Abdullah Öcalan
Confédéralisme démocratique
0 - Couverture
Le droit à l‘autodétermination des peuples comprend le droit à un Etat propre. La fondation d‘un Etat ne permet cependant pas d‘augmenter la liberté d‘un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les Etats-nations, a démontré son inefficacité. Les Etats-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés. Le confédéralisme démocratique est un paradigme social et non-étatique. Il n‘est pas contrôlé par un Etat. Le confédéralisme démocratique représente également les aspects organisationnels et culturels d‘une nation démocratique. Le confédéralisme démocratique est fondé sur la participation de la population, et ce sont les communautés concernées qui y maîtrisent le processus décisionnel. Les niveaux les plus élevés ne sont présents qu‘afin d‘assurer la coordination et la mise en œuvre de la volonté des communautés qui envoient leurs délégués aux assemblées générales. Pour assurer un gain de temps, ils font office à la fois de porte-parole et d‘institution exécutive. Cependant, le pouvoir décisionnel de base est dévolu aux institutions populaires.
I - Préface
Voilà plus de trente ans que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) lutte pour la reconnaissance des droits légitimes du peuple kurde. Notre lutte, notre combat pour la liberté a donné à la question kurde une résonance internationale, permettant de se rapprocher d’une résolution de cette question essentielle pour tout le Moyen-Orient.
A l’époque de la formation du PKK, dans les années 1970, le climat politique et idéologique international était caractérisé par le monde bipolaire de la Guerre froide, et le conflit entre le socialisme et le capitalisme. Le PKK s’inspira alors de l’essor des mouvements de décolonisation dans le monde entier. Dans ce contexte, nous essayâmes de tracer notre propre voie, en accord avec les spécificités de la situation de notre pays. Le PKK n’a jamais considéré la question kurde comme un simple problème d’ethnicité ou de nationalité. Nous concevions notre mouvement comme un projet visant à libérer et à démocratiser la société. Depuis les années 1990, nos actions ont été principalement déterminées par ces objectifs.
Nous reconnûmes également un lien de causalité entre la question kurde et la domination mondiale imposée par le système capitaliste moderne. Sans remettre en question ce lien, toute solution aurait été impossible. Nous aurions continué à être dépendants, sous de nouvelles formes.
Jusqu’alors, en ce qui concerne les questions d’ethnicité et de nationalité telle que la question kurde, dont les origines sont profondément enracinées dans l’histoire et les fondations mêmes de la société, une seule solution viable était envisagée : la création d’un Etat-nation, paradigme de la modernité capitaliste de l’époque.
Toutefois, nous ne voyions pas, dans les modèles politiques existants, une possibilité d’amélioration durable de la situation des peuples du Moyen-Orient. Le nationalisme et les Etats- nations n’étaient-ils pas, en effet, à l’origine de nombre des problèmes du Moyen-Orient contemporain ?
Examinons donc de plus près le contexte historique de ce paradigme, afin de concevoir une solution qui évite le piège du nationalisme et corresponde mieux à la situation du Moyen-Orient.
II - L’Etat- nation
a. Fondamentaux
En se sédentarisant, les peuples ont commencé à se faire une idée de la région dans laquelle ils habitaient, de son étendue et de ses frontières, principalement définies par la nature et les caractéristiques du paysage. Les clans et tribus installés dans une région donnée depuis une longue période, développèrent alors le sens d’une identité commune et celui de la patrie. Les limites entre ce que les tribus considéraient comme leur territoire n’étaient pas encore des frontières fixes ; le commerce, la culture ou la langue n’étaient donc pas restreints par celles-ci. Longtemps, les frontières territoriales demeurèrent fluctuantes. A peu près partout dans le monde, les structures féodales prédominaient et, de temps en temps, apparaissaient des monarchies dynastiques ou de grands empires multiethniques, aux frontières changeantes et comprenant différentes langues et communautés religieuses, tels que l’empire romain, l’empire austro-hongrois, l’empire ottoman ou encore l’empire britannique. Ils se maintinrent dans la durée et ce, malgré de nombreux changements de régime, car leur base féodale leur permettait de distribuer le pouvoir à un large éventail de centres secondaires du pouvoir, plus petits.
1. Etat-nation et pouvoir
Avec l’émergence du commerce entre Etat-nations, les secteurs commerciaux et financiers se sont mis à participer à la vie poli- tique, renforçant ainsi les structures traditionnelles de l’Etat. Il y a deux siècles environ, la révolution industrielle coïncida avec le développement de l’Etat-nation, développement effectué de pair avec, d’une part, l’accumulation non-régulée de capital, et, d’autre part, l’exploitation illimitée d’une population croissante. La nouvelle bourgeoisie issue de cette révolution souhaitait, elle aussi, prendre part au processus décisionnel et intégrer les structures de l’Etat. Son système économique, le capitalisme, se transforma ainsi en élément essentiel de l’Etat-nation nouvellement créé. La bourgeoisie et le pouvoir du capital permirent à l’Etat- nation de remplacer l’ordre féodal et son idéologie, fondée sur des structures tribales et des droits hérités des aïeux, par l’idéologie nationale, unifiant tous les clans et tribus sous le toit de la nation. Capitalisme et Etat-nation en vinrent à être si intimement liés que l’existence de l’un sans l’autre semble aujourd’hui inimaginable. Ainsi, l’Etat, non content de cautionner l’exploitation, se mit à encourager et à faciliter celle-ci.
L’Etat-nation est la forme de pouvoir la plus maximale. Aucun des autres types d’Etat ne possède une capacité de pouvoir équivalente. La principale raison de ce pouvoir réside dans le fait que les classes moyennes supérieures y ont été progressivement rattachées au processus de monopolisation. L’Etat-nation est lui- même le plus complet des monopoles. Il s’agit, en réalité, d’une unité de monopoles, tels que le monopole du commerce, de l’industrie, de la finance et du pouvoir. Le monopole idéologique est, quant à lui, indivisible du monopole du pouvoir.
2. Les origines religieuses de l’Etat
Les origines religieuses de l’Etat ont déjà été l’objet d’une analyse approfondie (A. Ocalan, Les Origines de la civilisation, à paraître). Les concepts religieux et théologiques sont à l’origine de nombre de concepts politiques contemporains. Un examen minutieux révèle, en effet, que la religion et l’image du divin sont à la base des premières identités sociales de l’histoire. Ils formèrent le ciment idéologique de nombreuses tribus et autres communautés pré-étatiques, définissant leur existence même en tant que communautés.
Suite au développement des structures étatiques, les liens traditionnels unissant Etat, pouvoir et société commencèrent à se déliter. Les idées et pratiques du sacré, présentes dès les origines de la com- munauté, se vidèrent de leur sens par rapport à l’identité commune et furent alors transférées sur les structures du pouvoir, tels que les monarques ou dictateurs. On se mit à établir un lien de causalité entre le pouvoir de l’Etat et la volonté divine. Le souverain devint ainsi un élu de Dieu, représentant de son pouvoir sur la Terre.
La plupart des Etats modernes s’affirment laïcs, revendiquant avoir coupé les liens existant entre la religion et l’Etat et séparé la première du second. Cela n’est que partiellement vrai. Certes, les institutions religieuses et autres représentants du clergé ne participent plus au processus décisionnel sociopolitique ; en revanche, ils continuent d’influencer les décisions prises, tout en se trou- vant eux-mêmes sous l’influence des idées et évolutions sociopolitiques. Par conséquent, la laïcité contient toujours en son sein des éléments religieux. La séparation de la religion et de l’Etat résulte d’une décision politique. Elle ne s’est pas faite naturellement, et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, Etat et pouvoir nous apparaissent comme des phénomènes donnés, voire même « tombés du ciel ». Les notions d’Etat laïc ou encore de pouvoir laïc demeurent ambigües.
L’Etat-nation s’est également doté d’un certain nombre d’attributs, tels que la nation, la patrie, le drapeau et l’hymne national, et bien d’autres encore, attributs qui servent à remplacer les anciens attributs fournis par la religion. En particulier, la notion d’unité de l’Etat et de la nation transcende les structures matérielles et politiques, et nous renvoie ainsi à l’unité avec Dieu des sociétés pré-étatiques. Ces notions ont donc été choisies pour se substituer au divin.
Aux époques précédentes, lorsqu’une tribu en soumettait une autre, les membres de la tribu conquise devaient vénérer les dieux des vainqueurs. Ce processus n’est autre qu’un processus de colonisation, voire même d’assimilation. L’Etat-nation est un Etat centralisé, aux attributs quasi-divins, qui a totalement désarmé la société et monopolise l’usage de la force.
3. Etat-nation et bureaucratie
Transcendant sa base matérielle, c’est-à-dire les citoyens, l’Etat- nation adopte une existence propre, bien au-delà de ses seules institutions politiques. Il a donc besoin d’institutions supplémentaires qui lui soient spécifiques, et ce, afin de protéger sa base idéologique, ainsi que ses structures juridiques, économiques et religieuses. La bureaucratie civile et militaire qui remplit ce rôle, en perpétuelle expansion, se révèle coûteuse, ne servant par ailleurs qu’à assurer la préservation de l’Etat, qui élève en retour la bureaucratie au-dessus du peuple.
La modernité européenne a fourni à l’Etat tous les moyens nécessaires à l’expansion de sa bureaucratie dans toutes les couches de la société. Là, il se développa comme une tumeur, infectant toutes les forces vives de celle-ci. Etat-nation et bureaucratie ne peuvent exister l’un sans l’autre. Si l’Etat-nation est la colonne vertébrale de la modernité capitaliste, il est aussi une prison pour la société naturelle. Sa bureaucratie garantit le fonctionnement du système, la base de la production des biens, ainsi que les profits engrangés par les acteurs économiques concernés, qu’il s’agisse d’un Etat-nation socialiste réel ou bien à économie de marché. Au nom du capitalisme, l’Etat-nation domestique la société et aliène la communauté de ses fondations naturelles. Toute analyse visant à localiser et résoudre les problèmes sociaux doit donc procéder à un examen approfondi de ces relations.
4. L’homogénéité de l’Etat-nation
Dans sa forme originelle, l’Etat-nation avait pour but de monopoliser tous les processus sociaux. La notion que diversité et pluralité doivent à tout prix être combattues, a ouvert la voie aux politiques d’assimilation et de génocide. En plus d’exploiter les idées et la force de travail de la société et de coloniser les esprits au nom du capitalisme, l’Etat-nation assimile également toutes sortes de cultures et d’idées intellectuelles et spirituelles, et ce, afin de préserver sa propre existence. Il vise à créer une culture et une identité nationale unique, ainsi qu’une communauté religieuse unique et unifiée. Pour ce faire, il impose aussi une citoyenneté homogène. La notion de citoyen même est le résultat de cette quête d’homogénéité. La citoyenneté moderne n’est rien d’autre qu’un passage de l’esclavage de la sphère privée à l’escla- vage public de la sphère étatique. Le capitalisme ne peut dégager de bénéfices sans ces armées d’esclaves modernes. La société nationale homogène est la société la plus artificielle jamais créée et résulte d’un immense « projet d’ingénierie sociale ».
L’usage de la force ou des motifs financiers permet généralement d’atteindre ces objectifs, résultant bien souvent en l’annihilation physique des minorités, de leurs cultures ou de leurs langues, ou bien en l’assimilation forcée. Les deux derniers siècles sont pleins d’exemples de la violence utilisée pour tenter de créer un Etat-nation correspondant à la réalité imaginaire d’un véritable Etat-nation. Nous allons, à présent, prenant comme exemple la république de Turquie, évoquer quelques caractéristiques de l’Etat-nation.
5. Etat-nation et société
On dit souvent que l’Etat-nation se soucie du sort du peuple. Ceci est faux. Il s’agit plutôt d’un gouverneur national au sein du système capitaliste mondial, un vassal de la modernité capitaliste, qui est beaucoup plus profondément lié aux structures dominantes du capital qu on ne le croit. Il s’agit d’une colonie du capital. Aussi nationaliste qu’il se montre, l’Etat-nation sert toujours dans une même mesure les processus capitalistes de l’exploitation. Rien d’autre ne peut expliquer les terribles guerres de redistribution vécues à l’époque de la modernité capitaliste. Ainsi, l’Etat-nation n’est pas avec le peuple - il est son ennemi.
Les relations entre les différents Etats-nations et les monopoles internationaux sont coordonnées par les diplomates des Etats-nations. Sans la reconnaissance par les autres Etats-nations, aucun d’entre eux ne pourrait survivre. La raison se trouve dans la logique du système capitaliste mondial. Les Etats-nations qui sortent du système capitaliste connaîtront le même sort que le régime de Saddam Hussein en Irak, ou bien seront mis à genoux par le biais d’embargos économiques.
B. Les fondations idéologiques de l’Etat-nation
Dans le passé, l’histoire des Etats se confondait avec l’histoire de leurs dirigeants, ceux-ci se voyant affublés de qualités presque divines. L’essor de l’Etat-nation a changé cette pratique. C’est maintenant l’Etat tout entier qui est idéalisé et élevé au niveau du divin.
1. Le nationalisme
Si l’on compare l’Etat-nation à un dieu, alors le nationalisme est sa religion. En dépit de certains éléments en apparence positifs, l’Etat-nation et le nationalisme présentent des caractéristiques métaphysiques. Dans ce contexte, le profit capitaliste et l’accumulation de capital font figure de catégories entourées d’un voile de mystère. Il existe, entre ces termes, un réseau de relations contradictoires, fondé sur la force et l’exploitation. Leur quête d’un pouvoir hégémonique sert la maximalisation des profits. En ce sens, le nationalisme apparaît comme une justification quasi-religieuse. Sa réelle mission consiste cependant à servir l’Etat- nation presque divinisé et sa vision idéologique, qui imprègne tous les domaines de la société. Arts, science, conscience sociale : rien de tout cela n’est indépendant. Un véritable éveil intellectuel nécessite donc une analyse fondamentale de ces éléments de la modernité.
2. La science positiviste
Le paradigme d’une science positiviste ou descriptive est un autre des piliers idéologiques de l’Etat-nation. Il nourrit l’idéologie nationaliste, ainsi que la laïcité, qui a pris la forme d’une nouvelle religion. Il s’agit, par ailleurs, d’un des fondements idéologiques de la modernité et son dogme a influencé de manière durable les sciences sociales. Le positivisme se réduit à une approche philosophique strictement limitée à l’apparence des choses, qu’il équivaut à la réalité même de celles-ci. Puisque le positivisme confond apparence et réalité, les choses non-apparentes ne peuvent pas faire partie de la réalité. Grâce à la physique quantique, l’astronomie, certains domaines de la biologie et même de la pensée, nous savons que la réalité se produit également dans des mondes au-delà de l’observable. La vérité, dans la relation entre observateur et observé, s’est mystifiée jusqu’à ne plus rentrer dans aucune définition ou échelle physique. Le positivisme nie ce fait et donc, dans une certaine mesure, ressemble à l’idolâtrie de jadis, où l’idole constituait une image de la réalité.
3. Le sexisme
Le sexisme, contaminant l’ensemble de la société, est un autre pilier idéologique de l’Etat-nation. De nombreux systèmes civilisés ont employé le sexisme afin de préserver leur pouvoir, imposant l’exploitation des femmes et utilisant celles-ci comme un réservoir de travail bon marché. Les femmes sont également considérées comme une ressource précieuse, en cela qu’elles produisent la descendance et permettent la reproduction des hommes. La femme est donc à la fois vue comme un objet sexuel et une marchandise. Elle est un outil pour la préservation du pouvoir masculin et peut, au mieux, accéder au statut d’accessoire de la société masculine et patriarcale.
D’une part, le sexisme de la société de l’Etat-nation renforce le pouvoir des hommes ; d’autre part, l’Etat-nation fait de la société une colonie par l’exploitation des femmes. A cet égard, les femmes peuvent également être considérées comme une nation exploitée.
Au cours de l’histoire de la civilisation, le patriarcat a consolidé le cadre traditionnel des hiérarchies qui, dans le cas de l’Etat-nation, est alimenté par le sexisme. Ancré dans la société, le sexisme est, tout comme le nationalisme, un produit idéologique du pouvoir et de l’Etat-nation. Le sexisme au sein de la société n’est pas moins dangereux que le capitalisme. Le patriarcat tente cependant de dissimuler ceci à tout prix. Cela se comprend aisément, étant donné que toutes les relations de pouvoir et les idéologies étatiques sont alimentées par des concepts et des comportements sexistes. Il n’est pas concevable que l’ensemble de la société puisse être opprimé sans que les femmes ne le soient aussi. Le sexisme de la société de l’Etat-nation donne, d’une part, les pleins pouvoirs à l’homme, tout en transformant, d’autre part, la société en la pire des colonies - par le biais de l’oppression de la femme. Ainsi, la femme est la nation colonisée de la société historique qui se trouve dans la position la pire au sein de l’Etat-nation. Toutes les idéologies du pouvoir et de l’Etat ont leur origine dans des comportements et des attitudes sexistes. L’esclavage de la femme est le champ social le plus profond et le plus dissimulé ; tous types d’esclavage, d’oppression et de colonisation s’y produisent. Le capitalisme et l’Etat-nation agissent en pleine conscience de ce fait. Sans l’esclavage de la femme, aucun autre type d’esclavage ne peut exister, ni a fortiori se développer. Le capitalisme et l’Etat-nation représentent l’institutionnalisation ultime du mâle dominant. Pour parler encore plus crûment, le capitalisme et l’Etat-nation sont le monopole du mâle despotique et exploitant.
4. La religion
Bien qu’agissant, en apparence, comme un Etat laïc, l’Etat-nation ne se prive pas de mélanger le nationalisme à la religion pour parvenir à ses fins. La raison simple en est que la religion continue de jouer un rôle important dans certaines sociétés ou dans certaines parties de celles-ci. L’islam est, en particulier, très apte à cet égard.
Cependant, à l’époque de la modernité, la religion ne joue plus son rôle traditionnel. Qu’il s’agisse d’une croyance modérée ou radicale, au sein de l’Etat-nation, la religion n’a plus de mission dans la société. Elle ne peut faire que ce que lui permet l’Etat- nation. Son influence et sa fonctionnalité persistantes peuvent, cependant, être utilisées à mauvais escient pour promouvoir le nationalisme, et sont donc des aspects intéressants pour l’Etat-nation. Dans certains cas, la religion prend même la place du nationalisme. Le chi’isme iranien est une des armes idéologiques les plus puissantes de ce pays. En Turquie, l’idéologie sunnite joue un rôle similaire, bien que plus limité.
C. Les Kurdes et l’Etat-nation
Suite à cette courte introduction à l’Etat-nation et à ses fondements idéologiques, nous allons maintenant tenter de démontrer pourquoi un Etat-nation kurde se révélerait inadapté aux besoins du peuple kurde.
Depuis des décennies, les Kurdes luttent non seulement contre l’oppression exercée par les puissances dominantes et pour la reconnaissance de leur existence, mais également dans le but de libérer leur société de l’emprise du féodalisme. Il serait donc illogique de se libérer pour s’enchaîner à nouveau, voire même augmenter l’oppression. Dans le contexte de la modernité capitaliste, c’est pourtant à cela qu’équivaudrait la fondation d’un Etat- nation. Tant que l’on ne s’opposera pas à la modernité capitaliste, la libération des peuples demeurera impossible. Voilà pourquoi la fondation d’un Etat-nation kurde est, pour moi, inenvisageable.
L’appel à la création d’un Etat-nation séparé représente les intérêts de la classe dirigeante et ceux de la bourgeoisie, mais ne reflète en aucun cas les intérêts du peuple ; en effet, un Etat supplémentaire ne ferait que renforcer l’injustice et entraver plus encore le droit à la liberté.
Par conséquent, la solution à la question kurde se trouve dans une approche visant à affaiblir ou à repousser la modernité capitaliste. Les raisons historiques, les caractéristiques sociales et les évolutions concrètes relatives à cette question, ainsi que l’extension de la zone de peuplement des Kurdes sur le territoire de quatre pays ; tout ceci rend d’autant plus indispensable une solution démocratique. Il est également important de se rappeler que l’ensemble du Moyen-Orient souffre d’un manque cruel de démocratie. Grâce à la position géostratégique de la zone de peuplement kurde, le succès du projet démocratique porté par les Kurdes promet également de pouvoir effectuer des progrès dans la démocratisation de tout le Moyen-Orient. Ce projet démocratique, nous l’avons baptisé le confédéralisme démocratique.
III. Le confédéralisme démocratique
On peut qualifier ce type de gouvernance d’administration politique non-étatique ou encore de démocratie sans Etat. Les processus démocratiques de prise de décision ne doivent pas être confondus avec les processus auxquels les administrations publiques nous ont habitués. Les démocraties gouvernent, là où les Etats se contentent d’administrer. Les Etats sont fondés sur la force, les démocraties se basent sur le consensus collectif. Les postes de responsabilité de l’Etat sont attribués par décret, bien qu’ils soient en partie légitimés par des élections. Les démocraties fonctionnent avec des élections directes. L’Etat considère légitime l’usage de la coercition, tandis que les démocraties reposent sur la participation volontaire.
Le confédéralisme démocratique est ouvert aux autres groupes et factions politiques. Il s’agit d’un système flexible, multiculturel, antimonopoliste et fondé sur le consensus. L’écologie et le féminisme comptent parmi les piliers de celui-ci. Dans le cadre de ce type d’auto-administration, il sera nécessaire de mettre en place une économie alternative permettant d’augmenter les ressources de la société, au lieu d’exploiter celles-ci, et qui sera ainsi mieux à même de répondre aux multiples besoins de la société.
a. Participation et diversité du paysage politique
Le caractère contradictoire de la composition de la société exige des groupes politiques qu’ils soient organisés en formations à la fois verticales et horizontales. Qu’il s’agisse de groupes locaux, régionaux ou centraux, il est important que cet équilibre soit respecté. Chacun à leur manière, ces groupes doivent être capables de gérer les situations concrètes auxquelles ils se trouvent confrontés et de développer les solutions adéquates aux problèmes sociaux les plus divers et variés. Exprimer son identité culturelle, ethnique ou nationale par le biais d’une association politique est un droit naturel. Cependant, ce droit ne peut s’exercer qu’au sein d’une société éthique et politique. En ce qui concerne les Etats-nations, républiques ou démocraties, le confédéralisme démocratique est ouvert au compromis par rapport aux traditions étatiques ou gouvernementales. Il privilégie la coexistence égalitaire.
B. L’héritage de la société et l’accumulation du savoir historique
Le confédéralisme démocratique repose sur le vécu historique de la société et son héritage collectif. Il ne s’agit pas d’un système politique moderne et arbitraire mais bien du résultat de l’histoire et de l’expérience accumulée par la société - c’est-à-dire du vécu de celle-ci.
L’Etat se dirige constamment vers toujours plus de centralisation, et ce, afin de soutenir les intérêts des monopoles du pouvoir. Le confédéralisme fonctionne de manière exactement inverse. Dans ce système, ce ne sont pas les monopoles, mais la société qui est au centre de la réflexion politique. La structure hétérogène de la société entre en contradiction avec toutes les formes de centralisation, et une centralisation prononcée ne fait que provoquer toutes sortes de révoltes sociales.
Aussi loin que l’on remonte, les humains ont toujours formé des groupes flexibles tels que les clans, tribus ou autres communautés aux caractéristiques fédéralistes. C’est ainsi qu’ils parvenaient à préserver leur autonomie interne. Les gouvernements impériaux eux-mêmes employaient différentes méthodes d’auto-administration pour les diverses parties de l’empire - il pouvait s’agir d’autorités religieuses, de conseils tribaux, de royaumes, voire même de républiques. Il est donc important de comprendre que même les empires en apparence centralisateurs fonctionnaient en fait selon une structure organisationnelle confédérée. La société ne veut pas du modèle d’administration centralisateur, qui a pour seule fonction de permettre aux monopoles de préserver leur pouvoir.
C. Ethique et conscience politique
La division de la société en catégories et en termes correspondant à un modèle donné n’est que le produit artificiel des monopoles capitalistes. L’apparence supplante l’essence dans ce type de société, et l’aliénation putative de la société par rapport à sa propre existence y encourage les gens à se retirer de toute participation active, réaction souvent qualifiée de « désenchantement » vis-à-vis de la politique. Les sociétés sont cependant des entités fondées sur des valeurs, et donc, essentiellement politiques. Les monopoles économiques, politiques, idéologiques et militaires ne sont que des constructions, contredisant la nature de la société en se contentant de viser l’accumulation de surplus. Ils ne créent pas de valeurs, tout comme une révolution ne peut créer une nouvelle société - elle peut simplement influer sur le tissu social et politique d’une société donnée. Pour le reste, ceci est du ressort de la société politique et éthique.
Comme évoqué précédemment, la modernité capitaliste contribue à renforcer la centralisation de l’Etat. Les centres du pouvoir politique et militaire au sein de la société ont été privés de leur influence. L’Etat-nation, substitut moderne à la monarchie, a laissé derrière lui une société affaiblie et sans défense. A cet égard, l’ordre juridique et la paix publique ne renvoient qu’à la domination de la classe bourgeoise. Le pouvoir se concentre au sein de l’Etat central et devient alors un des paradigmes fondamentaux de la modernité. Ceci place l’Etat-nation en contradiction avec la démocratie et le républicanisme.
Notre projet de « modernité démocratique » se veut une proposition alternative à la modernité telle que nous la connaissons. Le confédéralisme démocratique est son paradigme politique fondamental. La modernité démocratique est le cadre d’une société politique et éthique. Tant que nous ferons l’erreur de croire que les sociétés doivent être des entités homogènes et monolithiques, il nous sera difficile de comprendre le confédéralisme.
L’histoire de la modernité représente quatre siècles de génocide physique et culturel au nom d’une société unitaire imaginaire. Le confédéralisme démocratique, en tant que catégorie sociologique, constitue le contrepoint à cette histoire et repose sur la volonté de lutter si nécessaire, ainsi que sur la diversité ethnique, culturelle et politique.
La crise du système financier est une conséquence inhérente à l’Etat-nation capitaliste. Tous les efforts déployés par les néolibéraux pour transformer l’Etat-nation sont, cependant, demeurés sans succès. Le Moyen-Orient en est un exemple édifiant.
d. Confédéralisme démocratique et système politique démocratique
Contrastant avec l’interprétation centraliste et bureaucratique de l’administration et de l’exercice du pouvoir, le confédéralisme propose un type d’auto-administration politique dans lequel tous les groupes de la société, ainsi que toutes les identités culturelles, ont la possibilité de s’exprimer par le biais de réunions locales, de conventions générales et de conseils. Cette vision de la démocratie ouvre ainsi l’espace politique à toutes les couches de la société et permet la formation de groupes politiques divers et variés, ce qui constitue de ce fait un progrès dans l’intégration politique de l’ensemble de la société. La politique y fait alors partie de la vie quotidienne. Sans une vision politique, la crise de l’Etat ne peut être résolue, car celle-ci est alimentée par le manque de représentation de la société au sein de la politique. Les concepts de fédéralisme ou d’auto-administration existant dans certaines démocraties libérales doivent être repensés, non plus en terme de niveaux hiérarchiques au sein de l’administration de l’Etat-nation, mais en tant qu’instruments principaux de participation et d’expression sociale. En retour, ceci fera avancer la politisation de la société. Pour ce faire, nul besoin de pompeuses théories, seule suffit la volonté de permettre aux besoins sociaux de s’exprimer, en renforçant l’autonomie structurelle des acteurs sociaux et en créant les conditions nécessaires à l’organisation de l’ensemble de la société. La création d’un niveau opérationnel où toutes les sortes de groupes politiques et sociaux, de communautés religieuses ou de tendances intellectuelles s’expriment directement dans les processus locaux de prise de décision est ce que l’on appelle la démocratie participative. Plus la participation est importante, plus ce type de démocratie est fort. Là où l’Etat-nation entre en contradiction, voire même en conflit, avec la démocratie, le confédéralisme démocratique constitue un processus démocratique continu.
Les acteurs sociaux, étant chacun en eux-mêmes des unités fédératrices, sont les cellules souches de la démocratie participative. Selon les besoins, ils peuvent s’associer et former de nouveaux groupes et confédérations. Chacune des unités politiques impliquées dans la démocratie participative se doit d’être de nature démocratique. Ainsi, ce que nous appelons démocratie se résume à l’application de processus démocratiques de prise de décision depuis le niveau local jusqu’au niveau global, et ce, dans le cadre d’un processus politique continu. Ce processus influera la structure et le tissu social de la société, au contraire de l’homogénéité voulue par l’Etat-nation et qui ne peut s’accomplir que par l’usage de la force, entraînant ainsi la perte de la liberté.
J’ai déjà évoqué le fait que le niveau local est le niveau où les décisions doivent être prises. Cependant, la vision sous-tendant ces décisions doit être en lien avec les questions globales. Nous devons nous rendre compte que même les villages et les quartiers urbains ont besoin d’une structure confédérale. Tous les domaines de la société doivent s’auto-administrer et tous les niveaux de la société doivent être libres de participer.
E. Confédéralisme démocratique et autodéfense
L’Etat-nation est une entité à structure principalement militaire. Les Etats-nations sont toujours plus ou moins les produits de guerres intérieures et extérieures. Aucun des Etats-nations existants n’est apparu de lui-même. Ils ont invariablement un historique de guerres à leur actif. Ce processus n’est pas limité à l’étape de leur fondation, mais s’appuie bel et bien sur la militarisation de l’ensemble de la société. Le gouvernement civil de l’Etat n’est qu’un accessoire de l’appareil militaire. Les démocraties libérales vont encore plus loin en camouflant leurs structures militaristes sous des couleurs libérales et démocratiques. Cela ne les empêche cependant pas de rechercher des solutions autoritaires au summum d’une crise provoquée par le système lui-même. L’exercice fasciste du pouvoir est dans la nature de l’Etat-nation ; le fascisme est la forme d’Etat-nation la plus pure.
Seule l’autodéfense peut permettre de repousser cette militarisation. Les sociétés qui ne possèdent pas de mécanisme d’auto-défense perdent leur identité, leur capacité à la prise de décision démocratique et leur nature politique. Par conséquent, l’autodéfense de la société ne se limite pas qu’à l’aspect militaire des choses. Elle présume également la préservation de l’identité, l’existence d’une conscience politique propre et un processus de démocratisation. Alors seulement peut-on parler d’autodéfense.
Dans ce contexte, on peut qualifier le confédéralisme démocratique de système d’autodéfense de la société. Seuls les réseaux confédérés peuvent fournir une base permettant de s’opposer à la domination globale des monopoles et du militarisme de l’Etat- nation. Face au réseau des monopoles, il nous faut construire un réseau de confédérations sociales tout aussi puissant.
En particulier, cela signifie que le paradigme social du confédéralisme n’implique pas que les forces armées aient le monopole de la chose militaire, celles-ci n’ayant la tâche que d’assurer la sécurité intérieure et extérieure. Elles sont placées sous le contrôle direct des institutions démocratiques. La société elle-même doit être capable de déterminer leurs devoirs, et une de leurs tâches principales sera donc de défendre le libre arbitre de la société contre les interventions intérieures et extérieures. La composition du commandement militaire doit être déterminée à parts égales par les institutions politiques et les groupements confédérés.
F. Le confédéralisme démocratique face à l’hégémonie
Le confédéralisme démocratique est fermement opposé à tout type d’hégémonie, et ce, notamment dans le domaine idéologique. Tandis que les civilisations classiques s’appuient généralement sur le principe d’hégémonie, les civilisations démocratiques refusent les puissances et les idéologies hégémoniques. Toute forme d’expression dépassant les limites de l’auto-administration démocratique réduirait jusqu’à l’absurde les principes même de l’auto-administration et de la liberté d’expression. La gestion collective des affaires de la société nécessite la compréhension et le respect des opinions divergentes, associés à des processus de prise de décision démocratiques. Par contraste avec la modernité capitaliste, où les institutions dirigeantes des Etats-nations prennent des décisions bureaucratiques arbitraires, les institutions dirigeantes du confédéralisme démocratique fonctionnent sur des bases éthiques et n’ont donc pas besoin de légitimation idéologique. Par conséquent, elles ne recherchent pas l’hégémonie.
H. Conclusion
Le confédéralisme démocratique est un type d’auto-administration qui contraste avec l’administration par un Etat-nation. Cependant, dans certaines circonstances, la coexistence pacifique entre ces deux entités est possible, aussi longtemps que l’Etat-nation n’interfère pas avec ce qui relève de l’auto-administration. S’il s’y risquait, en effet, la société civile serait en droit d’assurer son autodéfense.
Le confédéralisme démocratique n’est en guerre avec aucun Etat-nation, mais il ne restera pas passif face aux tentatives d’assimilation. Des changements durables ne peuvent être accomplis par la révolution ou bien la fondation d’un Etat-nation supplémentaire. Sur le long cours, la liberté et la justice ne peuvent prévaloir qu’au sein d’un processus dynamique de démocratie confédérée.
Ni le rejet total de l’Etat, ni sa reconnaissance pleine et entière ne servent les efforts démocratiques de la société civile. Le triomphe sur l’Etat, et notamment sur l’Etat-nation, est un processus de longue haleine.
L’Etat ne sera vaincu que lorsque le confédéralisme démocratique aura prouvé sa capacité à résoudre les questions sociales. Cela ne signifie cependant pas que l’on doive se soumettre aux attaques des Etats-nations. Les confédérations démocratiques maintiendront en permanence des forces d’autodéfense. Les confédérations démocratiques ne seront pas forcées de s’organiser au sein d’un territoire unique. Elles pourront prendre la forme de confédérations transfrontalières, lorsque les sociétés concernées le souhaiteront.
IV - Les principes du confédéralisme démocratique
1 Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un Etat propre. La fondation d’un Etat ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les Etats-nations, a démontré son inefficacité. Les Etats-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confé- déralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés.
2 Le confédéralisme démocratique est un paradigme social et non-étatique. Il n’est pas contrôlé par un Etat. Le confédéralisme démocratique représente également les aspects organisationnels et culturels d’une nation démocratique.
3 Le confédéralisme démocratique est fondé sur la participation de la population, et ce sont les communautés concernées qui y maîtrisent le processus décisionnel. Les niveaux les plus élevés ne sont présents qu’afin d’assurer la coordination et la mise en œuvre de la volonté des communautés qui envoient leurs délégués aux assemblées générales. Pour assurer un gain de temps, ils font office à la fois de porte-parole et d’institution exécutive. Cependant, le pouvoir décisionnel de base est dévolu aux institutions populaires.
4 La démocratie au Moyen-Orient ne peut être imposée par le système capitaliste et ses puissances impériales, qui causent au contraire du tort à celle-ci. La diffusion de la démocratie au niveau des masses est essentielle, car il s’agit de la seule approche permettant d’intégrer différents groupes ethniques, religions et classes sociales. Elle se marie également très bien avec la structure confédérée et traditionnelle de la société.
5 Le confédéralisme démocratique au Kurdistan est également un mouvement antinationaliste. Il vise à accomplir le droit à l’autodéfense des peuples en contribuant à la progression de la démocratie dans toutes les parties du Kurdistan, sans toutefois remettre en cause les frontières politiques existantes. La fondation d’un Etat-nation kurde ne fait pas partie de ses objectifs. Le mouvement a pour but l’établissement de structures fédérales en Iran, en Turquie, en Syrie et en Irak, structures ouvertes à tous les Kurdes et formant, dans le même temps, une confédération globale pour les quatre parties du Kurdistan.
V - Les problèmes des peuples au moyen-orient : quelques ébauches des solution
La question nationale n’est pas un fantasme de la modernité capitaliste. Néanmoins, c’est bien la modernité capitaliste qui a imposé la question nationale à la société. La nation a alors pris la place de la communauté religieuse. Cependant, il est, dans le cadre du passage à une société nationale, nécessaire de triompher de la modernité capitaliste afin que la nation ne demeure pas un alibi pour des monopoles de répression.
Si l’on en venait à négliger l’aspect national collectif, cela aurait des conséquences aussi négatives que l’accent actuellement mis sur la catégorie nationale au Moyen-Orient. Il nous faut traiter cette question de manière scientifique, et non idéologique, avec pour base non pas l’Etat-nation, mais le concept de nation démocratique et de communalisme démocratique. Cette approche contient les éléments fondamentaux de la modernité démocratique.
Au cours des deux derniers siècles, on a attisé le nationalisme et la tendance à la création d’Etats-nations au Moyen-Orient. Les questions nationales, loin d’avoir été résolues, se sont au contraire aggravées, et ce, dans tous les secteurs de la société. Au lieu d’entretenir une concurrence productive, le capital y impose des guerres intérieures et extérieures au nom de l’Etat-nation.
La théorie du communalisme peut représenter une alternative au capitalisme. Dans le cadre de nations démocratiques ne luttant pas pour le monopole du pouvoir, elle peut conduire à l’établissement de la paix, dans une région qui n’a connu que guerres et génocides.
Dans ce contexte, nous évoquerons quatre nations majoritaires : Arabes, Persans, Turcs et Kurdes. Je ne souhaite pas faire de distinction entre nations « majoritaires » et « minoritaires » - cela n’est d’ailleurs pas pertinent - ; cependant, en raison de considérations démographiques et uniquement dans ce contexte, j’emploierai les termes de « nations majoritaires » et « nations minoritaires ».
1. Il existe plus d’une vingtaine d’Etats-nations arabes qui divisent cette communauté et causent du tort aux sociétés par des guerres répétées. Il s’agit là d’un des principaux facteurs responsables de l’aliénation des valeurs culturelles et du caractère en apparence désespéré de la question arabe. Ces Etats-nations se sont révélés incapables ne serait-ce que de former une communauté économique transnationale. Ils sont la cause principale de la situation problématique de la nation arabe. Un nationalisme tribal aux motifs religieux, associé à une société sexiste et patriarcale, contaminent tous les domaines de la société et y créent un fort conservatisme et une obéissance servile. Personne ne croit que les Arabes parviendront à trouver une solution nationale à leurs problèmes internes et transnationaux. Cependant, la démocratisation liée à une approche communaliste peut permettre cette solution.
La faiblesse des Etats-nations arabes par rapport à Israël, qu’ils considèrent comme leur rival, n’est pas seulement le résultat du soutien qu’apportent les puissances hégémoniques à celle-ci. La force de la démocratie interne et des institutions communales israéliennes joue un rôle bien plus important. Au cours du siècle dernier, le nationalisme et l’islamisme radicaux n’ont fait qu’affaiblir les sociétés de la nation arabe. Cependant, si celle-ci s’avère capable d’associer le socialisme communal, concept qui ne lui est pas étranger, à la vision d’une nation démocratique, elle pourra trouver une solution sûre et durable à ses problèmes.
2. Les Turcs et les Turkmènes constituent également une nation influente, et partagent la même vision du pouvoir et de l’idéologie que les Arabes. Stricts partisans de l’Etat-nation, ils portent en eux un nationalisme religieux et racial profond. D’un point de vue sociologique, Turcs et Turkmènes sont très différents. Les relations entre les Turkmènes et l’aristocratie turque sont comparables aux relations tendues existant entre les Bédouins et l’aristocratie arabe. Ils forment une strate dont les intérêts sont compatibles avec la démocratie et le communalisme. Les problèmes nationaux sont, cependant, assez complexes. La soif de pouvoir de l’Etat-nation, un nationalisme fort et une société sexiste et patriarcale y sont prédominants, créant une société très conservatrice. La famille est considérée comme la plus petite cellule de l’Etat, et individus tout autant qu’institutions ont intégré ces différents aspects. Les communautés turque et turkmène luttent pour le pouvoir, tandis que les autres groupes ethniques sont soumis à une politique claire d’oppression. Les structures centralistes du pouvoir au sein de l’Etat-nation turc, ainsi que la rigidité de l’idéologie officielle, ont, jusqu’à aujourd’hui, constitué un obstacle à la résolution de la question kurde. La société est mainte- nue dans la croyance qu’il n’y a pas d’alternative à l’Etat ; il n’y a, en tout cas, aucun équilibre entre l’individu et celui-ci. L’obéissance est considérée comme la plus grande des vertus.
A l’inverse, la théorie de la modernité démocratique propose une approche adaptée à toutes les communautés nationales en Tur- quie et permettant la résolution de leurs problèmes nationaux. Un projet de confédération turque démocratique fondée sur les différentes communautés qui l’habitent renforcerait l’unité intérieure, tout en créant les conditions d’une coexistence pacifique avec les Etats voisins. En termes d’unité sociale, les frontières ont perdu toute signification. En dépit des limites géographiques, les moyens de communication modernes permettent d’accomplir une unité virtuelle entre individus et communautés et ce, où qu’ils se trouvent. Une confédération démocratique des communautés nationales de Turquie peut représenter une contribution à la paix dans le monde et au système de la modernité démocratique.
3. La société nationale kurde est très complexe. Les Kurdes, qui occupent leur zone de peuplement actuelle depuis le Néolithique, sont la plus importante nation au monde sans Etat propre. L’agriculture et l’élevage, ainsi que leur habilité à se défendre en tirant parti des avantages fournis par le relief de leur pays montagneux, ont permis aux Kurdes de survivre en tant que peuple autochtone. La question nationale kurde vient du fait que les Kurdes ont été privés de leurs droits nationaux et que d’autres nations ont tenté de les assimiler et de les annihiler, finissant par nier purement et simplement leur existence. Le fait d’être un peuple sans Etat a ses avantages et ses inconvénients. Les excroissances des civilisations étatiques n’ont été intégrées par les Kurdes que dans une moindre mesure, ce qui peut se révéler un atout pour l’accomplissement de concepts sociaux alternatifs à la modernité capitaliste. La zone de peuplement kurde est partagée par les frontières nationales de quatre pays différents et se trouve au cœur d’une région de la plus haute importance géostratégique, ce qui fournit un avantage stratégique aux Kurdes. Les Kurdes n’ont pas eu l’occasion de former une société nationale par l’usage de la force étatique et, bien qu’il existe aujourd’hui une entité politique kurde au Kurdistan d’Irak, il ne s’agit pas d’un Etat-nation mais plus d’une entité para-étatique.
Avant d’être victimes d’un génocide, des minorités arménienne et araméenne habitaient aussi au Kurdistan. Il y demeure, encore aujourd’hui, des groupes plus restreints d’Arabes et de Turcs, tandis que diverses religions et croyances continuent toujours de coexister. A côté d’une culture tribale et clanique rudimentaire, la culture urbaine y est pratiquement inexistante.
Toutes ces caractéristiques sont bénéfiques aux nouvelles formations politiques et démocratiques. Les coopératives communales dans le secteur agricole, mais également dans ceux de l’eau et de l’énergie, se présentent comme des modes de production idéaux. La situation est également favorable au développement d’une société politique et éthique. L’idéologie patriarcale y est moins profondément ancrée que dans les sociétés voisines, ce qui est un avantage pour la fondation d’une société démocratique dont la liberté de la femme et l’égalité seront l’un des principaux piliers. Ceci offre également les conditions nécessaires à la création d’une nation démocratique et respectueuse de l’environnement, en adéquation avec le paradigme de la modernité démocratique. La construction d’une nation démocratique fondée sur des identités multinationales est la solution idéale pour sortir de l’impasse des Etats-nations. L’entité qui en ressortira pourrait créer une dynamique et se diffuser aux pays voisins, devenant ainsi un modèle pour l’ensemble du Moyen-Orient. Si l’on parvient à convaincre ces pays de l’adopter, cela changera la destinée du Moyen-Orient et renforcera les chances qu’a la modernité démocratique de faire naître une réelle alternative. En ce sens, la liberté des Kurdes et la démocratisation de la société kurde signifieraient la liberté pour les sociétés de l’ensemble de la région.
4. La raison des problèmes que rencontre actuellement la nation perse, ou iranienne, se trouve dans l’interventionnisme des civilisations historiques et dans la modernité capitaliste. L’identité iranienne originelle, produit de la tradition zoroastrienne et mithraïque, a été remplacée par un dérivé de l’islam. Le manichéisme, synthèse du judaïsme, du christianisme, de l’islam et de la philosophie grecque, ne parvint pas non plus à prendre le dessus face à l’idéologie de la civilisation officielle. Tout juste réussit-elle à nourrir la tradition de rébellion et à convertir la tradition musulmane à la dénomination chi’ite, adoptée en tant que dernière idéologie civilisationelle. L’Iran tente actuellement de se moderniser en passant au filtre du chi’isme les éléments de la modernité capitaliste.
La société iranienne est multiethnique et multireligieuse, sa culture est riche et l’on peut trouver en Iran toutes les identités nationales et religieuses du Moyen-Orient. Cette diversité contraste fortement avec la volonté hégémonique de la classe gouvernante théocrate, cultivant un nationalisme religieux subtil et n’hésitant pas à user de propagande antimoderniste lorsque cela sert ses intérêts. Les tendances révolutionnaires et démocratiques ont été intégrées par la civilisation traditionnelle, et un régime despotique gouverne habilement le pays. Les conséquences négatives des sanctions américaines et européennes se font ici particulièrement ressentir.
En dépit de fortes velléités centralisatrices, l’Iran possède dans ses fondations mêmes un type de fédéralisme. Associant les caractéristiques de la civilisation démocratique à la volonté fédératrice de peuples comme les Azéris, les Kurdes, les Baloutches, les Arabes et les Turkmènes, le projet de « Confédération Démocratique de l’Iran » paraît particulièrement séduisant. Le mouvement des femmes et les traditions communales y joueront un rôle de premier plan.
5. La question nationale arménienne renferme une des plus grandes tragédies que la modernité capitaliste ait provoquée au Moyen-Orient. Les Arméniens sont un peuple très ancien, qui partageait l’essentiel de sa zone de peuplement avec les Kurdes. Tandis que ces derniers pratiquaient l’agriculture et l’élevage, les Arméniens se distinguaient dans les arts et métiers. Tout comme les Kurdes, les Arméniens possèdent une tradition d’autodéfense et, à part quelques exemples de courte durée, ils ne furent jamais non plus à même de fonder un Etat. S’appuyant sur la culture chrétienne, qui définit leur identité et leur foi dans le salut, ils ont souvent été opprimés par la majorité musulmane, ce qui conduisit la bourgeoisie arménienne à se tourner vers le nationalisme lorsque celui-ci apparut. Ceci provoqua une tension avec les nationalistes turcs, qui eût pour résultat le génocide des Arméniens par les Turcs.
Après les Juifs, les Arméniens constituent la deuxième plus importante diaspora au monde. La fondation d’un Etat arménien à l’ouest de l’Azerbaïdjan n’a pas permis de résoudre la question nationale arménienne. Les conséquences du génocide sont indicibles. La quête du pays perdu définit le psyché national arménien et se trouve au coeur de la question arménienne. Le fait que ces zones aient depuis été peuplées par d’autres ne fait qu’aggraver celle-ci ; tout concept basé sur l’Etat-nation ne peut donc pas aboutir à une solution. Il ne s’y trouve en effet ni structure de population homogène, ni les frontières claires qu’exige la modernité capitaliste. La mentalité des ennemis des Arméniens est certes fasciste ; cependant, revenir sur le génocide n’est pas suffisant. Les structures confédérées pourraient représenter une alternative pour les Arméniens. La fondation d’une nation arménienne démocratique, en accord avec le paradigme de la modernité démocratique, promet d’offrir aux Arméniens une occasion de se réinventer. Ceci pourrait leur permettre de retrouver leur place au sein de la pluralité culturelle du Moyen-Orient. En se renouvelant sous la forme d’une nation arménienne démocratique, ils continueront non seulement à jouer un rôle historique au sein de la culture moyen-orientale, mais trouveront également le chemin de la libération.
6. A l’époque moderne, les Araméens, chrétiens eux aussi, ont subi le même sort que les Arméniens. Ils sont également l’un des plus anciens peuples du Moyen-Orient, ayant partagé leur zone de peuplement avec les Kurdes, ainsi qu’avec d’autres peuples. Tout comme les Arméniens, ils furent opprimés par la majorité
musulmane, ce qui provoqua l’émergence d’un nationalisme à l’européenne chez la bourgeoisie araméenne. Les Araméens furent, eux aussi, victimes du génocide commis par les Turcs sous la direction fasciste du Comité pour l’union et le progrès. Les collaborateurs kurdes participèrent également à ce génocide. La question de la société nationale araméenne a ses racines dans le processus de civilisation, mais s’est également développée avec le christianisme et les idéologies modernes. Pour trouver une solution, les Araméens doivent accomplir une transformation radicale. Leur salut viendra peut-être d’une rupture avec la mentalité de la civilisation classique et de la modernité capitaliste et d’une adoption de la civilisation démocratique, leur permettant de renouveler leur mémoire culturelle riche et d’en faire un élément de la modernité démocratique, et ce, afin de se reconstruire en tant que nation araméenne démocratique.
7. L’histoire du peuple juif est un autre exemple de l’histoire culturelle problématique du Moyen-Orient. La recherche du contexte de l’expulsion, des pogroms et du génocide revient à vouloir équilibrer les comptes des civilisations. La communauté juive a mélangé les influences des cultures antiques de Sumer et de l’Egypte aux influences plus locales des cultures tribales de la région. Elle a contribué grandement à la culture du Moyen- Orient avant d’être victime, comme les Araméens, de formes extrêmes de la modernité. Dans ce contexte, les intellectuels d’origine juive ont développé une vision complexe de ces questions
- ce qui est, cependant, loin d’être suffisant. Pour résoudre les problèmes actuels, il est nécessaire de se réapproprier l’histoire du Moyen-Orient sur une base démocratique. L’Etat-nation israélien est en guerre depuis sa fondation. Son slogan est œil pour œil, dent pour dent. On ne résout cependant pas la violence par la violence, et bien qu’Israël bénéficie, grâce à l’appui de ses alliés internationaux, d’une sécurité relative, ce n’est pas une solution durable. Rien ni personne ne sera vraiment en sécurité tant que la modernité capitaliste subsistera.
Le conflit israélo-palestinien démontre clairement l’inefficacité du paradigme de l’Etat-nation dans la recherche d’une solution. Le sang a coulé de part et d’autre, laissant un héritage difficile, fait de problèmes apparemment insolubles. L’exemple israélo- palestinien prouve l’échec total de la modernité capitaliste et de l’Etat-nation.
Les Juifs font partie des porte-étendards de la culture moyen- orientale ; toute négation de leur droit à exister est une attaque contre le Moyen-Orient en tant que tel. S’ils se transformaient, comme les Arméniens et Araméens, en nation démocratique, il leur serait alors plus aisé de participer à une confédération démocratique du Moyen-Orient. Le projet d’une « Confédération Démocratique Egéenne Orientale » serait un bon début ; sous ses auspices, les identités nationales et religieuses exclusives et fermées pourraient se changer en identités souples et ouvertes. Israël pourrait alors également se transformer en une nation plus démocratique et ouverte. Il ne fait cependant aucun doute que ses voisins doivent, eux aussi, accomplir cette transformation.
Les tensions et les conflits armés qui perdurent au Moyen- Orient rendent apparemment inévitable une transformation du paradigme de la modernité. Sans cela, les questions nationales et les problèmes sociaux ne pourront être résolus. La modernité démocratique offre une alternative à un système qui s’est, depuis longtemps déjà, révélé incapable de résoudre ces problèmes.
8. La destruction de la culture hellénique de l’Anatolie est une perte irrémédiable. Le nettoyage ethnique arrangé par les Etats- nations turc et grec au cours du premier quart du siècle dernier a laissé une empreinte indélébile. Aucun Etat ne devrait pourtant avoir le droit d’expulser des populations de leur région culturelle et ancestrale. Les Etats-nations ont néanmoins fait montre de cette approche inhumaine maintes et maintes fois dans leur traitement de ces questions. Les attaques contre les cultures hellène, juive, araméenne et arménienne augmentèrent avec la diffusion de l’islam à tout le Moyen-Orient. Ceci provoqua en retour le déclin de la civilisation moyen-orientale. La culture musulmane n’est jamais parvenue à combler ce vide. Au 19ème siècle, la modernité capitaliste pénétra au Moyen-Orient et y trouva un désert culturel, résultat d’une érosion auto-infligée. La diversité culturelle renforce les mécanismes de défense d’une société ; les mono- cultures sont, elles, beaucoup moins robustes. Par conséquent, la conquête du Moyen-Orient ne fut guère difficile. Le projet de nation homogène propagé par les Etats-nations ne fit qu’accentuer leur propre déclin culturel.
9. Les groupes ethniques caucasiques font également face à de graves problèmes sociaux. De tout temps, ils ont migré au Moyen-Orient et stimulé la culture de la région, contribuant de manière évidente à la richesse culturelle de celle-ci. L’arrivée de la modernité faillit provoquer la disparition de ces cultures minoritaires. Au sein d’une structure confédérée, elles auront, elles aussi, leur place.
Permettez-moi enfin de réaffirmer ma conviction que les problèmes fondamentaux du Moyen-Orient ont leur origine dans la civilisation de classes. Ils ont été encore accentués par la crise mondiale de la modernité capitaliste. Cette modernité, et ses velléités de domination, ne peut offrir aucune solution - sans parler de perspectives à long-terme - pour la région du Moyen-Orient. Le confédéralisme démocratique est la voie du futur.