A. G. Schwarz
Du mouvement à l’espace : les assemblées anarchistes ouvertes
Le fait qu’une certaine tactique soit utilisée par les anarchistes dans un pays qui est généralement perçu comme possédant un haut niveau de lutte ne devrait pas être suffisant pour les anarchistes qui vivent dans un pays avec un plus faible niveau de lutte pour adopter cette tactique. Un nombre croissant d’anarchistes américains parlent d’assemblées anarchistes ouvertes, directement influencés par l’utilisation de cette tactique par les camarades de Grèce.
Les assemblées ouvertes en Grèce, toutefois, sont directement influencées par l’existence contextuelle d’un espace anarchiste plutôt que d’un mouvement anarchiste. Dans l’ensemble, les anarchistes américains, soit intentionnellement soit par habitude, manifestent une projectualité qui correspond à un mouvement plutôt qu’à un espace, un fait qui peut expliquer les résultats mitigés obtenus dans la récente assemblée anarchiste de San Francisco, aussi nécessaire et innovante fut elle.
Les tactiques, bien entendu, peuvent être fondues et refondues, et je n’ai aucune idée de comment les choses pourraient évoluer positivement avec des assemblées anarchistes ouvertes dans un contexte nord-américain. Mais si les anarchistes américains veulent utiliser des assemblées ouvertes comme cela se fait en Grèce — ce qui peut être ou ne pas être un objectif valable – ils et elles auront aussi besoin de réaliser certains changements dans leur façon de lutter.
Principalement, pour que l’assemblée ouverte fonctionne en tant que telle, je crois que les anarchistes américains auraient besoin d’accepter une pluralité conflictuelle, une minimisation de la prise de décision parallèlement à une maximisation de la prise d’initiatives.
Avant d’élaborer ce que cela signifie et de décider s’il s’agit d’un changement souhaitable, il serait utile d’examiner les points forts de l’assemblée ouverte au sein de la pratique grecque, qui me semblent avoir au moins quelques similitudes avec certaines manifestations de l’encuentro (le principe de la « rencontre ») en Amérique latine. Traditionnellement, un groupe particulier d’individus décident de prendre l’initiative de lancer un appel, avec une date et un lieu, pour une assemblée anarchiste ouverte, généralement dans un parc occupé ou une université. En règle générale, ils et elles publient également une déclaration initiale qui donne une analyse préliminaire de la situation, mais invite au débat. Chacun-e est invité-e à y assister, mais il est clair que l’assemblée se déroulera sur des bases anarchistes, ce qui signifie pas de partis politiques, pas de discussions réformistes ou de collaboration avec l’Etat.
L’assemblée ouverte permet à des dizaines ou des centaines de personnes de se réunir et discuter de la situation, sans restreindre la réunion à un petit groupe, ou se faire encercler par des libéraux, des gauchistes, ou des illuminés. Elle encourage le débat et une théorisation profonde qui provient de la pratique et se traduit par celle ci. Les gens peuvent parler aussi longtemps qu’ils le veulent, mais quelqu’un-e qui est ennuyeux, répétitif, ou hors-sujet est interrompu et, à de rares occasions, si cela devient nécessaire, est invité promptement à se taire. La vulnérabilité aux illuminés, si typiques aux États-Unis, est tout simplement absente. Il n’y a pas d’accent sur les limites de temps, pas nécessairement de double colonne, ou de facilitation.
Les anarchistes grecs ne parlent généralement pas de mouvement anarchiste, car ils ne partagent pas une singularité de projet ou un ensemble commun de limites. L’espace anarchiste comprend beaucoup de groupes différents et de réseaux, mais pas de point central. Il serait infiniment plus pauvre si il était réduit à une simple étoile. Les assemblées ouvertes reflètent cette compréhension mutuelle de soi.
D’autre part, aux États-Unis, le seul sens possible pour le terme « d’espace anarchiste », jusqu’à présent, est un espace en tant que centre social, un projet singulier, au sein d’un mouvement anarchiste. Un projet singulier qui a des limites indiscutables et des besoins (par exemple payer le loyer tous les mois) et la possibilité de buts qui font l’unanimité (par exemple pour éditer des livres anarchistes disponibles dans ce quartier, ou la participation d’un groupe dans le processus d’égalisation — entraide — ). Certaines formes de communication qui peuvent faire sens dans une telle situation – la facilitation ou des réunions de concertation — sont par défaut déléguées à la plupart des assemblées que les anarchistes organisent.
En vue d’opter pour une assemblée ouverte qui ne serait pas seulement une réunion élargie, et qui tomberait inévitablement dans le cycle de la diminution de la participation comme cela a été vu si souvent dans les expériences d’anarchistes dans d’autres pays, les anarchistes doivent choisir d’être des pluralistes confrontationnels. La notion d’une grande organisation unique (syndicale), d’une seule plate-forme, d’une seule stratégie, ou d’une coordination ou fédération unique doivent être jetés par la fenêtre. Le point central, en politique, est l’essence même de la répression. Nous ne serons jamais tous ensemble, et celà n’est pas nécessaire. Tout simplement parce que lorsque deux personnes s’identifient comme anarchistes, pourquoi diable devraient-elles dépenser de l’énergie pour se réunir ou synchroniser leurs pratiques si elles ne coïncident jamais dans leurs activités quotidiennes et leurs luttes ? A moins qu’elles ne puissent croître grâce à la réunion. Mais certainement pas en venir à un accord sur la façon dont on doit faire les choses de la même façon que l’autre. Si tel était le résultat, l’espace anarchiste deviendrait plus pauvre en expériences, et plus limité dans la gamme des trajectoires sociales ou des niches qu’il peut avoir l’espoir de toucher. Le plateformisme est beau et bon pour plateformistes, mais cela n’a aucun sens d’élaborer des stratégies avec des ressources qui ne dépendent tout simplement pas de nous. « Si seulement tous les anarchistes mettaient leurs ressources sur telle ou telle lutte... » : l’incapacité à faire se bouger suffisamment de gens, anarchistes ou autres, pour vous aider à accomplir les choses que vous voulez accomplir, ne peut pas toujours être imputé à la désunion.
Dans le même temps, ce pluralisme doit développer une conflictualité, et ne jamais se contenter de ce qu’elle a accompli tout en étant toujours conscient de ses victoires et de ses points de force. Pourvu que nous nous en tenions à quelques exigences de principe, nous pouvons critiquer sincèrement d’autres anti-autoritaires qui ont choisi une pratique différente. L’autonomie, ou la distance, ou la non-unité de différents groupes dans l’espace anarchiste leur permet de développer des perspectives et des expériences différentes à partir desquels les un-e-s et les autres se critiquent. Cet avantage important est perdue lorsque les anarchistes permettent la fragmentation positive pour devenir le silence et la dispersion, quand ils ne communiquent pas, malgré les distances. Le pluralisme ne doit pas se laisser aller à devenir le relativisme, dans lequel toutes les pratiques anti-autoritaires sont traitées comme toutes aussi valables (l’histoire des luttes de tel ou tel pays devraient amplement démontrer qu’elles ne le sont pas). La sensibilité ne doit pas s’atrophier dans ses pires manifestations : devenir à fleur de peau. Non seulement les puristes champions de l’idéologie, mais aussi les hypersensibles à fleur de peau qui se présentent comme non-idéologiques sont les plus susceptibles de contre-attaquer toute critique fondamentale de leurs pratiques avec les catégorisations les plus vicieuses et plus les pauvres.
Je vais rester allusif sur ce point, parce que dans l’espace anarchiste, contrairement à son équivalent actuel, le milieux anarchiste (avec ses plus importantes manifestations dans deux villes côtières), nous aimons garder le drame et la « rumeurologie » à leurs minimum. Soit dit en passant, savez vous que mes vieux camarades de Void Network travaillent pour la police, adorent les médias, et ne sont pas des vrais anarchistes, selon certains anarcho-touristes qui craignent de perdre leur monopole sur les « points Grèce » ?
D’autre part, les anarchistes américains auraient besoin d’échanger leur engouement pour la prise de décision en engouement pour la prise d’initiatives. L’assemblée ouverte n’existe pas pour ratifier une décision, car on ne songerait jamais à empêcher ses membres de prendre toutes les décisions qu’ils veulent. Et, je dirais même qu’elle n’existe pas non plus pour pousser à l’action, car on suppose et on encourage même à ce que ses membres soient déjà en lutte, et se servent de l’assemblée afin de partager, de contester ou d’approfondir leurs analyses ainsi que d’acquérir une certaine pratique dans l’articulation de cette analyse, et aussi pour avoir une idée de ce que tout le monde va faire, de manière à être en mesure de mener à bien leurs actions de façon plus intelligente. L’assemblée ne doit jamais être une béquille.
Tout au plus, elle peut s’efforcer de créer des espaces pour faciliter l’action, comme en appelant à une manifestation, au quel cas elle n’organise absolument aucune action, tout en appelant à une manifestation future de l’assemblée dans les rues, et à ce moment là, tous les groupes affinitaires ou autonomes qui y prennent part, peuvent mener à bien des actions qu’ils ont préparés de leur propre initiative. La manifestation, par conséquent, n’est pas un projet singulier, elle n’est pas un pas de plus pour un mouvement, elle est un autre aspect explosif du désordre créatif qu’est l’espace anarchiste. Dans l’ensemble, les gens peuvent parler pendant des heures au sujet de leur analyse de la situation, peuvent commencer à tisser leur propre histoire en décrivant le moment présent du conflit entre l’Etat et la société, du marché et des individus, et peuvent évaluer les actions passées et rêver à de nouvelles trouvailles. Mais on ne doit pas appeler à des décisions, ou proposer des actions. Comment pouvons-nous prendre au sérieux une personne qui a besoin de venir devant une assemblée pour chercher des complices, qui n’aurait pas d’ami-e-s avec qui faire éclore ses plans, et qui ne saurait pas comment agir avec ce qui leur fait face ? Les décisions détaillées sur la façon de mener une action se font plus facilement en petits groupes avec un niveau développé d’affinité, non seulement pour des raisons pratiques évidentes, mais aussi parce que l’ensemble du groupe ne devrait pas en venir à une décision unique sur ce qui est la bonne chose à faire. Ce que nous devons encourager n’est pas l’unité, la patience, et le compromis, mais la prise d’initiative pour mener des actions directes, qu’il s’agisse de propagande, d’attaques, ou la satisfaction des besoins fondamentaux. Une fois que nous sommes confronté-e-s à la lutte avec ardeur, le sentiment de solidarité que l’unité appelle habituellement de ses voeux n’est jamais loin derrière.