurs que les autres, parce qu’ils ont ainsi souffert ? Point du tout. Si vous ne pratiquez la justice, vous serez tous également coupables », le juge sur son siège comme le pauvre bougre affalé à son banc, entre deux soldats.
Voyons, maintenant, l’attitude du Messie en face des autorités constituées. Il ne donne guère l’exemple du respect, appelant Hérode « un renard », refusant de répondre à Pilate, et ne consentant à payer l’impôt que « pour ne pas faire de scandale ». On affirme du moins que son enseignement est très favorable aux puissances, en se basant sur le : « Rendez à César ce qui est de César ». Mais qu’est-ce donc qui est « de César » ? Dans l’admirable tragédie d’Ibsen sur Julien, l’empereur sophiste, Grégoire de Nazianze, est amené à reconnaître qu’il n’y a rien qui ne relève de Dieu ; en sorte que César est un rouage inutile, tout au plus, comme l’entendait Paul, l’apôtre, une verge destinée à éprouver la patience des chrétiens et à les forcer à se replier sur eux-mêmes. Quel sens précis donnerons-nous à la parole du Christ ? Elle s’éclaire par l’examen de la circonstance où elle fut prononcée. On montrait à Jésus une pièce de monnaie à l’effigie de Tibère et on lui demandait s’il fallait verser aux percepteurs impériaux une partie de cette monnaie que l’Auguste assumait la charge de frapper : « Mais, puisque c’est lui qui fabrique cette monnaie », répond le Christ, « payez-le donc de sa peine », c’est-à-dire, d’une façon générale : « si les autorités constituées vous rendent des services, payez ces services. » Et-voilà tout. Cette belle et simple définition des autorités légitimes est rendue plus sensible, je dirai même éclatante, et sans contestation possible, dans cette autre parole si admirable : « Les rois des nations les dominent, et c’est le plus fort qui est le premier. Mais il n’en sera pas ainsi chez vous : Le premier de tous sera celui qui rendra le plus de services aux autres. » Je m’empresse de convenir qu’à cette condition-là il n’y aurait pas beaucoup de gouvernements qui seraient légitimes. Et ce n’est pas sans raison que le Messie avait dit au début de sa prédication : « Croyez-vous que je sois venu apporter la paix au monde ? Détrompez-vous ! Je suis venu jeter un glaive dans le monde et allumer un incendie ! »
On prétendra, peut-être, que l’anarchisme chrétien est demeuré enseveli dans l’Évangile, sans que personne se souciât d’aller l’y chercher pour le mettre en pratique. Grave erreur ! Cette doctrine a été, est, et sera celle de l’Église, et il ne faut pas, pour le démontrer, secouer la poussière des temps oubliés.
Tout le monde sait que les premiers chrétiens appliquaient à la lettre les doctrines sociales de l’évangile : communauté des biens, repas communs (dont parle l’apôtre Paul). Ils avaient fini par s’affranchir complètement de l’État, soumettant leurs différends à l’arbitrage de la conscience publique, par application de cette parole : « Reprenez-vous entre frères, ou devant l’assemblée » ; mais ce qui était plus grave, ils méprisaient la patrie et refusaient le service militaire. Aussi n’est-il pas si étonnant que Tacite les ait traités d’« ennemis du genre humain», entendons « de la Société romaine ».
Ce qui est certainement moins connu, c’est la persistance de l’anarchisme pratique jusqu’au ve siècle de l’ère. Après le triomphe de Constantin, il y eut un épanouissement du communisme, extraordinaire : les riches partageaient leurs biens par indivis avec des hommes libres pauvres, des clients, des esclaves affranchis. Les consortia (c’était le nom de ces singulières communautés) se multiplièrent partout et Constantin les sanctionna juridiquement, leur accorda une sorte de personnalité civile. Il fallut toute la réaction si funeste de l’empereur Julien pour briser ces tentatives si intéressantes de révolution sociale qui ne reparurent plus dans la suite.
Quant aux refus de service militaire, aux fuites dans les forêts et aux jacqueries nazaréennes qui en étaient la suite, elles se prolongèrent jusqu’à l’invasion des Barbares. Les Bagaudes, presque tous chrétiens terrorisèrent la société romaine du milieu du iiie siècle à Maximien qui leur fit une guerre d’extermination atroce. Ils reparurent sous Julien, empereur, et cinquante ans plus tard, Salvien, le « Guide des évêques », plaignait les répressions horribles dont ils avaient été victimes. Tous les Bagaudes ne pratiquaient pas la plus pure charité chrétienne et on ne saurait les présenter comme des exemples de sainteté ; mais Sébastien, condamné à mort pour refus d’obéissance, le légion thébaine égorgée par Maximien, pour n’avoir point voulu marcher contre les Bagaudes, sont considérés par l’Église comme des martyrs.
La révolution chrétienne fût arrêtée en Occident par Julien et les Barbares ; en Orient, le mouvement continua plus longtemps. Il est bien remarquable à noter que : orthodoxie et démocratie semblaient alors synonymes ; Athanase d’Alexandrie et l’admirable Jean Chrysostôme nous paraissent comme des tribuns populaires ; en lutte constante avec le pouvoir et les hautes classes, et finalement martyrisés d’une façon inouïe par les camarillas impériales, comme Chrysostôme enlevé en pleine émeute et traîné durant trois ans de cachots en cachots, jusqu’à ce qu’il mourût d’épuisement. Au contraire les hérétiques, un Arius, un Nestorius, un Dioscore sont toujours zélés pour l’empereur, et entourés de satellites armés contre le peuple. Le mouvement ne put être considéré comme définitivement avorté que lorsque le schisme eût absorbé définitivement L’Église d’Orient dans l’Empire.
Retournons à L’Église d’Occident et considérons son action à travers le moyen-âge, dès qu’elle se fut remise du grand choc des Barbares. Je ne veux parler ni des doctrines politiques de Thomas d’Aquin sur la souveraineté du peuple, ni des essais communistes de François d’Assise et de ses disciples ; mais de l’action de la Papauté depuis Hildebrand.
Il ne s’agit pas de faire du paradoxe en prêtant à tel ou tel pape des préoccupations sociales qui n’étaient ni dans le caractère des hommes, ni dans l’esprit du temps, et que la nécessité des circonstances urgentes interdisait à des chefs d’entreprises, obligés de veiller à la fois à l’Occident et à l’Orient ; mais je veux faire saisir la direction générale imprimée par Grégoire VII à ce parti catholique du moyen-âge, plus tard guelfe, qu’il avait fait éclore par son prodigieux génie du milieu du chaos des brutalités, des tyrannies et des ignorances féodales. Depuis 1087, c’est au nom du pouvoir spirituel opposé au pouvoir temporel que les moines et la plèbe guelfes se révoltent, chassent les riches et les nobles, battent les armées impériales des Henri IV, des Barberousse et des Frédéric II, couvrent l’Italie de ces petites communes qui furent en somme ce qu’on n’a jamais imaginé de mieux comme organisations politiques d’une démocratie, et l’Allemagne de ces villes libres dont la réaction nobiliaire de la Réforme devait commencer la décadence. C’était en somme un temps glorieux pour la Papauté que celui où les cardinaux de Grégoire IX capturés par la flotte républicaine après la défaite de la Melloria étaient chargés de chaines comme des galériens et où, Grégoire IX mort de désespoir, Innocent IV s’enfuyait à travers Ittalie, traqué par les sbires impériaux. Après ces luttes formidables, l’Empire fut abattu et Boniface VIII s’attaqua à Philippe-le-Bel, tyran de son peuple. Comment douter que si le vieillard d’Anagni avait pu exorciser ce revenant de l’Empire romain, la France fût devenue libre comme l’Italie l’était, comme l’Allemagne allait l’être et qu’un siècle plus tard, la Commune triomphait par toute l’Europe. Mais Boniface fut écrasé et ce fut l’État Royal qui triompha sur l’Europe ? Alors vinrent les papes d’Avignon, la « captivité de Babylone». Mais la tradition libertaire ne fut pas interrompue pour cela. Dans l’essai de révolution sociale du xve siècle, les prédicateurs cabochiens jouèrent un grand rôle [2] ; Jacques Legrand déclare que « les tailles ne servent à rien et que le roi est vêtu du sang et des larmes du peuple », et Eustache Pavilly préside un club dans sa cellule de carme, place Maubert. Un peu après, Savonarole établit pour un temps l’égalité évangélique à Florence et son entreprise, malgré l’accident de sa condamnation, a paru si peu contraire à la doctrine de l’Église que Benoit XIV en 1751, l’a mis au nombre des serviteurs de Dieu. Enfin, en 1525, à la veille de la Réforme, Guillaume Pépin, moine orthodoxe, déclare que la Royauté est l’œuvre du diable et de la bêtise populaire. Nous sentons déjà quelque chose du grand souffle de la Ligue.
En général, le peuple n’agit pas par lui-même : ou il suit l’impulsion de quelque individualité puissante, ou il se débat dans les stériles convulsions d’une Jacquerie sans but. Deux seuls événements font exception à cette loi fatale de l’histoire : la Commune antichrétienne de 1871 et la Commune catholique de 1588. Rien de plus mal connu et cependant de plus intéressant que cette Révolution de 1588 qui commença par une émeute des ouvriers de Saint-Séverin qui ne voulurent pas laisser arrêter un prédicateur anti-royaliste, et organisa une Commune de cinquante-quatre hommes du peuple dont sept prédicateurs. Tous les principes sociaux furent attaqués et remis en question. Étrange époque où le prédicateur Trahy faisait un crime à l’évêque Amyot de cette parole : « En tout état de gouvernement il faut qu’il y ait quelques-uns qui commandent et d’autres qui obéissent », et le faisait chasser d’Auxerre par les vignerons ; où le curé Boucher, l’évêque Rose et le moine Garin prêchaient sans relâche la démagogie la plus radicale et réclamaient sans cesse la suppression des noblesses et des magistratures en présence d’un légat du pape. Mais cette plèbe communeuse de Paris qui avait su mourir si héroïquement de faim lors du siège de 1590 ne put se défendre contre les intrigues de Henry IV et il ne resta de ce mouvement extraordinaire qu’un souvenir d’immense ébranlement social contre lequel s’acharna l’histoire officielle.
La Commune de 1588-1594 a été jusqu’ici le dernier effort de l’anarchisme chrétien. Mais il ne faut pas s’imaginer que la tradition en ait péri corps et biens dans l’église. Le xviie siècle, encore tout épouvanté des fureurs de la Ligue, n’en a pas moins retenti de l’apostrophe de Bourdaloue contre les richesses injustes, si connue qu’il n’est besoin que de la rappeler, et de cet extraordinaire sermon où Bossuet déclare que l’Église est la « cité des pauvres », et que les riches n’y sont admis qu’à la condition d’être leurs serviteurs [3].
En notre temps où l’Église a la prétention de reprendre son rôle social, il serait étrange qu’elle ne retrouvât pus la tradition évangélique. Et elle l’a retrouvée. Déjà le pape Leon XIII, par sa théorie du juste salaire, applique purement et simplement la féconde maxime : « À chacun selon ses besoins », et il s’est trouvé un prédicateur [4] pour déclarer qu’il se vantait de ce qu’on l’appelait révolutionnaire, car ce lui était « une assurance d’être resté dans la vraie tradition de l’Église et de l’Évangile ». Voilà qui déjà s’écarte singulièrement des tendances réactionnaires si désolantes du début de ce siècle. Et ce n’est que le commencement. Quand on dirait tout le mal possible de L’Église, on ne pourrait lui refuser une extrême rigueur à tirer les déductions logiques des principes qu’elle a posés. Il suffit qu’une fois elle ait renoué la tradition évangélique pour qu’elle reprenne, et cette fois toute entière, la route de Savonarole. Puisqu’elle s’occupe de sociologie, elle doit être anarchiste, mettons libertaire, si elle aime mieux. Elle le sera.
[1] Et ailleurs : « Prêtez sans rien espérer ».
[2] À noter que, par tradition, dans le grand schisme d’Occident, ils penchaient plutôt pour le Pape de Rome.
[3] Et aussi un fragment de sermon sur les pauvres qui est certainement l’exposé le plus saisissant, le plus lumineux et le plus rigoureusement logique de l’anarchisme chrétien.
[4] L’abbé Vignot : La Vie pour les autres.